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Dans le cadre de ce dossier spécial sur les liens entre entrepreneuriat et effondrement sociétal, nous avons eu envie de partager un des ouvrages qui a inspiré l’idée de travailler sur cette thématique. L’ouvrage, publié en 2015 aux Editions du Seuil[1], est intitulé « Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes ». Sur base d’une large revue de travaux menés dans diverses disciplines (429 références bibliographiques au total, couvrant des champs aussi divers que l’histoire des civilisations, l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, les sciences politiques, la biologie, les sciences de la santé, la géologie et d’autres), les auteurs, Pablo Servigne et Raphael Stevens, montrent que ce n’est qu’en rassemblant des connaissances actuellement morcelées qu’il est possible de comprendre l’ampleur du phénomène d’effondrement de notre civilisation, et d’en faire sens.
Si l’idée d’effondrement est loin d’être neuve, l’époque actuelle se caractérise par la convergence de multiples crises, menaçant de façon accrue la stabilité de nos systèmes socio-économiques. Changement climatique, perte de biodiversité, épuisement des ressources, dégradation sociale, économique et politique sont autant de signes alarmant de l’existence de limites physiques et biologiques à notre modèle de développement. Les auteurs reconnaissent d’emblée que le sujet est extrêmement délicat à aborder et suscite souvent des réactions telles que le déni, la peur, la tristesse, ou même la colère. Il est certain qu’il bouscule des croyances profondément ancrées, remettant notamment en question le mythe de la croissance et du progrès infinis. Le but de l’ouvrage est d’amener les lecteurs et lectrices à regarder en face cette réalité, en adoptant une approche responsable, afin de se préparer aux changements majeurs à venir et contribuer à construire des systèmes plus résilients et durables que nos modèles de société actuels. Les auteurs, définissent la collapsologie comme « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus » (p. 253). Ils la voient comme essentielle pour comprendre les risques qui pèsent sur notre société et notre planète, et repenser l’avenir des sociétés humaines.
Le concept d’effondrement, au centre de cet ouvrage, peut sembler excessivement pessimiste pour certains. Cependant, les récents rapports du GIEC[2] et de l’Université des Nations Unies[3], publiés en 2023, font écho de manière percutante aux conclusions avancées par les deux auteurs, nous invitant ainsi à approfondir notre réflexion. Notre analyse sera articulée autour des trois parties de l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphael Stevens, abordant successivement les prémices d’un effondrement potentiel, sa temporalité probable et enfin, le rôle que peut jouer la collapsologie.
Première partie : prémices d’un effondrement
Dans leur premier chapitre, les auteurs commencent leur démonstration en mettant en évidence le type de croissance, exponentielle, qui caractérise des paramètres de notre société aussi divers que la population, le produit intérieur brut mondial, la consommation d’énergie primaire, la concentration de gaz à effet de serre, l’acidification des océans, le nombre de véhicules motorisés, ou encore le tourisme international. Ils avertissent que cette dynamique de croissance a ses limites et présente des dangers, notamment en termes de dépassement de la capacité de charge de l’écosystème. Mobilisant la métaphore de la voiture, représentant notre civilisation thermo-industrielle, les auteurs mettent ainsi en évidence le fait que nous avons accéléré de plus en plus rapidement, sans tenir compte des ressources nécessaires ou des impacts sur l’environnement. Si dans les années 1970, l’évolution de la croissance laissait encore le temps d’emprunter une trajectoire de développement durable, les années 1990 ont vu le dépassement de la capacité de charge globale de notre planète, caractérisée par une consommation de ressources plus rapide que leur régénération. Depuis les années 2010, nous avons néanmoins continué notre accélération, détruisant de plus en plus les écosystèmes qui nous supportent.
Face à cette croissance exponentielle, le deuxième chapitre pose la question du plafond : jusqu’où peut-on aller avant un effondrement du système ? Les auteurs abordent d’abord les limites infranchissables à la croissance, qui sont liées aux ressources épuisables et non-renouvelables. Des ressources essentielles, telles que les minerais ou les métaux, atteindront nécessairement, à un moment ou un autre, un pic d’extraction, au-delà duquel elles déclineront inévitablement. L’exemple le plus parlant concerne le pic de production de pétrole conventionnel, qui a déjà été franchi en 2006. Les auteurs alertent à ce propos sur l’impossibilité de compenser ce déclin, que ce soit par les énergies renouvelables, non suffisantes, ou par les réserves de pétrole encore inexploitées dans les sous-sols de la Terre. Outre les impacts environnementaux, le taux de retour énergétique, à savoir le rapport entre énergie produite et énergie investie, diminue de manière de plus en plus marquée, constituant un mur infranchissable qui nous obligera à repenser notre approche énergétique. De plus, l’interdépendance croissante entre le système financier mondial et le système énergétique accroît la vulnérabilité de nos systèmes, créant ainsi une menace supplémentaire qui pourrait déclencher des problèmes économiques et sociaux à grande échelle.
Le troisième chapitre s’attarde aux frontières franchissables, qui constituent des seuils critiques, invisibles, au-delà desquels des systèmes essentiels se dérèglent et basculent. Sur base d’une étude publiée en 2009 dans la prestigieuse revue « Nature » et mise à jour en 2015, sont présentées neuf « frontières planétaires » cruciales à ne pas dépasser pour éviter des conséquences dangereuses pour l’humanité. Une de ces frontières concerne le réchauffement climatique qui, fortement influencé par les activités humaines, se rapproche graduellement du seuil de rupture. Des événements extrêmes et des perturbations économiques et sociales ont déjà été constatés, avec des projections alarmantes, comme des pénuries d’eau, des crises alimentaires, des conflits, et au final la menace d’un effondrement civilisationnel. Le texte nous interpelle également sur la perte de la biodiversité, qui se rapproche aussi du seuil de basculement, avec des conséquences graves pour les écosystèmes et les chaînes alimentaires. Les auteurs soulignent l’urgence de prendre des mesures pour préserver notre environnement et éviter les points de basculement irréversibles des écosystèmes, des économies et des systèmes humains. Ils estiment que la société n’a pas encore pleinement conscience que notre modèle de développement industriel nous en rapproche dangereusement, ce qui accroît de manière disproportionnée les risques de catastrophes soudaines et irréversibles, avec des effets en cascade importants.
La direction serait-elle bloquée ? s’interrogent les auteurs dans le quatrième chapitre. Ils expliquent alors comment la poursuite effrénée du progrès technique et la complexité grandissante de nos sociétés ont conduit à un « verrouillage sociotechnique », où les systèmes dominants empêchent l’émergence de nouvelles solutions plus performantes. Par exemple, notre dépendance envers les systèmes technologiques existants, tels que l’agriculture industrielle, nous empêche de profiter pleinement d’alternatives comme l’agroécologie, la permaculture et la microagriculture bio-intensive, qui peuvent pourtant être plus efficaces, tout en préservant les sols et les écosystèmes. Plusieurs facteurs institutionnels, économiques, techniques et culturels viennent renforcer le verrou et augmenter la résistance au changement. Les grandes entreprises et industries dominantes peuvent avoir des intérêts financiers dans le maintien des systèmes actuels, même si ceux-ci sont dépassés ou non durables. La compatibilité avec les infrastructures existantes peut aussi être un enjeu dans le cadre de l’adoption de nouvelles solutions. Par ailleurs, les habitudes et comportements individuels enracinés peuvent rendre difficile le changement vers de nouvelles pratiques. Enfin, le texte met en évidence le rôle de la globalisation, qui rend les sociétés de plus en plus dépendantes de systèmes complexes et difficiles à changer. Face à ces phénomènes, le texte propose de « cultiver les innovations en marge », c’est-à-dire de promouvoir et de soutenir les solutions alternatives qui émergent en dehors des systèmes dominants. Cette approche permettrait de faciliter la transition vers des pratiques plus durables et adaptées aux besoins actuels.
Encore faut-il qu’il ne soit pas trop tard, alertent les auteurs. Le cinquième chapitre porte sur l’analyse de la complexité du monde moderne, et met en évidence l’interconnexion globale entre les différents secteurs de l’activité humaine. Les risques de seuils, d’effets en cascade et d’incapacité à retrouver un état d’équilibre après un choc menacent la stabilité de ce système complexe. Les auteurs abordent trois catégories de risques. D’abord, la fragilité du système financier, avec les accords de Bâle, le trading à haute fréquence et la prolifération de produits dérivés. La crise financière mondiale de 2008 a mis en évidence ces vulnérabilités, obligeant les gouvernements à prendre des mesures dites non-conventionnelles pour éviter un effondrement économique. Ensuite, l’interconnexion des chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale, qui maximise les profits des entreprises, mais rend aussi le système économique plus vulnérable, avec des perturbations locales qui peuvent se propager rapidement à travers le réseau et entraîner des répercussions au niveau global. L’exemple des inondations en Thaïlande en 2011 illustre comment une catastrophe naturelle peut perturber la production mondiale. Enfin, les infrastructures physiques, telles que les réseaux de transport, d’électricité et de télécommunications, sont de plus en plus sophistiquées et interreliées, prêtant le flanc à des risques accrus de vulnérabilité systémique. En raison de la complexité et de l’interdépendance croissantes de nos sociétés, les auteurs soulignent qu’une perturbation majeure dans un secteur pourrait se propager rapidement aux autres domaines, et provoquer un effondrement global.
Deuxième partie : alors, c’est pour quand ?
La question centrale de cette deuxième partie de l’ouvrage porte sur le moment auquel aurait lieu un effondrement. Dans le sixième chapitre, les auteurs abordent les difficultés de prédire l’avenir avec précision. Des annonces apocalyptiques ont été avancées depuis plus de 40 ans dans la communauté scientifique, sans que l’effondrement ne se soit produit. Alors que certaines prédictions ne se sont pas réalisées, d’autres sont bel et bien survenues, avec des catastrophes climatiques et environnementales en cours. Celles-ci constituent un « réservoir de perturbations potentielles », qui peuvent déclencher un effet domino dans le cadre d’un système global interconnecté. La gestion des risques liés à ces événements reste difficile, car plusieurs phénomènes sont par nature imprévisibles. D’autres éléments viennent par ailleurs encore en complexifier la gestion. Les travaux menés en philosophie montrent par exemple qu’une catastrophe ne devient réelle qu’à posteriori, alors qu’on aurait « besoin de croire en sa possibilité avant qu’elle ne se produise » (Dupuy, 2004, p.13, cité par les auteurs, p. 143). Un autre paradoxe est lié au risque d’autoréalisation d’une catastrophe, que l’on annoncerait trop tôt et avec trop d’autorité. Face à l’incertitude et à ces paradoxes, les auteurs proposent de passer d’un mode de contrôle à un mode d’expérimentation et d’action, basé sur l’intuition nourrie par des connaissances solides.
Les septième et huitième chapitres se penchent justement sur les connaissances que nous avons réussi à recueillir, respectivement sur les signaux avant-coureurs de changements catastrophiques dans des systèmes complexes, et sur les modèles prédictifs de l’évolution de tels systèmes. Parmi les signaux avant-coureurs mis en évidence, on trouve le « ralentissement critique », où un système au bord de l’effondrement met de plus en plus de temps à se remettre d’une perturbation. La théorie des réseaux d’interactions est également utilisée pour comprendre la résilience des systèmes sociaux. Les réseaux hétérogènes et modulaires sont plus résilients car ils plient sans rompre, tandis que les réseaux homogènes et hautement connectés peuvent montrer une résistance apparente avant de subir des effets de rupture en cascade. Les progrès de la science permettent de mieux comprendre ces signaux et de concevoir des systèmes sociaux plus résilients, notamment dans les domaines de la finance et de l’économie.
Le huitième chapitre se concentre quant à lui sur des modèles qui cherchent à comprendre le comportement et l’évolution de nos systèmes et sociétés. Le premier modèle présenté, « HANDY », « simule des dynamiques démographiques d’une civilisation fictive soumise à des contraintes biophysiques », en intégrant les inégalités économiques. Il montre que les sociétés inégalitaires sont plus susceptibles de s’effondrer, même si elles ont une consommation soutenable de ressources. Il indique que l’épuisement du peuple (plutôt que l’épuisement des ressources) peut conduire à l’effondrement d’une société inégalitaire. Le second modèle partagé par les auteurs, « World3 », a été présenté dans le rapport du Club de Rome (rapport Meadows) en 1972, et prévoit un effondrement généralisé de notre civilisation thermo-industrielle si aucune mesure n’est prise pour stabiliser la population, pour revenir à un niveau de production industrielle légèrement supérieur à celui de l’année 2000 et pour améliorer l’efficience technologique réduisant les niveaux de pollution et d’érosion des sols. Selon les auteurs, les résultats du modèle indiquent que notre monde se dirigerait vers le pire scénario, car aucune de ces conditions n’a été mise en place depuis 1972. La « fenêtre d’opportunité » pour éviter un effondrement global se réduit chaque année qui passe, et le modèle de World3 a été corroboré par 40 ans de faits.
Troisième partie : collapsologie
Après avoir analysé les prémices d’un possible effondrement et tenté d’estimer le moment où débuterait le plus probablement celui-ci, les auteurs, dans la troisième partie de l’ouvrage, s’interrogent sur les formes que pourrait prendre concrètement un tel phénomène. Pour ce faire, ils mobilisent des travaux menés dans une variété de disciplines. Au travers des regards croisés qu’ils proposent sur le phénomène se dévoilent alors différentes parties d’ « une mosaïque » de connaissances déjà existantes, mais aussi de pistes de recherche restant à explorer.
Le chapitre 9 prend comme point de départ des recherches historiques afin d’en retirer des éléments de compréhension de la situation actuelle. S’intéressant d’abord aux causes du déclin civilisationnel, il met en évidence le rôle clé de l’action humaine dans l’avènement des effondrements, qui trouvent leur source dans l’interaction entre différents types de facteurs, à la fois écologiques et socio-économiques. Les auteurs nous apprennent aussi que parmi les facteurs identifiés dans les travaux passés, certains sont présents à l’heure actuelle, comme les dégradations environnementales, les changements climatiques et les dysfonctionnements socio-politiques. A ceux-ci s’ajoutent des facteurs propres à notre époque : le caractère global de notre civilisation, la simultanéité et le degré d’interconnexion sans précédent entre divers facteurs. Au-delà des causes, les auteurs explorent des modèles permettant d’anticiper le déroulement d’un processus d’effondrement. Ils montrent notamment que la trajectoire de l’effondrement dans le temps va dépendre des actions mises en oeuvre actuellement. Le déclin linéaire, avec une décroissance progressive et contrôlée, semble le plus optimiste au vu des données dont on dispose. Le déclin oscillant, où chaque récession dégrade de plus en plus les capacités de relance, reste réaliste et laisse une possibilité d’adaptation. Le déclin systémique, avec un dépassement brusque des seuils de basculement, serait le plus difficile à vivre et est possible compte tenu de la complexité de notre système socio-économique. Pour terminer, une réflexion intéressante est proposée sur le rôle que pourraient jouer les régions périphériques, où peuvent le plus facilement se développer des systèmes communautaires et résilients, constituant dès lors des noyaux de redémarrage potentiels de nos sociétés.
Le dernier chapitre de l’ouvrage, mais non le moindre, aborde le rôle de l’être humain dans un effondrement civilisationnel. Les auteurs offrent à voir ici aussi une mosaïque de connaissances présentes et à construire, en croisant diverses perspectives disciplinaires.
Les recherches démographiques révèlent des résultats contradictoires en fonction de leurs hypothèses de départ. Si certaines, prenant comme hypothèse un maintien de la croissance actuelle, prévoient une population de 9 milliards à l’horizon 2050, d’autres projettent au contraire une baisse de la population à partir de 2030. En effet, avec l’accélération de l’épuisement des ressources, le système alimentaire industriel risque de s’enrayer. S’il le fait avant que des systèmes agroalimentaires productifs et résilients ne soient mis en place, l’humanité ferait face à des débats et décisions épineux au niveau de la gestion des populations. Les auteurs invitent donc à ouvrir le débat le plus tôt possible, avant d’être face au mur.
La psychologie offre une perspective unique sur la capacité de l’être humain à réagir à un effondrement potentiel. Les travaux menés nous renseignent d’abord sur les raisons possibles derrière le manque de réactivité constatée, notamment liées à la difficulté pour un cerveau humain de concevoir des menaces diffuses et éloignées; aux phénomènes d’habituation qui prennent place dans le cadre de changements lents; à la remise en question difficile de mythes ayant profondément forgé notre vision du monde; et au déni prenant place face à des événements qui n’entrent pas dans notre cadre mental. Les sciences psychologiques nous éclairent aussi sur ce qui peut favoriser le passage à l’action, à savoir une information complète et disponible, ainsi que des propositions d’alternatives crédibles et accessibles. Enfin, même si ces conditions sont réunies, avec un passage à l’action possible, les recherches soulignent la nécessité pour tout être humain de faire le deuil de l’ancien monde, un processus qui peut s’avérer plus ou moins long.
Les sciences politiques proposent une vue complémentaire sur les formes d’action possibles face à un effondrement. Certains veulent mettre en place des systèmes résilients à l’échelle locale, tandis que d’autres souhaitent agir au niveau macroéconomique, via un modèle de décroissance contrôlée. Des propositions émergent aussi pour coordonner le mouvement de la transition à grande échelle, par le monde politique. Les auteurs soulignent que ces choix devront passer par des débats et des compromis difficiles en lien avec la place de la démocratie dans notre société. En effet, les pratiques locales, basées sur la démocratie directe, ne permettent pas de penser le changement à grande échelle. De l’autre côté, une coordination des efforts à grande échelle requiert des décisions qui iront parfois à l’encontre de valeurs démocratiques (par exemple, un rationnement). Dans tous les cas, le propos invite à quitter la stratégie actuelle, basée sur la relance économique et la croissance, détournant l’attention de l’enjeu de la transition, nécessaire pour construire notre résilience collective.
La sociologie offre un éclairage sur les réactions humaines et sociales face à un effondrement. Certains travaux montrent que les changements climatiques peuvent être source d’instabilité sociale, de violences et de guerres, en raison du manque de ressources. Les auteurs invitent toutefois à ne pas sous-estimer la propension de l’être humain à l’empathie et à la solidarité, démontrée par des recherches sur la cohésion sociale de communautés confrontées à des catastrophes de grande ampleur. Ce sont selon eux les communautés soudées et collaboratives qui seront les plus adaptées à survivre face à une pénurie de ressources. Reconstruire le tissu social apparaît dès lors comme un impératif dans le monde actuel, y compris, aurions-nous envie d’ajouter, dans le monde organisationnel. Pourtant, le discours dominant semble peu évoluer, restant ancré dans un imaginaire individualiste techno-héroïque. Les auteurs mettent en lumière des leviers de changement de nos discours et imaginaires collectifs, notamment l’Art, les initiatives de transition, et la participation de non-experts aux débats.
Analyse critique
Cet ouvrage offre une sensibilisation essentielle à des enjeux majeurs de notre époque. Il aborde les défis de la croissance exponentielle dans une perspective sociétale, en rappelant les conséquences potentiellement dévastatrices de la surpopulation et de la surexploitation des ressources. Cette sensibilisation est cruciale pour inciter à l’action. Les analyses proposées démontrent une réflexion poussée sur des concepts complexes, avec une perspective multidisciplinaire qui en fait toute la richesse. Par exemple, en discutant des verrouillages sociotechniques, les auteurs mettent en lumière l’ironie de notre dépendance persistante envers des systèmes technologiques obsolètes malgré l’existence de meilleures alternatives qui prennent en compte l’évolution des besoins et des technologies. Le texte souligne également l’importance des mécanismes de lobbying et des intérêts économiques pour maintenir les systèmes existants, ce qui peut parfois s’opposer au bien-être collectif et à des solutions plus durables. La mention de l’inertie institutionnelle et des réglementations qui entravent le changement reflète une réalité bien connue dans le domaine de l’innovation et des transitions.
Face à l’incertitude que revêt l’étude d’un effondrement au temps présent, les auteurs invitent à scruter les signaux avant-coureurs qui permettraient de détecter l’avènement de certaines crises (financière, sociale, sanitaire, politique, écologique) et de réagir précocement pour minimiser, voire éviter, leurs effets. Quatre ans après la sortie de cet ouvrage, nous avons pu constater, au travers des multiples crises survenues en lien avec la Covid-19, la manière dont des signaux précurseurs peuvent être négligés, et à quel point nos systèmes complexes et interconnectés sont fragiles. Nous voyons également, en dépit de certaines résolutions, comment le « business » continue d’être pratiqué « as usual ». La guerre en Ukraine est également une illustration de la crise énergétique et de la course effrénée à la croissance, dont les conséquences se répandent, en effet domino, dans différentes régions du monde.
L’analyse proposée par les auteurs démontre une compréhension profonde des mécanismes en jeu. L’ouvrage donne une vue d’ensemble de systèmes complexes et interconnectés, avec des explications et une argumentation bien articulées. L’effort de vulgarisation est notable, avec l’utilisation d’exemples concrets et de métaphores qui facilitent la compréhension d’un sujet pourtant complexe, rendant le propos tangible et la lecture fluide et agréable.
L’ouvrage a donc des points forts évidents. Cependant, si les auteurs insistent, dans certains passages, sur l’importance de ne pas succomber à un alarmisme excessif, le ton général de l’ouvrage le demeure. Certes, nous y sommes tentés eu égard à l’urgence de la situation. Il n’en demeure pas moins vrai que cela peut amplifier les problèmes et décourager l’action, comme les auteurs le soulignent eux-mêmes. Alors que « l’effondrement n’est pas la fin mais le début de notre avenir » (p. 256), force est de constater un manque d’équilibre dans les analyses, qui mettent largement l’accent sur les aspects négatifs au détriment des solutions potentielles. Par exemple, en abordant les conséquences du réchauffement climatique, les analyses peuvent négliger certains efforts en cours pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et pour développer des énergies renouvelables. De même, l’argumentaire met bien en évidence comment les systèmes interconnectés peuvent être vulnérables aux pannes en cascade, comme le montrent les crises financières passées, mais nous éclaire peu sur la manière de repenser l’interconnexion entre les systèmes pour assurer la transition. Dans la même lignée, lorsque les auteurs évoquent les limites de la croissance exponentielle, des suggestions spécifiques pour le développement de modèles économiques plus durables pourraient renforcer l’impact du propos. L’absence de solutions concrètes peut parfois laisser les lecteurs sur leur faim. Une perspective plus équilibrée, en permettant de mettre en évidence les initiatives positives et les progrès réalisés, pourrait davantage contribuer à encourager les lecteurs à agir, plutôt qu’à se sentir dépassés par la gravité des enjeux.
En lisant cet ouvrage écrit en 2015, on ne peut s’empêcher de penser que les constats présentés par les auteurs (et par ceux et celles qui les ont précédés depuis le rapport Meadows en 1972) sont toujours d’actualité en 2023, et n’ont même jamais été aussi tangibles. L’accumulation de données scientifiques depuis maintenant 50 ans rend de plus en plus difficile de nier la réalité, et de considérer ces auteurs et leurs écrits comme « trop catastrophistes ». Les derniers rapports du GIEC et de l’Université des Nations Unies sont sans appel. En tant que chercheuses en management, la lecture de cet ouvrage nous invite aussi à interroger le rôle de la communauté scientifique dans la transformation nécessaire de nos sociétés industrielles. En tant qu’experts et expertes, nos voix portent un poids considérable et peuvent grandement contribuer à déconstruire les discours dominants et à créer de nouveaux imaginaires. Mais sommes-nous capables de déconstruire un discours dont nous avons été les plus grands artisans et producteurs ? Cela passera nécessairement par une plus grande ouverture et par des liens plus forts avec les milieux, les collectivités, les divers acteurs et actrices de la société qui oeuvrent déjà en ce sens.
Appendices
Notes
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[1]
Une nouvelle édition de poche a été réalisée en 2021.
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[2]
6ème Rapport de synthèse du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), 20 mars 2023, https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/.
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[3]
United Nations University – Institute for Environment and Human Security (2023). Interconnected Disaster Risks : Risk Tipping Points. Eberle, Caitlyn; O’Connor, Jack; Narvaez, Liliana; Mena Benavides, Melisa; Sebesvari, Zita (authors). Bonn : United Nations University – Institute for Environment and Human Security.