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Introduction

Le 10e anniversaire de la revue Minorités linguistiques et société constitue un repère important dans l’évolution des connaissances sur les minorités linguistiques. Dans le cadre de ce numéro commémoratif, nous proposons d’effectuer un retour sur le travail réalisé par le Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (CREFO) depuis presque un demi-siècle quant au développement et à la diversification d’un domaine d’études sur les francophonies canadiennes. Les autrices et auteurs de ce texte ont dirigé ou dirigent le CREFO. Les chercheuses et chercheurs qui se sont succédé au CREFO oeuvrent dans différentes disciplines incluant la linguistique appliquée et la sociolinguistique, l’éducation, l’étude du plurilinguisme et la didactique des langues, l’anthropologie linguistique ainsi que la sociologie. Les recherches alimentent l’état des savoirs sur les minorités linguistiques dans une perspective historique, comparative et internationale.

Dès la création du CREFO, les équipes de recherche ont mis en valeur la notion de diversité dans les analyses de la francophonie canadienne. Cette diversité s’est d’abord exprimée dans l’intérêt d’étudier les variétés de français en Ontario. Le thème a été repris sous plusieurs formes depuis, par le biais de l’étude de pratiques éducatives, sociales et langagières, et de la lutte contre les phénomènes de marginalisation, que ce soit à l’encontre des minorités linguistiques ou encore au sein des espaces francophones. Ce texte part du principe que l’analyse doit se faire non pas en fonction d’un objet défini à l’avance, mais en portant attention aux éléments concrets de son histoire. Nous chercherons ainsi à retracer quels ont été les grands enjeux, linguistiques et sociaux, qui ont retenu l’attention des chercheuses et chercheurs du CREFO. Une fois la problématique de recherche et la méthodologie énoncées, l’analyse des résultats sera découpée en trois parties : l’émergence du centre et son institutionnalisation; les connaissances générées à titre d’indication de la diversification des domaines d’études; et enfin, la présentation d’initiatives de recherche en cours et l’ouverture à de nouveaux espaces de la francophonie mondiale. Cet examen d’ensemble se conçoit dans l’optique d’un partage des savoirs générés entre les divers centres de recherche sur les minorités linguistiques et d’un dialogue ouvrant la voie à l’élaboration de chantiers prometteurs.

1. Diversification du domaine d’études sur les francophonies canadiennes : approche conceptuelle et méthodologique

1.1 Problématique de recherche et objectifs

Dans cet article, nous partons du postulat qu’un domaine d’études se comprend par l’examen des éléments concrets de son histoire. Nous empruntons ce principe et les critères d’analyse au sociologue Jean-Michel Berthelot (1997) qui dans un texte d’introduction à un ouvrage de référence sur les théories sociologiques interrogeait les critères permettant de définir ce qu’est une discipline. Berthelot s’éloigne d’une définition purement abstraite et illustre à travers l’analyse d’un vaste corpus d’écrits à quel point les idées se conçoivent dans le contexte historique, social et intellectuel d’une époque, et surtout, en fonction du sentiment d’urgence issu de problèmes qui demandent une réponse. L’évolution distincte de la sociologie dans divers pays, les frontières poreuses de la discipline de même que le travail de théorisation qui se fait sur un objet toujours changeant amènent Berthelot à rejeter l’idée d’une définition a priori de la notion de discipline au profit d’une approche centrée sur son historicité. Il explique : « Mais s’il en est ainsi, si une discipline ne se définit plus — si ce n’est de façon signalétique — par son objet et sa méthode, comment l’appréhender? Notre réponse sera : par son histoire, c’est-à-dire par le processus concret de sa construction » (Berthelot, 1997, p. 13). Nous abordons la notion de domaine d’études de manière parallèle à l’interprétation donnée à celle de discipline pour signaler une approche qui est proposée dans ce texte. Les événements, rencontres et enquêtes réalisées sur plusieurs décennies offrent le recul nécessaire nous permettant de déceler les éléments saillants ayant ponctué l’histoire du CREFO en tant que centre d’études sur les minorités linguistiques.

Berthelot évoque l’idée d’un double mouvement dans la construction d’une discipline, celui de son institutionnalisation et celui d’un ancrage empirique. Il précise : « il faut qu’elle [la discipline] réalise un processus vivant et autonome de production de connaissances » (Berthelot, 1997, p. 14). Elle se conçoit dans son rapport à l’empirie, c’est-à-dire à partir de l’ensemble des méthodes de recueil et d’analyse des données. Le regard que propose Berthelot sur l’évolution de la sociologie le conduit à souligner l’effet de multiplication des domaines d’investigation. Ce double mouvement se conçoit aussi bien à l’échelle du domaine d’études sur les francophonies canadiennes qu’à l’échelle de notre centre. Nous abordons alors le CREFO en tant qu’institution et lieu de production de connaissances. Berthelot précise enfin que la prise en considération d’un double mouvement d’institutionnalisation et d’ancrage empirique est importante, mais incomplète et ajoute une autre dimension, soit les incitations puissantes en amont vis-à-vis d’enjeux sociaux pressants[1]. L’activité de connaissance se conçoit ainsi dans l’optique d’éclairer tel et tel enjeu et ainsi de connaître pour agir. « Nous avons là un nouveau critère : un monde en transformation pose de nouveaux problèmes, sécrète de nouvelles énigmes et suscite les savoirs susceptibles de les résoudre » (Berthelot, 1997, p. 15). Ce dernier élément vient enrichir notre cadre d’analyse. Les chercheuses et chercheurs ont été appelés à intervenir dans divers secteurs d’activité que ce soit dans le monde de la recherche, en milieu communautaire, ou dans l’administration publique.

La diversité demeure le thème rassembleur du centre et le domaine d’expertise pour lequel il est largement reconnu en recherche. En ce sens, les thèmes de recherches ont aussi été portés par les étudiantes et étudiants en rédaction de thèse interpellés par de grands enjeux sociaux d’actualité. Cette diversité se déploie tant dans l’orientation disciplinaire et interdisciplinaire des études que dans les thèmes traités.

1.2 Méthodologie

Notre objectif consiste à proposer un portrait sociohistorique du CREFO et de sa participation à la diversification du domaine d’études sur les francophonies canadiennes et les minorités linguistiques. Nous souhaitons mettre en valeur les processus concrets de sa construction, pour reprendre la formule de Berthelot, de manière à rendre visibles les conditions de possibilité de son action. Le texte présente les résultats d’une étude qui a consisté à interviewer nos collègues, passés et présents, incluant les membres du personnel et du corps professoral, les étudiants et étudiantes ainsi que les chercheuses et chercheurs invités ayant séjourné au CREFO ou ayant fait partie d’une équipe de recherche (Farmer et da Silva, 2014-2015). Les entretiens traitaient de leur expérience au CREFO, de leur programme de recherche, de leurs approches méthodologiques et de l’influence de leur séjour au centre dans leur cheminement intellectuel. Au total, 20 entretiens, vérifiés et validés par les participantes et participants ont été recueillis. L’analyse proposée repose également sur une recherche d’archives où 160 entrées d’initiatives de recherche menées à bien depuis 1975 ont été recensées. À ces données s’ajoute la consultation d’un rapport historique traitant de l’institutionnalisation du CREFO (Churchill, 1974). L’approche méthodologique qui est proposée repose sur une analyse de contenu. Plusieurs éléments peuvent guider le choix d’analyse dans la lecture d’entretiens et de documents (Mason, 2001). Seront privilégiés les événements clés dans l’institutionnalisation du CREFO et l’évolution des thèmes de recherche.

2. Conditions et institutionnalisation

2.1 Les débuts du Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (CREFO)

Retraçons d’abord les éléments de contexte ayant donné lieu à la mise sur pied du CREFO et marquant les jalons de son institutionnalisation en tant que centre de recherche faisant partie de l’institution particulière qu’est l’Ontario Institute for Studies in Education (OISE). L’OISE a été créé en 1965 par une loi spéciale du Gouvernement de l’Ontario lui donnant le mandat provincial d’offrir des programmes de 2e et 3e cycles, de mener des recherches et en diffuser les résultats, et enfin, de s’engager dans des activités de développement dans le domaine de l’éducation (https://www.oise.utoronto.ca/about/history). On pourrait en quelque sorte établir un parallèle entre la création de l’OISE et celle de l’Institut national de recherche scientifique fondé quelques années plus tard au Québec « dans le but de contribuer au développement de la société québécoise par la recherche et la formation aux cycles supérieurs » (https://inrs.ca/linrs/decouvrir-l-inrs/historique/#:~:text=L’Institut%20national%20de%20la,la%20formation%20aux%20cycles%20sup%C3%A9rieurs), les champs d’études révolus à l’OISE visant spécifiquement les différentes facettes de l’éducation comprise dans son sens élargi. La création de cet institut était le fruit d’un visionnaire, le premier ministre William G. Davis, qui avait été auparavant ministre de l’Éducation, et qui avait la conviction que la modernisation de la société ontarienne passait par une meilleure compréhension de l’éducation dans son sens large, par le développement de nouvelles connaissances en matière d’éducation et leur mise en application, notamment par le truchement de la formation professionnelle, et menant à des changements systémiques, incluant le renforcement de capacité du système d’éducation.

À son origine, l’OISE fut créé en tant qu’agence gouvernementale autonome disposant de sa propre gouvernance interne sur le plan administratif et affiliée à l’Université de Toronto (U of T) pour ce qui est du contrôle de qualité académique. Contrairement aux facultés d’éducation qui existaient à l’époque dans la province, incluant celle de l’Université de Toronto, dont la mission première était de former des enseignants et enseignantes sur le modèle des anciennes écoles normales intégrées aux universités, l’OISE obtint pour mission première d’étudier le développement formel et informel de la connaissance sous toutes ses formes, aux différentes étapes de la vie, et dans différentes sphères de la vie sociale (familiale, scolaire, postsecondaire, communautaire, professionnelle) au moyen de la recherche, de la formation académique et professionnelle aux cycles supérieurs, et du « développement régional » à l’échelle de la province, qu’il conviendrait mieux aujourd’hui d’appeler mobilisation des connaissances et innovation sociale. Cette vision large de l’éducation se reflètera au fil des décennies dans la nature des travaux menés au CREFO ainsi que dans l’appellation même du centre qui a été maintenue étant donné sa définition élargie, conforme à la mission originale de l’Institut.

Une entité appelée Section franco-ontarienne a d’abord été instaurée au sein de l’Institut au cours de l’année 1972/1973. Un rapport d’évaluation préparé après la première année par le professeur Stacy Churchill, alors directeur du Bureau de la recherche et du développement à l’Institut offre un excellent éclairage sur les conditions de départ qui mèneront quelques années plus tard à la création du CREFO. L’objectif de la Section franco-ontarienne était de former un centre d’études traitant des besoins des écoles de langue française de l’Ontario (Churchill, 1974, p. 1). Afin de soutenir ce mandat provincial, six bureaux régionaux ont été mis sur pied, incluant les bureaux de Sudbury et d’Ottawa qui comprenaient une section de langue française. La décision de créer la Section franco-ontarienne à l’Institut s’inscrit dans le prolongement d’activités réalisées en français dans les bureaux régionaux. Elle se conçoit par ailleurs en réponse aux demandes du milieu de l’éducation. Dès le départ, un comité consultatif fut créé afin de travailler à l’élaboration des priorités de la nouvelle Section franco-ontarienne (Churchill, 1974, p. 1). La recherche est alors identifiée comme l’axe principal d’intervention que complètent le projet d’offrir quelques cours de 2e et 3e cycles et la tenue d’un nombre restreint d’activités par les bureaux régionaux (Churchill, 1974, p. 5). Le comité consultatif inscrit par ailleurs au nombre de ses priorités le soutien des étudiantes et étudiants francophones inscrits à l’Institut et le désir de les intéresser aux enjeux de recherche traitant de l’éducation en contexte minoritaire et de la collectivité franco-ontarienne dans l’ensemble[2]. Le rapport d’évaluation de la première année met en valeur le travail exemplaire des membres chercheurs dans le soutien des écoles de langue française et l’ouverture du milieu envers les études que mènent ceux-ci sur les répertoires langagiers, l’enseignement des langues (L1 et L2) et la formation des enseignants et enseignantes (Churchill, 1974, p. 6-7).

Cet intérêt pour le développement d’un domaine d’études sur l’enseignement en milieu francophone minoritaire s’explique par ailleurs par le contexte politique canadien plus général d’évolution des droits linguistiques. Rappelons qu’en 1968, le gouvernement de l’Ontario a adopté deux lois clés ayant un impact sur l’éducation de langue française, soit une loi donnant une existence juridique aux écoles secondaires publiques de langue française et une autre permettant la création d’écoles élémentaires publiques de langue française (Labrie et Lamoureux, 2003, p. 15). Les besoins de formation de professionnels de l’éducation et de matériel pédagogique en contexte linguistique minoritaire sont alors très vastes dans un système qui est à bâtir. À l’échelle provinciale, par ailleurs, cette période est marquée par une révision du système d’éducation allant du primaire au postsecondaire, comme en témoignent le rapport Hall-Dennis, Living and Learning (1968), le rapport de la Commission Wright, The Learning Society (1972) et le rapport de la Commission Symons sur l’éducation de langue française au palier secondaire (1972). Churchill (1974) indique qu’en 1973, un comité interne est mis sur pied à la demande de la direction de l’Institut afin d’étudier les recommandations de la Commission Symons et de la Commission Wright et leurs effets sur les écoles de langue française. Cette même année, l’Institut décide de consacrer 10 % de son budget de recherche pour les études franco-ontariennes (Churchill, 1974, p. 13). La Section franco-ontarienne a ainsi bénéficié très tôt de l’appui institutionnel du Bureau de recherche et développement de l’Institut. Elle a aussi eu accès aux fonds de recherche alors versés annuellement par le ministère de l’Éducation en soutien au mandat provincial de recherche de l’Institut.

La création du Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (CREFO) s’inscrit au nombre des premiers centres de recherche de l’Institut. Mis sur pied en 1977, il succède à la Section franco-ontarienne, ce qu’avait anticipé Stacy Churchill, il est « très probable, avait dit celui-ci, que la section comme concept se développe davantage au cours des prochaines années » (Churchill, 1974, p. 5, nous traduisons). Dès ses débuts, le CREFO s’est rapporté administrativement à la direction de la recherche de l’Institut, et depuis 1996, au vice-décanat à la recherche, contrairement à la plupart des centres de recherche de l’Institut intégrés au sein d’un département en particulier, témoignant ainsi de son importance institutionnelle et de sa nature multidépartementale et interdisciplinaire.

D’autres mesures législatives viennent alors enrichir les conditions de recherche liées à l’étude de la minorité linguistique francophone, notamment l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, enchâssée dans la Constitution canadienne en 1982. Une telle disposition de la Charte a été interprétée en faveur du droit de gestion scolaire (Martel, 2001), ce qui contribuera à consolider l’institutionnalisation du réseau d’éducation de langue française au cours des années 1990[3] (Labrie et Lamoureux, 2003, p. 15-16). Ceci rendra propices l’augmentation du nombre d’écoles de langue française et l’examen de nouvelles questions quant à la diversification de la population scolaire. La Loi de l’Ontario sur les services en français de 1986 a aussi eu un impact important. Le statut d’agence du gouvernement (de niveau trois, donc à haut niveau d’autonomie) faisait que l’Institut avait l’obligation d’offrir des services en français en matière de services à la clientèle. Dans le cadre de son plan de mise en oeuvre, l’Institut s’est alors doté de postes désignés bilingues dans certains secteurs, comme le bureau du registraire, les services de bibliothèque et les communications avec le grand public. La francisation du nom de l’Institut, sous l’appellation « Institut d’études pédagogiques de l’Ontario » (IEPO), a dès lors eu cours légal jusqu’à l’intégration de l’Institut en tant que faculté au sein de l’Université de Toronto en 1996. Notons au passage que la version française de l’appellation officielle de l’Institut peut paraître réductrice compte tenu de sa référence à la pédagogie plutôt qu’à l’éducation et à ce titre, prêter à confusion quant à la portée des études qui y sont menées.

La fusion de l’Institut à l’Université de Toronto en 1996, par laquelle la Faculté d’éducation de l’U of T offrant un programme de formation à l’enseignement a été intégrée à l’institut et l’Institut est passé d’une agence gouvernementale autonome à une faculté à part entière de l’Université, marque un tournant important dans le développement de l’Institut et du CREFO. L’ensemble des personnes avec qui nous nous sommes entretenus ayant été témoins de cette période en ont souligné l’importance. L’Institut a alors perdu son mandat d’agence provinciale et, ce faisant, son statut bilingue.

En devenant une faculté d’éducation et en intégrant les fonctions habituelles de recherche comme dans toute autre université, il devenait difficile pour le gouvernement de l’Ontario de justifier le maintien du programme de subventions de recherche exclusivement réservé à l’Institut, d’autant plus que les conditions qui existaient au moment de la création de l’Institut avaient changé alors que les facultés d’éducation centrées initialement sur la formation à l’enseignement s’engageaient de plus dans des activités de recherche. Les subventions accordées ont alors diminué progressivement jusqu’à la fermeture du programme en 2004. Le mandat des bureaux régionaux a aussi été remis en question, ce qui a donné lieu à la fermeture du bureau de Sudbury et de celui d’Ottawa. L’Institut avait aussi des postes d’adjoints de recherche, financés par projets, dont bénéficiait le CREFO. La fermeture du programme gouvernemental de financement de la recherche et les changements dans les critères d’admissibilité des programmes de subventions au soutien de la recherche fondamentale ont rendu très difficile le maintien de ces postes. Enfin, les postes désignés bilingues au sein de l’Institut n’ont pas été maintenus une fois vacants.

Comme indiqué, l’Institut a donné son appui institutionnel et financier aux études francophones dès la mise en place de la Section franco-ontarienne en 1972. Lors de la fusion avec l’Université de Toronto, la direction de l’Institut a négocié avec succès une entente financière, pour une durée de 10 ans (1996-2006), avec le gouvernement de l’Ontario. Cette entente a été bonifiée en 2005 par une nouvelle entente de quatre ans, renouvelée depuis à chaque fin de cycle dans le cadre des ententes fédérale-provinciales sur les langues officielles en éducation. Les membres du CREFO ont par ailleurs eu beaucoup de succès dans le financement de la recherche fondamentale, assurant ainsi le développement de problématiques de recherche variées, mises à l’épreuve dans un grand nombre d’études de terrain.

2.2 La pérennité du CREFO

L’institutionnalisation du CREFO se saisit à partir du travail des membres, des professeurs et professeures, du personnel, des étudiantes et étudiants qui lui ont donné forme et substance. Nous retraçons l’évolution d’ensemble du CREFO et, dès le départ, l’intérêt pour la diversité. Nous donnerons un aperçu des thèmes de recherche traités sur plusieurs décennies dans la troisième partie.

Normand Frenette a été nommé le premier directeur du CREFO, poste qu’il a occupé de 1979 à 1984. Il explique en entretien que l’Institut suivait à l’origine le modèle américain des laboratoires en éducation où il s’agissait de mettre à profit la recherche afin de faire avancer les pratiques pédagogiques dans les écoles américaines. Les chercheurs et chercheuses ont suivi de près l’évolution du système scolaire et ont aussi travaillé de près avec les écoles de langue française, y offrant des ateliers de perfectionnement professionnel. L’accès aux écoles demandait tout un travail de démarchage, car celles-ci étaient réparties dans les conseils de langue anglaise et qu’il fallait d’abord convaincre de l’importance des projets pour les écoles de langue française (Entretien Normand Frenette, 2015). Le premier mandat de direction a posé les jalons d’une collaboration soutenue avec les institutions de la francophonie. En 1991, la direction des politiques et programmes d’éducation de langue française a été créée au ministère de l’Éducation (Labrie et Lamoureux, 2003, p. 16), ce qui a multiplié les occasions de dialogues entre chercheurs et décideurs. Les contacts avec les écoles ont par ailleurs été grandement assouplis par la création des conseils scolaires de langue française en 1998.

Le CREFO précise ses priorités en matière de recherche fondamentale avec l’arrivée de Monica Heller qui dirigera le CREFO de 1984 à 1994. Elle souligne : « La première chose, c’était justement que le CREFO avait besoin d’augmenter sa crédibilité en tant que centre de recherche, de recherche fondamentale. Et donc, il a fallu vraiment instaurer une culture de recherche. C’était très important » (Entretien Monica Heller, 2015). Elle explique qu’appuyée par les adjointes de recherche, la façon de faire a été de préparer de nombreuses demandes de financement, une stratégie qui a réussi et qui a rapidement attiré de nouveaux chercheurs et chercheuses. Le modèle privilégié a été de travailler à partir d’équipes de recherche. Heller a par ailleurs cherché à nouer des liens avec la collectivité franco-torontoise. Elle s’est intéressée aux nombreuses discussions sur la question de la légitimité des francophones issus de l’immigration ou non-francophones de souche et le sentiment de marginalisation au sein des institutions et associations de langue française à Toronto. Elle évoque enfin la demande accrue pour la maîtrise en éducation dans le cadre du perfectionnement du personnel scolaire, l’obtention de ce diplôme pouvant conduire, à l’époque, à une augmentation de salaire et à des promotions dans les conseils scolaires. Ceci a donné lieu à l’élaboration de cours, dispensés par les professeurs et professeures du CREFO, qui se déplaçaient en province et, par la suite, à des cohortes d’étudiants et étudiantes sur place, à Toronto. La vision donnée au CREFO durant cette période qui inclut un financement stable, le travail d’équipe, l’attention portée envers les processus de marginalisation, et le souci de formation des personnes étudiantes aux études supérieures a été maintenue dans les décennies qui ont suivi.

La pérennité du CREFO a été assurée par de nouvelles embauches au début des années 1990, avec l’arrivée de Diane Gérin-Lajoie et de Normand Labrie à l’Institut. Normand Labrie devient directeur du centre pour la période 1994 à 2004. Il explique que le CREFO est alors une institution reconnue en Ontario. Il ajoute aux principes de fonctionnement déjà établis l’idée de faire du centre un lieu d’échange ouvert sur le monde. Il explique :

Je pense qu’on a établi le plus de connexions possibles avec les collectivités pour montrer que nous sommes un espace ouvert au monde francophone, un espace d’interaction, de discussion, de réflexion, d’échange entre le monde universitaire, le monde communautaire et le monde de l’administration, de l’éducation et les éducateurs… Aussi, devenir un espace ouvert aux gens d’ailleurs, aux chercheurs qui s’intéressent à des questions similaires un peu partout… donc on accueille des chercheurs et des étudiants. On travaille beaucoup avec les médias aussi.

Entretien, Normand Labrie, 2015

En bref, la création d’un tel espace d’échange est ainsi favorable à la diversification des études sur les francophonies canadiennes en privilégiant le rapprochement d’idées et de contextes de même que les perspectives comparatives. Le maintien d’un tel espace de recherche institutionnalisé exige par ailleurs un travail constant auprès de l’université, des ministères et du milieu communautaire, un aspect réitéré dans plusieurs entretiens de l’étude réalisée en 2015. L’approche privilégiée est de coupler la recherche à la mobilisation des connaissances en travaillant en étroit contact avec les communautés francophones et leurs organismes et institutions tout au long du processus de recherche, tout en mettant l’expertise scientifique développée collectivement au Centre à leur disposition afin de les aider à prendre des décisions basées sur des connaissances validées par la recherche. En outre, sa vision consiste à ouvrir le travail de terrain sur les francophonies canadiennes aux collaborations nationales et internationales en vue non seulement d’en faire un objet d’étude d’intérêt pour la communauté scientifique internationale, mais aussi pour mieux comprendre en quoi les singularités vécues dans les communautés francophones minoritaires du Canada rejoignent des phénomènes universels affectant les minorités linguistiques en général.

Durant la période où Diane Farmer a pris la direction du centre (2004-2015), le financement versé par la province s’est accru de manière significative. Le gouvernement de l’Ontario a par ailleurs inclus le CREFO dans la liste des institutions bilingues de recherche et d’enseignement supérieur, bien que l’Université de Toronto ne soit pas une institution bilingue. Plusieurs conférences sur divers débats de société ont été organisées dans lesquelles se retrouvaient chercheuses et chercheurs internationaux et canadiens, décideurs, membres des milieux communautaires et le grand public. Le CREFO a aussi été hôte de l’Institut d’été de 2006 du Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne (RRF) dans lequel des étudiantes et étudiants des universités membres de ce réseau se sont inscrits à deux cours de 2e cycle et où une conférence sur le thème de l’immigration francophone a suscité un très grand intérêt du public et des décideurs. Un tel espace de dialogue entre les chercheurs, les décideurs, les ONG et la francophonie torontoise a permis ainsi de concevoir la recherche de manière ouverte en créant des occasions pour discuter ensemble des enjeux sociaux pressants (Berthelot, 1997).

Diane Gérin-Lajoie[4] a été directrice du CREFO de 2015 à 2018, et durant cette période, elle a signé l’accord d’établissement de la spécialisation conjointe Éducation, francophonies et diversités. Il s’agissait d’une étape importante dans la reconnaissance de l’offre de cours de 2e et 3e cycle en français. Elle souligne l’importance des liens entre l’enseignement supérieur, la recherche et les pratiques éducatives : « [les cours ont] été un forum pour donner la possibilité aux enseignants et enseignantes, aux gens du milieu scolaire, de pouvoir développer une pensée réflexive sur ce qui se déroulait dans les écoles et d’amener des questions, l’insécurité linguistique, les rapports de force… » (Entretien Diane Gérin-Lajoie, 2015).

L’arrivée à la direction du CREFO d’Emmanuelle Le Pichon, en 2018, souffle un vent de renouveau dans la recherche sur les minorités linguistiques. Des approches prenant comme point d’appui la diversité linguistique et culturelle sont mises à l’épreuve dans la perspective de « construire des ponts entre les cultures » (Auger et Le Pichon, 2021). L’équipe du CREFO s’est régénérée grâce à l’arrivée de nouveaux chercheurs et chercheuses, et cela a donné lieu à de nouvelles stratégies de mobilisation des connaissances avec la communauté francophone à l’échelle mondiale. Nous y reviendrons en dernière partie.

Soulignons enfin que le CREFO se voyait accordé en 2017 le Prix du 3-Juillet-1608 du Conseil supérieur de la langue française du gouvernement du Québec pour sa contribution exceptionnelle envers la francophonie nord-américaine. De même, les chercheurs du CREFO ont reçu plusieurs nominations et prix en reconnaissance de la qualité et du rayonnement de leurs travaux, que ce soit par la Société royale du Canada (Heller, Labrie, Gérin-Lajoie), l’Ordre de la Pléiade (Labrie), ou le Centre de recherche en civilisation canadienne-française (Heller, Labrie).

Néanmoins, on ne saurait passer sous silence un débat soulevé dans le monde académique au sujet des travaux du CREFO dans une publication de Meunier et Thériault (2008), ultérieurement commentée par Cardinal (2012), dans laquelle les premiers se réfèrent aux travaux des chercheurs du CREFO sur les minorités francophones au Canada comme étant constitutifs de ce qu’ils appellent l’école de Toronto, et qu’ils considèrent avoir « tendance à vider de tout contenu substantiel la réalité de ces groupes » (Meunier et Thériault, 2008, p. 217).

Dans cette publication, intitulée Que reste-t-il de l’intention vitale du Canada français?, les auteurs cherchent à démontrer, au moyen d’une réflexion historique et politique, que le projet inachevé du Canada français demeure primordial pour la structuration de l’identité et l’imaginaire politique des francophones du Canada. Ils reprochent à l’école de Toronto d’en évacuer l’importance à travers leurs études de nature sociologique qui dépeignent une francophonie plurielle pour laquelle cette idée du Canada français paraît désormais archaïque.

Citons ces auteurs :

[…], l’illustration la plus suggestive se retrouve sans doute dans l’analyse sociologique, notamment celle émanant de l’étude du phénomène minoritaire francophone produite par ce qu’on appellera ici l’école de Toronto. Au sein des francophonies canadiennes, il nous semble pouvoir trouver là l’une des expressions les plus élaborées de ce rapport trouble à la mémoire canadienne-française. Une analyse des interprétations fortes de cette école s’impose avant de souligner en quoi celles-ci contribuent à faire oublier l’intention vitale du Canada français

Meunier et Thériault, 2008, p. 207

[…] pour maints artisans de l’école de Toronto, il semble qu’il soit aujourd’hui préférable d’élaborer « cette nouvelle francité » (Heller et Labrie, 2003) à partir de la conjugaison des diverses individualités et groupes identitaires relatifs à la francophonie d’ici et d’ailleurs. Nous l’avons répété, le principe national et son intention non seulement sont vus comme des éléments romantiques sans prise sur le réel, mais ils témoigneraient aussi d’un traditionalisme dépassé. Or, faire société, c’est plutôt établir de manière permanente un rapport à soi et élaborer et maintenir (bref, instituer) un « nous » qui, justement, dépasse l’affinité des individus qui composent des groupes identitaires; de cela, l’école de Toronto ne semble pas vouloir

Meunier et Thériault, 2008, p. 215-216

Pour Cardinal, qui se prononce sur le débat engagé par Meunier et Thériault, l’opposition entre les deux visions est peut-être plus artificielle qu’il n’y paraît. Précisant que « Meunier et Thériault critiquent la popularité de l’approche postnationaliste qui, depuis les années 1990, et ce en partie grâce aux travaux de Heller et Labrie, occupe une place de choix dans le débat intellectuel sur l’identité francophone en milieu minoritaire » (Cardinal, 2012, p. 56), elle estime que chez Heller et Labrie, « la référence au Canada français renvoie à une époque révolue. Elle rappelle un discours généalogique, potentiellement conservateur et passéiste. Pour les seconds (Meunier et Thériault), la représentation du Canada français en milieu minoritaire francophone témoigne plutôt d’une ambition nationale qui ne veut pas disparaître » (Cardinal, 2012, p. 54). Ainsi, « Pour Meunier et Thériault, le postnationalisme constitue une “menace” à la francophonie, car elle remet en question les fondements historiques de la communauté minoritaire, comme elle interroge la légitimité de ses revendications » (Cardinal, 2012, p. 56). Bref, « en embrassant le discours de la diversité, la francophonie mine sa propre légitimité sur le plan politique » (Cardinal, 2012, p. 60).

Comme nous le verrons dans la prochaine section sur la production de savoirs, les équipes du CREFO se revendiquent sans réserve d’un intérêt commun pour la prise en considération de la diversité au sein de la francophonie telle qu’elle émane des terrains étudiés de façon empirique au fil des dernières décennies et de l’analyse de données recueillies dans le cadre de multiples projets de recherche menés tant à Toronto et en Ontario qu’à travers le pays et à l’étranger.

3. Production des savoirs

3.1 Conception de la recherche

La conception de la recherche au CREFO est guidée par trois éléments formateurs : un intérêt commun pour la prise en considération de la diversité[5], la mise en valeur de collectifs de recherche au sein du centre et le retour des résultats de recherche dans les milieux étudiés. Bien que des recherches individuelles puissent se faire, le modèle développé par les chercheurs et chercheuses au CREFO a été celui de créer des collectifs de recherche selon les intérêts et disciplines d’attache. Il s’agit d’un modèle décentralisé, gravitant autour de réseaux de recherche. Les équipes regroupent des étudiantes et étudiants aux cycles supérieurs, un ou des chercheurs et chercheuses du CREFO qui sont professeurs au sein de l’Institut[6], des chercheurs au Canada et d’ailleurs dans le monde[7] et selon le thème traité, des membres du milieu de l’éducation ou encore de réseaux associatifs. Tous ont leur mot à dire dans une structure où il existe très peu de liens hiérarchiques (Entretien Normand Labrie, 2015). Plusieurs étudiantes et étudiants, diplômés depuis, ont souligné en entretien l’expérience qu’ils ont eue de faire de la recherche de terrain et d’y prendre part à toutes les étapes. Les étudiantes et étudiants ont aussi amené leurs questions de recherche au sein du CREFO, ce qui a conduit à l’ouverture et à l’expansion de nouveaux chantiers, comme dans le cas de l’immigration francophone (par exemple Madibbo, 2006).

La diffusion des résultats conçue dans l’optique de partager en priorité les fruits d’une étude avec le milieu est un principe d’éthique important dans ce modèle de collectif de recherche. Il s’agit d’innover dans la manière d’assurer ce retour et de rendre les résultats de recherche plus accessibles, de façon à poursuivre la discussion sur des enjeux importants à savoir 

[la recherche] devrait avoir une visée transformatrice, même chose pour la diffusion, donc… je fais des rapports de recherche (parce que je travaille avec les enfants), les rapports ont un format visuel, ce qui fait que les enfants peuvent se reconnaître, ils peuvent élaborer, partager… On est beaucoup dans le travail interactif.

Entretien Diane Farmer, 2015

Au cours de l’entretien, Nathalie Bélanger, professeure titulaire de l’Université d’Ottawa et professeure au CREFO de 1998 à 2005, souligne un changement de paradigme marqué par le lien étroit cultivé avec la francophonie torontoise. 

[C]e que je trouvais fantastique au CREFO, c’est ce lien avec la communauté franco-torontoise, toutes les activités qu’on pouvait organiser, les séries de conférences du CREFO où beaucoup de gens de la communauté se déplacent et viennent entendre les communications… Donc, faire de la recherche sur les francophones, sur les communautés, mais avec les communautés, donc avec les gens. C’est un changement de paradigme au niveau de l’approche en recherche : faire de la recherche avec les gens et non pas seulement au sujet des gens. Donc, il me semble que ce lien-là était fort dès mon arrivée… et je pense qu’il est encore très fort aujourd’hui

Entretien Nathalie Bélanger, 2015

3.2 Objets de recherche

Quels grands thèmes de recherche ont été élaborés par les membres du CREFO? Quelles contributions peut-on y déceler quant à la diversification des domaines d’études sur les francophonies canadiennes? Nous avons recensé 160 entrées d’archives décrivant les initiatives de recherche réalisées depuis 1975. Ceci n’inclut pas les thèses et mémoires ou encore l’ensemble des projets auxquels ont pris part les membres du CREFO pour lesquels les fonds ont été administrés par un autre établissement. Les recherches ont en commun d’intégrer le principe de la diversité dans la construction des objets d’étude, qu’il s’agisse de l’accent, des langues en présence, de la race, de la religion, de l’origine sociale, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, de la situation de handicap, ou encore des âges de la vie. Elles cherchent à mettre en relation une pluralité de points de vue et de représentations sociales, notamment celles de voix peu écoutées et/ou marginalisées. Elles ont également en commun de mettre en évidence l’importance du contexte sociétal et historique dans lequel évoluent les francophonies canadiennes. Elles illustrent enfin, par les projets recensés, que les questions de langue, d’éducation, de pédagogie, de justice se transforment et se succèdent sans pour autant disparaître. Celles-ci refont surface à divers moments. Nous avons alors choisi d’aborder la production des savoirs en fonction de thèmes porteurs pour lesquels il s’agira d’inclure quelques exemples et de souligner leur réapparition.

3.2.1 Contexte des écoles minoritaires de langue française et enseignement

Les chercheurs et chercheuses travaillant au sein de la Section franco-ontarienne, puis au CREFO ont d’abord cherché à mieux comprendre les comportements langagiers et à soutenir un changement tant du point de vue des attitudes envers l’enseignement du français en milieu minoritaire que de la production de ressources didactiques adaptées au contexte des nouvelles écoles secondaires de langue française. Dans le retour effectué de la première année de programmation de la Section franco-ontarienne, Churchill (1974) souligne le programme de recherche sur la variation linguistique mis de l’avant par Raymond Mougeon, le travail de Raymond Lamérand sur l’amélioration des compétences communicatives des élèves en français et en anglais ainsi que l’élaboration de modules d’enseignement, mis à l’essai par les enseignants et enseignantes, et revus par les chercheurs dans l’optique d’une application pratique en salle de classe. Raymond Mougeon souligne que, comme linguiste, il s’est spécialisé dans l’étude de la langue dans son contexte social. Il évoque les perceptions négatives de l’époque à l’égard du français, « en particulier du français parlé par les membres des couches populaires », l’intériorisation de cette représentation en éducation et la prédominance d’une pédagogie « axée sur le concept de la faute ». Ses nombreuses études sur le terrain lui permettront de mieux comprendre les facteurs géographiques, sociaux et structurels associés à la variation du français. Rappelant l’évolution historique de la langue française et les représentations changeantes d’une norme, il ajoute : « [P]ar le biais de nos publications, on a [donc] essayé de revaloriser en quelque sorte la légitimité du parler franco-ontarien traditionnel ou vernaculaire » (Entretien Raymond Mougeon, 2015). Le tableau 1 offre un aperçu de quelques-uns des projets quant à la production de matériel pédagogique et l’intérêt des chercheuses et chercheurs envers la formation du personnel enseignant. On y constate des temps forts, soit au tout début, au tournant des années 2000, puis au cours des dernières années (Beniak et Mougeon, 1980; Gérin-Lajoie, 2008; Hebbinckuys et al., 2021; Le Pichon et Dweme Pitta, 2020; Lory et Le Pichon, 2021; Lory et al., 2023; Lory et Valois, 2021; Mougeon, 1977, 1978, 1982, 1984, 1993; Mougeon et al., 1977; Mougeon et Beniak, 1979, 1989; Mougeon et Canale, 1978, 1979; Prasad et Lory, 2020).

3.2.2 L’accès aux études postsecondaires en contexte francophone minoritaire

Thème porteur des recherches en contexte linguistique minoritaire, l’accès aux études postsecondaires se déploie en Ontario à partir de deux grandes questions de l’heure : la confiance quant au système des écoles secondaires de langue française ouvrant leurs portes au cours des années 1970 et la revendication de programmes et d’établissements d’études postsecondaires en Ontario. Les études de Churchill et al. (1985) et de Frenette et al. (1990) sur la transition entre l’école secondaire et les études postsecondaires ont permis de répondre à la première question alors que les recherches réalisées par Labrie et Lamoureux (2016) ont documenté le second. Normand Frenette s’exprime au sujet de présentations données à la demande de groupes de parents :

Je recevais des invitations et puis à la suite des recherches… on était en mesure de démontrer que les finissants des écoles de langue française avaient de meilleures chances d’aboutir à l’université que les finissants des écoles dites bilingues et encore plus de chances que les francophones qui avaient fréquenté des écoles de langue anglaise. Donc, c’était très remarquable, la recherche était là et, qui plus est, on avait pu déceler sur une période de quinze, vingt ans les données qui démontraient la réalité

Entretien Normand Frenette, 2015

Les recherches sur l’accès des francophones aux études postsecondaires de Normand Labrie et Sylvie Lamoureux mettent en évidence la complexité des facteurs qui affectent la participation des francophones à la poursuite de telles études à partir d’une pluralité de points de vue, d’objectifs de carrière, de milieux géographiques et autres (Labrie, 2020; Labrie et Lamoureux, 2016;). Précédant la création de l’Université de l’Ontario français, ces recherches ont fourni une base empirique aux débats de nature politique menant à la création de la première université autonome de langue française en Ontario. Le tableau 2 offre un aperçu des études traitant de la question d’accès.

3.2.3 Langue, culture et identité

Autre thème porteur des recherches en contexte linguistique minoritaire, le rapport entre langue, culture et identité est une problématique qu’a étudiée Diane Gérin-Lajoie sur plus d’une vingtaine d’années. La prise en considération d’une francophonie plurielle se déploie à partir d’un questionnement d’ordre sociologique sur la notion d’une identité bilingue. L’objectif consiste à mieux comprendre la signification de cette notion auprès des jeunes et à examiner de quelle façon une telle forme identitaire peut exister en soi en tant que phénomène stable ou non (Gérin-Lajoie, 2003, 2007). Cette interrogation permet alors de nuancer les représentations sociales sur les transferts linguistiques au profit du groupe majoritaire anglophone. Gérin-Lajoie a aussi étudié le rôle de l’école comme agent de reproduction de la langue et de la culture en contexte francophone minoritaire (Gérin-Lajoie, 2002, 2006, 2010). Le travail ethnographique et le recours aux récits de vie permettent de mettre en relation une pluralité de points de vue et de représentations sociales d’élèves adolescents et de membres du personnel enseignant. La comparaison avec le contexte de la minorité linguistique anglophone au Québec est ensuite l’occasion de reprendre l’étude du rapport à l’identité à partir de cas contrastés, de mener une analyse comparative des discours tenus par le personnel enseignant du Québec et de l’Ontario sur leur travail auprès des jeunes et de documenter les choix identitaires de jeunes des écoles de langue anglaise au Québec (Gérin-Lajoie, 2011, 2016, 2019). Le tableau 3 offre un aperçu des études traitant des rapports entre langue, culture et identité.

3.2.4 Langue, pouvoir et construction discursive de l’espace francophone

Un autre chantier innovant de recherche a été d’étudier la langue comme instrument de pouvoir. Monica Heller explique le rôle central des pratiques langagières « dans la construction des différences et des inégalités sociales » et l’intérêt d’étudier la place de l’État dans la politique langagière (da Silva et Heller, 2009; Heller, 2003, 2021; Heller et McElhinny, 2017; Labrie, 2010). Faisant référence à son arrivée à Toronto, elle ajoute : « J’ai compris assez vite que l’espace institutionnel de lutte, c’était l’école » (Entretien Monica Heller, 2015). Elle souligne également la mise en présence de tensions discursives entre la construction de citoyennes et citoyens franco-ontariens et celle d’une représentation plus cosmopolite, ce qui l’amène à étudier de près le rôle de l’école de langue française « comme espace de construction de l’idée de la nation ». La mise en relief de catégories sociales au travers de la langue et les effets d’exclusion ont été mis à l’épreuve, par la suite, dans l’analyse des mariages mixtes et des contraintes rencontrées par les femmes francophones ainsi que dans l’étude de la construction discursive de l’espace francophone, notamment dans les milieux associatifs (Heller, 1987, 1994, 1999, 2007, 2011; Heller et Lévy, 1992, 1994; Labrie et Forlot, 1999). Ce regard critique sur la langue a fourni un éclairage important quant à l’étude des politiques linguistiques et de l’aménagement linguistique, notamment dans la reconnaissance d’une francophonie aux identités multiples et d’une vision du bilinguisme et du multilinguisme qui s’allie à de nouveaux espaces francophones. Normand Labrie explique :

On a travaillé sur tout ce qui est constitution de groupes, une idée de la francophonie à travers le groupe… comment les différents acteurs qui se retrouvent associés à une francophonie, à des francophonies, se mettent en discours et constituent une réalité à travers les discours, une réalité qui est la leur, qu’ils veulent être la leur

Entretien Normand Labrie, 2015

Le projet Prise de parole cité dans le tableau 4 constitue une illustration. Il s’agit d’une étude multisite qui a réuni des chercheurs et chercheuses de l’Ontario, de l’Acadie et de l’Europe (Boudreau et Dubois, 2003; Heller et Labrie, 2003; Labrie 2005; Labrie et al., 2001; Labrie et Forlot, 1999; Labrie et Grimard, 2003).

3.2.5 Langue, nouvelle économie et mobilité

Une série d’études ont mis en relief le thème de la mise en marché de la langue dans l’économie. Parmi celles-ci, le projet Prise de parole II consistait à examiner comment la mondialisation et la nouvelle économie influencent l’évolution de plusieurs régions de l’Ontario, du Québec et de l’Acadie des Maritimes (Djerrahian et Labrie, 2009; Dubois et al., 2006; Labrie, 2010). Une ethnographie multisite a permis de déceler divers profils de mobilité et motivations qui émergent des témoignages recueillis (Heller et al., 2015, 2014). Le projet Un Canadien errant examine les dynamiques entre ancrages et mobilité, les effets du contexte économique et politique sur le mouvement des populations et les représentations, nationales et autres, de la francité (Heller, 2021). Le tableau 5 aborde le thème de la langue, la nouvelle économie et la mobilité.

3.2.6 L’immigration en contexte francophone minoritaire

L’étude de l’immigration en contexte francophone est un thème central des recherches au CREFO. Au départ, son objectif consistait à étudier une réalité peu connue et à faciliter le partage de connaissances dans les milieux de recherche, d’intervention et de prise de décision. Le tableau 6 illustre certaines des contributions au dossier. Ainsi, l’objectif de l’étude sur l’immigration et la communauté franco-torontoise consistait à étudier la situation des nouveaux arrivants francophones et à examiner l’impact de leur arrivée sur l’évolution des structures d’accueil franco-ontariennes (Farmer et al., 2003, Farmer, 2008, Madibbo et Labrie, 2005). La tenue d’un séminaire d’été sur le thème de l’immigration francophone avec crédits universitaires en 2006 s’inscrivant dans la série de séminaires organisés annuellement par les universités canadiennes et la préparation d’une note de synthèse des recherches sur l’immigration francophone présentée à la journée de réflexion du congrès national Metropolis en 2012 sont des exemples de soutien à l’avancement de la recherche et à l’élaboration de politiques en matière d’immigration (Farmer et da Silva, 2012). L’étude récente de Gérin-Lajoie et Jacquet nous amène au contexte actuel où il s’agit d’interroger des jeunes de première génération de 18 à 24 ans ayant récemment terminé leurs études secondaires dans une école de langue française (Toronto et Edmonton) quant à leur expérience et son impact sur leur vision d’avenir (Jacquet et al., 2023). Les chercheuses et chercheurs nouvellement arrivés au CREFO jettent à leur manière un nouveau regard sur les migrations francophones, en particulier d’un point de vue postcolonial (Bisaillon, 2022; Madibbo, 2021; Radar et Le Pichon, 2019). Ce thème est repris à la section 4.1.

3.2.7 Diversification des écoles et éducation inclusive

Plusieurs études ont été menées dans les écoles de langue française de l’Ontario à partir de la sociologie de l’école. Il s’agit alors de « penser les minorités dans une société » (Entretien Nathalie Bélanger, 2015). Au moyen d’ethnographies scolaires multisites, il s’agit de concevoir l’école en tant que microcosme traversé par de grands enjeux de société. Les connaissances acquises éclairent d’autres contextes de société tout en révélant les processus qui affectent plus directement les minorités linguistiques. Un premier axe d’analyse a consisté à étudier les processus de classification qui mènent à créer une différence notamment au sujet des élèves en difficulté, mais également dans l’expérience scolaire de tous les jours que vivent les élèves et le sens qu’ils donnent au travail scolaire (Bélanger, 2011; Bélanger et Duchesne, 2010; Bélanger et Farmer, 2010; Bélanger et Maunier, 2017; Bélanger et Taleb, 2006; Connelly et Farmer, 2010). Le deuxième axe a trait à l’étude de la diversification culturelle au sein des écoles grâce à l’immigration, et en particulier l’expérience des élèves migrants (Farmer, 2012), l’éducation inclusive (Farmer et al., 2018), les relations entre l’école et les familles issues de l’immigration (Farmer et Labrie, 2008) et l’éducation contre l’oppression (Connelly et Farmer, 2020; Farmer et al., 2021). Le tableau 7 offre un aperçu des études traitant de l’éducation inclusive et de la diversification des écoles.

4. Regard prospectif sur la recherche

4.1 Les recherches au CREFO aujourd’hui et demain

Le CREFO marquera ses 50 années d’existence en 2027. Si sa stabilité historique en fait sa grande force, la capacité de se renouveler demeure le moteur nécessaire à son dynamisme[8]. La langue, l’éducation et l’immigration demeurent des thèmes porteurs. On remarque l’intérêt renouvelé envers la pédagogie en contexte francophone minoritaire et le développement de ressources destinées aux écoles de la minorité (Lory et Le Pichon, 2021; Lory et al., 2023; Lory et Valois, 2021; Prasad et Lory, 2020). Se déploie également un programme de recherche sur le plurilinguisme (Prasad et al., 2022) axé sur l’étude des pédagogies plurilingues (Lory et Le Pichon, 2021) ainsi que l’étude des représentations sociales du personnel enseignant et des élèves sur la diversité linguistique et culturelle (Lory, 2018; Lory et Armand, 2016). Ces approches mettent en valeur la convergence des langues et leur appui mutuel dans l’apprentissage — par exemple l’École Amie des langues (Le Pichon et Kambel, 2022) – tout en explorant le rôle des langues dans la formation des communautés scolaires. Le thème de la diversité culturelle en contexte minoritaire a été largement traité, ce qui est moins le cas pour la diversité linguistique, une tendance qui évolue (Farmer et Lory, 2019). Des chercheurs et chercheuses analysent les phénomènes d’identité en contexte migratoire (Madibbo, 2019; Radar et Le Pichon, 2019) et en contexte de guerre (Apasu et Madibbo, 2020) les questions liées à l’organisation et à la production des connaissances sur les migrations à partir de savoirs marginalisés (Bisaillon, 2020; Bisaillon 2022) et la lutte contre le racisme anti-noir (Madibbo, 2021). Le tableau 8 fournit un aperçu des recherches plus récentes au CREFO. Soulignons enfin l’ouverture de la spécialisation conjointe Éducation, francophonies et diversité à de nouveaux départements et le soutien aux étudiantes et étudiants à la recherche, comme en témoigne un nouveau livre. L’ouvrage, intitulé Voix et visages du français en Ontario a été écrit conjointement avec les étudiants et étudiantes de la spécialisation sous la direction d’Emmanuelle Le Pichon (2023a) et se veut un regard renouvelé sur les identités francophones et francophiles des enseignants et enseignantes en formation du CREFO. Il est préfacé par Diane Gérin-Lajoie, montrant combien les recherches actuelles s’inscrivent dans la continuité des recherches fondatrices du centre.

4.2 Un carrefour des savoirs ouvert sur le monde

Une image caractérise bien la toile historique du CREFO : vouloir créer des ponts à travers les nombreux espaces de la francophonie, que ce soit à Toronto, au Canada ou dans le monde. La pandémie déclarée en 2020 a été l’occasion d’emprunter un nouveau chemin, soit celle de la production de balados en français sous la direction d’Emmanuelle Le Pichon et de Joey de Pax. À ce jour, cinq saisons ont été diffusées, traitant divers thèmes : l’éducation, la diversité et l’inclusion; les pratiques pédagogiques inclusives en contexte bilingue; le contenu lié à la production des savoirs sur les mobilités, la minorisation, le corps et l’État au sein de la francophonie africaine, américaine, asiatique, européenne et océanique; les études noires et la francophonie; et autres thèmes variés (recherche et animation pour les diverses productions : Le Pichon, Bisaillon, Heller et Madibbo). Ces productions conduisent à prendre conscience de nombreux espaces francophones, souvent invisibles, que ce soit dans les lieux où ils se trouvent en contexte international ou encore dans les secteurs d’activités moins fréquemment mobilisés en recherche (https://www.oise.utoronto.ca/fr/crefo/podcast). Le balado comptabilise plus de 8 000 écoutes dans plus de cent pays au monde en septembre 2023. Cette audience nous conforte dans la mesure où elle rend compte de l’actualité des sujets évoqués. L’initiative s’inscrit là encore dans la mission initiale du CREFO qui consiste à réfléchir avec et non sur les francophonies de par le monde (voir Le Pichon, 2023b). Dans une première étude basée sur des entretiens avec des universitaires dans ces balados, Le Pichon a exploré la complexité de l’identité francophone, montrant que la façon dont les individus se définissent dépend de leur interprétation du concept de francophonie en relation avec leur propre univers de référence. À la suite de cette analyse, elle propose des pratiques pédagogiques visant à interroger les idéologies et les références culturelles afin de favoriser une appropriation légitime de la francophonie par les acteurs de l’éducation (Le Pichon, 2023b). Ces réflexions s’inscrivent, là encore, dans la continuité des préoccupations centrales du CREFO en matière d’identité et d’éducation. Ainsi, les connaissances générées au travers des entretiens contribuent à dessiner ce que nous avons nommé « les contours de la francophonie ».

Conclusion

Nous avons présenté une analyse retraçant les conditions d’émergence du CREFO et son institutionnalisation, offert un aperçu de nombreux objets de recherche traités sur plusieurs décennies et, finalement, indiqué les thèmes qui demeureront porteurs des recherches au CREFO au cours des prochaines années. Parmi ces derniers, soulignons l’épanouissement de la langue, de l’éducation et de l’immigration, la lutte contre le racisme anti-noir, l’étude du plurilinguisme en tant qu’approche pédagogique, la pédagogie en contexte francophone minoritaire et, enfin, la mobilité et la francophonie dans le monde. Le CREFO participe au développement du domaine d’études sur les francophonies canadiennes par l’intérêt commun de ses membres à reconnaître la diversité dans la construction des objets d’étude, à mettre en valeur une pluralité de points de vue, à soutenir la restitution de savoirs marginalisés et à mettre en évidence l’importance de contextes sociétaux changeants dans lesquels évoluent les francophonies canadiennes et espaces francophones ailleurs dans le monde. Les études tendent à opter pour une gamme d’approches de type ethnographique multisites. Ceci aide à mieux comprendre la particularité des milieux depuis l’analyse de situations contrastées. Cela rend possible par ailleurs le réinvestissement des nouveaux savoirs au sein des contextes étudiés.