Article body

Confrontés à une importante pénurie de main-d’oeuvre (Latulippe et al., 2017), bien des pays ont adopté des politiques favorisant l’augmentation du nombre de travailleurs immigrants (OCDE, 2020) soit, des personnes travaillant sur une base temporaire ou permanente dans un pays qui n’est pas celui de leur naissance (McAuliffe & Kharida, 2020). Dans ce contexte, les employeurs sont de plus en plus confrontés aux défis liés à la gestion de la diversité ethnoculturelle (Holmes et al., 2021; Martins, 2020), c’est-à-dire d’employés ayant un héritage socioculturel différent de la majorité. Des chercheurs ont constaté qu’un personnel diversifié peut alimenter des préjugés et entraîner des problèmes de communication, de tensions et de conflits nuisibles aux performances individuelles et organisationnelles (Brodbeck et al., 2011; Bove & Elia, 2017) tout comme il peut s’avérer une source d’atouts variés, notamment en matière d’innovation, de créativité, de qualité des processus décisionnels, de compétitivité et de performance à long terme (p.ex., Ofori-Dankwa & Julian, 2014; Smulowitz et al, 2019; van Veelen & Ufkes, 2019).

Pour les employeurs, il s’avère donc crucial de mieux comprendre comment faire de la diversité une source de valeur ajoutée tout en minimisant ses risques (p.ex., Arcand, 2013; Leslie, 2019; van Veelen & Ufkes, 2019). Or, les liens entre des pratiques de gestion et les résultats organisationnels subséquents sont complexes et gagnent à être mieux compris (Loufrani-Fedida, 2021; Wright & Haggerty, 2005). Cette complexité s’explique en grande partie par le caractère contextuel temporel et organisationnel de ces liens (Ely & Thomas, 2001; Chanlat & al., 2019).

Il est largement reconnu que l’appui des dirigeants d’entreprises est un déterminant clé dans le développement d’une culture inclusive favorable à l’attraction, l’intégration et la rétention des immigrants en emploi (voir la revue de Ng et Sears, 2018). En effet, plusieurs chercheurs ont montré que les attitudes des dirigeants influencent les orientations stratégiques en matière de diversité et le climat organisationnel d’inclusion (Booysen, 2014; Buttner et al., 2006; Johnson et al., 2006; Mahadevan & Zeh, 2015; Perry & Li, 2019). Toutefois, si l’appui manifeste de la direction des organisations est largement reconnu comme préalable d’une gestion efficace de la diversité, il s’agit d’un défi complexe pour les cadres occupant des postes de niveaux hiérarchiques intermédiaires et de premiers niveaux (Jonsen et al., 2013). En fait, nous en savons très peu sur les processus ou les mécanismes à travers lesquels la nature de l’appui de l’équipe de direction influence les résultats en matière d’attraction, d’intégration et de rétention des travailleurs immigrants (Ng et al, 2020).

La présente étude s’inspire du modèle de la boîte noire de la gestion des ressources humaines (GRH) de Boxall & Purcell (2011) pour explorer les liens et les boucles de rétroaction entre les intentions de direction, les pratiques de gestion, le climat organisationnel et les résultats organisationnels en matière de diversité. Plusieurs auteurs recommandent d’étudier ces liens afin de mieux comprendre comment la GRH (et donc, la gestion de la diversité) peut constituer une véritable source de compétitivité ou de valeur ajoutée (Collins, 2019; Purcell et al., 2003; Wright & Haggerty, 2005). Cette étude précisément à répondre à la question générale suivante : Comment les convictions de la direction des entreprises localisées en région (hors des grands centres urbains) influencent-elles les attitudes et les actions des autres acteurs (cadres intermédiaires, responsables RH, employés) ainsi que les processus de gestion afin de favoriser l’attraction, l’intégration et la rétention des travailleurs immigrants ?

Les contributions de cette étude sont variées. D’abord, cette étude se distingue en adoptant une perspective organisationnelle face à la gestion de la diversité alors que les chercheurs ont surtout adopté des perspectives individuelles ou sociétales en interrogeant des immigrants ou des professionnels qui travaillent pour des organismes communautaires ou gouvernementaux (Al Ariss et al., 2012). Pour ce faire, cette étude innove en s’inspirant du modèle de la boîte noire de la GRH de Boxall & Purcell (2011) pour comprendre la « boîte noire de la gestion de la diversité » allant de la direction de l’organisation, au climat organisationnel, aux pratiques RH, aux comportements des cadres intermédiaires et des employés jusqu’aux mesures de performance individuelle, organisationnelle et sociétale en matière de diversité. Ainsi, les résultats de cette étude devraient favoriser une meilleure compréhension des processus et mécanismes qui font que la gestion de la diversité mène à un véritable changement organisationnel source d’avantage compétitif (Triadafilopoulos, 2013), particulièrement au sein des organisations localisées en région. En effet, nous avons mené 70 entretiens au sein de 60 firmes situées dans cinq régions du Québec (Canada). Ce faisant, cette étude répond à l’appel des auteurs qui expriment qu’il importe d’étudier davantage la gestion de la diversité au sein d’entreprises localisées en région (Vatz Laaroussi et al., 2013; Wang & Lysenko, 2014) comme elles sont aux prises avec des défis particuliers d’attraction et de rétention de travailleurs immigrants (Arcand, 2018). En effet, ces derniers préfèrent souvent s’installer dans les grandes régions métropolitaines où les employeurs offrent des conditions plus avantageuses en termes de carrière, de rémunération, de proximité des services, de transports collectifs, de diversité, etc. (Akbari, 2011; Carpentier & de la Sablonnière, 2013; Racine & Plasse-Ferland, 2016; Wang & Lysenko, 2014) et moins sujettes à y être perçus comme une menace à l’identité par les locaux (Bilodeau & Turgeon, 2014). Finalement, sur le plan sociétal, les résultats peuvent aider les entreprises à assumer leur responsabilité sociale en contribuant à favoriser l’intégration des travailleurs immigrants au marché de travail, diminuer leur taux de chômage qui reste encore plus élevé que celui des natifs (Statistiques Canada, 2022) ainsi que les problèmes généralisés et persistants de pénurie de main-d’oeuvre.

Perspective théorique

Le modèle de la boîte noire de la GRH de Boxall et Purcell (2011)

Le modèle de la boîte noire de la GRH présume que les équipes de direction des organisations peuvent privilégier des buts variés et adopter des pratiques de gestion cohérentes avec leurs caractéristiques contextuelles sur le plan des valeurs, relations avec leur personnel, fonctions de gestion (p. ex., opérations, GRH, marketing), etc. Ce modèle insiste sur l’importance des mécanismes de transfert allant des intentions des dirigeants vers les gestionnaires et, ensuite, vers les employés avec des rétroactions d’échanges mutuels (Sobaih et al., 2019). Plus précisément, le modèle de la boîte noire illustre les liens entre les processus successifs suivants : (1) les intentions managériales qui correspondent aux valeurs de la direction des organisations qui vont influencer l’adoption de politiques de gestion (GRH, marketing, finance, opérations) et (2) les décisions (p. ex., budgets, politiques RH) ainsi que (3) les interprétations individuelles et collectives que l’ensemble du personnel (cadre et employés) en feront à travers le climat organisationnel (4) qui influencera les attitudes et comportements au travail ainsi que (5) les résultats mesurés selon des indicateurs aux niveaux individuel et organisationnel (p. ex., productivité, flexibilité, légitimité, bénéfices).

Afin d’étendre la portée de la théorie basée sur les ressources (Barney, 1991), Collins (2019) décrits aussi comment les caractéristiques des PDG (comportements, convictions, décisions, etc.), considérant leur position de pouvoir, permettent de comprendre comment et quand une stratégie RH peut conduire à un véritable avantage concurrentiel organisationnel. Selon Collins (2019, p. 22), malgré l’importance théorique des dirigeants pour l’implantation des stratégies et l’octroi des ressources, les chercheurs ont trop largement ignoré le rôle des PDG pour mieux comprendre comment et quand les stratégies RH peuvent mener à un avantage compétitif. La dynamique des liens proposés dans le modèle de la boîte noire s’inscrit aussi dans la foulée des travaux passés ayant mis de l’avant l’importance des rétroactions et des communications constantes entre l’équipe de direction, les cadres intermédiaires, les professionnels RH et les employés afin de mieux comprendre les incidences des pratiques RH (voulues, réellement mises en place et perçues) sur la performance organisationnelle (Wright & Nishii, 2007; Purcell & Hutchinson, 2007) et les climats au sein des organisations et de leur communauté (Mossholder et al., 2011; Veld et al., 2010). En outre, ces derniers attribuent une particulièrement grande importance aux cadres intermédiaires dont la tâche est d’interpréter les attentes et directives de l’équipe de direction et de les mettre en oeuvre.

Finalement, le modèle de la boîte noire de la GRH met de l’avant l’importance pour les organisations de bien choisir et exploiter leurs pratiques RH afin d’être plus « ambidextre » ou flexible pour s’adapter aux changements et innover (Ubeda-Garcia et al., 2018). En effet, selon l’ampleur de la cohérence entre les pratiques de gestion, le contexte organisationnel et les ressources qu’on leur accorde, les perceptions de la direction et des autres acteurs (p. ex., employés, cadres intermédiaires ou de premier niveau) peuvent différer (Bowen & Ostroff, 2004; Kehoe & Collins, 2008; Lepak et al., 2006; ). Des auteurs estiment d’ailleurs que le climat organisationnel correspond aux perceptions du personnel à l’égard des pratiques, politiques et procédures formelles et informelles (Lepak et al., 2006; Reichers & Schneider, 1990) qui, lorsque largement partagées, s’avèrent un indicateur de la force du système de pratiques en place (Bowen & Ostroff, 2004).

À ce jour, le modèle de la boîte noire de la GRH a été retenu et a permis de mieux comprendre le processus, les mécanismes ou les activités menant à l’efficacité des systèmes de GRH hautement performants et participatifs (Boxall, 2012; Gahlawat & Kundu, 2019), à la flexibilité organisationnelle (Ubeda-Garcia et al., 2018), à la rétention en emploi des travailleurs âgés (St-Onge et al, 2021), aux perceptions de justice organisationnelle (Baird et al., 2021) ainsi qu’aux contrats psychologiques entre les employeurs et les employés (Sobaih et al., 2019). À notre connaissance, cette étude est la première à explorer la dynamique des processus de gestion de la diversité au sein des organisations en s’appuyant sur le modèle de la boîte noire.

L’exploration d’un modèle de la boîte noire de la gestion de la diversité

Comme cette étude transpose le modèle de la boîte noire de la GRH à la gestion de diversité, nous utilisons l’expression « convictions envers la diversité » plutôt que l’expression générale « intentions managériales ». Considérant que les convictions sont des prédispositions individuelles internes étroitement reliées aux émotions, aux croyances et à la foi (Janis, 1982), nous définissons les convictions des dirigeants envers la diversité comme leurs prédispositions plus ou moins fortes ou faibles à reconnaître la valeur ajoutée de l’embauche, l’intégration et la rétention de personnel issu de la diversité ethnoculturelle.

Dans la foulée du modèle de la boîte noire, les convictions en matière de diversité des dirigeants sont importantes pour contrer les stéréotypes et les préjugés à l’égard des étrangers (Cornet & Warland, 2008; van den Bergh & Du Plessis, 2012). Maints chercheurs ont d’ailleurs montré que les croyances ou les attitudes des directions des organisations influencent leurs orientations stratégiques et leur climat d’ouverture en matière de diversité (Booysen, 2014; Buttner et al., 2006; Ng et al., 2018, 2020). Les dirigeants d’entreprises doivent interpréter et donner un sens et de l’importance à l’inclusion afin d’appuyer l’adoption de pratiques visant à développer cette inclusivité, pratiques sur lesquelles les professionnels RH ont une certaine latitude (Wangrow et al., 2015).

Alignées sur le modèle de la boîte noire, les convictions des dirigeants sont importantes comme elles vont influencer l’adoption de pratiques de gestion favorables à l’intégration et la rétention en emploi des travailleurs immigrants (Arcand, 2013; Cornet & Warland, 2013). Cette évolution dans les pratiques, les discours et les normes se fait à travers le temps et l’interaction entre plusieurs acteurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation (Chanlat et al., 2019). Ainsi, l’action fédératrice du chef de la direction, le management et la culture organisationnelle jouent un rôle clé au sein des organisations. Aux fins de cette étude, les convictions en matière de diversité de la direction des entreprises localisées en région sont particulièrement importantes comme les équipes de direction y sont moins diversifiées (Roh et al., 2019), leur organisation compte souvent moins d’employés et que l’embauche de travailleurs immigrants y est souvent récente, empreinte d’incertitude et associée à des risques en raison de peu d’expériences et de compétences en la matière.

En conclusion, le modèle de la boîte noire de la GRH peut s’avérer utile pour capturer ce processus allant de la direction des organisations localisées en région à leur performance en matière d’attraction, d’intégration et de rétention des travailleurs immigrants et donc, de responsabilité sociale. En effet, selon Boxall (2012), la performance d’une organisation ne se mesure pas seulement par ses résultats financiers, mais aussi par sa légitimité sociale et son adaptation aux enjeux environnementaux. Comme exprimé par Bruna et al. (2019), la mise en oeuvre d’une politique de la diversité se situe à la jonction de préoccupations éthiques, juridiques, réputationnels et économiques. Elle permet non seulement de résoudre des problèmes de pénurie de personnel, mais aussi, et surtout s’assumer leur responsabilité sociale (Chanlat et al., 2019; Cornet & Warland, 2008; Hansen & Siersad, 2018). Selon Bruna et al. (2019), la diversité du personnel ne peut constituer un avantage stratégique concurrentiel que si elle s’inscrit dans une démarche transversale plus grande de responsabilisation sociale et sociétale des entreprises s’analysant sous l’angle d’un processus de changement organisationnel, lequel peut affecter à la fois le champ des discours, le système normatif et les pratiques des organisations. En outre, selon ces derniers (p.44), l’analyse des effets des politiques de diversité sur les pratiques de gestion mérite une attention particulière, car c’est dans la proxy quotidienne que s’apprécie la réussite de ces démarches.

Méthodologie

Nous avons mené des entrevues pour explorer un sujet peu étudié au sein de plusieurs organisations, non seulement au sein d’une seule étude de cas (Pratt et al., 2020).

Profil des entreprises participantes localisées en région : Un échantillonnage théorique (Patton, 2002) nous a amenés à approcher des entreprises localisées en région dans différents secteurs d’activité et employant, ou ayant employé, des travailleurs immigrants. Nous avons identifié des employeurs clés en nous appuyant sur le Répertoire d’entreprises du Québec de l’Institut de recherche industrielle du Québec (ICRIQ) ainsi que sur des discussions avec différents acteurs du domaine de l’immigration et de regroupements économiques en région. Nous avons aussi utilisé une approche « à la chaine » (Hennink et coll., 2020; Patton, 2002) : les employeurs rencontrés nous suggérant d’interroger d’autres employeurs potentiels de leur région.

Les 60 employeurs sont localisés dans six régions du Québec : Mauricie, Capitale-Nationale, Chaudière-Appalaches, Centre-du-Québec, Estrie et Montérégie. Le choix de ces régions répondait à certaines exigences inhérentes au projet de recherche. Ainsi, nous voulions des régions accessibles aux travailleurs immigrants dont la majorité transite par Montréal et dont le profil socio-économique est favorable à leur attraction, intégration et rétention. De plus, nous avons souhaité sélectionner des cas ayant des expériences différentes avec la gestion des travailleurs immigrants.

Les 60 employeurs participants oeuvrent dans les trois secteurs d’activités suivants : (1) 62 % (n=37) dans l’industrie manufacturière (p. ex., bois et scierie, pièces, véhicules); (2) 32 % (n=19) dans le secteur des services (p. ex., hébergement, recherche clinique, centre d’appels, services-conseil, technologie et communication) et (3) 7 % (n=4) dans le secteur agroalimentaire (p. ex., fromagerie, élevage, abattoir). La diversité de leur secteur s’avère pertinente ou cohérente avec le fait que la pénurie de main-d’oeuvre au sein de la province de Québec touche particulièrement les PME, les secteurs de l’hébergement et de la restauration, des transports, des services personnels, de la construction et de la fabrication (Hayes, 2020).

Profil des participants : Nous avons mené 70 entretiens dont 6 auprès de membres de la haute direction, 53. auprès de responsables des ressources humaines (directeur, conseiller ou responsable RH) et 11, avec des cadres intermédiaires qui avaient une bonne connaissance de l’entreprise et de la gestion des travailleurs immigrants. 56 % des participants (n=39) sont des femmes et 93 % d’entre eux (n=55) travaillent dans des entreprises comptant entre 10 et 500 employés. Plus de la moitié des participants (n=33) travaillent pour une entreprise embauchant entre 51 et 200 employés, 23 % (n=14), moins de 50 employés, 13 % (n=8) entre 201 et 500 employés, et seulement 8 % (n=5), plus de 500 employés. Plus de 65 % des participants (n= 40) travaillent pour des entreprises qui embauchent des immigrants depuis moins de 10 ans, dont un tiers (n= 21) depuis moins de 5 ans. Les entreprises où travaillent les participants sont assez bien établies; la plus jeune firme ayant été fondée en 2017 après une séparation de son organisation mère.

Collecte et analyse des données : Six chercheurs, dont deux des auteurs du présent article, ont mené les entretiens semi-dirigés (de 30 à 90 minutes) en 2018 qui portaient sur les défis et les pratiques liés à l’embauche et la gestion des travailleurs immigrants. Tous les entretiens ont été enregistrés, avec un formulaire de consentement, et retranscrits sous forme de texte pour constituer un corpus de verbatim total d’environ 800 pages. Conformément aux principes de la technique du codage ouvert (Strauss et Corbin, 1997), les chercheurs ont effectué une analyse préliminaire des données après chaque entretien pour s’assurer que les principaux thèmes y étaient abordés. Les six chercheurs principaux du projet de recherche ont ensuite fait une deuxième lecture des textes afin d’établir une grille d’analyse et convenir d’une liste de codes. Les auteurs du présent texte et deux assistants de recherche ont alors codé les transcriptions et les notes d’entrevues en utilisant le logiciel QDA Miner qui permet de trier et coder les données de façon informatisée pour gérer plus facilement une grande quantité de données. Ce logiciel permet aussi le partage entre chercheurs des entretiens codés, des regroupements des codes en thèmes et du renommage des codes. Les chercheurs ont effectué plusieurs allers-retours entre les données et les théories pour identifier un cadre théorique qui rassemblait et expliquait les éléments contenus dans les entretiens (Strauss et Corbin, 1997). Ils ont codé des extraits des entrevues de manière déductive, en accord avec les concepts liés à la théorie de la boîte noire de la GRH (Hennink et al., 2010) et en se souciant de leurs apports à théorie (Locke et al., 2008). Ils ont aussi veillé à optimiser la fidélité interjuges dans l’identification de thèmes émergents et des sujets liés. Cette méthode de théorisation ancrée dans les données est reconnue comme appropriée lorsqu’on étudie un phénomène général et qu’une grande quantité de données est disponible (Glaser et Strauss, 2017).

Résultats

Comme illustré à la figure 1, les propos des participants permettent de comprendre les liens et les boucles de rétroaction allant de la haute direction aux résultats organisationnels en matière de diversité. Cette section présente des extraits des entretiens en lien avec chacune des étapes de ce processus de la boîte noire de la gestion de la diversité.

Figure 1

Modèle de la boîte noire de la gestion de la diversité

Modèle de la boîte noire de la gestion de la diversité
Source : Adapté et inspiré de Boxall, 2012, p.177

-> See the list of figures

Les convictions de la direction et leurs incidences sur les stratégies et pratiques de gestion

Plus de 80 % des participants se disent confrontés à un problème de pénurie de talents : « Du début de l’année à aujourd’hui, c’est comme si je n’avais pas embauché. Le solde d’embauche et de départ est assez égal. » (PRH, Estrie, Agroalimentaire, 2). Bon nombre de participants reconnaissent le rôle crucial des dirigeants sur les actions mises en place envers l’embauche et la gestion des immigrants : « Ça va dépendre beaucoup de l’intérêt du dirigeant. S’il est très prodiversité et ouvert, il va se montrer ferme sur le fait qu’on ne fasse pas de blagues, qu’on les accueille, etc. Cela va énormément influencer les comportements des gens. À l’inverse, si le dirigeant embauche des immigrants par défaut et parce qu’il n’a pas le choix, ce n’est pas la même chose. » (PRH, Mauricie, Conseil, 71). Malgré ces constats partagés, nous avons identifié des différences dans les propos des participants sur les convictions de l’équipe de direction d’une entreprise à l’autre. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur les avis des participants quant aux attitudes et à la stratégie de leurs dirigeants ainsi que sur des pratiques de gestion qu’ils ont adoptées à l’égard des travailleurs immigrants. Nous avons ainsi pu identifier différents niveaux de « conviction » des dirigeants qui correspondent à l’ampleur de leur ouverture et de leur engagement envers l’embauche d’employés immigrants. Cette étendue dans les propos des participants peut être analysée en les situant sur un continuum allant de conviction faible à conviction forte à l’égard de la diversité.

Conviction faible envers la diversité de l’équipe de direction

À une extrémité du continuum, on peut identifier des participants qui ne considèrent pas l’embauche d’immigrants comme une priorité stratégique. À leurs yeux, leur situation n’est pas suffisamment critique pour devoir embaucher des travailleurs immigrants. S’ils emploient des immigrants, ils le font parce qu’ils n’ont pas le choix comme la pénurie de personnel menace la croissance ou la survie de leur entreprise. Rapidement, ces participants reconnaissent avoir peu de connaissances pour gérer les travailleurs immigrants.

« Tout est à bâtir. Dans un premier temps, il faudra convaincre certains dirigeants de l’apport du personnel immigrant et de s’investir dans la démarche. »

PRH, Estrie, service, 21

« On n’a pas un enjeu assez grand de recrutement pour avoir recours à des travailleurs immigrants temporaires. Si on allait vers cela, il faudrait savoir les étapes et tout cela et comment ça se passe après au travail. »

PRH, Capitale Nationale, service, 56

Certains disent embaucher des immigrants depuis des années sans faire des efforts particuliers et adopter des pratiques pour mieux intégrer les immigrants. Sans pour autant être contre la présence d’immigrants, ces participants ne considèrent pas que la diversité soit au coeur des valeurs de leur entreprise.

« En 2007-2008, on a commencé à afficher dans le petit journal des immigrants. Ça fait plusieurs années que des immigrants postulent pour des emplois ici, mais nous ne misons pas là-dessus. »

PRH, Capitale Nationale, Services, 48

« Il ne faut pas oublier que les Québécois dans les usines ne sont pas habitués à devoir s’adapter à des immigrants. »

DIR, Estrie, Manufacturier, 4

« Dans le futur, on aimerait offrir une formation en matière de diversité à nos gestionnaires pour les outiller un peu mieux. »

PRH, Estrie, manufacturier, 18

Pour ces participants, la diversité amène son lot de nouveaux défis et il s’avère important de traiter les immigrants comme les employés locaux afin d’accélérer leur intégration. Ils expriment des inquiétudes sur les incidences d’octroyer des accommodements aux immigrants comme ils alimentent des perceptions d’injustice au travail. Pour eux, les immigrants doivent savoir adapter leurs attitudes et comportements pour mieux s’intégrer au travail et dans la communauté.

« Les immigrants doivent accepter que ça soit différent ici. Ils doivent se mettre les deux pieds dans le bain et se dire : let’s go ! Je fonce parce que je veux rester au Canada. »

PRH, Estrie, Manufacturier, 9

« On est encore en apprentissage. Je pourrais me tromper, mais à mon avis, nous commettons une erreur en traitant différemment les immigrants. J’essaie de ne pas créer de distinction entre eux (immigrants) et les Québécois en m’adressant aux gestionnaires et aux employés. »

PRH, Chaudière-Appalaches, manufacturier, 60

« Je suis plus tolérant envers les travailleurs immigrants, mais il est possible que ça ne fonctionne malheureusement pas. »

DIR, Estrie, Manufacturier, 24

Travaillant pour des entreprises de plus petite taille, ces participants cherchent plutôt à traiter tous les employés de la même façon dès le processus d’embauche. Au mieux, ils adoptent une approche au cas par cas auprès des immigrants. « On ouvre le recrutement et s’il y a des personnes immigrantes qui répondent au profil du poste au même titre que d’autres candidats d’ici, on va les considérer de la même façon. On ne fait pas de différence entre une personne immigrante ou une personne qui ne l’est pas. » (PRH, Capitale Nationale, service, 56). Certains d’entre eux expriment avoir récemment adopté une stratégie d’ouverture à l’égard de l’embauche d’immigrants, reconnaissent miser surtout sur des pratiques d’information et de communication en matière de diversité sans que cela constitue de la formation : « Je dirais plus que c’est de l’information qu’on a transmis. (…) c’est plus pour les informer que pour les former. » (PRH, Estrie, Manufacturier, 9). Certains d’entre eux disent répondre aux besoins des immigrants et les aider au quotidien, souvent dans leur vie personnelle, sur une base ponctuelle ou informelle : « On a cherché un logement pour eux et on leur a fourni des ordinateurs pour qu’ils aient Skype. De temps en temps, on leur passe un véhicule de la compagnie pour aller faire leurs courses. » (PRH, Estrie, Manufacturier, 11). Pour contrer la pénurie de main-d’oeuvre, certains ont amorcé une collaboration avec des agences locales d’emploi afin de participer à des salons de l’emploi local ou à l’international visant à attirer des immigrants en région.

« On ne fait pas seulement de l’affichage en ligne sur Emploi Québec. On va travailler avec des agences. J’ai assisté à un salon d’emplois pour rencontrer des immigrants de Montréal qui voulaient s’établir en région. »

PRH, Mauricie, Manufacturier, 29

« Nous attendons deux nouveaux employés qui ont été recrutés à l’ international avec l’aide des agences et les gouvernements canadiens et philippins. »

PRH, Estrie, Manufacturier, 5

Conviction forte de l’équipe de direction à l’égard de la diversité

À l’autre extrémité du continuum, un groupe de participants exprime des attitudes très positives et ouvertes envers l’embauche de travailleurs immigrants. Ces participants se disent à l’emploi d’une entreprise valorisant la diversité depuis assez longtemps pour que cela soit dans leur ADN et ils en parlent avec fierté. Lorsqu’il manque de personnel, ils pensent naturellement à embaucher des personnes immigrantes. Un d’entre eux exprime qu’il faut arrêter de gérer des sous-groupes (immigrant, non québécois, québécois, etc.), mais plutôt un personnel composé de membres ayant des compétences complémentaires dont l’entreprise a besoin. Pour eux, la diversité constitue une valeur ajoutée pour qu’une entreprise reste compétitive sur le marché de l’emploi. Certains se disent même reconnaissants envers les travailleurs immigrants pour ce qu’ils leur apportent sur les plans personnel et interpersonnel.

« Un nouvel employé unilingue anglophone qui vient de l’Ontario est quasiment plus immigrant que les autres immigrants parce que la barrière de la langue est plus grande pour lui. Comme nos clients sont tous anglophones, il n’a pas de problème à effectuer son travail en apprenant lentement le français. (…) Les préjugés sont des deux côtés. Je regarde mes gens comme un groupe. Je ne vois pas deux groupes. »

PRH, Mauricie, Service, 30

« Cela fait longtemps que des gens d’autres nationalités travaillent ici. C’est une valeur ajoutée d’avoir de la diversité. On se sent valorisé lorsqu’on embauche des immigrants. »

PRH, Capitale Nationale, Services, 54

« C’est devenu naturel, les employés demandent : on peut aller chercher des employés au France ? On a fait venir trois Mexicains pendant quatre à six mois pour les former. »

PRH, Estrie, Manufacturier, 17

« Si un immigrant vient de la France et qu’il cherche dans son domaine, il a déjà 90 % des attitudes et comportements attendus. Venez chez nous, ça va nous faire plaisir. »

PRH, Capitale Nationale, Service, 51

« Je n’en reviens pas. Ils (travailleurs immigrants) peuvent me faire tellement de bien. Voir le bonheur que je peux leur apporter en leur donnant ce qui peut être des niaiseries et des banalités à mes yeux. »

GEST, Estrie, manufacturier, 3

Ils disent avoir modifié leurs façons de faire et adopté des pratiques afin de mieux attirer, intégrer et retenir leurs employés immigrants non seulement dans l’entreprise, mais aussi dans la communauté. Ils offrent des formations aux employés immigrants, surtout pour leur apprendre le français : « Notre entreprise offre des cours de français aux immigrants. Le centre de francisation le plus près est à 35 minutes de route aller-retour alors qu’ils n’ont pas de permis de conduire. Prendre un taxi pendant 35 minutes, ça coûte trop cher et il n’y avait pas de possibilités d’avoir du co-voiturage. De plus, les cours se donnaient le jour pendant qu’ils travaillent. » (PRH, Chaudière-Appalaches, Manufacturier, 70). Toutefois, ils sont plutôt au stade de sensibiliser et former les employés locaux pour contrer les stéréotypes ou préjugés. Certains ont mis en place des programmes de mentorat ou de compagnonnage afin de favoriser l’intégration et la rétention des travailleurs immigrants.

« On a offert des formations aux employés locaux sur les immigrants : leurs habitudes, leur non verbal. Par exemple, ils ne regardent pas dans les yeux. Il y a des choses qui ne signifient pas les mêmes choses pour eux et nous. On a eu une personne qui est venue nous informer un peu sur les façons de faire. »

PRH, Estrie, Service, 1

« On affecte un compagnon (local) à chaque immigrant pour répondre aux questions qu’il peut avoir sur l’ambiance ou le contenu du travail. »

PRH, Estrie, Manufacturier, 12

« On sélectionne bien le compagnon assigné à un immigrant. Ce n’est pas seulement une question de compétences, mais d’ouverture d’esprit, de volonté d’aider. […] Si tu matches un immigrant avec un Québécois qui ne veut rien savoir, cela ne marchera pas. »

DIR, Estrie, Manufacturier, 4

Ces participants affirment que leur entreprise veut maintenir un climat ouvert à la diversité. Pour y parvenir, ils s’assurent d’embaucher des personnes partageant cette valeur dès les entrevues d’embauche. D’autres utilisent leur ouverture à la diversité comme levier distinctif sur le marché de l’emploi non seulement pour attirer des immigrants, mais les retenir à long terme dans l’entreprise et la région. Certains vont jusqu’à inviter des immigrants des grandes villes à passer quelques jours dans leur région afin qu’ils puissent apprécier les atouts de venir s’y installer.

« Lors des entrevues d’embauche, on demande à tous les candidats s’ils ont des problèmes à travailler avec des personnes de diverses nationalités »

PRH, Estrie, Service, 1

« Un défi c’est d’attirer les gens à venir travailler à Valcourt, une région qui n’est pas très développée en comparaison à Montréal ou à Québec. Il y a beaucoup d’immigrants à Montréal, mais ils ne sont pas tous prêts à déménager avec leur famille en région. Il faut faire une “petite séduction”. On les fait venir quelques jours pour qu’ils voient l’environnement. »

PRH, Estrie, Manufacturier, 17

« Notre défi c’est de se différencier des autres employeurs en faisant des rencontres personnalisées ou des petits gestes qui permettent de développer un sentiment d’appartenance. »

DIR, Estrie, manufacturier, 7

Attitudes et actions des cadres intermédiaires et des responsables RH

Les participants, notamment ceux qui ont des employés à superviser et les responsables RH, reconnaissent qu’ils ont un rôle à jouer. Une analyse de leurs propos nous montre toutefois une grande variance dans la teneur de leur discours. Tel que résumé au tableau 1, on peut aussi classer ces cadres et responsables RH sur deux extrémités en se basant sur leur expérience avec la gestion des immigrants et aux convictions perçues de l’équipe de direction. À une extrémité, on retrouve ceux qui disent adopter des actions « orientées vers le contrôle et réactives » pour corriger un problème. À l’autre extrémité, on peut grouper ceux qui misent sur des « actions orientées vers l’accompagnement et proactives » pour améliorer la qualité de la gestion de la diversité sur le terrain et au quotidien.

Tableau 1

Continuum des attitudes et des actions des cadres intermédiaires et des professionnels en ressources humaines (PRH) en matière de diversité

Continuum des attitudes et des actions des cadres intermédiaires et des professionnels en ressources humaines (PRH) en matière de diversité

-> See the list of tables

Attitudes et actions réactives et orientées vers le contrôle

À une extrémité du continuum, les participants, surtout au sein des entreprises où la présence des immigrants est récente, se disent confrontés à des résistances diverses de la part d’employés locaux qui entretiennent des préjugés et craignent de perdre des privilèges ou d’être traités injustement par rapport aux immigrants. On retrouve aussi des participants qui craignent d’embaucher des immigrants sur la base d’expérience passée qu’ils jugent négative (p. ex., problèmes de rétention ou de communication) ou encore, parce qu’ils jugent que le personnel en place n’est pas encore suffisamment ouvert ou mature pour les accueillir. Ces participants adoptent davantage des actions réactives et orientées vers le contrôle pour résoudre des problèmes entrainés par la diversité sur le plan individuel et interpersonnel (p. ex. conflits interpersonnels, difficultés d’adaptation, problèmes hors du travail). Pour cela, ils disent intervenir de manière ferme auprès de tous les employés – tant les locaux que les immigrants – pour faire respecter des règles plutôt informelles de respect en matière de communications interpersonnelles afin de prévenir des dérapages ou des problèmes de climat de travail.

Attitudes et actions proactives et orientées vers l’accompagnement

À l’autre extrémité, les participants, souvent à l’emploi d’entreprises cumulant de l’expérience avec les immigrants, perçoivent que l’équipe de direction est convaincue de la valeur ajoutée de l’immigration. Ces participants se disent responsables de sensibiliser le personnel et de bien gérer les conflits ou les incompréhensions qui peuvent surgir au sein d’un personnel diversifié. Ces participants n’hésitent pas à consulter et à se faire conseiller pour mieux assumer leur rôle. Ils vont intervenir pour régler les problèmes de communication et les prévenir. Par exemple, un gestionnaire exprime qu’il faut bien communiquer la règle de ponctualité au travail (une norme partagée par les entreprises manufacturières en Amérique du Nord) pour la faire respecter et éviter d’avoir à réprimander ou punir des travailleurs, des locaux tout autant que des immigrants. Ces participants disent privilégier des actions d’accompagnement au quotidien en faisant des suivis pour aider le personnel (immigrants et locaux) à se comporter lors d’incidents divers liés à la diversité. Ils adoptent une politique de portes ouvertes afin d’être informés et de prévenir ou d’intervenir pour régler rapidement des problèmes de communication ou de conflits. Par exemple, ils rassurent les travailleurs immigrants, ils leur communiquent les normes informelles de respect de l’autorité à respecter tout autant que les pouvoirs qu’ils ont (par exemple, celui d’accepter de faire ou de ne pas faire d’heures supplémentaires). Ils cherchent à développer un climat inclusif en misant sur des petits gestes au quotidien pour inclure tout un chacun dans les activités saisonnières ou liées aux fêtes, allant jusqu’à leur permettre d’écouter la télévision sur les lieux de travail afin de partager l’actualité. Pour ces participants, il importe non seulement d’accompagner les immigrants dans leur intégration au travail, mais aussi dans la communauté. Ils cherchent à aider les immigrants dans leur installation et intégration dans la région.

Le climat organisationnel

Selon les convictions exprimées par les participants, on peut positionner leurs commentaires sur le climat de travail sur un continuum allant du respect informel des principes d’inclusion, d’équité et d’ouverture à la diversité au quotidien est informel, à une culture où l’on mise autant sur le formel et l’informel pour affirmer ces principes (voir le Tableau 2)

On observe ainsi des participants qui perçoivent une faible conviction de la direction envers la diversité et où il y a une expérience récente avec les immigrants. Ces derniers expriment des réserves face à l’embauche d’immigrants et admettent que leur arrivée peut compromettre la culture de clan en place. Des employés locaux peuvent alors exprimer des commentaires négatifs, des moqueries, des craintes, ou des sentiments d’injustice en voyant l’attention, les avantages ou les accommodements accordés aux immigrants. Certains de ces participants disent avoir eu à gérer pour la première fois certains types de conflits, surtout en lien avec des croyances religieuses. On rapporte par exemple, la présence de conflits entre des immigrants partageant la même religion, mais qui en observent les règles de manière différente (plus ou moins stricte ou rigoureusement).

Tableau 2

Continuum du climat d’inclusion, d’équité et d’ouverture à la diversité au quotidien

Continuum du climat d’inclusion, d’équité et d’ouverture à la diversité au quotidien

-> See the list of tables

À l’autre extrémité du continuum, on retrouve des participants qui oeuvrent au sein des entreprises ayant plus d’expérience avec la diversité et qui perçoivent que leurs dirigeants affichent une plus grande conviction en la matière qui se transpose dans des pratiques de gestion tant informelles que formelles. Au quotidien, ils appuient des valeurs de respect et d’ouverture et qualifient leur climat de travail comme sain et ouvert. Ils disent avoir l’habitude de se retrouver ensemble, employés immigrants et locaux, en dehors du travail. Le climat de méfiance semble avoir fait place à un climat de curiosité mutuelle entre les employés locaux et immigrants. Les employés locaux se montrent soucieux d’intégrer les immigrants par diverses actions : visites de la région, invitations à leur domicile pour célébrer des fêtes, etc. Ces participants expriment que la présence des immigrants a même permis aux employés locaux d’évoluer sur le plan personnel. Des employés locaux disent même préférer travailler avec les immigrants.

Résultats aux niveaux individuel, organisationnel, socialet sociétal

Tel qu’illustré par des extraits des entretiens au tableau 3, le climat de travail régnant au sein des firmes semble avoir de nombreuses incidences sur les attitudes, les comportements et la performance des employés de tous les niveaux hiérarchiques et fonctions, qu’ils soient immigrants ou locaux. Par exemple, les participants observent que les dirigeants qui expriment plus manifestement leurs appuis à travers des pratiques de gestions (recrutement à l’étranger, formation, mentorat, cours de français, etc.) réussissent davantage à instaurer un climat de travail ouvert à la diversité favorable à l’attraction, l’intégration et la rétention des travailleurs immigrants. Les participants notent toutefois qu’adopter des pratiques plus inclusives exige du temps et des expériences en la matière.

Incidences sur l’attraction des immigrants et la performance organisationnelle, sociale et sociétale

Les expériences des dirigeants en matière d’embauche et d’intégration des immigrants peuvent avoir un effet positif sur l’attractivité de leur entreprise. Ils deviennent en quelque sorte un modèle en la matière pour d’autres entreprises localisées en région qui les consultent. Avec l’expérience, les dirigeants des entreprises en région font des apprentissages et révisent leurs pratiques afin d’influencer les décisions et les gestes de tout le personnel et ultimement, le climat organisationnel. En outre, ils misent sur un processus de sélection basé sur des compétences réelles requises pour les postes, en évitant le plus possible les biais discriminatoires. Au sein des entreprises plus ouvertes à la diversité, les participants expriment que l’embauche d’immigrants favorise la stabilité du personnel (moins de roulement), la satisfaction des clients et la qualité des biens et services.

Tableau 3

Extraits illustrant les incidences du climat organisationnel aux niveaux individuel, organisationnel, social et sociétal

Extraits illustrant les incidences du climat organisationnel aux niveaux individuel, organisationnel, social et sociétal

-> See the list of tables

Incidences sur l’intégration et la rétention des immigrants et la performance organisationnelle, sociale et sociétale

Des participants ont aussi relaté des expériences plutôt négatives avec des travailleurs immigrants et tiré des apprentissages pour éviter des problèmes futurs ou réorienter leurs efforts et actions. Un dirigeant reconnait qu’il se doit de progresser tranquillement de manière à gérer certaines résistances ou craintes des employés locaux. Les participants parlent souvent de la non-maîtrise du français par les immigrants comme barrières à leur intégration. Toutefois, cette difficulté s’avère réciproque : des employés locaux peuvent être difficiles à comprendre pour les immigrants qui ont appris le français en Europe et ne comprennent pas des expressions ou des prononciations locales. Par ailleurs, en sus des formations sur la langue, des participants insistent sur l’importance de former les employés locaux sur la diversité et les cultures. Il faut aussi se soucier plus de la formation initiale offerte aux immigrants afin de faciliter leur intégration dans leur emploi, l’entreprise et la communauté.

Discussion

Comme résumé schématiquement au Tableau 4, les propos des participants confirment la pertinence du modèle de la boîte noire pour comprendre les liens et les boucles de rétroaction allant de la haute direction aux résultats en matière de diversité au sein des entreprises en région. Nous avons observé que l’ampleur des convictions en matière de diversité des dirigeants varie, et qu’elles se reflètent dans leurs stratégies d’attraction, d’intégration et de rétention des travailleurs immigrants. Nos résultats confirment donc l’importance cruciale des rétroactions allant des équipes de direction, aux cadres intermédiaires, aux responsables RH et aux employés qui se concrétisent par des changements au niveau des pratiques de gestion : réactives vs proactives, orientées sur le contrôle vs le développement, axées sur l’égalité vs l’équité de traitement. Les convictions de l’équipe de direction sont aussi interprétées par l’ensemble du personnel à travers un climat organisationnel qui sera perçu comme étant plus ou moins inclusif, équitable ou ouvert à la diversité qui va influencer les résultats aux niveaux individuel (p. ex., capacité d’attraction, taux d’acceptation, intégration, performance, rétention et satisfaction des travailleurs immigrants), organisationnel, social et sociétal (p. ex., performance financière, compétitivité sur le marché de l’emploi, climat d’inclusion, de diversité et d’équité, rétention du personnel, qualité des biens et services).

Cette étude innove en montrant comment la réussite d’une politique de gestion de la diversité au sein des entreprises localisées en région repose sur la capacité de leurs dirigeants à dépasser l’atteinte d’objectifs précis en visant plutôt une transformation de l’ensemble de leur organisation et de leur communauté. Ces employeurs doivent exercer un leadership transformationnel pour devenir les catalyseurs d’une évolution ou un changement qui modifie autant le discours que les normes et les pratiques des cadres et des responsables RH, le tout dans une perspective de responsabilité sociale et sociétale (voir la revue de Bruna et al., 2019). D’ailleurs, ce sont les participants qui exprimaient se préoccuper autant de l’intégration des immigrants dans leur entreprise que dans la communauté qui sont ceux qui affirment avoir de meilleurs résultats en matière de diversité. Ceci devient d’autant plus important que nous savons que les principaux freins à l’intégration des immigrants relèvent d’un manque de réseaux de contacts, de soutiens sociaux et de formation sur l’installation dans le pays d’accueil (Arcand, 2007; Turchick Hakak & Al Ariss, 2013).

Tableau 4

Les incidences des convictions à l’égard de la diversité des dirigeants des organisations localisées en région sur l’attraction, l’intégration et la rétention des travailleurs immigrants

Les incidences des convictions à l’égard de la diversité des dirigeants des organisations localisées en région sur l’attraction, l’intégration et la rétention des travailleurs immigrants

-> See the list of tables

Nos résultats illustrent également que ce n’est pas la diversité, en soi, qui s’avère source de performance, mais bien sa gestion (Bruna et al., 2019). Une démarche de gestion de la diversité au sein des organisations localisées en région repose sur un climat inclusif intégrateur et transversal, à tous les niveaux de l’entreprise, appuyé concrètement et quotidiennement sur des pratiques de gestion formelles et informelles. Les continuums des convictions, du climat et des pratiques constatés au sein de cette étude montrent aussi l’importance d’exercer un leadership dans la durée (Bruna et al., 2019) puisque le temps et l’expérience apparaissent critiques pour pouvoir porter, accompagner et faire mûrir un changement en matière de diversité dans les entreprises localisées en région à travers l’adoption et l’évolution des pratiques de gestion

Implications managériales

Pour instaurer une culture inclusive, il importe d’accroître les convictions des dirigeants envers la diversité afin qu’ils appuient manifestement la révision ou l’abandon des pratiques traditionnelles de gestion qui alimentent des mythes, des résistances, des peurs tout autant que des préjugés tenaces, que ce soit au sein de l’organisation ou de la communauté (Cornet & Warland, 2008; St-Onge et al., 2021). S’il reste très important de désigner un responsable pour gérer la diversité (Cornet & El Abboubi, 2013), l’efficacité des actions de ce dernier sera fonction de l’appui perçu des dirigeants sur le sujet. Nos résultats montrent que les organisations doivent miser sur des pratiques pour instaurer un climat ouvert à diversité ont adopté, notamment la sensibilisation et la formation, l’assignation de mentors ainsi que la valorisation des réussites ou des progrès en la matière.

Limites de l’étude et avenues de recherche

Malgré ses résultats intéressants sur le plan des connaissances et de la pratique, cette étude comporte des limites. D’abord, il faut être prudent dans la généralisation des résultats comme nous avons estimé les convictions à l’égard de la diversité des dirigeants et leurs incidences en interrogeant des dirigeants, cadres intermédiaires et responsables RH volontaires travaillant au sein d’entreprises localisées dans des régions particulières du Québec et oeuvrant dans divers secteurs d’activité. Comme l’efficacité de la gestion de la diversité a été estimée sur la base des propos de participants qui occupaient des postes de professionnels, de cadres et dirigeants, il serait intéressant de l’explorer du point de vue des employés (locaux et immigrants), mais aussi sur la base d’indicateurs plus objectifs (p. ex., départs volontaires, embauche, satisfaction, promotion) (Loufrani-Fedida, 2021).

Nos résultats ouvrent la voie à des avenues de recherche porteuses. D’abord, notre étude montre que des dirigeants et cadres d’organisations localisées en région peuvent se montrer très ouverts tout autant que moins ouverts à la diversité. Afin d’approfondir davantage les effets du temps, de l’expérience et du contexte organisationnel, des études futures devraient explorer les dynamiques de la boîte noire de la diversité au sein d’une seule ou d’un nombre très limité d’entreprises localisées en région, ou encore, auprès de catégories de personnel, de métiers et de secteurs l’activité en particulier. Ensuite, comme nous avons adopté une perspective organisationnelle, il serait intéressant d’explorer la boîte noire de la diversité en tenant des perceptions des employés oeuvrant dans des entreprises localisées en régions, des immigrants et des locaux. En outre, des chercheurs peuvent adopter la théorie du signal (Spence, 1973) pour analyser plus à fond comment des personnes (employés actuels, candidats externes) décodent les informations disponibles ou communiquées par des organisations comme signaux des conditions de travail offertes (Cable & Turban, 2003) sur le plan de l’inclusion et de la diversité (Pugh et al., 2008). Ils peuvent aussi recourir à la théorie de l’échange social (Blau, 1964) qui postule que les employés veulent plus qu’une relation économique avec leur organisation (Hom et al., 2009) et qu’une norme d’échange les amène à redonner lorsqu’ils sont bien traités (Cotterell et al., 1992) en adoptant de meilleures attitudes et comportements (Cropanzano & Mitchell, 2005; Resick et al., 2013). Il faudrait également explorer comment les pratiques de diversité resserrent la relation entre employés et employeur (Mohammad et al., 2021) et le contrat psychologique entre eux (Sobaih et al, 2019).

En conclusion, cette étude, menée auprès des entreprises localisées en région, permet de mieux comprendre la boîte noire de la gestion de la diversité, allant des convictions de l’équipe de direction aux pratiques, au processus et au climat de gestion, en vue de réaliser un véritable changement organisationnel source d’avantage compétitif (Triadafilopoulos, 2013) dans une perspective de responsabilité sociale et sociétale ou encore, de développement et d’employabilité durables (Boxall & Purcell, 2011; Bruna et al., 2019; Van De Voorde et al., 2012).