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Éric Forgues, directeur de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques, et Jason Luckerhoff, directeur de la revue Minorités linguistiques et société/Linguistic Minorities and Society, ont rencontré Rodrigue Landry et Yvon Fontaine dans le cadre du 20e anniversaire de l’Institut et du 10e anniversaire de la revue.
Les travaux de Rodrigue Landry portent sur les communautés de langue officielle en situation minoritaire et contribuent à la compréhension des facteurs qui assurent leur vitalité sociolinguistique. Il est titulaire d’un doctorat en psychologie éducationnelle de l’Université du Wisconsin et a été professeur de psychologie éducationnelle à la Faculté des sciences de l’éducation de Moncton de 1975 à 2002, dont il fut le doyen de 1992 à 2002. Il a fondé le Centre de recherche et de développement en éducation de l’Université de Moncton, qu’il a dirigé de 1989 à 1991. Il a dirigé pendant dix ans l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (2002-2012). Professeur émérite en éducation (2015) de l’Université de Moncton, il a reçu, entre autres, le Prix de mérite (2013), plus haute distinction de l’Association des enseignantes et des enseignants francophones du Nouveau-Brunswick (AEFNB), et le prix Boréal (2012) par la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada « en reconnaissance de son immense contribution à une meilleure compréhension de la réalité des francophones vivant en situation minoritaire ».
Yvon Fontaine est titulaire d’un baccalauréat en droit et d’un baccalauréat en sciences sociales de l’Université de Moncton en plus d’une maîtrise en droit de l’Université de Toronto. Il a aussi suivi des cours de science politique à l’Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne). Il a été professeur de droit à l’Université de Moncton, vice-doyen, doyen, vice-recteur à l’enseignement et à la recherche et recteur de l’Université de Moncton de 2000 à 2012. Yvon Fontaine a aussi assuré la présidence de l’Agence universitaire de la francophonie de 2009 à 2013. Il a reçu le titre de « Juriste francophone de l’année » en 1993 et a été décoré de l’Ordre de la Pléiade par l’Association internationale des parlementaires de langue française en 1994. Il a également été nommé Chevalier des arts et des lettres par la France en 2004, dans le cadre des célébrations du 400e anniversaire de la fondation de l’Acadie. Il a reçu des doctorats honoris causa de l’Université de Poitiers (2007), de l’Université de Nantes (2012) et de l’Université Jean-Moulin (2012).
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Éric Forgues et Jason Luckerhoff (I) : Quelles sont les étapes qui ont mené à la création de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques?
Yvon Fontaine (Y. F.) : L’annonce d’un financement de 10 millions de dollars par le gouvernement fédéral en 2001 représente la première manifestation publique de ce qui suivra. Si l’on consulte le procès-verbal de la séance de la Chambre des communes durant laquelle le discours qui accompagnait le budget a été prononcé, ça dit que l’Université de Moncton met sur pied un institut de recherche. J’avais reçu la journée même le paragraphe présentant l’annonce de Madame Bradshaw[1].
En 2001, le gouvernement canadien prend le temps d’insérer dans le budget une ou deux phrases annonçant ce financement, qui faisait suite à une lettre que j’avais adressée aux autorités compétentes au gouvernement fédéral dans laquelle je demandais la création d’un institut de recherche sur les minorités linguistiques. Cela découlait de la publication d’un rapport du commissaire aux langues officielles à la fin des années 1990 qui s’était montré très sévère à l’égard du gouvernement (Commissariat aux langues officielles, 1998). Ma démarche, dont il reste une trace dans les archives, a eu une certaine importance. Spécialement du fait que le rapport soulignait, dans tout le processus de restructuration de l’appareil gouvernemental, que le gouvernement n’avait pas tenu compte de la réalité des minorités linguistiques ni de la Loi sur les langues officielles. Alors, le gouvernement s’était trouvé dans l’embarras, d’où la décision de créer un groupe de travail sur les transformations gouvernementales et les langues officielles.
Quand on m’a approché pour être membre du groupe de travail – je crois que j’étais encore vice-recteur –, on m’avait dit que le groupe compterait cinq ou six membres et on m’avait demandé si je souhaitais en faire partie. J’avais alors consulté le président du conseil des gouverneurs de mon université afin d’obtenir une libération suffisante pour participer aux travaux de ce groupe de travail. Cette libération m’ayant été accordée, j’ai confirmé que j’accepterais; deux jours plus tard, on m’a demandé d’en prendre la présidence. Nous avons probablement travaillé un an et demi entre les débuts du groupe de travail et la publication de son rapport en janvier 1999 (Groupe de travail sur les transformations gouvernementales et les langues officielles).
À l’université, j’étais probablement en phase de transition entre le vice-rectorat académique et le rectorat; j’avais alors une vision de ce que je voulais faire et de ce que l’université pouvait devenir. Dans mon discours d’acceptation du poste de recteur, j’avais dit que l’Université de Moncton deviendrait la meilleure petite université de langue française au monde. Évidemment, il fallait comprendre qu’il y avait déjà beaucoup de choses qui étaient structurées et structurantes, dont la recherche. Bien que l’Université ait été toute jeune alors, nous étions conscients de tout ce qu’il y avait à faire sur le plan des minorités linguistiques, non seulement pour leurs droits – domaine qui concernait ma faculté d’appartenance –, mais aussi en éducation – domaine dans lequel oeuvrait Rodrigue Landry – et en sciences sociales. Nous voyions ce qui se passait dans d’autres universités, des instituts étaient créés et financés soit par des collectes de fonds, soit par des programmes gouvernementaux. C’est ce que j’avais à l’esprit quand les travaux du groupe de travail ont pris fin.
Son rapport – à propos duquel Donald Savoie[2] aimait à dire qu’il était connu sous le nom de « rapport Fontaine » – avait été très bien reçu à Ottawa. Marcel Massé[3], qui était alors le président du Conseil du Trésor, avait souhaité me rencontrer parce que le groupe de travail était sous sa gouverne; il voulait me demander comment me remercier pour ce travail important. J’ai répondu : « Vous ne pouvez pas me remercier en me payant, parce que mon université me paie pour faire ce que je fais. » Il m’a demandé si j’avais une idée de la manière dont le gouvernement pouvait aider mon université; j’ai alors suggéré la création d’un institut qui s’intéresserait à tout ce qui concerne les minorités linguistiques et qui deviendrait l’un des fleurons de l’Université de Moncton. J’ai ajouté que les travaux menés par cet institut renforceraient les minorités francophones hors Québec et, ainsi, mettraient en action le rapport produit par le groupe de travail, auquel avaient par ailleurs participé Linda Cardinal[4] et plusieurs autres. Quelques mois plus tard, madame Bradshaw m’a téléphoné pour me dire qu’une annonce serait faite dans le discours du budget et que l’Université de Moncton recevrait 10 millions de dollars pour financer le projet d’institut dont j’avais parlé avec Marcel Massé.
Si on m’avait consulté à ce sujet, j’aurais probablement demandé plus parce que, même à l’époque, ce n’était pas une somme très importante. Les choses évolueront suite au discours du budget, puisque, bien sûr, il s’agissait maintenant d’une information publique.
Rodrigue Landry (R. L.) : Est-ce que je peux me permettre d’intervenir? Si je me souviens bien, il y a eu un document qui a été rédigé par Marc L. Johnson à ta demande[5].
Y. F. : Tu as une bonne mémoire!
R. L. : Marc m’en avait parlé. J’avais aussi été consulté à l’époque, mais je me souviens que Marc L. Johnson avait préparé un très bon rapport qu’il proposait à la suite des rencontres avec toi.
Y. F. : Tu as raison, Rodrigue. Tu vois, ce document, c’est un élément que j’avais oublié. C’est peut-être ce document qui a été déposé au président du Conseil du Trésor pour proposer la création de l’Institut.
R. L. Un autre détail qui montre encore le sérieux avec lequel l’Université de Moncton s’était engagée envers ce projet d’institut : j’ai relu dernièrement un document répertoriant les expertises de l’Université quant aux milieux minoritaires qui dressait les profils d’une cinquantaine de chercheurs et chercheuses. Ce document était probablement annexé au rapport préparé par Marc L. Johnson.
Y. F. Je pense que nous avions prouvé que l’Université de Moncton disposait d’assez de forces en recherche et en expériences pour mériter d’héberger un tel institut, c’est pourquoi le gouvernement avait donné son aval au projet. Il y a eu des contraintes et négociations auxquelles nous avons dû nous soumettre pour arriver à répondre aux demandes et aux aspirations des uns et des autres.
Cela dit, dans le rapport préparé par Marc, on comprend la manière dont nous avons proposé le projet d’institut au gouvernement. Le jour où le financement a été annoncé publiquement et dans les jours suivants, des groupes anglophones au Québec ont dit : « This is a great idea. C’est une très bonne idée », puis ont émis le souhait qu’un institut équivalent s’intéressant à la minorité anglophone du Québec soit fondé. Évidemment, le gouvernement ne souhaitait pas investir un autre 10 millions sur un tel projet. Je n’en suis pas certain, mais des entretiens ont peut-être eu lieu entre le gouvernement et un organisme représentant les anglophones du Québec pour financer une infrastructure similaire, mais plus modeste. Ce qu’il faut retenir, c’est que le gouvernement fédéral subissait beaucoup de pression de la part des anglophones du Québec; à un point tel que de 12 à 15 mois se sont écoulés entre l’annonce du financement du projet et celle de la création formelle de l’Institut.
En outre, une première version du projet voulait qu’un institut soit hébergé à l’Université de Moncton et non qu’il émane de cet établissement. Par la suite, le gouvernement fédéral a émis ses directives au sujet de la gouvernance de l’Institut; il fallait consulter la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec pour faire nommer des membres au conseil; les consultations viseraient ensuite l’Association des universités de la francophonie du Canada[6] et d’autres organismes. Le dossier a évolué et, au bout du compte, les seuls éléments non négociables pour les membres fondateurs de l’Institut étaient, d’une part, qu’il devait être hébergé à l’Université de Moncton et, d’autre part, que les intérêts de l’Université devaient être reflétés dans la gouvernance de l’Institut.
Il me semble que ce fut un élément de discussion très important pour déterminer une formule qui respecterait la vision que nous avions de l’importance de mettre sur pied un organisme qui s’intéressait au phénomène des minorités linguistiques en général et pas seulement des francophones hors Québec. En effet, l’Institut devait aussi s’intéresser à la communauté anglophone du Québec. En rétrospective, je me dis que c’était peut-être un mal pour un bien, puisque ce mandat élargit aussi tout le champ d’interrogations et d’intérêts de recherche autour du phénomène des minorités linguistiques.
Je pense toutefois que l’Institut aurait reçu un financement plus important si ce mandat élargi avait été mentionné dans la proposition. Dans un contexte où la politique de placement de ce fonds est très conservatrice, préserver le capital signifie une prise de risques très limitée.
Y. F. : Pour revenir à la création formelle de l’Institut depuis l’annonce à la Chambre des communes, il faut préciser que nous avons essayé d’ouvrir un bureau de recherche dans l’une des universités anglophones du Québec, mais aucune n’a manifesté d’intérêt au départ. Ce manque d’intérêt me laisse croire que c’est Alliance Québec qui avait mis de la pression sur le gouvernement fédéral. Les universités anglophones s’intéressaient peu à la recherche sur les anglophones du Québec.
R. L. : L’Université Concordia s’y est finalement intéressée.
Y. F. : Je me souviens que tu te rendais souvent à Montréal dans le but de susciter de l’intérêt pour la recherche sur les anglophones du Québec, mais le milieu n’était pas aussi vivant que celui que nous étions en train de bâtir.
R. L. : Il y avait tout de même des personnes intéressées, puisque je me faisais interpeler assez souvent. Les anglophones du Québec auraient aimé avoir une infrastructure équivalente. De notre côté, nous ne pouvions pas financer facilement un projet similaire pour la minorité anglo-québécoise. Je me souviens que, pour moi, développer deux instituts aurait signifié ne pas pouvoir travailler sur les langues officielles en tant que telles; j’ai toujours insisté pour que les ressources soient concentrées à un seul endroit, quitte à faire intervenir des représentants des deux minorités, mais nous devions travailler sur les langues officielles…
Y. F. : C’est pour cette raison que nous avons essayé de trouver une façon de financer un pendant anglophone de l’Institut. Rodrigue, tu te souviens? Nous avions même émis l’idée d’administrer un fonds de fiducie pour que les anglophones disposent d’un financement autonome afin de conduire leurs propres recherches, mais en demeurant associés à l’Institut.
C’est ce que j’essayais d’expliquer plus tôt. C’était peut-être un mal pour un bien en termes de fonds de recherche. Je pense que l’Institut est devenu avec le temps une structure beaucoup plus universelle dans son mandat et dans sa pertinence, mais aussi du fait que les minorités linguistiques sont présentes partout dans le monde. Selon moi, après un certain nombre d’années, quand nous avons commencé à faire de la recherche, je me disais que c’était probablement une bonne chose que le financement avait toujours été un problème. Nous avions un devoir fiduciaire qui était plus important que les ressources qu’on nous avait accordées. S’il y a encore une chose à ajouter sur la volonté exprimée par le gouvernement fédéral en accordant ce financement, c’était peut-être que, pour créer un institut d’envergure comme le nôtre, il fallait avoir à la fois des moyens et des ambitions.
I. : Yvon, vous diriez-vous quand même satisfait de la tournure des événements?
Y. F. : Je pense que oui, spécialement du fait que Rodrigue Landry a pu mobiliser beaucoup de monde autour de lui, ce qui nous a permis de gagner nos épaulettes rapidement, et c’était le plus important. Évidemment, à l’époque, j’étais aussi recteur et l’Université de Moncton était en pleine campagne de financement. L’Institut avait atteint ses objectifs de façon admirable, mais j’aurais préféré que les 10 millions du fédéral soient inclus dans la levée de fonds, ce qui aurait permis de les faire figurer à perpétuité dans les dotations de l’Université. Mais le fonds est un fonds autonome. Peut-être que c’est mieux ainsi, je ne sais pas. Mais dans mon esprit, c’est quand même une source de fierté pour l’Université de Moncton que l’Institut ait été financé de cette manière.
Il n’y a pas de doute sur la difficulté d’obtenir des fonds de dotation importants en sciences humaines et pour les humanités; pour cette raison, l’obtention du financement a créé, je crois, un point de ralliement de recherche pouvant compter sur une certaine capacité financière afin de poursuivre la recherche autre qu’en sciences naturelles ou en génie. C’est dommage qu’une démarche similaire n’ait pu être reproduite ailleurs dans l’institution. Alors, bien que l’Institut ne soit pas une infrastructure appartenant strictement à l’Université de Moncton, le fait qu’il y soit hébergé s’est montré bénéfique pour elle, car cela a permis à beaucoup de nos chercheuses et chercheurs de se rallier autour de projets de recherche que l’Institut valorisait.
I. : Puis, vous avez présidé le conseil d’administration de l’Institut de 2002-2003 jusqu’à votre départ de l’université, en 2012? Quels souvenirs gardez-vous de cette période en tant que président du conseil d’administration? Je sais qu’il y a eu des tentatives de bonifier le financement, par exemple des lettres envoyées au ministère du Patrimoine canadien, mais aucune n’a débouché. Rodrigue, si je me souviens bien, l’Institut a aussi déjà publié des appels d’offres. L’un des appels d’offres visait à recueillir l’intérêt d’une université pour créer un bureau de l’Institut qui s’intéresserait aux anglophones au Québec, comme évoqué précédemment. Deux universités avaient répondu; nous avions retenu Concordia.
Ce sont là de grands éléments caractérisant cette période du point de vue de la structure. Vous souvenez-vous d’autre chose?
Y. F. : À l’époque, je présidais plusieurs instituts et conseils qui étaient ou non rattachés à l’Université de Moncton; aussi je pense m’être acquitté de mon travail comme président du conseil d’administration de façon correcte. Les premières années furent plus difficiles parce qu’il fallait établir nos modes de gouvernance. Nous avions aussi instauré un comité des programmes représentatif des régions du pays. Il fallait s’assurer d’une bonne synergie entre ces différentes entités, d’où les défis de gouvernance. Pour ma part, j’agissais davantage en tant qu’administrateur, alors que Rodrigue Landry, c’était un chercheur. Par la suite, quand les bases ont été établies, je pense que le conseil d’administration était toujours bien interpelé. À mon souvenir, la gouvernance de l’Institut témoignait d’un bon niveau de confiance envers la direction, qu’elle appuyait. Avec le temps, le conseil a gagné en autonomie du point de vue de la gouvernance. Aussi, puisque nous avions instauré un comité des programmes, les membres du conseil n’avaient pas besoin d’être nécessairement tous des chercheurs. Pour moi, c’était une préoccupation constante de m’assurer qu’il y avait de bons capitaines à bord.
R.L. : Dans un des documents, j’ai lu que tu avais été placé devant des dilemmes, à savoir s’il fallait ou non nommer un conseil d’administration; s’il fallait partir à la recherche d’une direction ou s’il fallait la nommer immédiatement pour qu’elle oeuvre à mettre l’infrastructure sur pied.
Y. F. : Pour ma part, j’avais sûrement plaidé pour l’embauche de quelqu’un qui aurait pour mandat de mettre l’Institut en place, puisque je n’avais ni le temps ni les compétences nécessaires.
R. L. : C’est exactement ce que le document indique.
I. Concernant le choix du premier directeur, comment ça s’est déroulé, sans rien dévoiler de confidentiel?
Y. F. : Je me souviens qu’un comité de sélection avait été formé, que j’agissais à titre de président du conseil de l’Institut. Il faut comprendre que je connaissais bien Rodrigue, qui avait été doyen de la Faculté des sciences de l’éducation. De mon côté, j’avais été doyen de la Faculté de droit de 1987 à 1992. Nous étions donc des collègues à la Réunion des doyens, et par la suite, quand j’ai occupé le poste de vice-recteur de l’Université de Moncton en 1997, Rodrigue était doyen. J’étais en quelque sorte son « patron académique ». Par la suite, quand je suis devenu recteur pendant 12 ans, je présidais le Sénat académique; Rodrigue était encore doyen, donc je le côtoyais au Sénat académique. Sans doute que, dans mon esprit, c’était très important d’embaucher quelqu’un qui était rattaché à l’Université de Moncton, notamment parce que cette personne aurait une meilleure capacité de saisir l’évolution de l’Institut. Aussi, pour moi, c’était important de trouver une personne de confiance parce que cet institut devrait réussir en raison de sa forte identification à l’Université. Toutes ces raisons, en plus des compétences et du champ de recherche de Rodrigue, ont joué en sa faveur.
R. L. : Je dois avouer que j’étais pas mal naïf à ce moment-là par rapport aux relations avec le gouvernement fédéral, les politiques linguistiques, etc. J’ai une formation en psychologie, pas en sociologie ou en science politique, donc j’avais beaucoup de choses à apprendre. D’ailleurs, Yvon, tu te souviendras peut-être que nous devions préparer un plan d’affaires et que, pour moi, cela signifiait plus ou moins créer une compagnie. Je t’avais dit que je n’avais aucune idée de ce qu’est un plan d’affaires!
Tu avais embauché un consultant pour le faire, mais le document ne faisait état que d’une vision, d’une mission, etc., et ne présentait aucun élément financier. Je l’ai donc réécrit parce que j’étais plus ou moins satisfait de ce que le consultant avait préparé. Ensuite, le modèle de gouvernance de l’Institut a fait l’objet de discussions. Il avait été question de distinguer la direction scientifique et l’administration de l’Institut. Les modèles proposés sont documentés dans les procès-verbaux du conseil d’administration où il y a eu des discussions sur le modèle à privilégier. Quant à moi, je n’étais pas intéressé à ce que quelqu’un élabore des projets de recherche à soumettre à Ottawa et à me retrouver dans une fonction d’exécutant. Mon poste à l’Université étant protégé, j’agissais de manière assez autonome. Je me suis prononcé sur le modèle qui m’intéressait et le conseil a accepté ma vision. Toutefois, je n’avais pas les connaissances ni l’expérience pour aller chercher des fonds auprès des organismes ou du gouvernement. Cela m’a pris un certain temps pour créer des contacts et acquérir la confiance nécessaire pour m’occuper du financement.
Il faut comprendre que, jusque-là, nous pouvions recevoir des subventions ou des fonds de dotation du gouvernement fédéral, puis dès que les documents étaient signés, il n’y avait plus tellement de comptes à rendre au gouvernement; mais avec l’Institut, il fallait vraiment être redevable à Patrimoine canadien. Il fallait rendre des comptes; aussi, je ressentais une forme de frustration parce que j’avais toujours l’impression que l’Institut faisait face à une espèce d’ingérence de la part de Patrimoine canadien, une volonté de contrôle.
Habituellement, l’Université, en ce qui concernait ses dotations, était imputable à ses conseils, pas au gouvernement, alors que l’Institut devait non seulement présenter un plan d’affaires, mais encore rendre des comptes au fédéral. Cette situation s’explique probablement du fait qu’au début des années 2000, le gouvernement fédéral s’était fait taper sur les doigts en n’exigeant pas de reddition de comptes à ceux qui avaient reçu des financements. L’Institut s’est soumis à ces nouvelles exigences, qui étaient inusitées pour une université, habituée à exercer son autonomie.
Y. F. : Pour ma part, je pouvais comparer cette situation avec celle qui avait cours antérieurement. Par exemple, quand j’étais jeune doyen à la Faculté de droit, j’avais reçu une dotation pour la création d’un institut pour l’étude de la common law en français. Une fois les fonds obtenus, le gouvernement fédéral n’a jamais posé de question. L’Université de Moncton gère encore ce fonds.
Je suis donc d’accord avec Rodrigue au sujet de la frustration face aux exigences en matière de reddition de comptes; pour nous, c’était un peu comme si Ottawa nous voyait comme des fonctionnaires relevant du sous-ministre de Patrimoine canadien.
R. L. Cela dit, je crois que mon approche aura porté fruit. Ma principale source de frustration face à Patrimoine canadien, c’était la vision de l’Institut qu’avait le représentant du ministère qui siégeait comme observateur au conseil d’administration et qui insistait pour dire que les 10 millions du fédéral ne devaient financer que l’infrastructure et le personnel de base; pour lui, la recherche devait être financée à partir d’autres fonds. Je lui demandais si c’était le rôle des entreprises privées de financer la recherche sur les langues officielles, et je lui ai dit : « Si vous n’acceptez pas de financer un certain nombre de projets de recherche, où ira cet institut? » Je me suis battu avec eux et, après cinq ou six ans, une période de vaches grasses s’est installée. Une année, je suis allé chercher jusqu’à 600 000 $ pour des projets de recherche auprès de Patrimoine canadien et d’autres organismes fédéraux, malgré les résistances que ce ministère avait d’abord exprimées.
Suite à l’élection de Stephen Harper, le gouvernement conservateur nous a mis des bâtons dans les roues. Éric le dit encore aujourd’hui : des mauvais plis se sont installés à cette époque, dont il demeure difficile de se défaire; ainsi, Patrimoine canadien ne souhaite plus, jusqu’à nouvel ordre, financer la recherche qui se fait à l’Institut, ayant même refusé d’allouer des fonds à des projets qui avaient été financés dans le passé. Par exemple, c’est moi qui ai écrit, suite au recensement de 2006, le dernier rapport sur les ayants droit bénéficiant de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés[7]. Un tel rapport était produit après chaque recensement canadien; or Patrimoine canadien a refusé de financer cet exercice pour les recensements de 2011, 2016 et 2021.
I. : Si on revient à la création du bureau qui s’occupe de la recherche sur les anglophones au Québec, comment le projet s’est-il concrétisé? Quels étaient les objectifs au départ? Quel type de travail l’Institut a-t-il réalisé en collaboration avec ce bureau? Ce travail a-t-il influencé le mandat de l’Institut, dans le contexte où cette collaboration permettait aussi de mener des recherches sur les anglophones en situation minoritaire au Canada?
Y. F. : De mémoire, cette collaboration s’est jouée non pas au niveau des rectorats, mais des groupes de recherche. C’est ainsi que nous avons pu évaluer l’opportunité de structurer une relation avec la communauté universitaire anglophone du Québec. Je me souviens d’avoir adressé des lettres formelles aux recteurs des universités anglophones du Québec afin de leur présenter l’Institut et son mandat et de m’enquérir de leur intérêt pour héberger un bureau, mais je n’ai pas reçu beaucoup de rétroaction de leur part. Je connaissais bien les recteurs de Bishop’s et de Concordia, mais l’instauration d’une collaboration ne s’est pas jouée sur le plan des relations personnelles. Elle s’est plutôt instaurée sur la base des relations entre les chercheurs et chercheuses de part et d’autre. C’est durant le processus que nous avons constaté que Concordia représentait l’établissement le plus pertinent.
R.L. Je me rappelle avoir eu un différend avec le ministère du Patrimoine canadien, qui s’attendait à ce que l’Institut soit entièrement responsable de créer une infrastructure au Québec et de la financer. J’ai un vague souvenir d’avoir eu quelques contacts préliminaires pour vérifier s’il y avait de l’intérêt envers une telle infrastructure, notamment auprès de Michael Goldbloom à McGill[8].
Y. F. Bien avant, il était avocat à Montréal. Il était président d’Alliance Québec quand j’étais président de la Fédération des francophones hors Québec dans les années 1980, donc nous nous connaissions depuis toujours. Avant de travailler à Bishop’s, il avait été editor du Toronto Star pendant plusieurs années, alors donc, c’était quelqu’un d’influent. Son père [c’est-à-dire Victor Goldbloom] a été commissaire aux langues officielles pendant des années [soit de 1991 à 1999].
Rodrigue, te souviens-tu s’il avait été impliqué dans la fondation de l’Institut?
R. L. : J’ai seulement souvenir que nous avions envoyé une lettre aux trois universités anglophones du Québec, leur offrant la possibilité d’héberger une infrastructure de recherche sur la communauté de langue anglaise au Québec qui serait associée à l’Institut de recherche sur les minorités linguistiques à Moncton. Il était clair que même si la candidature choisie serait relativement autonome, l’infrastructure demeurerait une composante de l’ICRML. De mémoire, seules Concordia et Bishop’s ont montré de l’intérêt. Je ne me rappelle plus le processus exact, mais après avoir consulté le comité des programmes et le conseil, nous avons choisi la proposition offerte par Concordia. Selon cette proposition, l’infrastructure de recherche relèverait du doyen de la formation continue, Noel Burke, et cette faculté fournirait les locaux nécessaires. Je me souviens aussi que Patrimoine canadien souhaitait que l’Institut, grâce aux fonds reçus par l’Université de Moncton, paie le salaire d’un chercheur, et que la contribution de l’université hôte consiste à fournir des locaux. Après négociation, les frais furent partagés entre l’ICRML et Patrimoine canadien. C’est Lorraine O’Donnell qui a été nommée[9] pour développer le Quebec English-Speaking Communities Research Network, ou QUESCREN[10].
Éric, est-ce que tu sais si c’est toujours le cas?
I : La situation a changé, mais tu as raison au sujet de cette époque. L’Institut fournissait 50 000 $ et adressait des demandes à Patrimoine canadien tous les deux ou trois ans. Aujourd’hui, elles sont adressées directement par le réseau QUESCREN. L’organisme peut maintenant préparer ses propres demandes de financement, ce qui a changé un peu la relation avec l’Institut et qui nous a incités à redéfinir le partenariat avec Concordia afin de le préserver, parce que ce qui fait notre force, c’est de nous intéresser aux langues officielles. Enfin, le Secrétariat aux relations avec les Québécois d’expression anglaise finance également le QUESCREN. C’est une nouvelle variable qui n’existait pas à l’époque. Cela dit, Concordia ne dispose pas d’un institut, soit d’une structure permanente. Pour cette raison, le QUESCREN doit constamment chercher des sources de financement. Mais je pense que la situation financière s’est un peu plus régularisée aujourd’hui.
R.L.. : Je dois préciser que certains aspects étaient présents dans la vision de départ de l’Institut. En relisant les procès-verbaux, je me rends compte par exemple que le besoin d’une infrastructure pour les anglophones a représenté une démarche continue sur dix ans et qu’elle est toujours en cours.
I. C’est un aspect intéressant, parce qu’il y a toujours une volonté chez certains collaborateurs – par exemple Éric Forgues – de développer davantage cette dimension; on sent d’ailleurs qu’elle est de plus en plus présente dans les récents numéros [de la revue Minorités linguistiques et société/Linguistic Minorities and Society]. Rappeler ce fait permet de faire le point sur le développement de l’Institut.
I. Rodrigue, le statut du QUESCREN a changé : il a gagné en autonomie. Ils sont davantage des partenaires de l’Institut aujourd’hui. Cela dit, le QUESCREN aimerait disposer d’un fonds au même titre que l’Institut. On remarque une évolution, mais leur situation n’est pas aussi stable que celle de l’Institut.
I. On va passer à la perspective et l’expérience de Rodrigue. Comment est arrivée cette opportunité de diriger l’Institut dans ta carrière?
R. L. : Avant de parler de moi, j’aimerais souligner que les procès-verbaux des réunions du conseil d’administration montrent bien tous les efforts qu’Yvon Fontaine a déployés pour l’Institut autour des aspects financiers – spécialement les investissements –, avec lesquels j’étais moins à l’aise; c’était une de ses forces. On constate à plusieurs reprises que c’est Yvon qui nous « dépanne », qui formule des recommandations. Tu [Yvon Fontaine] connaissais bien la firme Mercer, par exemple, que nous avons souvent embauchée pour nous conseiller.
Je travaillais sur le bilinguisme depuis 1976, même si je n’avais jamais donné de cours sur ce sujet; ce n’était pas un thème qu’on abordait à la Faculté des sciences de l’éducation, où je travaillais plutôt dans le domaine de la formation du corps enseignant. Par exemple, au début, mes recherches portaient sur l’approche du mastery learning, sur l’approche du développement de curriculum et sur des programmes d’enseignement individualisé. J’avais au cours des années orienté mes recherches sur le bilinguisme (mon domaine de formation au doctorat), sur le concept de vitalité ethnolinguistique et sur l’éducation en milieu minoritaire, sujets de la plupart de mes publications. Et quand le projet d’institut m’a été présenté par Marc L. Johnson, qui avait été nommé par Yvon pour préparer une ébauche de description de ce projet, j’ai simplement soumis ma candidature. Je finissais un deuxième mandat comme doyen de la Faculté. J’avais pris une sabbatique, ce qui facilitait une réorientation de carrière. Je pense qu’Yvon serait plus apte à se prononcer sur les raisons ayant motivé mon embauche.
Y. F. : Si tu me permets, Rodrigue, il n’y a pas de doute sur le fait que ta candidature était la plus attrayante. D’abord, je connaissais Rodrigue en raison de notre participation au Sénat académique. Même si je n’avais pas nécessairement étudié ses publications, je savais qu’il était un chercheur chevronné et qu’il avait une solide expérience administrative, ayant été à la tête de la Faculté des sciences de l’éducation durant plusieurs années. Et comme nous fondions un nouvel institut, c’était important qu’il soit dirigé par quelqu’un qui avait une bonne réputation sur le plan académique et des compétences de gestionnaire. Rodrigue m’avait averti dès le départ que les aspects financiers et les règles de gouvernance, ce n’était pas son fort. Mais puisque, moi, ce n’était pas des choses qui m’effrayaient, je peux dire que nous nous sommes bien complétés lorsque j’étais président du conseil d’administration. Je ne pense pas m’être mêlé de la gestion interne de l’Institut ni de ses valeurs, mais nous nous sommes bien complétés sur le plan administratif. De temps à autre, Rodrigue exprimait des frustrations au sujet de questions financières ou de la lenteur des développements dans la communauté anglophone du Québec, notamment du fait que ses représentants n’étaient pas toujours au rendez-vous.
Bref, je pense que Rodrigue et moi, nous avons pu bâtir une relation de confiance l’un envers l’autre.
I. Est-ce que c’était dans le sens où les anglophones au Québec étaient moins organisés à ce moment-là et moins volontaires pour travailler dans la même perspective?
Y. F. : Au départ, les anglophones étaient moins présents dans le projet. Il fallait interpeler des gestionnaires d’université parce que c’était eux qui devaient évaluer dans quelle mesure leur établissement pouvait joindre une structure telle que l’Institut, une structure qu’ils n’avaient pas imaginée, donc j’ai l’impression que, pour eux, ce n’était pas une priorité pour cette raison, ni à Bishop’s, ni à McGill, ni à Concordia. Alors, à force de travailler sur le dossier, nous avons pu nous adresser aux chercheurs, et c’est à ce moment que le projet d’un bureau pour les anglophones du Québec a commencé à se développer davantage.
J’avais l’impression que les anglophones du Québec ne pensaient pas qu’il fallait qu’ils se joignent à un groupe, en l’occurrence une minorité francophone hors Québec, pour faire valoir leurs droits. Et je crois que ça, c’était probablement assez nouveau pour eux et qu’ils se sont dit : « Nous ne faisons pas face aux mêmes problèmes, nous n’avons pas les mêmes valeurs, nous n’avons jamais travaillé avec eux. » De temps en temps, nous avons adressé ensemble des revendications politiques au gouvernement fédéral, mais la création d’un institut, c’était autre chose. Dans quelle mesure serions-nous capables d’apporter quelque chose à une communauté que nous ne connaissions pas très bien d’ailleurs? Je pense que ça aussi, au départ, ça a créé une situation où la communauté anglophone du Québec n’a pas manifesté le même enthousiasme pour la création de l’Institut que les minorités francophones hors Québec.
R.L. D’ailleurs, quand nous avons commencé à faire des démarches pour voir quels chercheurs s’intéressaient aux anglophones du Québec, il y avait souvent plus de Québécois et Québécoises francophones qu’anglophones. Tu sais, il y avait très peu d’intérêt à l’interne; cet intérêt s’est développé un peu avec la publicité faite par Lorraine, puis des personnes se sont greffées, mais ce n’était pas évident au départ. Un autre élément qui se situe avant l’obtention du financement par l’Institut est le démarchage de quelques petits groupes au Québec pour obtenir un institut de recherche sur la minorité anglophone. Je ne nommerai personne, mais nous entendions des échos de ce côté. Le problème qui se posait, c’était que si deux instituts étaient créés, l’un s’intéressant aux francophones et l’autre aux anglophones, le nôtre ne pourrait plus traiter le thème des minorités de langues officielles, puisqu’elles auraient été étudiées séparément. C’est pour ça que nous insistions toujours sur la création d’un seul institut et défendions le principe voulant que les anglophones disposent de leurs propres fonds pour mener leurs propres projets. Tu sais, cette vision a toujours été la nôtre. D’ailleurs, l’Institut ne détenait pas le monopole de la recherche francophone sur les minorités linguistiques; il y avait d’autres groupes qui s’y intéressaient, par exemple le CIRCEM [Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités] à l’Université d’Ottawa. Aussi, quand le gouvernement fédéral invitait des intervenants et des spécialistes pour discuter, par exemple lors de symposiums sur les langues officielles, nous étions un peu privilégiés parce que l’Institut travaillait sur les minorités de langues officielles et non sur une communauté en particulier. En somme, je pense que cette vision nous a probablement bien servis.
I. Le fait que l’Institut avait le mandat de se pencher sur les minorités des deux langues officielles soulève une question peut-être un peu plus générale sur la conception de la gouvernance de l’Institut qui s’est développée. Quand on consulte le plan d’affaires – le tout premier –, on relève trois défis : établir l’équilibre entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée; savoir comment nous devons mener des recherches sur la communauté francophone et aussi sur la communauté anglophone; enfin, déterminer quelles recherches sont pertinentes pour les communautés et pour les gouvernements responsables de développer des politiques publiques. Ces trois défis étaient en même temps trois objectifs et il fallait y trouver un équilibre.
Si vous voulez, nous pouvons prendre un pas de recul, puis nous attarder à ces défis. De fait, par la suite, tu [Rodrigue Landry] as trouvé une solution : tu as fait une démarche qui répondait justement à ces défis. Mais avant cette démarche, concernant la gouvernance de l’Institut, le premier plan d’affaires présente les trois modèles qui avaient été étudiés, dont un avait été retenu. Il y en a un qui proposait une codirection, soit une direction pour la recherche et une pour la promotion. Un autre modèle proposait de nommer un DG responsable de la promotion de l’Institut, dont le rôle serait de développer des partenariats et d’accueillir des projets de recherche; le directeur scientifique quant à lui s’occuperait davantage de la recherche. Le troisième modèle, celui qui a été retenu, proposait que le DG soit chargé de la recherche, puis qu’une direction administrative l’appuie dans le développement de la recherche. Comme tu l’écrivais dans le plan d’affaires, il n’y a pas de modèle parfait. Mais pourquoi en es-tu venu à la conclusion qu’il fallait adopter ce troisième modèle?
R. L. : Je pense que c’est relativement simple. Je me souviens, Yvon, que nous avions discuté à savoir s’il fallait adopter le premier modèle. Quand il m’a été présenté, je n’y voyais aucun problème, puisque j’avais mon poste de professeur à l’Université et que j’étais en prêt de service. J’ai quand même dit que ça ne m’intéressait pas que quelqu’un soit chargé d’aller chercher les subventions à Ottawa et que moi, je sois responsable d’organiser la recherche. J’avais ma propre vision des choses. Un de mes champs de recherche, c’était la vitalité ethnolinguistique; c’est plus ou moins le plus grand concept sur lequel j’ai travaillé, donc mon intérêt était de travailler selon cette vision. J’ai simplement dit au conseil d’administration que je n’étais pas intéressé par l’autre modèle [soit le premier]. Le modèle qui a été retenu, qui proposait une direction à la fois scientifique et administrative, a eu pour conséquence, Éric, que tu as été nommé au poste de directeur adjoint, un rôle davantage tourné vers certains aspects d’administration. Yvon, je pense que tu avais peut-être une autre vision de la gouvernance au début, mais par la suite ce n’était plus un problème.
Y. F. : Nous avions peut-être avancé un certain nombre de modèles, mais je crois que la chose la plus importante était de nous assurer que l’énergie de Rodrigue serait investie dans ses champs de compétence et de ne pas lui faire passer plus de temps qu’il ne fallait sur des questions administratives. L’Institut devait s’occuper de la recherche, donc on souhaitait que Rodrigue fasse avancer les projets et que des publications puissent paraître. Ces préoccupations sous-tendaient donc le choix du modèle de gouvernance, ce qui donnait raison à Rodrigue. Cumuler une direction générale administrative et une direction de la recherche aurait créé une forme de hiérarchie dans laquelle Rodrigue aurait dû travailler pour un administrateur tout en relevant le défi de bâtir un institut de recherche.
Ce modèle n’aurait pas eu plus de sens sur le plan financier; en effet, nous n’étions pas là pour bâtir une bureaucratie autour de cet institut. Je voudrais mentionner un autre élément à propos de la vision que nous avons développée concernant la capacité de l’Institut à se préoccuper ou à s’intéresser à la fois à la communauté anglophone du Québec et la communauté francophone hors Québec. Pour moi, c’est une question de perception. Je n’ai jamais eu cette conversation de manière approfondie auparavant, mais je dois dire ici qu’il y avait des chercheurs et des professeurs de l’Université de Moncton qui n’étaient pas convaincus du parallèle à faire entre les deux communautés.
La perception générale dans le milieu minoritaire francophone hors Québec était que la communauté anglophone québécoise ne formait pas une minorité et que, par conséquent, il fallait arrêter de penser que nous étions obligés d’observer ces communautés à partir d’un angle commun. Pour cette raison, plusieurs chercheuses et chercheurs de l’Université de Moncton ont douté de la mission de l’Institut. Ils ne se sont pas intéressés aux problématiques que nous étudiions. Certains ont remis en question la pertinence de la création de l’Institut et le travail qui s’y réalisait, pensant qu’il n’y avait aucune comparaison entre les réalités de la minorité francophone hors Québec à celles des anglophones du Québec. Ce n’était pas notre perception. Je pense qu’une comparaison était pertinente et que des parallèles pouvaient nourrir notre réflexion sur la réalité de ces deux communautés.
I. Rodrigue, je te relancerais là-dessus. Est-ce que tu as aussi senti qu’il y avait certaines réticences ou une certaine distanciation chez certains chercheurs, et peut-être aussi des résistances quant à l’idée de les rallier à l’Institut autour de certains projets?
R. L. : Je l’ai senti, mais pas de la façon dont Yvon vient de l’exprimer. Je ne sais pas si, par exemple, j’ai déjà perçu que des personnes exprimaient leurs résistances ouvertement. Par contre, les chercheurs et chercheuses qui travaillaient sur la francophonie s’intéressaient à des éléments qui relevaient de sa situation minoritaire particulière, mais rarement dans la perspective de la dualité linguistique reconnaissant deux minorités de langue officielle, chacune avec ces besoins spécifiques.
Nous amenions un nouveau champ de recherche : la gouvernance, les politiques publiques, etc. Je ne dis pas que personne ne s’était intéressé à ces questions auparavant, mais aucun organisme de recherche ne l’avait fait officiellement.
Au Centre d’études acadiennes, on s’intéressait à l’histoire acadienne, au CRLA [Centre de recherche sur la langue en Acadie], à des aspects sociolinguistiques – comme le fait l’Institut –, mais sous un angle très différent. Le CRLA existe toujours, mais se consacre à la sociolinguistique francophone, comme l’insécurité linguistique des francophones, par exemple. Mes propres recherches étaient similaires à celles qui s’y réalisaient, dans le sens que nous étudiions tous l’identité francophone, entre autres, mais, pour ma part, j’ai fait des recherches similaires sur les anglophones, et à cette occasion, je comparais les deux communautés.
Aucun groupe de recherche ne s’était jusqu’alors intéressé à la fois aux anglophones et aux francophones comme minorités. J’ai conclu certains articles de recherche ou même un livre sur les anglophones du Québec en disant qu’ils représentent une minorité privilégiée, une minorité qui parle la langue la plus puissante de l’humanité (Landry et al., 2013). J’ai beaucoup travaillé autour du concept d’autonomie culturelle; j’en faisais la promotion pour les communautés francophones, mais les anglophones aussi perdaient cette autonomie parce que le Québec, en se défendant comme majorité minorisée, si l’on peut dire, mettait souvent des bâtons dans les roues des anglophones, qui semblaient perdre leur autonomie culturelle. Bref, ces sujets avaient été débattus, mais personne n’avait envisagé les études sur la francophonie sous l’éclairage que l’Institut apportait.
I. Un autre défi, c’était de faire de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée.
R. L. : Quand l’Institut mettait l’accent sur la recherche fondamentale, les projets étaient soumis au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), qui nous a versé des subventions importantes pour développer des concepts scientifiques. Mais, personnellement, j’ai toujours pensé que ces subventions, bien que substantielles, ne finançaient jamais directement l’Institut. Elles pouvaient couvrir les coûts directs des projets, mais nous ne pouvions pas rémunérer les chercheurs et les chercheuses. Aussi, nous ne pouvions pas cumuler des fonds autour de ces projets; il fallait donc pour cette raison faire de la recherche appliquée, par défaut commanditée, qui nous apportait des fonds complémentaires à ceux du CRSH. Il faut être conscient ici que l’Institut ne pouvait pas simplement dépenser des fonds, mais devait s’assurer que le montant initial de la subvention du gouvernement fédéral serait continuellement bonifié en fonction du coût de la vie afin de garder sa valeur.
En tant que gestionnaire et chercheur, j’ai toujours visé un certain équilibre entre les deux. Par exemple, j’ai toujours demandé au conseil d’administration d’autoriser l’embauche à l’Institut d’un nombre de chercheuses et chercheurs supérieur à ce que les fonds autorisaient. Ceci nous permettait de travailler sur un plus grand nombre de projets subventionnés. Ainsi, les fonds de dotation demeuraient intacts; je me disais que si l’Institut comptait assez de chercheuses et chercheurs, il devenait possible d’obtenir des subventions qui allaient couvrir le salaire des nouveaux chercheurs. Je pense qu’il n’y a pas une seule année où nous avons fait face à un déficit. D’ailleurs, on disposait systématiquement de 100 000 dollars et plus de fonds de recherche, y compris ceux obtenus par le biais de recherches commanditées, qui permettaient de rémunérer nos chercheurs invités; il s’agissait ainsi de fonds dirigés vers l’Institut. Bref, en obtenant à la fois des subventions du CRSH et des IRSC et en travaillant également sur des recherches commanditées, nous atteignions un certain équilibre entre recherches appliquées et recherches fondamentales.
Il y a aussi des moments où j’étais cochercheur sur des projets CRSH, dont d’autres chercheurs étaient chercheurs principaux; nous essayions donc de collaborer de différentes façons pour favoriser le développement de l’Institut. Mais c’était tout de même un tour de force de nourrir à la fois l’intérêt pour la recherche fondamentale et la recherche appliquée. Cela dit, je tiens à ajouter que la recherche appliquée requiert aussi un background scientifique pour en justifier la pertinence. En d’autres mots, j’ai toujours réalisé des projets de recherche appliquée s’appuyant sur des concepts et des théories scientifiques; c’était donc pour moi une autre façon d’obtenir l’équilibre visé.
I. : Yvon, est-ce qu’il y avait une attente au départ voulant que le gouvernement fédéral fournisse un appui subséquent à l’Institut?
Y. F. : Je ne pense pas que c’était « dans les cartes » au moment de l’annonce du financement de 10 millions. En attribuant cette dotation, le gouvernement a contribué à créer un type d’institut dont la portée s’est montrée plus large que celle qui avait été prévue au départ. En effet, à un moment, nous avons demandé si ce fonds serait bonifié par le fédéral, mais peu après, le gouvernement a arrêté d’octroyer des subventions assez importantes pour créer des fonds en dotation. Au même moment, des règles de transparence et d’imputabilité se développaient et ça devenait de plus en plus compliqué; c’est la raison pour laquelle Patrimoine canadien a voulu garder une espèce de mainmise sur l’Institut dès le départ. J’ignore si c’est toujours le cas aujourd’hui, mais pendant les premières années, le Ministère nous incitait à faire de la recherche qui serait aussi utile dans l’élaboration des politiques publiques. Donc les besoins exprimés par Patrimoine canadien ont aussi incité l’Institut à inscrire la recherche appliquée dans sa programmation. Le Ministère voulait s’assurer que, selon la perception de sa relation à l’Institut, il apparaisse clairement que les conclusions de nos recherches concordaient avec ces besoins. Ainsi, indirectement, Patrimoine canadien nous a aidé à augmenter notre capacité financière en appuyant des recherches qui étaient utiles au fédéral, tout en complémentant la recherche fondamentale menée de manière plus autonome à l’Institut. Dès la création de l’Institut, nous savions que le financement reçu serait unique.
R. L. : Je me rappelle très bien m’être fait dire plusieurs fois que les 10 millions reçus par l’Institut étaient un financement d’infrastructure. Les fonds de recherche à proprement parler devaient provenir d’autres sources, par exemple du CRSH, mais ce type de financement ne permettait pas à l’Institut de capitaliser le fonds en fiducie. Et qui à part le gouvernement pourrait financer la recherche sur les langues officielles? Nous ne pouvions pas nous tourner vers le privé. Dans le procès-verbal d’une réunion du CA de 2007, on peut voir que Patrimoine canadien en particulier a évolué. En effet, en 2007, on a signé une entente omnibus avec Patrimoine canadien visant cinq projets sur deux ans, et l’opération nous a apporté 620 000 dollars de subventions : du jamais vu dans le financement de la recherche. Le Ministère avait réalisé que la recherche ne pouvait pas se faire s’il ne l’appuyait pas, parce qu’on ne peut pas créer une coquille, soit une infrastructure, sans financer les recherches qui doivent s’y mener, spécialement dans le domaine des langues officielles. Par ailleurs, l’Institut a aussi obtenu d’autres financements importants, par exemple de la Fondation des bourses du millénaire. On a pu ainsi mener une recherche sur tous les diplômés des écoles des minorités de langue officielle à travers le pays; Réal Allard[11] était le chercheur principal du projet (Allard et al., 2009).
Cela dit, moi, je suis un peu naïf sur le plan politique. Je n’ai pas les connaissances d’Yvon sur la manière dont la politique se passe et se brasse, mais j’ai quand même senti un énorme changement quand Stephen Harper est entré en fonction. Par exemple, la collection Nouvelles perspectives canadiennes sur les langues officielles, où l’Institut a publié des ouvrages, a été éliminée. Nous avions aussi réussi à convaincre Patrimoine canadien de financer un programme de recherche de trois ans sur les langues officielles dans le cadre des subventions du CRSH, mais ce programme a été abrogé sous Harper. On se rappelle l’ambiance qui régnait à l’époque quand le statisticien en chef de Statistique Canada a démissionné lorsque le gouvernement a aboli le questionnaire long du recensement.
I. Deux symposiums ont été organisés par le gouvernement canadien sur la recherche portant sur les langues officielles en 2008 et 2011, ce qui montre un intérêt pour le sujet, une ouverture. Mais à un moment donné, tout a changé.
R. L. : Oui, ça a changé. Ensuite, la fonction publique a cessé de financer la recherche pour la recherche elle-même, tout en continuant – ironiquement – à financer la diffusion de la recherche. Une fois une recherche terminée, on pouvait t’aider à la diffuser, mais on ne finançait pas la recherche en tant que telle. Et cette manière de faire et la mentalité qui la sous-tend ont été maintenues par la fonction publique, même après Harper. J’ai déjà mentionné le dernier rapport sur les ayants droit en éducation à partir des données du recensement de 2006 et les études dans les écoles francophones hors Québec et les écoles de langue anglaise au Québec; aucun financement ne permet de faire avancer ces recherches, alors qu’elles sont très importantes pour les communautés en situation minoritaire, car elles montrent comment évoluent les droits linguistiques et les enfants des ayants droit. Pendant un temps, cette recherche était financée par Patrimoine canadien, mais cet appui a cessé tout d’un coup. C’est un bon exemple du désintéressement pour la recherche de la part du gouvernement.
J’ai assisté récemment à la présentation de la nouvelle Direction générale des langues officielles; j’y ai perçu un intérêt pour renouveler le financement de la recherche. Je dois dire que, pour ma part, j’ai connu les meilleures années en tant que directeur général de l’Institut en ce qui a trait à l’obtention de fonds de recherche. Pour Éric, ça a été beaucoup plus difficile.
I. Quelle était la réponse de Patrimoine canadien quand on refusait de financer les projets de recherche?
R.L. : La réponse de Patrimoine canadien était très claire : le ministère avait décidé de ne plus financer la recherche. Je m’en souviens, même si c’était Éric le directeur à cette époque.
Nous l’avons déjà mentionné, Patrimoine canadien avait financé une étude réalisée dans les écoles anglophones et francophones; cela a donné lieu à la publication de deux livres qui traitaient des diplômés des écoles des minorités de langue officielle (Landry et al., 2010; Landry et al., 2013). La recherche a été menée en 2006, puis quand nous avons demandé d’y donner suite une décennie plus tard, en 2016, Patrimoine canadien n’a montré aucun intérêt à appuyer ce projet. Il s’agit pourtant des travaux dont les résultats ont été beaucoup lus et utilisés. Nos analyses ont même montré que, dans certaines régions du Québec, seulement 29 % des enfants inscrits dans les écoles anglophones avaient l’anglais comme langue maternelle. Les autres étaient tous francisés et même leur identité était francodominante. Je parle ici des régions qui étaient à forte majorité francophone, où on notait des changements. En d’autres mots, là où ils sont très minoritaires, les jeunes anglophones vivant au Québec ne sont pas tellement différents des jeunes francophones hors Québec. Les données de ces recherches nous ont permis de tester des modèles théoriques qui montrent que les mêmes facteurs sociolinguistiques expliquent la construction identitaire des jeunes anglophones et celle des jeunes francophones (Landry et Allard, 2016). Mais l’intérêt de la part du gouvernement pour financer des mégaprojets ne semblait plus être ce qu’il a jadis été.
Dans un article que j’ai écrit pour le cinquantième anniversaire de la Loi sur les langues officielles (Landry, 2021), j’analyse justement les conséquences de ce manque d’intérêt dans le financement de la recherche sur les langues officielles de la part du gouvernement fédéral. J’ai essayé d’être objectif devant tout ça, parce que c’était quand même un article évalué par les pairs; mais j’ai identifié des projets que le gouvernement ne finançait plus [dans le domaine des langues officielles] et j’ai intégré à mon analyse le concept d’aménagement linguistique. On ne peut pas seulement établir des plans d’action ou des feuilles de route pour les langues officielles. Par exemple, j’ai toujours trouvé que la discussion autour des plans d’action porte essentiellement sur les sommes qui seront distribuées et sur les programmes qui seront ou non financés. On ne s’est jamais véritablement préoccupé d’aménagement linguistique. Je ne suis pas un spécialiste de cette question, mais je sais que, lorsque la vitalité d’une langue diminue, seul un véritable projet d’aménagement linguistique peut aider à comprendre sa réalité et contribuer à sa revitalisation; on ne peut pas comprendre cette réalité, déterminer les objectifs à partir desquels il faut travailler, mesurer les progrès réalisés, etc., sans un véritable projet d’aménagement linguistique fondé sur la recherche. C’est ce que j’avance dans mon article.
I. : Quand tu as fait des recherches qui répondaient à des besoins de la communauté ou du gouvernement, as-tu senti une bonne réception, une écoute chez les différents acteurs? Est-ce que tu sentais que l’Institut jouait bien son rôle?
R. L. : Je pense que oui. D’ailleurs, j’ai lu dans un procès-verbal du comité des programmes [de l’Institut] que quelqu’un avait suggéré que le QCGN [Quebec Community Groups Network] et la FCFA [Fédération des communautés francophones et acadienne] deviennent membres du comité, mais cette proposition n’a pas été retenue parce que ce partenariat n’était pas mentionné dans l’entente de financement; nous les avons néanmoins invités comme membres observateurs. Dès que l’Institut a été davantage connu, nous avons réalisé qu’il était vu comme un organisme menant des recherches sur des questions qui intéressent les communautés. D’ailleurs, plusieurs des recherches réalisées par l’Institut le furent à la demande de la communauté et parfois financées par des fonds obtenus par des représentants de la communauté. On voyait l’Institut de plus en plus comme un joueur important. Cette vision est formulée dans le même procès-verbal par un membre du gouvernement qui représentait Patrimoine canadien au conseil.
Par contre, je ne sens pas que l’Institut et les communautés étaient toujours sur la même longueur d’onde : parfois, suite à ses analyses, l’Institut formulait des propositions visant à enrichir la vitalité des communautés, mais les communautés voyaient la situation autrement. Par exemple, j’ai toujours insisté pour mettre l’accent sur la petite enfance et le besoin d’inscrire ces enfants dans les écoles de la minorité comme étant le fondement de la vitalité linguistique d’une communauté minoritaire. Mais parfois, probablement pour assurer le financement dans tous ses secteurs d’activité, je sentais que la communauté voyait la petite enfance simplement comme un secteur parmi d’autres.
Y. F. : L’Institut n’a jamais été conçu comme un organisme sous-traitant, mais plutôt comme un organisme capable d’aller chercher du financement pour conduire des recherches sur de vrais enjeux de politiques publiques qui, selon nous, auraient dû préoccuper le gouvernement. Patrimoine canadien avait perdu la capacité de faire de la recherche interne en raison des coupes budgétaires. C’était donc une réalité que la fonction publique ne pouvait plus assurer de veille sur le respect de ses obligations face aux communautés minoritaires. Par la suite, non seulement cette capacité n’a pas été rebâtie, mais les fonctionnaires se sont désintéressés de ces questions.
Je ferais les parallèles suivants : aujourd’hui, au ministère de la Justice du Canada, des spécialistes réalisent des veilles extraordinaires sur le partage des pouvoirs entre les provinces et le gouvernement fédéral; à Santé Canada, des recherches sont menées de manière continue parce que la question de la santé est une question fondamentale, une question constitutionnelle. Or l’existence des communautés linguistiques au Canada, le respect et la promotion des minorités sont aussi des éléments fondamentaux dans la structure de la constitution canadienne. Selon moi, l’absence de veille sur ces questions, c’est dramatique. Alors, si j’étais assis dans vos sièges aujourd’hui, je signalerais ce point très fortement, je mettrais au défi Patrimoine canadien. On a à l’esprit la constitution du Canada de 1982, 1993 en ce qui concerne le Nouveau-Brunswick [c’est-à-dire l’ajout de l’article 16.1 à la Charte canadienne des droits et libertés qui reconnaît des communautés de langue officielle au Nouveau-Brunswick]. Ce n’est donc pas uniquement aux communautés d’assurer que leurs droits soient respectés et elles ne sont pas seules responsables d’en faire la promotion. Ce sont des obligations de l’État. Si Patrimoine canadien ne veut pas s’occuper de la veille à ce sujet, le gouvernement devrait s’assurer qu’il y ait du financement pour que d’autres le fassent pour lui. Pour moi, ce n’est pas une option, c’est une obligation fondamentale. Aussi, je crois que c’est un message qu’il faudrait envoyer en soulignant le 20e anniversaire de l’Institut. Oui, c’est un petit outil parmi beaucoup qui auraient dû exister; il a vécu des bas et des hauts. Mais à l’heure actuelle, on a l’impression que l’État ne s’intéresse pas beaucoup à la veille quant au respect de droits si fondamentaux et au sujet desquels nous tentons de poursuivre la recherche.
R. L. : Yvon a raison : il est temps que les obligations de Patrimoine canadien soient mises en évidence. Il doit baser ses plans d’action à l’égard des langues officielles sur des résultats de recherche, puis proposer une forme d’aménagement linguistique assorti d’objectifs précis.
I. En terminant, quel bilan faites-vous des premières années de l’Institut?
R. L. Je trouve qu’il y a des domaines dans lesquels l’Institut a joué un rôle important, même crucial. Par exemple, il n’y aurait pas eu d’enquête postcensitaire en 2006 sur les minorités de langue officielle si l’Institut ne l’avait pas recommandée. C’est moi qui avais convaincu Patrimoine canadien de l’importance de cette enquête; il est d’ailleurs souligné dans l’un des procès-verbaux du conseil d’administration de l’Institut que Patrimoine a approuvé cette enquête et que 6 millions y ont été investis. Ensuite, concernant le programme du CRSH qui a seulement duré trois ans : à mon souvenir, 3 millions avaient été investis pour la recherche sur les minorités de langue officielle. Sans les initiatives de l’Institut, ce programme, par ailleurs abrogé à l’arrivée du gouvernement conservateur, n’aurait peut-être pas été instauré.
La création d’un CDR [Centre de données de recherche de Statistique Canada] à l’Université de Moncton a été une autre initiative de l’Institut. Le CDR s’est montré, par exemple très utile au moment d’analyser les résultats de l’enquête postcensitaire. Bien sûr, dans ma grande naïveté, j’aurais voulu instaurer un CDR semblable à celui de l’Université de Toronto, mais l’Université de Moncton n’avait pas les ressources pour mener ce genre de recherche. Très peu de chercheurs utilisant des méthodes quantitatives à l’Université de Moncton auraient pu analyser les données des enquêtes de Statistique Canada. Cela dit, ce CDR existe toujours, mais il constitue maintenant un satellite de l’Université du Nouveau-Brunswick parce que les activités de recherche de l’Université de Moncton à partir de ces enquêtes ont été jugées insuffisantes par Statistique Canada pour maintenir un centre autonome.
Enfin, n’eussent été les initiatives de l’Institut, le réseau anglophone [soit le Quebec English-Speaking Communities Research Network ou QUESCREN] n’aurait pu être créé. En gros, je peux dire que j’ai fait de mon mieux. Je voyais déjà les subventions du gouvernement s’amoindrir dès les années 2011-2012; aussi, j’étais épuisé quand j’ai décidé de prendre ma retraite en 2012. Je pense que l’Institut est entre de bonnes mains depuis qu’Éric a pris la relève et je lui fais entièrement confiance. Je ne peux pas dire que je n’ai pas réalisé la plupart de mes objectifs. Règle générale, je pense que je suis satisfait des progrès qui ont été faits, mais je ne peux pas envisager ce bilan seulement sous l’angle de mon travail, car l’Institut n’est pas une oeuvre terminée.
I. Quand vous prenez votre retraite en 2012, c’est aussi l’année où la revue publie son premier numéro. Pouvez-vous dire quelques mots sur le contexte de la création de la revue? C’était quand même innovant d’être en libre accès dès 2012.
R. L. : Il était question de créer une revue depuis la fondation de l’Institut, peut-être dès 2005. Par la suite, les documents conservent la trace de débats sur la manière de la financer. On ne voulait pas d’une revue par abonnement, parce que nous savions qu’un nombre insuffisant de chercheuses et chercheurs s’y intéresserait en raison du petit nombre de chercheurs dans le domaine. Notre modèle était l’International Journal of the Sociology of Language. À l’instar de cette revue, on a rejeté une structure par volume annuel, préférant plutôt une structure plus libre, permettant de publier des numéros selon les dossiers qui se présentent. Pour nous, la parution d’un tel nombre de numéros par année, ce n’était pas important; ce qui l’était, c’était la qualité. Je pense que la structure que nous avons choisie fonctionne bien. Il y a sûrement des améliorations à apporter, mais le concept a évolué graduellement. Enfin, nous avions fait un sondage pour tenter de prendre le pouls de la communauté des chercheuses et chercheurs.
Y. F. : J’ai toujours pensé que les dix premières années de l’Institut, celles durant lesquelles j’y ai été étroitement associé, furent une expérience globalement positive. Si 2012 est l’année de la retraite de Rodrigue, c’est aussi celle où j’ai terminé mon mandat comme recteur. C’est pour cela aussi que je ne t’ai pas connu, Éric, depuis que tu es à la direction de l’Institut.
En rétrospective, quand je regarde les vingt ans de l’Institut, je suis plutôt satisfait qu’il ait été un institut à l’Université de Moncton plutôt que de l’Université de Moncton. Il se compare tout à fait aux autres instituts de recherche qu’a hébergés et qu’héberge toujours cet établissement. Nous avons bâti cet institut et je suis très fier de vous.
Appendices
Notes
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[1]
Claudette Bradshaw, députée libérale de la circonscription de Moncton-Riverview-Dieppe de 1997 à 2006. Elle était alors ministre du Travail sous le gouvernement libéral de Paul Martin.
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[2]
Donald J. Savoie, auteur de nombreux ouvrages sur l’administration et les politiques publiques, professeur à l’Université de Moncton et fondateur de l’Institut canadien de recherche sur le développement régional, qui porte aujourd’hui son nom.
-
[3]
Député de Hull-Aylmer de 1997 à 1999, il était également, sous le gouvernement libéral de Jean Chrétien, ministre responsable de l’Infrastructure.
-
[4]
Professeure émérite de l’École d’études politiques de la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa, elle y fut également titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques. Elle a été directrice régionale de l’AUF Amériques et est aujourd’hui professeure à l’Université de l’Ontario français.
-
[5]
Marc L. Johnson, sociologue et président du cabinet de consultants Socius, auteur ou coauteur de plusieurs publications sur les minorités de langue officielle au Canada.
-
[6]
Appelée aujourd’hui l’Association des universités et collèges de la francophonie canadienne.
-
[7]
L’article 23 reconnaît et précise le droit des citoyens canadiens de recevoir leur éducation dans la langue de la minorité. Voir le rapport de Rodrigue Landry (2010) sur le dénombrement des enfants des ayants droit francophones suite au recensement de 2006.
-
[8]
Avocat de profession, il fut éditorialiste pour la Montreal Gazette, puis oeuvra à la direction du Toronto Star. Président d’Alliance Québec au milieu des années 1980, il dirigea par la suite les YMCA de Montréal, avant de diriger le Bureau des relations gouvernementales et des affaires interinstitutionnelles de l’Université McGill. En 2008, il devient principal, puis vice-chancelier de l’Université Bishop’s. Il est intronisé à l’Ordre du Canada en 2013; en 2018, il est nommé président du conseil d’administration de CBC/Radio-Canada pour un mandat de cinq ans.
-
[9]
Toujours chercheuse associée au QUESCREN, l’historienne Lorraine O’Donnell est responsable de ses opérations depuis 2008. Elle est professeure adjointe à la School of Community and Public Affairs de Concordia depuis 2015.
-
[10]
Fondé en 2008 et toujours en activité, le QUESCREN, hébergé par la School of Community and Public Affairs de l’Université Concordia, promeut une meilleure connaissance des communautés minoritaires de langue anglaise du Québec. L’ICRML est partenaire de ce réseau et siège par ailleurs à son conseil consultatif.
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Directeur honoraire de la revue Minorités linguistiques et société/Linguistic Minorities and Society, Réal Allard fut professeur associé à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Moncton, directeur et chercheur associé au Centre de recherche et de développement en éducation de la même université et chercheur associé à l’ICRML.