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Les mois qui suivirent les attentats de janvier et novembre 2015 en France connurent un très important renforcement de la sécurité dans le pays; les forces de l’ordre étant ainsi très sollicitées. Pour faire face à ce surcroît de travail s’inscrivant finalement dans la durée, les syndicats policiers faisaient, parmi d’autres, une proposition qui a de quoi surprendre. Outre quelques aménagements techniques, ils suggéraient de faire pression sur les groupes privés pour qu’ils assurent eux même leur protection. À charge donc, pour les entreprises potentiellement ciblées de se protéger contre la menace terroriste. Mais comment fait-on cela ? Lorsque le citoyen ordinaire fait face à un acte malveillant, il appelle la police. Les mesures de protection passive de nos biens n’ont rien d’obligatoires et leur absence ne pourrait être reprochée à un citoyen qui préfèrerait s’en remettre aux forces de l’ordre. Pour les personnes morales que sont les entreprises, la situation est différente. La puissance publique a également un rôle à jouer. Mais elles ont l’obligation d’assurer elles-mêmes la protection de leurs patrimoines et de leurs ressources humaines. La passivité n’est pas encouragée et le cas échéant, elle sera sanctionnée. D’où le développement, encore récent, des services de sûreté dans les grandes entreprises, objet d’une véritable méconnaissance de la part du public mais aussi des entreprises elles-mêmes qui pourtant éprouvent le besoin de se protéger. Cette méconnaissance pratique va de pair avec un très faible intérêt académique (Walby et Lippert, 2014), spécialement en français (Ocqueteau, 2011).

Il y a là, pourtant, un enjeu crucial pour les entreprises. D’abord parce que, comme nous le verrons, leur environnement criminel s’est beaucoup détérioré ces dernières décennies. Il est devenu à la fois plus agressif et plus incertain. Mais aussi parce que l’évolution du droit du travail en France ces vingt dernières années, fait désormais peser sur les entreprises des obligations très lourdes. Enfin, parce que les entreprises ne sont pas seulement responsables de leur propre protection : elles contribuent directement à la production de sécurité publique. C’est ainsi qu’elles se trouvent directement impliquées dans « le continuum de sécurité » et doivent faire face, sans interrompre leurs activités, à ce que la doctrine française nomme les TESSCO : Terrorisme, Espionnage, Subversion, Sabotage et Crime Organisé (Caire et Conchon, 2020). Les directeurs de la sûreté sont ainsi devenus des traits d’union entre deux mondes qui ne peuvent plus s’ignorer (Lund Petersen 2013).

Cet article se propose donc de montrer que l’environnement criminel des entreprises françaises oblige les organisations à créer une fonction spécifique au travers du développement et de la structuration de départements de sûreté, en particulier en séparant les activités de sûreté et de sécurité. Nous identifions les caractéristiques internes et environnementales (les facteurs de contingence) qui ont le plus d’influence sur la structuration des organisations de sûreté. Nous démontrons que la taille de l’organisation et son exposition internationale ont une place déterminante. Nous procédons ainsi à un travail de clarification linguistique et conceptuel entre deux fonctions, sécurité et sûreté, répondant à des impératifs managériaux spécifiques et qui, sous certaines conditions, doivent être séparées. Pour parvenir à ce résultat, nous allons identifier les structures qui permettent de faire face à l’incertitude spécifique créée par l’environnement criminel des organisations. Par structure, nous entendons comme Mintzberg (1982, p 18) « la somme totale des moyens employés pour diviser le travail entre taches distinctes et pour ensuite assurer la coordination nécessaire entre ces taches ».

Dans un premier temps, nous étudierons la littérature disponible sur l’environnement criminel des entreprises et sur la façon dont elles y font face. Nous verrons également que la fonction est assez méconnue, et qu’elle peine encore à s’imposer. La théorie de la contingence servira de base théorique à notre recherche. Puis, nous exposerons la façon dont nous avons mené notre recherche basée sur des données quantitatives collectées par questionnaire auprès de 72 grandes entreprises françaises.

L’organisation face à son environnement criminel

Pour comprendre le phénomène que nous étudions, il faut commencer par aller à la source de ce besoin de protection. C’est ici que sont étudiées toutes les conséquences de la mondialisation sur l’environnement criminel des entreprises dans la mesure où elle est considérée comme un facteur aggravant du risque criminel auquel les entreprises doivent faire face. Elle serait notamment la cause de la réduction du pouvoir des États et donc du recul de leur efficacité dans la lutte contre la criminalité (Fischbacher – Smith et Smith, 2015). En outre, la libre circulation des personnes, des idées et des marchandises a créé de nouvelles opportunités de crimes (Manet, 2018 p 147). Notons en premier lieu que la cybercriminalité a aujourd’hui une place prépondérante dans les préoccupations des grandes entreprises. Une revue de la totalité des différents indices de cyber sécurité existants est sans appel (Ventre, 2016). En France, le Club des experts de la sécurité de l’information et du numérique (CESIN) publie régulièrement un baromètre de la cyber-sécurité des entreprises. Celui qui fait le bilan de l’année 2020 ne laisse pas de place au doute : jamais les entreprises françaises n’ont été autant victime de cyber-attaques. Et jamais la proportion de ces attaques qui a une conséquence réelle sur les entreprises n’a été aussi grande. C’est ensuite le terrorisme qui est considéré comme une menace pour l’entreprise; d’autant plus importante que, quelle que soit la réalité de la menace, elle a de grandes conséquences sur l’organisation. L’impact d’un acte terroriste sur une entreprise ne doit pas être méconnu : plusieurs d’entre elles ont perdu des centaines de collaborateurs le 11 septembre 2001. Mais ce sont rarement les conséquences immédiates d’un acte terroriste qui sont mises en avant et analysées. Car, d’une façon générale, la littérature considère que, bien que conséquent, le coût immédiat d’un acte terroriste n’est pas si élevé, même lorsque l’attaque est d’une particulière ampleur (Larobina et Pate, 2009). En revanche, la totalité de l’activité économique est maintenant contrainte de prendre en compte le risque terroriste et les coûts qu’il implique. De fait, ce sont majoritairement les coûts indirects du terrorisme pour les organisations qui sont envisagés par la littérature (Niskanen, 2006; Dorn et Levi, 2006). C’est-à-dire la prise en compte du terrorisme par la politique de sûreté de l’organisation et son influence sur leur compétitivité globale (Kotabe, 2005). Ainsi, les différentes lois visant à améliorer la sûreté dans le transport aérien ont imposé des mises en conformité coûteuses, aussi bien aux avionneurs qu’aux plates-formes aéroportuaires (Larobina et Pate, 2009). L’industrie du tourisme, l’une des plus touchée avec l’industrie du transport aérien (Monnet et Very, 2010, p 69) a également dû s’adapter (Sullivan-Taylor et Wilson, 2009). De fait, les hôtels sont généralement considérés comme des cibles faciles, permettant de faire en une seule fois un grand nombre de victimes (Masraff et al. 2016). D’une façon générale, le terrorisme augmente le coût de la sûreté d’une organisation (Shrivastava, 2005). C’est également l’influence du terrorisme sur l’activité internationale des entreprises qui est étudiée (Suder et Czinkota, 2013). C’est notamment sur les choix stratégiques de localisation de l’activité que le terrorisme a une grande influence. Le terrorisme peut aussi participer d’un autre phénomène touchant les entreprises, l’instabilité politique. Il s’agit là de situations qui touchent généralement les entreprises de façon indifférenciée. L’archétype d’une situation d’instabilité politique qui expose la sûreté d’une entreprise est ce que nous avons appelé les « printemps arabes » en 2011. D’un point de vue humain, c’est la question du maintien du personnel en place qui est la plus prégnante (Leboeuf, 2011). Mais ce type de dilemme n’est que très rarement abordé par la littérature en ressources humaines (Dalmas et al. 2014). La faute, selon les auteurs, à un trop faible échange entre les sciences de gestion et les disciplines dont relèvent traditionnellement les questions d’instabilité politique, la géopolitique et les sciences politiques. C’est enfin le crime organisé dont les entreprises peuvent être victimes. Première constatation : si le phénomène du crime organisé n’a rien de nouveau, la chute du mur de Berlin et le développement des nouvelles technologies ont provoqué une sorte de libération de l’activité des groupes criminels organisés (Very et Monnet, 2009). Second point (Naim, 2012) : les interactions avec le monde de l’économie légale sont nombreuses. Le crime organisé peut viser les organisations en se livrant à la prédation : Elle porte sur « les actifs, revenus, images et personnels » de l’entreprise légale et sa forme la plus traditionnelle est le vol (Monnet et Very 2014 p 108). La piraterie routière en est une des formes les plus évidentes dans les pays occidentaux mais la plus spectaculaire est la piraterie maritime touchant les routes maritimes asiatiques (notamment le détroit de Malacca) et certaines côtes africaines ou sud-américaines. Les entreprises peuvent également être complices malgré elles. C’est ce que Véry et Monnet (2008) qualifient de parasitisme. Ici, l’économie criminelle utilise l’entreprise, singulièrement sa logistique pour prospérer. À leur insu, des entreprises transportent drogues, armes, produits de contrebande. Or, ces situations les placent dans une situation délicate au regard de leur responsabilité judiciaire. Enfin, une des menaces très classique que fait peser le crime organisé est celle de la contrefaçon. Activité encore relativement artisanale à la fin du XXème siècle, elle est devenue une véritable industrie (Delval 2010 : 87 et suivantes). Cette détérioration de l’environnement criminel des entreprises s’accompagne d’une forte aggravation de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs collaborateurs (Goncalves, 2017). Le début de cette évolution est sans doute marqué par l’attentat dont neuf collaborateurs du groupe français DCNS (aujourd’hui Naval Group) ont été victimes au Pakistan en mai 2002; il a été le point de départ d’une procédure judiciaire s’étirant sur plus d’une décennie (Dubief 2013). La situation des entreprises face à cette responsabilité est aujourd’hui telle, notamment en matière de formation des collaborateurs, d’analyse des menaces et de protection opérationnelle des collaborateurs, que Goncalves (2017) n’hésite pas à intituler son article : Terrorisme : à l’impossible l’entreprise serait-elle tenue ?

Une fonction sureté méconnue

Malgré l’existence de menaces indéniables et d’une responsabilité toujours plus lourde, la fonction sûreté est encore largement méconnue bien qu’un des fondateurs des sciences de gestion s’y soit intéressé. Dans son administration industrielle et générale, Fayol (1916) évoque la « sécurité » définie comme une activité permettant de lutter aussi bien contre la malveillance que les accidents (p 08-10). De façon plus contemporaine, une des premières (et seules) véritables tentatives d’étude et de définition de la fonction a été produite par Nalla et Morash en 2002. Au-delà de la nature fondamentale de la fonction, cet article est le premier à notre connaissance à tenter de déterminer les principales responsabilités qui incombent aux services de sûreté. Nous l’exploitons largement dans la conception du questionnaire sur lequel nous basons notre recherche.

Les directions de grandes entreprises affirment avoir conscience de l’importance des menaces comme en témoigne, par exemple, une enquête menée par le Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises (CDSE) année après année sur la situation des entreprises françaises dans leur développement international (CDSE 2020). Ce sondage révèle qu’une très large proportion (82 %) « Des dirigeants interrogés considèrent que l’insécurité à l’international représente une menace forte ou avérée pour la France, ses entreprises et ses citoyens ». Une étude, basée sur une série d’entretiens et réalisée auprès de onze directeurs de la sûreté en France en 2013, fait état de la même analyse en ce qui concerne l’environnement criminel dégradé des entreprises françaises (Vuillerme, 2013). Précisons ici que les menaces craintes par les professionnels de la sureté recoupent celles identifiées par la littérature que nous analysons juste avant sur un point important : elles sont très majoritairement internationales. Même lorsqu’il s’agit du terrorisme, la crainte des entreprises porte sur la situation de leurs collaborateurs (et dans une moindre mesure de leurs biens) hors du territoire métropolitain. Logiquement, si l’on observe le phénomène criminel depuis la position d’une entreprise exclusivement localisée sur le territoire d’un pays comme la France, il est sans doute possible d’arriver à la conclusion opposée. La criminalité de faible intensité dans un pays comme la France peut être considérée comme connue d’un point de vue statistique. Un indicateur comme l’étude annuelle Retail Security in Europe permet, par exemple, de disposer d’une vision assez claire du risque de vol dans le commerce de détail. La survenance d’un acte criminel reste un phénomène par définition hypothétique; mais en l’occurrence, ses conséquences sont évaluables avec une relative précision. Ici, le crime est ramené à une dimension « instrumentale », un simple élément à prendre en compte dans l’établissement d’un business model et face auquel les fournisseurs de sécurité privée ont des solutions standardisées (Van Steden & De Waard 2013). Le coût de toute politique de sûreté peut ici être mis en relation avec le montant réel des pertes occasionnées. Mais la relative tranquillité d’esprit qu’offre un Etat solide doté d’un appareil de répression du crime fiable et digne de confiance, ne peut se trouver finalement que dans un nombre limité de pays. Ce qui explique, selon nous, que l’essentiel de la littérature consacrée aux menaces pesant sur les entreprises porte presque exclusivement sur des menaces internationales.

Pour autant, ce même baromètre du CDSE relève que « Cette perception globale peine cependant à se traduire sur le plan des mesures de protection mises en place ». De fait, il semble inévitable de devoir faire la différence entre un « besoin de sécurité » et une réelle « demande de sécurité » (Hassid, 2015 – le terme sécurité est ici utilisé dans le sens de « protection contre les menaces »). L’auteur arrive à la conclusion que ce besoin de protection n’est pas, du moins en France, couvert par une demande effective. En premier lieu, du fait du caractère tardif de l’émergence des services internes de sûreté dans les entreprises françaises, la fonction manque de maturité et de légitimité. La seconde explication réside dans le fait que la fonction est encore souvent perçue exclusivement comme un poste de coûts. L’analyse qui voit dans la sûreté une dépense à l’utilité discutable est largement confirmée par la littérature sur le sujet (Gill et Howell, 2014; Lubdey, Brooks et Coole, 2017). Cette incapacité à percevoir la sûreté comme une fonction centrale est renforcée par une réalité spécifiquement française : plus que dans n’importe quel autre pays occidental, la centralisation de l’Etat entretient le monde économique dans l’idée que la protection contre l’activité criminelle est une prérogative exclusivement régalienne. Faible demande, utilité contestée, faible reconnaissance…. nous amènent finalement à poser la question de la simple existence de la fonction sûreté comme outil de gestion de l’environnement criminel de l’entreprise. Chaque année, de grands hebdomadaires économiques en langue française publient leur « Guide du salaire des cadres ». Le directeur de la sûreté ou le responsable sûreté n’y figurent jamais. Nous pouvons y trouver des directeurs sécurité ou des responsables Hygiène, Sécurité et Conditions de Travail (HSCT), mais pas de directeur de la sûreté. Et c’est d’ailleurs dans cette confusion que se trouve une partie de la question : dans bien des entreprises, comme chez Fayol, la différence entre ces deux fonctions ne suscite aucun débat et l’utilisation des deux vocables est indifférenciée. Une définition souvent avancée est que la sécurité (safety en anglais) est l’activité qui permet à toute organisation de faire face aux évènements de type accidentel. La sûreté (security en anglais) permet quant à elle de faire face aux actions intentionnellement malveillantes (van den Berg et al. 2021). Les professionnels de la sûreté retiennent également cette définition (Juillet, Hassid et Pellerin, 2012 p 15, Gill, 2014 p 981). Mais, au-delà de la volonté d’exister de quelques professionnels, la distinction a-t-elle un sens ? Pour Van Den Berg et al. par exemple, la différence existerait mais serait superficielle et mériterait d’être dépassée. Elles relèvent en premier lieu que, selon elles, seule la langue anglaise fait la différence entre ces deux notions. Le français notamment ne la ferait pas. Par ailleurs, ces deux activités auraient pour point commun de protéger l’intégrité physique des êtres humains. Or, la majorité des situations pouvant porter atteinte à cette intégrité mélangerait ces deux causes, accidentelles et intentionnelles et un traitement séparé serait au mieux inutile et au pire contreproductif. Mais pour certains auteurs, les notions doivent être analysées séparément car elles renvoient à la nature fondamentale du fait générateur. Pour Blokland et Reniers (2020), la différence entre accidentel ou intentionnel n’a de sens que si l’on se penche sur la façon d’analyser ces phénomènes. Pour les auteurs, l’analyse des phénomènes accidentels est souvent de type statistique : une politique de sécurité est basée sur une sinistralité connue par le biais de chiffres. C’est ce qu’autorise, par exemple, l’existence d’indicateurs tels que ceux produits en France par l’Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS). La fréquence et les différents types d’accidents du travail y sont analysés; cela permet aux entreprises d’élaborer des politiques de sécurité basées sur des situations connues dont l’aggravation ou l’amélioration seront quantifiables. Or, toujours selon Blokland et Reniers, faire face à un environnement criminel de cette façon n’est pas possible dans la majorité des cas : du fait du caractère intentionnel de la menace et parce que le propre de l’activité criminelle est de se reconfigurer en permanence pour faire face aux mesures prises pour la juguler. L’exemple le plus parlant de ce point de vue est sans doute celui du terrorisme : sa particularité est de parvenir, par une violence présente, à « créer l’attente de plus de violence à venir » (Halibozek et al, 2007 p 66). Ainsi, le terrorisme fait naître une incertitude radicale quant à l’avenir de la menace et sa capacité à prospérer. Cette incertitude spécifique l’exclut de toute possibilité d’en faire un paramètre dans une analyse de risque basée sur un simple rapport coût/bénéfice (Lund Petersen, 2012 p 8) et donc de lui faire « quitter le monde de l’inconnu pour le faire entrer dans celui du connu et des politiques [mises en oeuvre] » (Kessler et Daase, 2008). Dans ce travail pour identifier la façon dont les entreprises font face à ce genre d’incertitudes environnementales, l’approche par la contingence nous a semblé la plus productive.

Apports de la théorie de la contingence

Le terme de contingence est défini comme une « situation spécifique et évolutive qui conduit à rejeter des prescriptions uniques et standards » (Plane 2012 p 111). Il faut toutefois noter, à l’instar de Jacques Rojot (2005 p 91), qu’il ne s’agit là que d’une remise en cause partielle des principes prévalant jusqu’alors. Si les théoriciens de la contingence remettent en cause la voie unique dans la structuration de l’organisation, c’est au profit d’une multitude d’organisations idéales qui toutes doivent permette à l’organisation de faire face de façon optimale à une série de stimuli donnés. C’est à cette adéquation stimulus/organisations que la théorie de la contingence doit nous donner accès ici.

La littérature sur la question développe deux types de contingence : la contingence interne qui postule que la structure de l’organisation est influencée par ses propres caractéristiques. La contingence externe quant à elle postule que la structure des organisations doit s’adapter à l’environnement de cette dernière et que cette capacité d’adaptation est source de performance pour l’organisation. Nous retenons ici ces deux approches car elles nous semblent être les mieux à même d’identifier une fonction nouvelle en charge de la gestion de l’environnement criminel de l’organisation. De ces deux formes de contingence, interne et externe, nous extrairons nos deux hypothèses de travail.

La littérature qualifie de facteurs de contingence interne essentiellement quatre dimensions liées aux caractéristiques de l’organisation : sa taille, son âge, sa stratégie et son environnement technologique. Seul le premier de ces facteurs nous intéressera en l’occurrence. Car, en ce qui concerne l’âge de l’organisation et sa stratégie dans le domaine de la sûreté, ces deux facteurs nous semblent d’une analyse compliquée dans la mesure où nous tentons de mettre en lumière un phénomène encore émergent. Il est difficile, à de très rares exceptions près, de trouver trace d’un service de sûreté dans une grande entreprise française avant l’année 2000 et cette relative immaturité ne nous permet pas d’identifier de véritable référence à une stratégie dans le domaine de la sûreté. Quant à l’approche par la technologie, elle se heurte à la faible intensité technologique de l’activité et à la relative inexistence de la littérature sur le sujet. En revanche, si nous avons pris le parti de ne faire porter notre recherche que sur la situation de grandes organisations, nous n’occultons pas cependant cette influence. Les petites et moyennes entreprises (PME) sont exclues de notre recherche car il nous semble qu’en matière de sûreté « Les PME ont beaucoup plus de mal car elles n’ont pas les moyens nécessaires tant au niveau de l’analyse que de la réponse aux risques » (Juillet 2012, p 66). Ainsi, en dehors du champ des grandes organisations, il ne nous a pas semblé qu’une matière suffisante était disponible pour permettre ce travail. En revanche, au-delà de la catégorie des PME, notre étude de terrain porte sur des organisations aux tailles finalement diverses : de quelques milliers à plus de cinquante mille collaborateurs. Et sur ce point, nous nous appuyons essentiellement sur les développements que Jacques Rojot lui consacre (2005, p 93-95) au sein desquels il exploite largement les travaux de Blau. Ces connaissances accumulées nous permettent de relever que la taille de l’organisation a une influence sur la différenciation de la structure que nous étudions plus loin; une grande taille entraine un mouvement de différenciation selon plusieurs axes : par spécialisation des différents services sur des compétences précises et par multiplication des niveaux hiérarchiques. C’est donc une hypothèse que nous retenons : nous tenterons de vérifier que cette caractéristique pousse les organisations à différencier en les séparant leurs directions de sécurité et de sûreté et que plus l’entreprise est grande, plus ces deux fonctions sont séparées.

En ce qui concerne la contingence externe, Burns et Stalker semblent bien être les précurseurs de ce courant (Plane 2012, p 112). Ils publient en 1966 un ouvrage intitulé the management of innovation dans lequel ils démontrent que la structure de l’organisation est très largement dépendante de facteurs qui lui sont externes, en particulier l’incertitude et la complexité de leur environnement. Mais dans le développement de la théorie de la contingence externe, les travaux de Lawrence et Lorsch (1967. 1989 pour la version française que nous citerons ci-après) ont une importance particulière (Van de Ven, Ganco et Hinings 2013, p 399-400). Là aussi, c’est l’incertitude de l’environnement qui imprime sa marque sur la structuration de l’organisation (1989, p 102-109). Les auteurs développent l’idée que, pour faire face à son environnement, l’organisation fonctionne par un double mouvement de différenciation et d’intégration. Ils définissent la différenciation de la manière suivante : « les organisations font face à l’environnement en se fractionnant en unités de façon telle que chacune d’elles a pour principale tâche de traiter une partie des conditions externes de l’entreprise » (p 26). Cette évolution peut sembler infiniment logique : face à un environnement évolutif, l’organisation n’a d’autre choix que celui de spécialiser une personne ou une équipe qui devra faire face à un pan identifié de l’environnement de l’entreprise. Mais s’arrêter au simple fait de différencier pour spécialiser donnerait une vision superficielle de la problématique au sein de l’organisation. Les auteurs (27) insistent donc sur le fait que la différenciation va bien au-delà de la seule apparition d’un nouvel acteur dans l’organigramme. Du fait de leurs buts, différents de ceux des autres membres de l’organisation, de leurs formations, de leurs expériences, les membres de cette nouvelle entité développent des comportements, des façons de travailler qui les différencient des autres membres de l’organisation. Dans certains cas, c’est une culture différente qui entre dans l’organisation via ce mouvement de différenciation. Ce n’est donc pas un simple fractionnement pour spécialisation que nous prétendons étudier ici mais un phénomène de « différenciation au sens large » qui implique l’apparition au sein de l’organisation de logiques et de comportements nouveaux. En outre, plus l’environnement est instable et incertain, plus l’organisation efficace aura tendance à se fractionner dans ce mouvement de différenciation.

Laurence et Lorsch caractérisent l’incertitude par trois éléments : le manque de clarté de l’information disponible; la durée importante à attendre avant d’avoir un retour sur les effets d’une décision; une incertitude générale portant sur les liens de cause à effet. Cependant, d’autres théoriciens préfèrent se focaliser sur le côté non probabilisable de l’incertitude, en se basant sur les travaux fondateurs de Franck Knight (1921). Contrairement à un risque, qui est lui probabilisable, c’est l’incapacité à assigner une probabilité d’occurrence à un évènement futur qui caractérise une incertitude. D’une façon générale, les différentes tentatives pour caractériser l’incertitude dans laquelle baignent les organisations ne s’intéressent que très peu aux questions liées à la sûreté ou à l’environnement criminel des entreprises. Cependant, un des plus importants théoriciens de la contingence fait du phénomène de mondialisation un des facteurs essentiels de la nécessaire adaptation des entreprises (Child 2015, p 56-60). La criminalité transnationale n’est pas évoquée ici mais le cas du terrorisme comme facteur détériorant de l’environnement des entreprises est directement, bien que très succinctement, cité. Mintzberg accorde également une place très importante aux facteurs de contingence comme facteurs explicatifs des choix organisationnels. L’environnement constituant pour lui un élément de contingence externe aux multiples dimensions (Mintzberg 1982, p 246-247). Il évoque surtout un point tout à fait important en ce qui nous concerne : l’hostilité de l’environnement. Important car à notre connaissance, il est l’un des rares théoriciens de la contingence à évoquer cette dimension aussi clairement, allant jusqu’à une analogie avec l’environnement « d’une armée en guerre » (p 247). Il individualise l’hostilité comme variable descriptive de l’environnement car elle est, selon lui, la source d’un besoin particulier pour l’organisation : la réactivité, la capacité à répondre rapidement aux évolutions de l’environnement. Cette approche par l’incertitude nous semble ici spécialement probante car nous pouvons également l’observer dans la littérature consacrée aux menaces pesant sur les entreprises; l’environnement malveillant et donc hostile est avant tout celui des menaces internationales. La mondialisation dérégulatrice tient une grande place dans ce corpus; comme le terrorisme, lui-même présenté comme un véritable défi à l’approche statistique et donc à une analyse par les risques. Ces menaces internationales nous semblent donc être à l’origine d’une incertitude particulière. Ce qui nous pousse à émettre une seconde hypothèse : la forte exposition internationale des entreprises a une influence sur la séparation entre sûreté et sécurité.

Méthodologie

Notre travail porte sur soixante-douze grandes entreprises, seules à même de fournir la matière nécessaire. La répartition des effectifs de nos répondants est présentée ci-dessous :

Figure 1

Répartition de l’effectif des entreprises répondantes

Répartition de l’effectif des entreprises répondantes

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Ensuite, notre travail porte exclusivement sur le cas des entreprises françaises. Cela tient au fait que l’environnement national joue ici un rôle central. Le droit français, en premier lieu, détermine les obligations des entreprises vis-à-vis de leurs salariés. Mais c’est également l’environnement criminel national qui influe sur la façon dont les entreprises se protègent. La nature et la sévérité de cet environnement façonnent la réponse des victimes potentielles (Ferreira, 2007). Leurs marges de manoeuvres, leurs besoins et même leurs cultures de la sûreté sont très différentes. Le questionnaire qui a permis notre étude de terrain a été envoyé en juin 2015 à 150 directeurs de sûreté, par l’intermédiaire du CDSE. Ce sont finalement soixante-douze questionnaires exploitables qui nous ont été retournés entre juillet et décembre, 2015 ce qui représente un taux de retour de 48 %.

Conformément à notre approche par la contingence, nous allons tenter de faire émerger les différentes typologies organisationnelles contenues dans notre enquête. La méthode choisie pour procéder à cette classification typologique est celle de la Classification Ascendante Hiérarchique (CAH). La CAH étudie des relations de corrélation entre individus en les classant dans des groupes (les classes) relativement homogènes en se basant sur leurs caractéristiques (Malhotra 2007, p 563-578). Les individus de chaque groupe sont donc similaires entre eux et différents des individus constituant les autres groupes. Nous prenons par ailleurs en compte le fait que la CAH ne peut être utilisée que sur des variables quantitatives dans la mesure où il s’agit de calculer une distance entre les individus. Or, les données que nous exploitons ici sont toutes qualitatives. Elles ont pour finalité de décrire une situation concrète autrement que de façon strictement quantitative. La méthode choisie ici est une méthode classique, la CAH étant précédée par une Analyse Factorielle Multiple des Correspondances (AFCM) afin de ne garder que l’information intéressante en réduisant les bruits qui figurent dans les derniers axes. En l’occurrence, nous avons retenu les dix premiers axes de l’AFCM qui cumulent un pouvoir explicatif de 71.9 %.

Tableau 1

Dix axes de l’AFCM retenus pour l’élaboration de la CAH

Dix axes de l’AFCM retenus pour l’élaboration de la CAH

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Nous insistons cependant sur le fait que le passage par une AFCM n’est qu’un outil pour rendre la Classification Ascendante Hiérarchique possible. Tous les résultats exploités ici sont ceux de la CAH. La qualité de la classification dépendra donc de similarité intra-classe et de la dissimilarité inter-classes. L’analyse livre alors la liste des individus constituant chaque classe par ordre de « représentativité » au sein de la classe. La CAH livre aussi les caractéristiques qui ont conduit à les considérer comme semblables. Certaines de ces caractéristiques domineront l’analyse du fait de leur poids dans l’établissement de la classe. Les autres seront considérées comme ayant un poids trop faible pour être significatives. Autrement dit, la CAH permet de savoir qui compose la classe et pourquoi. Dans son principe, la CAH commence en considérant que chaque individu analysé est un groupe. « Les groupes sont ensuite formés en agglomérant les individus. Ce processus continue avec des groupes de plus en plus gros jusqu’à ce que tous les individus appartiennent à un seul groupe » (Malhotra 2007 p 563). La CAH est ensuite produite avec la méthode de Ward en se basant sur les coordonnées des variables : chaque itération agrège entre eux les individus qui dégradent le moins l’inertie interne de chaque classe. Dans le cadre d’une CAH, il faut différencier les variables que nous considérons comme actives et celles qui sont illustratives. Les variables actives participent directement à la constitution des différentes classes de la CAH. Les variables illustratives permettent, une fois que la classification est produite, d’illustrer la spécificité de chacune des classes. Dans le cas de notre analyse, il faut revenir au but de notre travail : notre objet est la structure de la fonction sûreté. Les variables actives en l’occurrence sont donc celles qui nous permettent de la décrire : dénomination du service concerné, ses responsabilités, sa centralisation. Elles concernent toutes les dimensions structurelles de la fonction. Toutes les variables sont actives à l’exception de celles que nous citons comme illustratives ci-après. Les variables illustratives sont en l’occurrence toutes celles qui décrivent l’environnement de la fonction sûreté. Il s’agit de celles qui caractérisent un facteur de contingence interne (taille, secteur économique) ou externe (implication internationale et donc confrontation à un environnement de sûreté potentiellement plus hostile qu’un environnement national). Les variables illustratives (grisées dans les tableaux qui suivent) correspondent aux questions :

  • Question N° 2 : Votre entreprise est-elle du secteur ?

  • Question N° 5 : Quel est l’effectif global de votre entreprise ?

  • Question N° 6 : Quelle proportion de votre effectif global se trouve hors de France ?

  • Question N° 7 : Quel est votre effectif global expatrié (hors familles) ?

Se pose ensuite la question du nombre de classes à retenir dans l’analyse. Il doit avant toute chose être cohérent avec l’échantillon et plus largement avec l’objet de la recherche. Il doit suivre un certain nombre de règles (Hahn et Macé 2012 p 136) : les classes retenues ne doivent pas être trop nombreuses pour demeurer interprétables. Se limiter à un grand nombre de classes n’a dès lors pas grand sens. Une fois posée cette règle, la meilleure façon de faire consiste à observer la plus forte chute d’inertie interclasses. En l’occurrence, cette observation nous indique qu’elle est la plus importante au passage de quatre à trois classes puis de trois à deux. Dans les faits, nous avons testé ces trois hypothèses pour rejeter les deux extrêmes : une classification en quatre classes créait une micro-classe de 3 individus. Elle aurait constitué un défi statistique et n’aurait pas présenté d’intérêt pratique dans la connaissance de la fonction. La question d’une classification en deux classes a été plus difficile à trancher. Mais une classification en 3 classes permettait la création d’une classe de douze individus qui nous a semblé d’une taille suffisante pour être analysée. In fine, notre classification permet la création de trois classes contenant respectivement 22, 12 et 38 individus. Leurs caractéristiques pertinentes dans le cadre de notre recherche sont décrites ci-après.

Résultats

Les variables significatives portant sur les responsabilités des directions de sûreté sont établies à partir des réponses (oui ou non) à la question « votre périmètre couvre-t-il ? » : Le coeur de la fonction est constitué de la protection des biens et de la sûreté des personnes. 69 des 72 répondants affirment que ces deux responsabilités leur incombent. Il n’y a là rien que de très logique dans la mesure où il s’agit du coeur de la fonction que nous analysons. Mais cela nous permet d’expliquer pourquoi ces deux responsabilités ne seront d’aucun secours dans la classification que nous dressons ci-dessous : puisqu’elles sont assumées par la presque totalité de nos répondants, leur caractère discriminant sera nul. Les résultats obtenus en ce qui concerne les modalités significatives sont exposés ci-après pour chaque classe et font l’objet d’une synthèse dans chaque cas. Certaines modalités significatives mais sans rapport avec le but de notre recherche ne sont pas présentées. Les variables illustratives sont présentées sur fond gris.

Classe 1

Avant toute chose, notons que parmi les modalités significatives se trouve une modalité illustrative concernant la taille des organisations de cette classe. Les entreprises de la tranche 5000 à 10 000 collaborateurs représentent un tiers de la classe et presque les deux tiers des entreprises de cette taille se trouvent dans cette classe (ligne 8). Ensuite, cette classe répond franchement à une des questions importantes soulevée par la littérature. Les modalités « oui » aux questions concernant la responsabilité de la lutte contre l’incendie et l’Hygiène, Sécurité et Condition de Travail (lignes 1 et 2) sont très significatives. Les responsables répondant oui à ces questions sont beaucoup plus représentés dans cette classe que dans le reste de l’échantillon. Aux questions portant sur la dénomination des services concernés (ligne 6) ou des professionnels qui les occupent (ligne 5), les modalités significatives sont respectivement « sécurité et sûreté » et « sécurité ». Ici donc pas de séparation, les activités de sûreté et de sécurité au sens accidentel du terme sont exercées majoritairement de façon conjointe au sein de cette classe. Les entreprises répondantes dans cette classe ont une activité internationale de faible ampleur. La réponse à la question concernant l’effectif expatrié (ligne 9) laisse entendre que cette exposition est modeste même si une réponse significative à la question concernant la proportion de l’effectif global présent hors de France aurait été plus parlante. Mais, malgré la modestie de cette exposition, l’environnement criminel international de ces organisations n’est pas négligé. Car, s’il n’y a dans cette classe aucune trace de l’existence d’un outil internalisé d’évaluation de l’environnement international, ces entreprises font très majoritairement appel à un prestataire extérieur (ligne 7). Pour résumer, la principale source d’exposition de ces organisations est très largement nationale mais il n’y a aucune trace d’un service travaillant sur l’évaluation de cet environnement de sûreté (ligne 4). En revanche, une exposition internationale même très faible justifie le recours à un prestataire externe.

Tableau 2

Liste des modalités significatives de la classe N°1

Liste des modalités significatives de la classe N°1

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Classe 2

Notre seconde classe constitue un véritable défi à l’analyse par les modalités dans la mesure où elle est surtout caractérisée en négatif tant les modalités font apparaître une organisation « en creux », définie presque exclusivement par ce qu’elle n’est pas.

Première constatation et sans doute un élément de contingence particulièrement prégnant en l’occurrence : les membres de cette classe n’ont aucune activité hors de France. Sont donc logiquement absents tous les attributs liés à cette caractéristique tels que l’existence d’un poste dédié à cette question ou d’un processus d’évaluation de l’environnement de sûreté internationale. L’analyse par les modalités significatives ne donne aucun résultat en ce qui concerne la taille de ces entreprises, sans doute du fait de la taille réduite de la classe. De fait, une étude de la totalité des modalités de la classe nous apprend que les 12 entreprises sont finalement assez bien réparties sur la totalité des tranches de taille possibles. La taille ne semble pas être un élément déterminant dans ce cas.

Tableau 3

Liste des modalités significatives de la classe N° 2

Liste des modalités significatives de la classe N° 2

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Classe 3

Notre dernière classe est celle qui présente sans doute les développements les plus intéressants. Du fait de son effectif, elle est plus facile à analyser car plus significative statistiquement. Par ailleurs, elle rassemble les individus au sein desquels la fonction est sans doute la plus aboutie.

C’est ici que nous trouvons les directions les plus étoffées du point de vue des ressources humaines. La ligne 8 nous apprend que la tranche d’effectif de la direction du répondant de 11 à 50 collaborateurs est surreprésentée dans la classe même si cette proportion n’est que de 21 %. Dans le même temps, les directions disposant de moins de 3 collaborateurs sont deux fois moins présentes dans cette classe que dans le reste de l’échantillon (ligne 16). Au sein de cette classe, la taille comme l’exposition internationale sont très prégnantes.

En premier lieu, nous avons à faire à une classe dominée par les grandes et même les très grandes entreprises. La ligne 12 nous apprend que 55, 3 % des individus de cette classe ont plus de 50 000 collaborateurs. Par ailleurs, la ligne 13 nous apprend que la tranche de 5000 à 10 000 collaborateurs est très sous représentée au sein de la classe.

En outre, une des modalités non significatives nous permet de compléter notre propos car la tranche de 10 000 à 50 000 collaborateurs est également très représentée dans cette classe :

Tableau 4

Liste des modalités significatives de la classe N°3

Liste des modalités significatives de la classe N°3

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Tableau 5

Variable non significative « Effectif global de votre entreprise »

Variable non significative « Effectif global de votre entreprise »

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Ainsi, nous apprenons de la fusion des lignes 12 et 13 des modalités significatives et de celle présentée ci-dessus que 86.84 % des répondants de cette classe travaillent pour des entreprises de plus de 10 000 collaborateurs. L’implication internationale des répondants pourrait sembler plus difficile à établir dans la mesure où aucune modalité significative ne le permet. Mais cette situation est largement due, comme en ce qui concerne le point précédent, au fait que nous avions créé des classes d’effectifs dans nos réponses comme le montre les trois modalités non significatives ci-dessous. Ce faisant, les réponses ont gagné en précision mais, si nous n’allons pas au-delà de ces divisions, nous prenons le risque de voir la vision globale de la situation nous échapper.

Tableau 6

Combinaison de trois variables non significatives concernant l’exposition internationale des répondants de la classe N°3

Combinaison de trois variables non significatives concernant l’exposition internationale des répondants de la classe N°3

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Or, si aucune des trois n’est significative, il n’en reste pas moins que les entreprises de cette classe ont une exposition internationale supérieure à 20 % de leur effectif global dans 81.58 % des cas et majoritaire (supérieure à 50 % de leur effectif global) dans 68.4 % des cas. D’ailleurs (ligne 10) le développement d’activité en pays à risque est une responsabilité des répondants dans 76.32 % des cas, ce qui nous semble cohérent avec une forte exposition internationale de ces entreprises.

En ce qui concerne le mouvement de différenciation postulé par la théorie de la contingence, nous observons qu’il est ici pleinement à l’oeuvre. La ligne 1 de la liste des modalités significatives confirme que la responsabilité de l’HSCT est pratiquement exclue chez les répondants de cette classe. Bien que de façon moins évidente (84.2 % des répondants tout de même) la ligne 5 nous apprend qu’il en est de même pour la sécurité incendie. Par ailleurs, les services en charge de la fonction comme les professionnels à leurs têtes sont très majoritairement nommés par les vocables « sûreté » et « security » (lignes 6, 7 et 11). Enfin, la ligne 14 nous confirme que la dénomination « sécurité » est très largement sous-représentée dans la dénomination des services étudiés ici. Il est donc très clair qu’au sein de cette classe la fonction sûreté est assumée de façon exclusive. Le fait qu’une part souvent majoritaire de l’effectif des entreprises répondantes soit localisée hors de France donne naissance à des caractéristiques spécifiques formant une organisation remarquablement cohérente et un mouvement de décentralisation difficilement observable dans les autres classes. Dans 78.9 % des cas, une personne ou un service est spécifiquement en charge de la sûreté internationale (ligne 3), et dans 71.05 % des cas (ligne 2) une personne ou un service est spécifiquement en charge de l’évaluation de l’environnement de sûreté internationale. Autrement dit, dans ce cas, la menace fait l’objet d’une surveillance spécifique. Ce constat s’explique selon nous par le fait que l’activité criminelle internationale doit être vue comme la source d’une incertitude difficilement probabilisable. Par ailleurs, la forte implication internationale des individus de cette classe nous permet d’identifier l’effet de cette situation sur la décentralisation de la fonction. L’activité internationale des répondants sur laquelle nous insistons ici ne doit pas faire perdre de vue que ces entreprises ont évidemment une importante activité sur le territoire national. En outre, les répondants à notre questionnaire sont en l’occurrence très majoritairement (84.21 %) en charge de la sûreté sur les deux plans, national et international (ligne 9). En mettant ces deux situations en parallèle, nous constatons que le phénomène de décentralisation est beaucoup plus fort en ce qui concerne l’activité internationale. La ligne 4 (la modalité est significative) nous apprend que dans 73.7 % des cas, les répondants disposent de responsables régionaux hors de France. La proportion n’est que de 42.1 % en ce qui concerne les responsables régionaux sur le territoire national et la modalité n’est pas significative dans la constitution de la classe. Ainsi, du point de vue de la théorie de la contingence, nous observons ici une sorte de différenciation subsidiaire, une séparation subalterne qui pousse les directions de sûreté observées à faire de la sûreté internationale une activité spécifique : elle est entre les mains d’une équipe dédiée jouissant d’une autonomie plus grande que dans le cas d’une sûreté purement nationale et dédiant au moins une personne à l’évaluation des différentes menaces.

Discussion

Conformément à notre approche théorique, plus les organisations sont grandes, plus elles se fractionnent pour faire face à une portion étroite de leur environnement. Dans le cas d’une organisation de taille réduite (classe 1) au sein de notre échantillon, la sécurité et la sûreté sont mêlées et cette dernière n’est pas assumée de façon exclusive. Dans le cas de très grandes organisations (classe 3), le phénomène de différenciation est pleinement réalisé et la sûreté est une activité exclusive. La pratique managériale des grandes entreprises françaises prend donc en compte la différence entre sûreté et sécurité, entre évènements accidentels et actions intentionnellement malveillantes. Nous confirmons ici un des points centraux de la littérature consacrée à la théorie de la contingence : l’effet de la taille sur le phénomène de différenciation.

Mais dans le même temps, au sein de notre première classe, nous constatons qu’une exposition internationale faible ne peut être totalement négligée. Surtout, notre troisième classe est fortement marquée par le fait que les individus qui la constituent ont une très forte activité internationale. Dès lors, devons-nous considérer que nous avons identifié un facteur de contingence spécifique à l’organisation de la fonction sûreté ? Au moins trois arguments plaident dans cette direction. Premièrement, une forte activité internationale provoque un mouvement de différenciation spécifique. Au sein même des directions concernées, une personne ou un service est dans la grande majorité des cas spécifiquement en charge de cette question. Deuxièmement, cette internationalisation donne naissance à des organisations bien moins centralisées qu’une approche strictement nationale. Enfin, une forte activité internationale impose bien plus souvent que dans un cadre national l’existence d’organes spécifiques d’évaluation et le recours aux services de professionnels pour l’évaluation de ce type de risque. Nous expliquons ces phénomènes par le fait que l’activité internationale est manifestement une source d’incertitude particulière. En outre, la méconnaissance de ce risque par les entreprises fait précisément partie de ces faiblesses sur lesquelles insiste la jurisprudence française développée ces vingt dernières années : d’un point de vue managérial, elles doivent avoir une idée précise et documentée des menaces qui pèsent sur elles en général et sur leurs collaborateurs en particulier. C’est le préalable à une saine analyse de risque, débouchant sur une décision prise en connaissance de cause. C’est également indispensable à l’élaboration de la formation qui permettra aux collaborateurs concernés de faire face à la situation dans les meilleures conditions possibles. L’activité d’acteurs malveillants fait ainsi naître une incertitude de nature spécifique nécessitant un travail permanent d’évaluation. « Les accidents arrivent » nous dit Perrow tout le long de sa démonstration consacrée à la théorie des accidents normaux (2011). Mais le monde de la sûreté internationale des entreprises s’accommode mal du fatalisme qu’implique une telle approche. Ainsi, d’un point de vue managérial, il nous semble indispensable que des organisations très exposées internationalement disposent d’un organe dédié à l’évaluation de leurs environnements de sûreté. C’est sans doute un point difficile à intégrer pour les organisations que sont les grandes entreprises. Après tout, c’est une activité que l’on imagine relever plutôt d’un service de renseignement. Nous faisons face ici à cette différenciation au sens large que permet l’approche par la contingence, autant organisationnelle que culturelle. D’ailleurs, bien qu’encore très rares, quelques travaux quant à la bonne façon de mener cette activité commencent à émerger. Le plus abouti sur la question est sans aucun doute l’ouvrage « Corporate Security Intelligence and Strategic Decision Making » de Justin Crump (2015), dans une approche résolument professionnelle à visée pratique. Ce qui nous amène à la conclusion suivante : d’un point de vue sémantique, les termes « sécurité » et « sûreté » existent en français et ils ont un sens même si cela n’est vrai qu’à certaines conditions de taille de l’organisation (grande) et d’exposition internationale (importante); ils définissent des manières différentes d’appréhender l’incertitude de l’environnement de l’organisation. Cet état de fait est encore renforcé par la pression légale existante pesant sur un monde de la sécurité baignant depuis longtemps dans un environnement de prescriptions précises, d’obligations régulièrement auditées par les pouvoirs publics comme celles régissant la lutte contre l’incendie (Vuillerme 2013). Ainsi, dans le domaine de la sécurité, les entreprises « doivent faire » et leurs marges de manoeuvre sont très étroites; et donc l’incertitude qui va avec. Dans celui de la sûreté, elles « peuvent faire » et même lorsqu’elles doivent faire, elles disposent d’une large liberté dans le choix des moyens.

Pour conclure, nous avons démontré par ce travail que l’activité de sûreté d’entreprise doit être vue comme spécifique et, dans certains cas, séparée de l’activité que nous nommons communément la sécurité. Mais, a contrario, la confusion entretenue entre sûreté et sécurité dans une part significative des entreprises qui ont répondu à notre questionnaire semble convenir à des caractéristiques organisationnelles et à un environnement particulier : ces entreprises sont plus petites et leur environnement est plus national. Ce faisant, nous confirmons un des fondements de la théorie de la contingence. Elle remet très largement en cause l’idée qu’il n’existe qu’une seule bonne façon de faire les choses, l’idée  d’une stricte relation “stimulus correct bonne réponse” (Rojot 2005 p 91). Ainsi, si la solution unique disparaît, chaque situation différente doit donner naissance à une solution différente des autres mais identifiée et adaptée. Nous pensons avoir démontré que, outre la taille de l’organisation, et conformément à une des idées dominantes dans le champ de la contingence, c’est le niveau d’incertitude pesant sur l’environnement malveillant des organisations qui est déterminant. Un point nous semble enfin ouvrir des pistes de recherches qui permettront de poursuivre cette nécessaire réflexion. Il s’agit du positionnement de la fonction sûreté au sein des entreprises françaises. Certains résultats de notre recherche, non exploités ici, mettent en lumière un écart entre la volonté des professionnels du secteur, souhaitant travailler au plus près des dirigeants d’entreprises, et la pratique : les responsables de la sûreté d’entreprises n’occupent encore que très rarement des positions hiérarchiques élevées. Cette situation interroge la légitimité de la fonction encore souvent perçue comme un “mal nécessaire” au sein des entreprises françaises. Une comparaison avec des situations différentes, notamment au sein du monde anglo-saxon, pourrait être très profitable. En Grande-Bretagne mais surtout aux Etats-Unis les “Chiefs Security Officer” sont souvent membres des comités exécutifs. Nul doute que l’explication de cette divergence permettrait de comprendre la situation dans un pays comme la France et d’envisager le futur d’une fonction encore en recherche de sa propre légitimité.