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Bien que le concept d’innovation sociale remonte au XVIIIe siècle (Moulaert et al., 2007), le champ d’études sur le phénomène ne commence à réellement prendre du poids qu’à partir des travaux de Schumpeter (1909; 2013) sur l´innovation. Elle était néanmoins associée aux dynamiques productives, technologiques et économiques des cycles économiques. Les deux dernières décennies ont donné lieu à un renouvellement des travaux sur l’innovation sociale, notamment pour en comprendre l’inscription sociopolitique. A partir des années 2000, le concept est devenu un objet d’analyse à part entière, non seulement dans le milieu de la recherche académique, mais aussi parmi les acteurs socio-économiques. Ont été développés dans ce sens plusieurs courants théoriques et même paradigmes d’analyse par des auteurs issus des pays dits du Nord et du Sud (Andion et al., 2017; Cajaiba-Santana, 2014; Howaldt et al., 2018, 2019; Lévesque, 2014; Montgomery, 2016; Nicholls et al., 2015; Phillips et al., 2015; Pol & Ville, 2009).

Désormais, le débat scientifique va au-delà des expérimentations menées dans le cadre d’initiatives produisant des innovations sociales. Il montre que ces innovations sociales font partie intégrante des politiques de développement durable ainsi que de relance économique. Elles sont des vecteurs de renforcement des politiques publiques, en étant en mesure de produire des réponses pour promouvoir des territoires plus résilients et réduire les inégalités sociales dans les régions, dans les pays, et entre les pays dits du Nord et du Sud.

En outre, cet intérêt est encore renforcé avec les différents types de crises récentes qui interrogent la durabilité des systèmes capitalistes néolibéraux prévalant actuellement. Nous en soulignons deux. La première est la crise écologique : elle se manifeste notamment par le réchauffement climatique, par l’épuisement de la biodiversité et des ressources naturelles[1], et par la pollution des différents milieux (aérien, maritime, terrestre). La seconde est économique : les dernières décennies ont clairement mis en exergue les limites des politiques économiques néolibérales, issues du « consensus de Washington », qui ont contribué à accroître les inégalités entre les pays dits du Nord et du Sud et, souvent, en leur sein. En privilégiant la recherche d’un avantage concurrentiel, elles reposent avant tout sur l’exploitation des ressources suivant une logique de marché dérégulé ainsi que sur la stimulation de l’innovation économique (souvent technologique), n’apportant souvent (au mieux) que des solutions ponctuelles à des problèmes sociaux. Ces deux types de crise peuvent, par ailleurs, se cumuler, comme l’a montré la récente crise mondiale de la COVID‑19, dont l’origine et l’ampleur mêlent, selon de nombreux experts, des facteurs aussi bien écologiques qu’économiques. Elle a aussi eu pour effet une remise en cause les chaînes de valeurs internationales tout en révélant des fractures sociales, se manifestant notamment au travers de la répartition inégalitaire des formes graves de maladie, des inégalités d’accès aux vaccins, des différences notables dans les taux de mortalité en fonction de l’environnement social, ou de l’accroissement des inégalités de revenu[2].

Face à ces crises, l’innovation sociale apparaît comme une voie d’investigation d’autant plus prometteuse pour tenir compte des enjeux de développement durable auxquels nos économies sont confrontées. La question centrale de ce numéro spécial de la revue Management International est alors : comment ces innovations sociales sont-elles produites à l’ère de la créativité et du numérique ? Pour y répondre, nous proposons dans cet article introductif de revenir, dans un premier temps, sur ce que l’on entend par « innovation sociale », pour, dans un second temps, développer les trois grandes réponses développées dans ce numéro pour mieux comprendre leur production.

L’innovation sociale : une production spécifique

L’innovation sociale est un concept à part entière, qui n’est pas à considérer comme une déclinaison supplémentaire de l’innovation économique, souvent comprise en creux comme étant avant tout technologique. De plus, elle convoque une conception particulière de sa production, car elle se nourrit des idées créatives des acteurs socio-économiques, qui sont eux-mêmes encastrés dans une réalité sociale, économique et écologique spécifique, ou ce que l’on appelle « un territoire créatif ».

Cadre de définition de l’innovation sociale

Les innovations sociales sont définies par de nombreux auteurs comme des initiatives émergeant d’expérimentations promues par différents acteurs sociaux en réponse à des problèmes sociaux (Andion et al., 2017; Moulaert, 2009; Richez-Battesti et al., 2012; Roundy, 2017). Elles se retrouvent dans des domaines divers et leur rapport avec l’innovation technologique va au-delà des dimensions matérielle, productive et économique. En effet, les innovations sociales sont liées aux rapports sociaux, ce qui conduit les acteurs à procéder à leur transformation pour mieux répondre à des problèmes souvent complexes car résultant de crises multiples superposées dans les territoires. Plusieurs caractéristiques apparaissent comme centrales quand il faut définir le concept.

Tout d’abord, il convient de rappeler que ces innovations sociales visent à répondre de manière originale à des besoins sociaux particuliers. Par exemple, dans le cas de la mobilité des personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale, les réponses peuvent être la création d’un service de transport de personnes âgées et/ou handicapées entre leur domicile et leur lieu de prise en charge (Muller et al., 2023), ou bien celle d’un garage solidaire destiné à rendre possible l’achat et la réparation de voiture à des personnes démunies (Dutertre et al., 2013).

Ensuite, ces innovations sont associées à des processus d’expérimentation menés en réseau et sont ancrées dans les arènes publiques. Elles ont dès lors un impact sur les politiques publiques et les dynamiques territoriales (Manoel & Andion, 2023). C’est ainsi que les innovations sociales peuvent se retrouver intégrées dans les initiatives de revitalisation de territoires défavorisés. Par exemple, il peut être question d’initiatives créatives comme le développement d’une cité du cirque à Montréal (Tremblay & Pilati, 2013), ou la création à San Carlos de Bariloche (Argentine) d’établissements de formation tenant compte des besoins spécifiques des populations concernées (Younes et al., 2019). Un autre exemple d’expériences dites en réseau concerne le développement de monnaies locales : la Chiemgauer en Bavière (Allemagne), la Bristol Pound au Royaume-Uni, la Palmas à Fortaleza (Brésil) ou encore l’Eusko au Pays basque français. Ces initiatives, habituellement portées par des groupements de citoyens, contribuent à créer et à promouvoir le développement de nouvelles chaînes de valeur, ainsi que de nouveaux liens sociaux et de solidarité au sein d’un territoire d’habitation (Bayon & Servet, 1999; Blanc, 2018; Whitaker et al., 2015).

Enfin, les innovations sociales sont clairement différentes des autres types d’innovations, économiques, habituellement étudiées dans la littérature scientifique (innovations technologiques, organisationnelles et sur les modèles économiques). Dit autrement, il ne s’agit pas de simplement « ajouter » l’adjectif « social » au substantif « innovation ». Il s’agit d’un groupe nominal où les deux termes sont indissociables pour deux raisons au moins. Premièrement, l’objectif principal de l’innovation sociale ne concourt pas à la recherche d’un gain économique aux sens marchand (c’est-à-dire la recherche d’un avantage concurrentiel) ou organisationnel (c’est-à-dire l’amélioration de l’efficacité ou de l’efficience dans le fonctionnement d’une organisation). L’innovation sociale vise une amélioration sociale, telle que la réduction des inégalités et sociétés plus inclusives, la promotion du lien social, etc.

Deuxièmement, du fait de leur nature, la production des innovations sociales implique de nombreux types de parties prenantes. Ainsi, les utilisateurs et bénéficiaires sont impliqués non seulement durant les phases d’analyse du besoin, mais aussi, très souvent, dans la production de la réponse à ce besoin (conception, développement et mise en oeuvre). Ce type de parties-prenantes est alors vu comme étant proactif et créatif. Ces deux spécificités interrogent, toutefois, l’applicabilité des principaux modèles de production des innovations, et, en particulier, le modèle de l’innovation ouverte (Chesbrough, 2003), car les écologies politiques et les réalités sociales locales des besoins à instruire s’avèrent consubstantielles aux innovations sociales, d’où la nécessité d’adopter une approche dite encastrée (Polanyi, 1944; Swedberg, 2005).

Tenant compte des caractéristiques centrales des innovations sociales, une littérature récente met l’accent sur la créativité, et plus particulièrement, les processus créatifs pour comprendre et étudier leur production (voir, entre autres, André et al., 2009; Muller, 2021; Mumford, 2002; Nussbaumer & Moulaert, 2004; Tremblay & Pilati, 2013).

Une approche des processus créatifs par le modèle du territoire créatif

Le territoire créatif est un modèle issu des travaux de Richard Florida, développé par Patrick Cohendet et Laurent Simon (Cohendet et al., 2011; Florida, 2005). Il postule que les processus de créativité collective au sein d’un territoire dépendent de la capacité des acteurs en présence à développer et à faire interagir différents niveaux au sein des systèmes socioéconomiques (Cohendet et al., 2014; Grandadam et al., 2013)[3]. Les trois niveaux retenus sont les suivants.

Le premier est l’underground. Il correspond au niveau de la créativité individuelle. Ce niveau est peuplé de citoyens et de citoyennes (qu’ils appartiennent ou non à la classe créative) laissant libre cours à leur imagination pour former, à leur niveau, des idées visant à résoudre des problèmes auxquels ils sont individuellement confrontés, voire à porter en germe de nouvelles utopies. Ce niveau est le lieu de « la créativité dans les garages ». Toute recherche de valorisation économique y est donc absente.

Le deuxième mentionné est à voir comme organisationnel et institutionnel. C’est l’upperground : il est le niveau au sein duquel les idées créatives trouvent une application économique, soit par le biais des marchés, soit dans un cadre organisationnel. Ce niveau est constitué des institutions « formelles », tels que les marchés, les firmes, qu’elles soient grandes et / ou réputées, ou encore les pouvoirs publics.

Le middleground est le dernier niveau identifié. Il forme un niveau intermédiaire entre l’upperground et l’underground. Il désigne le niveau de transition au sein duquel les idées créatives de l’underground sont partagées, testées, sélectionnées et développées en vue d’une mise en application au sein de l’upperground. Ce niveau voit coexister différents types d’acteurs collectifs formant des « espaces organisationnels » (communautés de pratiques et épistémiques, associations de fait ou enregistrées…). Ces acteurs collectifs se rencontrent dans des lieux de natures diverses : tiers lieux et cafés, lieux dédiés aux pratiques artistiques (salles de concerts, lieux d’expositions), espaces de coworking, etc. Les idées de l’underground sélectionnées y font ensuite l’objet d’améliorations et d’enrichissement dans le cadre d’événements et de projets.

Aujourd’hui, Nous constatons aussi que les processus créatifs au sein de ces systèmes socio-économiques reposent de manière croissante sur l’usage d’outils et de plateformes numériques (réseaux sociaux, blockchain, modèles d’intelligence artificielle, etc.), entre autres pour collecter des idées créatives auprès des différents acteurs (Brunet & Cohendet, 2022; Mehouachi et al., 2017)[4].

Si le modèle du territoire créatif apparaît comme porteur de nouvelles pistes d’investigation des processus de production des innovations sociales, il a, jusqu’à présent, essentiellement adressé des problèmes de développement économique des territoires. Il n’a que peu abordé des questionnements d’ordre social et politique, comme l’inclusivité des trajectoires de développement économique, la participation des populations locales (et, en particulier, les populations les plus vulnérables) ou encore la question de l´interface entre les innovations sociales et les transformations plus larges, en termes de politiques et d’action publiques.

Ce numéro spécial contribue à réduire ce manque de recherches, que ce soit, par exemple, à travers l’étude du développement et de la mise en oeuvre du dispositif Start-Up de Territoires (article de Romain Slitine, Didier Chabaud et Nadine Richez-Battesti), le travail relatif aux plateformes numériques de mobilisation citoyenne (article de Muge Ozman et Cédric Gossart) ou encore l’analyse des processus de transformation des pratiques de gouvernance publique (article de Koussila Bedrane-Makhlouf et Youssef Errami). Au final, cette approche de la production des innovations sociales par la créativité met en exergue trois dynamiques à l’oeuvre, qui sont étayées dans la partie suivante à l’aide des huit articles qui composent ce numéro spécial[5].

Les dynamiques d’encastrement, technologiques et organisationnelles à l’oeuvre pour produire des innovations sociales

Les contributions formant ce numéro permettent de mettre en avant trois grandes réponses permettant d’instruire notre question centrale « comment ces innovations sociales sont produites à l’ère de la créativité et du numérique ? ». Premièrement, la production des innovations sociales est, par essence, encastrée dans des contextes économiques, sociaux, institutionnels, politiques et écologiques particuliers. Deuxièmement, les technologies et, en particulier, les technologies numériques constituent un moyen important dans la production des innovations sociales. Mais ces technologies ne sont pas uniquement des outils techniques, car leur mise en oeuvre provoque d’importants changements dans les rapports sociaux. Troisièmement, pour être effective, la production des innovations sociales est associée à des dynamiques organisationnelles qui sont à comprendre au travers de changements significatifs dans les interactions sociales.

La production de l’innovation sociale sous l’angle de l’encastrement

Une compréhension fine des processus de production des innovations sociales met en jeu de manière fondamentale la notion d’encastrement. Cependant, à rebours de l’approche en termes de capital social promue par Granovetter (1985) ou Coleman (1988), les contributions de ce numéro spécial insistent sur le fait que les processus de production des innovations sociales mettent en jeu des dynamiques d’encastrement dans le sens polanyien du terme (Nowak & Raffaelli, 2022). En effet, une hypothèse sous-jacente importante parcourant trois des articles sélectionnés repose sur le fait que les phénomènes économiques et managériaux décrits ne peuvent être pleinement compris que si l’on tient compte de leurs dynamiques d’encastrement dans des contextes non seulement sociaux, mais aussi institutionnels, politiques, économiques et écologiques particuliers (Zukin & DiMaggio, 1990).

Au travers de l’étude de la mise en oeuvre du dispositif Start-Up de Territoire sur le territoire Isérois, l’article de Romain Slitine, Didier Chabaud et Nadine Richez-Battesti met en avant le rôle fondamental d’intermédiation du groupe Archer dans le succès dudit dispositif. Néanmoins, les auteurs montrent de manière convaincante et détaillée que l’efficacité de ce rôle d’intermédiation dépend essentiellement de l’encastrement du groupe Archer au sein de plusieurs niveaux. Concernant l’underground et le middleground, le groupe montre son encastrement social en vue de développer un lien fort avec les individus porteurs d’initiatives. Concernant l’upperground, l’encastrement économique, institutionnel et politique du groupe facilite la mobilisation des pouvoirs publics, aussi bien à un niveau local qu’extra-local.

Deux autres articles nourrissent l’hypothèse susmentionnée. Pour le premier, Céline Merlin-Brogniart compare les stratégies de développement de quatre réseaux d’innovation sociale. Elle montre que les différentes stratégies de développement et de mobilisation de réseaux d’innovation sociale dépendent du type et des spécificités du besoin social identifié, ainsi que de leur encastrement institutionnel au sein des territoires. Elles passent, soit par la mobilisation de réseaux existants autour d’expérimentations ad-hoc, soit par une initiative à l’instigation des pouvoirs publics en vue d’encourager la conception et la mise en oeuvre d’innovations sociales. De ce point de vue, nous retrouvons bien le sens des dynamiques d’innovation : provenant de l’underground, dans le cas des expérimentations ad-hoc, ou de l’upperground, dans le cas des initiatives encouragées. Pour autant, l’article souligne les limites respectives de ces dynamiques, en termes de capacité à s’encastrer sur les plans institutionnel, politique ou social (Muller, 2021). Pour sa part, l’article de Koussila Bedrane-Makhlouf et Youssef Errami se concentre plus particulièrement sur l’upperground : les auteurs s’intéressent plus particulièrement à la capacité transformative des innovations sociales sur les modes de gouvernance publique au niveau local. À l’instar de l’article précédent, il compare différents cas, suivant que les innovations sociales soient à l’initiative de la sphère privée ou du secteur public, et selon que l’idée émane du secteur public, et est mise en oeuvre par la sphère privée.

Ces deux derniers articles mettent en avant que l’encastrement institutionnel des innovations sociales implique une transformation institutionnelle, comprenant de manière spécifique un changement des modalités de gouvernance publique. Cependant, les auteurs montrent que cette portée transformative dépend du type d’acteur à l’initiative de l’innovation sociale. La puissance publique peut endosser différents rôles : il peut accompagner, déléguer ou prendre le leadership pour transformer les modalités de son exercice.

De manière plus globale, nous retenons de ces trois premiers articles une triple réponse à notre question principale « comment produire des innovations sociales ? ». Premièrement, les porteurs de projets maintient la dimension transformative de leurs innovations sociales en exploitant adéquatement les différents processus d’encastrement. Deuxièmement, les relations, les interactions et les connexions entre les acteurs et les secteurs sont essentielles pour permettre la production d’innovations sociales en différents écosystèmes d’innovation sociale (Alijani et al., 2016; Andion et al., 2020). Pour y parvenir, la gouvernance publique et la gestion de son interface avec les innovations sociales sont à prendre en compte, afin que les dynamiques de gouvernance soient prioritairement des soutiens et non des obstacles à ces dernières. Troisièmement, les innovations sociales génèrent une expérimentation de la démocratie. Elles peuvent dès lors participer au développement de formes plus collaboratives de gouvernance publique (Andion, 2023). Ceci implique de considérer les interactions entre le social et l’Etat, mais aussi les relations entre l’innovation sociale, d’une part, et, d’autre part, la gestion publique et les politiques publiques. A notre connaissance, ce sujet est encore peu traité dans la littérature sur l’innovation sociale et le management public.

Les outils numériques en tant que communs dans la production des innovations sociales

La deuxième grande réponse que ce numéro spécial apporte à notre question concerne le rôle joué par les outils numériques, et, par-là, la technologie dans la production des innovations sociales. Et ce rôle est original. En effet, la littérature en économie et management de l’innovation tend à traiter l’introduction de nouvelles technologies selon une approche téléologique : elles sont une fin en soi, par exemple, en tant que canal de distribution pour répondre à la demande de clients. Ce numéro spécial montre, quant à lui, que les outils numériques sont des moyens et contribuent à une autre finalité, qui est la production d’innovations sociales, de transformations dans les rapports sociaux et de réponses aux problèmes sociaux et publics.

À cette fin, la lecture des articles nous amène à dire que les outils numériques sembleraient être appréhendés comme des communs, au sens d’Ostrom. Un commun y est défini comme un mécanisme de gouvernance collective sur un bien ou une ressource partagée qui demande une distribution entre les différentes parties prenantes des droits de contrôle et de gestion sur cette dernière (Coriat, 2011; Zimmermann, 2020). Les communs peuvent toucher tout type de bien et de ressource. Ils sont parfois tangibles comme des ressources hydriques ou forestières (Ostrom, 1999)who will not cooperate to overcome the commons dilemmas they face; (b ou des locaux (Eynaud & Laurent, 2017). Ils peuvent aussi être intangibles comme des signes de qualité (Belletti et al., 2017). Parmi ces derniers, Hess & Ostrom (2007) se sont intéressées en particulier aux communs de connaissances. Se distinguant par leur non-rivalité, issue des propriétés particulières des connaissances par rapport à des biens et ressources naturels, tangibles par nature, ils se caractérisent par leur objectif, dirigé vers l’agrégation des informations, connaissances et idées (Sirois et al., 2022). Or, il s’agit là d’une caractéristique typique des plateformes numériques, qui sont ici étudiées dans les articles de Müge Ozman et Cédric Gossart d’une part, et de Gilles Baille et Charlotte Caire d’autre part. Un objectif de ces articles est de caractériser certaines propriétés des plateformes afin de mieux comprendre leur contribution à la production des innovations sociales.

Plus particulièrement, l’article de Müge Ozman et Cédric Gossart s’intéresse aux stratégies de mise à l’échelle d’initiatives d’innovations sociales numériques par l’usage de plateformes numériques. À cette fin, il est effectué une analyse statistique exploratoire d’un échantillon de 189 plateformes d’engagement citoyen. Les analyses révèlent trois types de stratégies de mise à l’échelle, qui peuvent être éventuellement combinées : la réplication de la solution, le changement institutionnel au niveau de l’upperground, et le soutien à l’amplification des mobilisations locales. Ces stratégies mettent dès lors en avant différentes modalités d’exploitation des plateformes. Elles peuvent constituer un intermédiaire facilitant la mise en réseau de volontaires avec les porteurs de projets d’innovation sociale et/ou leurs bénéficiaires. Elles peuvent aussi fournir des briques technologiques facilitant le développement de projets d’innovation sociale similaires. Enfin, elles peuvent permettre d’accroître la visibilité de projets afin de faciliter la recherche de ressources manquantes ou la résolution de problèmes entravant leur développement. Au travers de cette typologie, l’article montre que les plateformes numériques peuvent être associées à différents types de communs, allant des ressources communes à des communs de connaissances.

De son côté, l’article de Gilles Baille et Charlotte Caire s’intéresse à l’apport des plateformes numériques comme artefacts de gouvernance d’innovation sociale. Au travers de l’étude d’une plateforme numérique et de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif associée, les auteurs défendent l’idée que la plateforme numérique constitue un « objet frontière » facilitant les interactions entre les acteurs des différents niveaux économiques, entre ce que l’on appelle dans le modèle du territoire créatif l’underground et l’upperground. Cette plateforme constitue dès lors un dispositif de gouvernance par l’intermédiation qui est à la fois suffisamment robuste pour être identifié comme tel par les différentes catégories de parties prenantes, et suffisamment flexible pour s’adapter aux référentiels cognitifs et mentaux de chacune d’elle. En insistant sur la plasticité, l’article montre le rôle essentiel de cette propriété des communs qui nous semble, à ce jour, peu discutée dans la littérature – ce qui est une perspective d’autant plus intéressante que ces communs impliquent des parties prenantes diverses.

En définitive, l’originalité de ces deux contributions réside dans le fait qu’elles mettent en évidencel’apport des communs, d’une part, à la production des innovations sociales, et, d’autre part, à la gouvernance des innovations sociales. En effet, en traitant le cas spécifique des plateformes numériques, nous retenons l’importance de leur plasticité et de leur caractère protéiforme, qui s’avèrent nécessaires pour s’adapter, non seulement au type de projet d’innovation sociale, mais aussi à des parties prenantes de natures diverses. Selon cette perspective, les plateformes sont plus que des outils technologiques : elles sont des moyens pour promouvoir les connexions, la collaboration entre les acteurs des écosystèmes des innovations sociales, la gouvernance et la co-construction des connaissances intégrées dans ces innovations (Caridà et al., 2022).

De nouvelles dynamiques organisationnelles par l’innovation sociale

L’innovation sociale conduit au renouveau des collectifs d’acteurs qui sont en interaction pour identifier le besoin et l’instruire. C’est en cela d’ailleurs que la performance sociale de cette innovation peut être appréciée : dans l’ampleur des changements dans la manière d’interagir avant et après l’innovation sociale. Ceci implique d’étudier dans le temps ces changements et de bien décrire et comprendre le contexte antérieur à la mise en oeuvre de l’innovation sociale. Trois articles dans ce numéro mettent ainsi en évidence des conclusions significatives sur cette question du renouveau organisationnel.

C’est à cette aune que Sophie Bollinger et Marion Neukam considèrent les capacités dynamiques des organisations (Teece, 2007) pour réussir une transition durable. Elles montrent à partir d’une étude qualitative auprès d’organisations européennes que cette transition suppose des organisations qu’elles en prennent conscience (capacité du sensing), puis qu’elles mettent en route les changements (capacité du seizing). Pour cela, leur travail met en avant que les organisations mobilisent trois mécanismes : placer l’humain au centre de l’attention, choisir une démarche collective et inciter à l’action par le rôle clé des dirigeants. Ensuite elles doivent renforcer ces mécanismes pour que ce soit durable (capacité du reconfiguring). Et tout cela prend du temps. La vision court-termiste souvent implicite dans les approches du changement centrées sur des indicateurs financiers et la technologie serait peu compatible. L’organisation doit prendre le temps de renouveler sa manière de travailler, notamment en matière de R&D.

Et c’est ce que montrent Jade Omer, Marie Ferru et Meri Réale, dans leur article. À partir d’une étude approfondie de la littérature et d’entretiens qualitatifs, les auteurs proposent une grille conceptuelle et opérationnelle mettant en exergue les dimensions fondamentales de la R&D sociale, adaptée et adaptable aux projets d’innovation sociale. Ces dimensions sont de l’ordre de cinq : 1) un lien fort avec la recherche; 2) un recours quasi-systématique à l’expérimentation; 3) une finalité tournée vers la Société; 4) la coopération entre des acteurs hétérogènes; et 5) la recherche d’un effet transformatif. Même si ces dimensions sont à ajuster à l’organisation, elles renforcent l’idée du temps qui est nécessaire, par exemple, pour expérimenter des solutions ou encore comprendre la société par des méthodes d’observation, d’immersion entre autres.

De tels changements dans les manières d’interagir peuvent également prendre forme sur des sujets structurants notre économie, tels que la monnaie. Raphaël Didier et Yamina Tadjeddine proposent ainsi d’approcher les cryptoactifs comme une innovation sociale, car satisfaisant les nouveaux besoins issus du capitalisme numérique global, en l’occurrence la volonté de ne plus être dépendant d’une monnaie d’Etat et du système bancaire. Ce type de monnaie exprime également pour les citoyens leur liberté politique et économique, sous le sceau de l’anonymat, et la possibilité de ne pas utiliser le Dollar ou l’Euro comme monnaie internationale, mais une monnaie peu onéreuse lorsqu’il s’agit de transférer des fonds d’un pays à un autre. En revanche, l’article montre que cette nouvelle monnaie bouleverse la société : surviennent de facto des transformations territoriales, juridiques, mais aussi de nouvelles formes d’expression des luttes politiques et sociales. L’upperground est dans ce cas-là fortement percuté par les idées visant à satisfaire des besoins non ou mal satisfaits.

Conclusion

L’innovation sociale est un sujet faisant actuellement l’objet de débats vifs au sein de la communauté académique. Si pendant un temps, l’ambition des chercheurs était déjà d’être en capacité à décrire cet objet, de l’identifier et de le comprendre, en le distinguant clairement de l’innovation technologique, l’objectif est désormais davantage d’expliquer comment produire les innovations sociales, tout en tenant compte des spécificités de notre époque, que nous avons résumées dans le titre par les mots « créativité » et « numérique ». Ce numéro spécial montre la vitalité du concept, notamment perceptible au travers des questions de recherche évoquées dans cet article introductif et que ce numéro spécial se propose d’instruire.

Pour autant, nous souhaitons conclure sur deux points non abordés jusque-là. Une perspective de recherche à ajouter ici fait écho à un de nos regrets, qui est le constat de l’absence d’articles abordant directement la question de l’innovation sociale dans les pays dits du Sud, malgré les efforts fournis pour solliciter des auteurs et les accompagner dans le processus d’évaluation. Ce constat interroge, à notre sens, l’épistémologie de la recherche sur le sujet de l’innovation sociale, et il témoigne de la difficulté actuelle à rendre visibles des recherches menées selon des approches et des protocoles différents des standards maîtrisés par des chercheurs familiers des revues indexées.

Une seconde perspective que nous souhaitons souligner dans ces dernières lignes concerne le futur de la production de l’innovation sociale. En effet, si cette innovation est assumée à présent par un nombre croissant d’acteurs socio-économiques comme étant une facette inhérente à leur stratégie, la question de la financiarisation du social n’est pas à ignorer. Par exemple, est-ce qu’il serait possible (voire souhaitable) qu’un jour un marché financier des innovations sociales soit créé comme il en existe pour financer les innovations technologiques ? Alors même que la logique de marché pousse au désencastrement des actifs par rapport à la société, comment imaginer un tel marché pour financer ces innovations ? Et si un tel marché venait à l’existence, quelles seraient les métriques à retenir pour les évaluer ? Les travaux sur les mesures d’impact seraient certainement à lire avec attention. Mais, ces questions sur le futur de la production des innovations sociale nous poussent à rappeler que si, dès leur origine, a été convoqué l’esprit critique des acteurs, il apparaît essentiel de rester attaché fermement à cet esprit et, donc, de continuer à travailler pour être libres de penser et d’agir.