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La littérature en management fait consensus sur la nécessité d’apprendre. En particulier, apprendre à combiner et recombiner des ensembles de connaissances que des acteurs, en situation, partagent à des degrés divers. En outre, elle reconnait, tel un présupposé, que la proximité est favorable à l’apprentissage et, ce faisant, à la performance des systèmes techniques ou organisationnels considérés (Ash & Wilkinson, 1999). Pourtant, la nature précise de la relation proximité – apprentissage mérite d’être explorée de façon plus systématique (Lièvre et al., 2017).

Quelques travaux ont toutefois ouvert la voie. Lundvall (2016) a traité, d’abord au niveau national, des effets bénéfiques de la proximité géographique sur l’apprentissage. Mattes (2012), puis Balland, Boschma et Frenken (2015), et avant eux Cohendet et Llerena (1999), rappellent qu’une base de connaissances similaires entre deux acteurs (comprise comme une proximité cognitive) est essentielle pour qu’ils puissent échanger des connaissances, et donc possiblement apprendre. On sait aussi que la proximité géographique, par les fréquents face à face qu’elle autorise, favorise l’échange de connaissances tacites et donc l’apprentissage mutuel (Crespo & Vicente, 2016). En s’appuyant sur des recherches empiriques dans les agglomérations industrielles, Leszczyńska et Khachlouf (2018) modélisent de manière qualitative la façon dont les proximités d’ordre relationnel influencent l’apprentissage interactif et l’innovation au sein du district verrier de Murano en Italie. Au-delà, Lee (2017) met en lumière que la dimension spatiale des organisations gagnerait à être mise en perspective avec l’apprentissage et la performance de l’organisation. Dans ses travaux sur l’apprentissage par le déplacement au sein des espaces de travail, Lee (2019) montre que la proximité géographique entre des individus qui interagissent en un même lieu favorise l’engagement dans la dynamique d’apprentissage. Cette tendance semble d’autant plus manifeste que la proximité sociale entre individus est élevée. Aussi, ces quelques recherches esquissent-elles le lien entre les concepts.

Cependant, la relation entre proximité et apprentissage demeure étudiée de façon parcellaire. En effet, ces deux concepts clés en management sont abordés, soit par l’une ou l’autre de leurs caractéristiques ou dimensions respectives, soit, à l’inverse, comme des concepts unidimensionnels. Du côté de la proximité, les recherches appréhendent systématiquement les liens avec le concept d’apprentissage par le prisme de l’une ou l’autre de ses dimensions constitutives, telles que Boschma (2005) les a révélées, mais ne considèrent pas les proximités « prises toutes ensembles », tel que Talbot, Charreire Petit et Pokrovsky (2020) le proposent. Du côté de l’apprentissage, les travaux, notamment empiriques, n’ouvrent pas véritablement la boîte noire que constituent les principales phases du processus, et n’établissent pas de liens avec les proximités. Dans cet article, nous proposons précisément d’étudier les liens existants entre les dimensions de la proximité et les phases de l’apprentissage, pour éclairer cet angle mort de la littérature.

Afin de mieux saisir les effets des proximités sur l’apprentissage, nous avons fait le choix d’étudier un domaine au sein duquel les transformations sont actuellement très fortes, avec un impact économique, social et sociétal potentiellement très significatifs : le cas de la santé des patients douloureux chroniques en France. Cette pathologie suppose que le malade devienne un acteur de sa prise en charge et effectue donc divers apprentissages. Le terrain de recherche est principalement constitué de quatre centres antidouleurs hospitaliers et d’un institut de recherche. Nous avons interrogé des soignants, mais également des patients et des associations de patients. L’enquête qualitative prend notamment appui sur des entretiens et des observations d’ateliers thérapeutiques.

Dans cet article, après avoir développé la revue de la littérature et les éléments de méthode, l’analyse du matériau révèle deux résultats principaux. Le premier indique que la proximité organisationnelle favorise l’empowerment du patient et, ce faisant, son apprentissage. Le second montre qu’il existe un effet de renforcement mutuel entre la proximité sociale et l’apprentissage. Cette relation particulière n’a jamais été documentée empiriquement jusqu’ici.

Processus d’apprentissage et proximités

Nous définissons le processus d’apprentissage en distinguant ses phases et les formes plus ou moins complexes que la littérature lui reconnait de manière consensuelle. Puis, nous caractérisons l’apprentissage par son objet (dans notre cas, des ateliers thérapeutiques) et par son objectif (dans notre cas, l’autonomie des patients). Nous présentons ensuite l’Ecole de la Proximité et plus précisément les dimensions du concept de proximité et les effets sur l’apprentissage repérés par la littérature.

L’apprentissage, un processus continu

L’abondante littérature sur l’apprentissage depuis près de quarante ans fait apparaître, dès les premiers travaux séminaux, la récurrence d’étapes clés dans ce processus (organisationnel ou collectif) plus ou moins complexe. Plus précisément, les phases d’acquisition d’informations et de connaissances, (Nonaka, 1994; Nonaka & Takeuchi, 1995; March, 1991; Brown & Duguid, 2001), de transfert d’information (Sanderlands & Stablein, 1987; Giordano 1995), d’expérimentation ou d’usage (Argyris & Schön, 1996), de représentations partagées (Daft & Weick, 1984) et d’intégration ou d’encodage dans la mémoire de l’organisation de ce qui est appris (Fiol et Lyles 1985; Walsh & Ungson 1991; Koenig, 1994 puis 2006), constituent les phases clés du processus d’apprentissage. Les premiers travaux ont souvent distingué l’information appréhendée comme un flux, et la connaissance envisagée plutôt comme un stock. L’on sait depuis que les capacités d’apprentissage, et les apprentissages qui en résultent, relèvent d’une alchimie complexe d’interactions dynamiques entre stock et flux. Ceci dépend finalement de la manière avec laquelle les acteurs « effectuent leurs apprentissages pour évoluer dans un contexte de création et de circulation des connaissances » (Cohendet & Llerena, 1999, p. 216).

Les phases d’un processus plus ou moins complexe

Dès les travaux de Hedberg (1981), de Huber (1991) ou d’Argyris et Schön (1996), l’apprentissage est appréhendé comme un processus. Les niveaux d’apprentissage distincts (simple ou double boucles) mobilisent de façon différente les théories de l’action Argyris (1995). L’apprentissage dit « en simple boucle » (ou single loop learning process) est le processus de détection et de correction des dysfonctionnements qui consiste à modifier les pratiques pour corriger les problèmes constatés, sans toutefois remettre en cause les principes qui les sous-tendent. Ce n’est que lorsque le dysfonctionnement ne peut être réduit aisément, et qu’il faut alors produire autre chose qu’un simple ajustement des pratiques, que les principes sont revisités. C’est alors un processus dit « en double boucle » (ou double loop leaning process) qui se produit. De manière générale, l’apprentissage consiste ainsi, pour les acteurs, à répondre à des situations complexes fréquentes où le déclaratif (espoused theory) ne correspond pas ou mal à l’effectif (theory in use) en inventant collectivement et par l’interaction, des solutions nouvelles (Charreire Petit, 2017). Ce processus ne commence et ne finit véritablement jamais : il est continu.

La littérature fait néanmoins consensus autour de quelques phases ou étapes clés lorsque des acteurs font face à une situation complexe à résoudre. Ces étapes se résument comme suit : 1) phase de recherche (informations, connaissances), 2) phase de transfert interindividuel, 3) phase d’expérimentations et usages, 4) phase de visions et représentations partagées et 5) phase d’écartement des connaissances antérieures et encodage de ce qui est appris. Ces phases ne préjugent pas, en réalité, de la nature en simple ou double boucle du processus d’apprentissage à l’oeuvre. Il s’agit de phases propres à tout apprentissage collectif, qu’il prenne la forme d’un apprentissage en simple ou double boucle. Cette conception théorique du processus d’apprentissage, de nature séquentielle, a également été discutée au sein de travaux empiriques, lesquels ont mis en évidence que les deux processus types (simple et double boucle) pouvaient se produire au sein d’un même processus global, et relativement à un même stimulus initial (Charreire Petit, 2003). Le tableau 1 ci-après synthétise les principales phases d’un processus d’apprentissage et identifie, pour chacune des phases, les travaux majeurs de la littérature, mettant ainsi en évidence le consensus.

Les stimulus de l’apprentissage entre patients et soignants

La littérature n’accorde, de manière générale, que peu d’importance au stimulus qui déclenche le processus d’apprentissage et considère, de facto, qu’il se déroule indépendamment de celui-ci. Selon nous, ceci traduit une conception limitante de l’apprentissage et prêter attention à l’élément déclencheur du processus est important. Nous considérons que l’objet d’apprentissage, c’est-à-dire le stimulus à partir duquel les acteurs apprennent, agit comme une innovation technique ou managériale qui porte en elle une idée nouvelle. Nicolini (2011), s’appuyant sur une étude longitudinale dans le domaine de la télémédecine, complète les théories de l’apprentissage par la notion de site, pour soutenir que la connaissance produite est intimement liée à la pratique (practice based approach), mais aussi aux lieux physiques et aux circonstances desquelles elle émerge.

Dans cette recherche, nous considérons que les ateliers thérapeutiques proposés aux patients douloureux chroniques suivis dans les centres antidouleurs de centres hospitaliers universitaires (CHU) jouent le rôle de stimulus de l’apprentissage; il s’agit d’un processus d’interaction patients/soignants encore considéré comme nouveau (labellisé « Droit des patients »[1] en 2011 en France) car il reste un moyen de prise en charge très modestement développé au plan national. Le centre antidouleur constitue ainsi le site (au sens de Nicolini, 2011) à partir duquel l’apprentissage va se développer par la pratique collective des ateliers thérapeutiques.

Tableau 1

Les phases du processus d’apprentissage

Les phases du processus d’apprentissage

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L’apprentissage est lié au stimulus qui le provoque et se trouve inscrit ou « ancré » (Koenig, 1994, 2006). Ces « lieux d’ancrage » sont à la fois tangibles (lieux physiques, ensemble des procédures écrites, documents de travail, connaissances formelles) et intangibles (processus cognitif de représentation, de mémoire, de croyance et de connaissance procédurale). A l’instar de Koenig (2006), nous considérons que l’apprentissage individuel et l’apprentissage collectif ne s’opposent pas; au contraire ils « se croisent et interagissent ». Ainsi, dans ces ateliers thérapeutiques, de l’expérimentation collective est produite; il se construit des connaissances, des représentations, du partage, par l’interaction d’apprentissages individuels et/ou collectifs antérieurs (renforcement, contradiction, opposition, découverte, etc.). Cette expérience commune permet d’acquérir individuellement et collectivement à de nouvelles connaissances.

L’organisation même de ces ateliers a une raison d’être bien précise du point de vue des soignants : les patients doivent apprendre à vivre avec leur douleur et à la prendre en charge en grande partie par eux-mêmes, avec des comportements adaptés grâce à de nouvelles connaissances de leur pathologie et d’eux-mêmes. Autrement dit, est visé ici l’apprentissage de l’autonomie des patients. Or ces derniers attendent de ces ateliers, au moins au départ, un moyen d’accéder « enfin » à une solution (un remède, une méthode) réduisant leur douleur chronique. Nous avons ainsi une situation complexe où l’objectif des uns (vivre avec sa douleur) n’est pas aligné sur celui des autres (éliminer sa douleur), où la connaissance des uns n’est pas forcément perçue ou reconnue par celles des autres au départ. Cette situation est propice à l’apprentissage.

Toutefois, dans la plupart des travaux empiriques, la dimension relationnelle reste prépondérante pour traiter de l’apprentissage; l’on s’intéresse davantage aux relations qu’entretiennent les acteurs plutôt qu’à leur géolocalisation ou à la manière plus ou moins distante avec laquelle ils interagissent. La dimension spatiale n’est pas traitée en tant que telle par les travaux relatifs aux processus d’apprentissage. Or la question des effets de la proximité ou de la distance existantes entre les acteurs parties prenantes de ce processus mérite d’être posée, partant du principe que toute interaction est par nature située dans l’espace. Autrement dit, la localisation des acteurs dans l’espace géographique (au sein d’un site, par exemple), tout comme leur localisation dans l’espace social, ont des effets sur leurs interactions en général, d’apprentissage en particulier. C’est le postulat posé par l’Ecole de la Proximité.

L’École de la Proximité

Comme il est mal aisé d’étudier l’espace en soi, nous avons recours à des attributs qui permettent de le penser, comme la distance ou la proximité. Distance et proximité sont des descripteurs spatiaux, des indicateurs, permettant à chacun de se positionner dans son environnement (Tversky, 1977). Pour ce faire, tout individu développe un sentiment global de proximité par rapport à un autre individu, une organisation, un objet, un lieu, etc. (Talbot et al., 2020). La proximité permet de qualifier la nature des relations entre deux entités (Wilson et al., 2008), d’éventuels effets d’influence mutuelle et donc de formes d’interdépendance (Salerno, 2001).

Pour rendre ce concept de proximité opérationnalisable, l’Ecole lui attribue plusieurs dimensions. Même si le nombre de dimensions distinguées varie selon les auteurs (voir par exemple, Pecqueur & Zimmermann, 2004; Torre & Rallet, 2005; Boschma, 2005; Talbot & Kirat, 2005; Bouba-Olga & Grossetti, 2008), ceux-ci s’accordent sur un premier niveau d’analyse fondée sur les proximités géographique (d’ordre spatial) et non-géographique (d’ordre relationnel). Boschma (2005), au côté de la proximité géographique, scinde la proximité non-géographique en dimensions organisationnelle, institutionnelle, cognitive et sociale. Cette dernière typologie s’avère très opérationnelle, en particulier pour mesurer les effets des proximités sur l’apprentissage. Nous en présentons ci-après successivement les dimensions et leurs effets connus sur l’apprentissage.

La proximité géographique

Elle aborde la question de la localisation des individus, des organisations et des objets dans un espace géographique (Gilly & Torre, 2000; Pecqueur & Zimmermann, 2004). La proximité géographique est d’abord objective, quantifiable avec un instrument de mesure relevant d’une métrique spatiale (en mètres ou kilomètres par exemple), du temps de transport ou de son coût. Elle devient relative selon le jugement porté par un individu sur la distance géographique qui le sépare d’autrui, d’une organisation ou d’un objet (Pokrovsky et al., 2022). Chacun se juge alors « proche de » ou « loin de » (Torre & Rallet, 2005). Deux individus proches géographiquement auront plus de facilité à se rencontrer en face à face. Ce dernier est considéré comme le mode relationnel le plus efficace pour l’apprentissage (Lopolito et al., 2022), en particulier lorsque les connaissances à échanger sont tacites (Gertler, 2003) et complexes (Menzel, 2015). La proximité géographique facilite donc plus particulièrement les phases d’acquisition et de transfert.

La proximité organisationnelle

Le fait d’appartenir ou à une même organisation définit ici la proximité organisationnelle. Elle « […] lie les agents participant à une activité finalisée dans le cadre d’une structure particulière. […] [Elle] se déploie à l’intérieur des organisations - firmes, établissements, etc. - et, le cas échéant, entre organisations liées par un rapport de dépendance ou d’interdépendance économique ou financière - entre sociétés membres d’un groupe industriel ou financier, au sein d’un réseau, etc. - » (Kirat & Lung, 1995, p. 213). Cette proximité (parfois qualifiée d’organisée, voir Dechamp et Horvath (2018) pour une distinction) est d’ordre relationnel, relevant des rapports socio-économiques qu’entretiennent les acteurs (Pecqueur & Zimmermann, 2004). Il devient alors possible d’évaluer le degré d’autonomie existant entre les membres d’une organisation ou entre des organisations, par exemple à échanger des connaissances. Tout transfert de connaissances génère certains risques (Nooteboom, 2002) : un comportement opportuniste est toujours possible, un partenaire captant à son seul profit les résultats de l’échange de connaissances (holdup), tandis que les connaissances peuvent se propager de façon involontaire vers d’autres acteurs (knowledge spillover). Une proximité organisationnelle, qui renvoie ici au partage de dispositifs, structures ou processus, permet de contenir les risques relationnels liés à l’acquisition et au transfert de connaissances. Elle permet de réduire l’incertitude que génère toute interaction, ainsi que l’opportunisme des agents, tout en créant un sentiment de confiance (Boschma, 2005), l’ensemble ouvrant la voie ouvrant la voie au transfert de connaissances (Lopolito et al., 2022).

La proximité institutionnelle

La proximité institutionnelle concerne le partage de diverses institutions (Kirat & Lung, 1999), formelles (lois, les règlements) et informelles (culture, valeurs, habitudes, routines). La proximité institutionnelle est étudiée, selon les auteurs, à deux niveaux d’analyse différents et complémentaires : au niveau des pays et des régions (niveau macro) et au niveau organisationnel (niveau méso) (Knoben & Oerlemans, 2006). Au niveau macro, la proximité institutionnelle est associée au cadre politique et institutionnel qui encadre les interactions, particulièrement prégnant dans le secteur de la santé. Sur le plan formel, elle recouvre les « règles du jeu » (cadre juridique, règlements), indiquant le champ des possibles des expérimentations, des nouvelles pratiques, qui peuvent être limitées pour des raisons éthiques par exemple. Sur le plan informel, elle est comprise comme une culture commune (langue, façons de voir le monde, représentations communes, systèmes de croyances, cartes mentales, catégorisations et classifications, consensus) dont l’existence est un élément-clé pour créer un consensus collectif (Hamouda & Talbot, 2018). Au niveau méso, les institutions prennent ici la forme de règles contractuelles régissant les comportements, rendant ces derniers plus semblables (Ponds et al., 2007). Sur le plan informel, la proximité institutionnelle renvoie à la notion de culture organisationnelle cette fois, favorisant la construction d’une vision partagée, et donc l’apprentissage (Menzel, 2015). En synthèse, l’apprentissage est un processus qui requiert un cadre institutionnel stable et permissif et une vision partagés pour qu’il se réalise, fournit ici par la proximité institutionnelle (Hong & Su, 2013; Menzel, 2015).

La proximité cognitive

Le partage par les acteurs de bases de connaissances, similaires et/ou complémentaires, est constitutif d’une proximité cognitive favorisant l’acquisition et le transfert d’informations et de connaissances (Boschma, 2005). Nous savons que pour que les individus puissent apprendre les uns des autres, ils doivent être au préalable capable d’identifier, d’interpréter et d’exploiter les informations et connaissances détenues par autrui (Cohen & Levinthal, 1990), ce qui implique un minimum de connaissances partagées (Broekel & Boschma, 2009). L’apprentissage est donc conditionné par l’existence d’une telle proximité (Markusen, 1996).

Mais cette dernière est simultanément un problème et une opportunité (Talbot, 2016). Un problème, car plus les acteurs perçoivent leur environnement différemment, plus il leur est difficile de collaborer. Une opportunité, car plus la distance cognitive est importante, plus les possibilités qu’une nouveauté radicale apparaisse sont fortes. Par conséquent, il est nécessaire de n’être ni trop loin ni trop proche d’un point de vue cognitif afin de permettre l’apparition d’un apprentissage (Nooteboom et al., 2007). Une distance trop faible limite l’intérêt d’échanger avec un partenaire qui possède les mêmes connaissances par manque de diversité, tandis qu’une distance trop forte ne permet pas aux alliés d’absorber des connaissances qu’ils ne comprennent pas.

La proximité sociale

Au niveau individuel, la proximité sociale mesure l’appartenance des individus à un même réseau social (Boschma, 2005). L’encastrement des relations économiques dans des relations interpersonnelles génère de la confiance entre les acteurs tout en réduisant les conflits. L’acquisition et le transfert d’informations et de connaissances entre acteurs en sont facilités, le processus bénéficiant des expériences partagées, des compréhensions communes que génère un réseau social (Menzel, 2015). Mais il peut aussi créer un enfermement social en limitant l’entrée de nouveaux acteurs (effet de clan) (Crescenzi et al., 2016), limitant d’autant les possibilités d’apprentissage.

Ces dimensions de proximité ont des effets les unes des autres (Boschma & Frenken, 2010). Ainsi, une proximité géographique entre deux individus peut renforcer leur proximité sociale, puisque de fréquentes rencontres en face à face nourrissent les relations amicales. Les proximités peuvent parfois se compenser : par exemple une forte proximité organisationnelle compense la dispersion spatiale d’organisations engagées dans un processus collectif d’apprentissage. L’une des dimensions peut aussi affaiblir, voire détruire, une autre dimension. Une proximité géographique peut générer des conflits de voisinage, qui mettent fin à un réseau collaboratif d’échanges de connaissances par exemple (Kirat & Torre, 2008).

Ces différentes dimensions de la proximité, si elles rendent possible une interaction d’apprentissage, ne la garantissent pas pour autant. Pour qu’une interaction soit à l’origine d’un apprentissage, il est nécessaire que les acteurs partagent, au-delà de tout ou partie des proximités, un projet commun, par exemple d’échange de connaissances. Au final, si l’Ecole de la Proximité traite bien des effets des proximités sur l’apprentissage, elle ne le conçoit pas explicitement véritablement comme un processus qui se décline en plusieurs phases prises ensemble. Le plus souvent, l’apprentissage est réduit à des opérations de transfert de connaissances. Par exemple, la phase de l’encodage n’est pas mentionnée à notre connaissance.

L’objectif théorique de cet article est ainsi d’étudier les effets des proximités sur ces phases, en prenant appui sur ces deux littératures, et en adoptant une démarche de recherche faite d’allers-retours terrain/théories. Son objectif empirique est de mieux comprendre ces effets dans un domaine particulier de la santé : la prise en charge de la douleur chronique par les centres antidouleurs hospitalo-universitaires.

Tableau 2

Les dimensions de la proximité et leurs effets sur l’apprentissage

Les dimensions de la proximité et leurs effets sur l’apprentissage

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Contexte empirique et méthodologie

Notre recherche vise à mieux comprendre les proximités existantes entre patients et médecins (soignants de manière générale) et l’apprentissage induits par leurs relations. Nous avons analysé cette question au travers des échanges au longs cours, en face à face, au sein de centres de traitement de la douleur (dénommés officiellement « Centres d’Évaluation et de Traitement de la Douleur » mais communément appelé « centre antidouleur »). En France, ces centres sont institutionnellement rattachés à des Centres Hospitalo-Universitaires (CHU). Si nous avons interviewé des soignants de différents centres en France (Toulouse, Boulogne-Billancourt, Rouen et Clermont-Ferrand), nos observations in situ (les ateliers thérapeutiques) ont été réalisées dans le centre antidouleurs du CHU de Clermont-Ferrand, lequel a la particularité d’évoluer dans le même contexte institutionnel que Analgesia, un Institut de recherche sur la douleur en France. Le contexte de la recherche, les méthodes de collecte mobilisées, ainsi que le traitement des données recueillies sont tour à tour ci-après présentés.

La prise en charge de la douleur chronique : le rôle éducatif des centres antidouleurs

Les centres antidouleur reçoivent et traitent, sur un temps long, des patients adressés généralement par des consultations hospitalières ou de ville, souvent après une longue errance médicale. Ces centres, par l’accompagnement qu’ils promeuvent, visent à relier deux mondes pour le patient; celui du soin et celui de sa vie quotidienne. En outre, les médecins en charge de ces centres ambitionnent de développer l’ancrage de leurs pratiques thérapeutiques, avec l’appui de l’Institut Analgesia, au sein du système de santé en France. Ils font ainsi preuve de ce que Baker et Denis (2011) appelle le « leadership médical ». Si les médecins sont largement leaders pour initier les apprentissages des patients, ils le sont également dans la réponse que peut offrir le système de santé pour prendre en charge la douleur chronique en France (Denis & Van Gestel, 2016).

Les quatre composantes de la douleur chronique

Les patients sont reconnus comme souffrants d’une douleur chronique, si cette dernière est intense et d’une durée dépassant les trois mois. Ce type de douleur, souvent non objectivable, touche un très grand nombre de personnes.

En 2022, il est reconnu que douze millions de personnes souffrent de douleurs, soit 20 % de la population en France[2] et les spécialistes estiment que la prise en charge est encore très insuffisante en nombre, mais également en termes de qualité des soins et d’accompagnement. Dans cette pathologie, la guérison n’est pas possible et ne constitue donc pas un objectif thérapeutique. L’amélioration de la qualité de vie du patient est, en revanche, l’objectif thérapeutique prioritaire des soignants. Cela passe par un parcours de soin qui implique différents professionnels de santé, relevant de spécialités distinctes (neurologue, kinésithérapeute, médecin généraliste, rhumatologue, psychiatre, etc.).

La douleur chronique se distingue de la douleur aiguë. La première comporte quatre dimensions :

  • Ce que le patient ressent ou les dimensions sensorielle (valeur d’alerte, nociception) mais aussi émotionnelle de de la douleur (anxiété, par exemple);

  • Ce que le patient pense ou la dimension cognitive de la douleur (croyances sur la gravité de la pathologie, sur son caractère invalidant, par exemple);

  • Comment le patient agit ou la dimension comportementale de la douleur (isolement ou immobilité croissante, par exemple).

D’après malades et soignants, chaque dimension répond aux autres; l’intensité douloureuse va engendrer une attitude spécifique qui, à son tour, va provoquer une intensité douloureuse.

Dans tous les cas, les patients doivent apprendre à « être acteur de leur prise en charge » (Directrice op. 1). C’est précisément l’objectif des ateliers d’éducation thérapeutique en centre antidouleur.

Trois types de patients

Nos trente mois d’enquête auprès des acteurs de terrain (médecins et chercheurs, animateurs et patients des ateliers d’éducation thérapeutique, adhérents et dirigeants des trois associations de malades, concepteurs d’applications de e-santé) nous ont appris qu’il faut distinguer trois types de patients. Nous présentons ici rapidement ces éléments que nous pensons importants pour bien saisir le contexte particulier et la nature des relations patients – soignants, intermédiées ou non par un dispositif de e-santé.

Les trois types de patients sont les suivants : ceux qui ont déjà accepté de vivre avec une pathologie douloureuse chronique; ceux qui n’acceptent pas leur état « parce que c’est impensable qu’en 2021, on puisse encore continuer avoir des douleurs alors qu’on envoie des gens sur la lune et qu’on greffe des coeurs » (une patiente participante d’un atelier); ceux qui pensent que des traitements existent et vont les guérir. Ces trois types de patients nécessitent des accompagnements différents. Les premiers ont besoin d’informations et d’aide pratique tandis que les deux derniers ont d’abord besoin de déconstruire un certain nombre de croyances.

Recueil et traitement des données

Les données ont été recueillies grâce une enquête qualitative conduite entre avril 2019 et juin 2021, en France, auprès d’un Institut de recherche qui étudie la douleur chronique (Institut Analgesia), et auprès de quatre centres hospitalo-universitaires dédiés à la prise en charge de la douleur chronique (Toulouse, Boulogne-Billancourt, Rouen et Clermont-Ferrand), ainsi qu’auprès de trois associations de malades douloureux chroniques souffrant de pathologies distinctes (fibromyalgie, endométriose et « vaincre la douleur »). Pour ce faire, nous avons pris appui sur des entretiens, des observations non participantes, et une analyse de données secondaires. Plus précisément, sur la période :

  • Nous avons interviewé des médecins, des présidentes d’associations de patients (en présentiel et distanciel). En tout, nous avons conduit une vingtaine d’entretiens avec des médecins, des infirmières, des chercheurs ou cadres de santé (cf. tableau 4, en annexe). Ces entretiens, d’une durée variant d’une à deux heures, ont tous été enregistrés et intégralement retranscrits;

  • Nous avons également observé deux ateliers d’éducation thérapeutique conduits par des soignants auprès de deux groupes distincts d’une dizaine de malades suivis dans le centre antidouleur situé à Clermont-Ferrand. Ces ateliers portent sur des thématiques diverses (la nutrition, la connaissance de sa douleur, le sommeil, etc.). Chaque atelier dure une demie journée. Les auteurs ont observé ensemble le déroulement de ces deux ateliers, pris des notes séparément, afin de pouvoir les confronter ensuite, pris des photos, récupéré des documents et du matériel pédagogique utile ensuite à l’analyse et à la préparation des entretiens postérieurs aux ateliers, avec l’équipe des soignants. En effet, à l’issue de chaque atelier, nous avons pu nous entretenir environ une heure (entretien de débriefe), avec au moins un des deux médecins ou infirmières animateurs de la demi-journée;

  • Nous avons enfin analysé des documents secondaires, parfois recueillis grâce aux personnes interviewées, comme la thèse d’un médecin sur la prise en charge de la douleur chronique (Vachon, 2020), des documents supports fournis aux patients par les centres antidouleurs et des questionnaires administrés par ces derniers aux patients. Nous avons également obtenu des résultats d’enquêtes nationales conduites par les associations de patients sur la douleur et son traitement.

Après une première phase de recueil (en 2019 et 2020) et une analyse préliminaire des résultats, nous avons échangé à nouveau avec des acteurs apparus, au fil du temps, comme des informants clés de notre recherche. Notamment avec la direction de l’Institut Analgésia (à cinq reprises au total) et avec la présidente d’une association de patients (à trois reprises). Cette seconde phase (mi 2020 jusqu’à juin 2021) a permis d’élaborer les premières hypothèses et d’envisager un recueil de données complémentaires. À chaque fois, nos analyses intermédiaires ont consisté en de multiples lectures des notes de terrain et en des discussions très régulières entre auteurs.

Puis, nous avons codé l’ensemble des entretiens retranscrits à l’aide des dimensions de la proximité d’une part, et des phases clés de l’apprentissage, d’autre part. Nous avons systématiquement repéré, dans le matériau et à l’aide de lectures – relectures multiples et croisées, les liens entre des proximités exprimées et des moments repérés d’apprentissage.

L’effort final de conceptualisation s’est ainsi déroulé de manière abductive, guidés par les concepts retenus des deux littératures mobilisées (apprentissage et proximité) et par les objectifs d’apprentissage énoncés par les acteurs eux-mêmes, en particulier soignants et patients.

En synthèse, et relativement au traitement des données, les auteurs ont chacun codé séparément l’ensemble des entretiens, puis ont confronté leurs codages. Les différences d’appréciation ont toujours constitué des bases de discussion permettant ensuite d’affiner l’analyse. Les données secondaires et les notes d’observation ont également permis, sans être codées systématiquement, une bonne immersion et une empathie suffisante avec le terrain pour accéder à une compréhension fine. La triangulation des méthodes de recueil a sécurisé le codage et l’interprétation des situations.

Résultats empiriques

Nous débutons la présentation des résultats empiriques par le constat de faibles proximités entre les patients, leur entourage et les soignants, puis mettons en lumière les réponses apportées qui ont consisté à construire des proximités (associations, ateliers) pour déclencher un processus d’apprentissage, et transformer les comportements des patients par une meilleure connaissance de leur maladie.

Un constat : des proximités faibles

La douleur chronique a ceci de particulier qu’elle impacte un patient par bien des aspects : sa santé et son corps bien sûr, mais au-delà, avec la durée, ses relations sociales et familiales, sa relation à l’emploi, son autonomie : « Il y des patients qui sont parfois isolés socialement depuis longtemps, parce qu’ils ont du mal à travailler, et une fois qu’ils ont perdu leur emploi, ils sont déprimés, ils s’isolent de plus en plus, et là, on le voit pendant la prise en charge. C’est pourquoi on a besoin de travailler sur le plan social » (Médecin 3). Comme la maladie chronique est invisible, le patient a tendance, au fil du temps, à se murer dans le silence faute d’être suffisamment compris. « C’est une maladie (la fibromyalgie) qui n’est pas objectivée, qui n’est pas justifiée par un marqueur… Il n’y a pas de preuve. C’est dur d’expliquer qu’un jour on peut, et que le lendemain, on ne peut pas faire quelque chose. C’est très individuel » (Présidente d’une association de patients 8). En outre, l’analyse montre que ne plus partager éloigne, et ne permet pas d’apprendre à vivre avec sa maladie. Vivre avec les autres devient également compliqué car cela « nous endurcit par rapport à l’entourage. Une patiente participante d’un atelier confie ainsi : « Dès que mon mari se plaint qu’il a mal quelque part, j’ai toujours envie de lui répondre qu’il y a plus grave comme douleur ! On devient moins empathiques avec nos proches, hein ! » Ou encore, toujours en creux : « moi, je le lui dis souvent, je prends ta douleur pour toujours si tu prends la mienne pour quelques jours… pour qu’il comprenne » (Une autre patiente participante d’un atelier, avec des sourires dans l’assistance). La proximité sociale peut donc être qualifiée de faible.

De manière corolaire, le patient douloureux chronique a besoin d’être reconnu en tant que « souffrant ». Son entourage ne le comprend pas toujours et s’essouffle très souvent dans l’accompagnement dont il a besoin. Certains patients usent de pratiques particulières ou de stratégies pour rendre visible leur souffrance et tendre vers une représentation de la maladie qui soit davantage partagée avec leur entourage : « J’étais toujours surprise de voir chez eux au milieu de la table, les médicaments. Et quand je demandais « Pourquoi c’est au milieu de la table ?... c’est pour que ma famille me croie. » (Présidente asso 2). Ici, la distance est d’ordre institutionnel, sans représentation commune au sein de la famille de la maladie, voire sans consensus sur sa réalité. La maladie chronique isole donc socialement et institutionnellement.

Elle isole également spatialement. En effet, l’intérêt d’un déplacement géographique distant pour aller consulter peut paraître faible, tant franchir une distance occasionne une très grande fatigue : « Si les fibromyalgiques ne vont pas faire des soins, c’est parce qu’aller faire de la kiné, vous allez chez le kiné, vous attendez, vous revenez, vous avez perdu tout le bénéfice du soin. Le simple fait de faire l’aller-retour nous fatigue tellement et le bénéfice du soin est quasiment perdu, c’est dommage. » (Présidente asso 2). Les malades apprennent ainsi qu’il existe une proximité géographique à respecter pour que la balance bénéfices/risques reste positive. Ainsi, plus la douleur chronique est intense, moins le malade est dans la capacité de s’affranchir de la distance géographique, en particulier en région Auvergne qui se compose de départements ruraux et montagnards (comme le Cantal) : la topographie rend le franchissement des distances plus coûteux en temps et en argent que sur le reste du territoire national.

En outre, nous constatons un déficit de proximité cognitive entre patients et soignants. Les patients connaissent parfois mal leur douleur. « Au départ, un manque criant d’informations sur les mécanismes de la douleur. Les patientes ne sont pas éduquées, elles ne sont pas informées par rapport à cette douleur » (Vice-Présidente asso 3). Les connaissances ne circulent pas assez, ne permettant pas d’apprendre de sa maladie ou sur la maladie. Les patients à qui les soignants proposent un parcours d’ateliers thérapeutiques dans un centre antidouleurs souffrent souvent, depuis de longues années, d’une errance diagnostic et d’une difficulté pour être pris en charge dans un centre. Ce faisant, et de l’avis unanime des experts interviewés, ces malades longtemps livrés à eux-mêmes sont rompus à l’inefficacité de précédents traitements, et pensent très sincèrement qu’ils sont enfin arrivés à destination (le centre antidouleurs) pour être pris en charge et guérir ou fortement atténuer l’importante gêne quotidienne dont ils souffrent. Ils s’attendent ainsi, par manque de connaissances, à guérir d’une maladie dont on ne guérit pas actuellement.

Enfin, la proximité organisationnelle entre patient et soignant est fondée sur les consultations dont on sait par nos entretiens qu’elles se réalisent à une fréquence faible (de l’ordre de deux par an) pour les patients douloureux prise en charge. Or les spécialistes de la prise en charge de la douleur estiment que seuls 4 % à 5 % des patients douloureux chroniques sont correctement pris en charge dans un centre antidouleurs…

La construction de proximités pour favoriser l’apprentissage

Cette réponse se construit de deux manières dans notre cas. En premier lieu via les associations de patients qui organisent des rencontres physiques pour transmettre des connaissances et échanger entre patients et médecins, ou entre patients. Moi, je n’ai découvert, que parce que je suis dans l’association, que les douleurs de l’endométriose peuvent devenir chroniques. » (Vice-Présidente asso 3). L’adhésion à une association de patients est un moyen d’accéder à de l’information et s’opère généralement après un parcours d’errance assez long. Ainsi, l’élément déclencheur de l’apprentissage peut être impulsé par le patient lui-même (adhérer à une association) ou encouragé par les soignants via les ateliers thérapeutiques thématiques où des sessions sous forme de jeux ou de questionnaires sont animées par une équipe soignante. La réponse des soignants au problème des patients a été en effet de construire des proximités (ateliers) pour déclencher un processus d’apprentissage, et transformer les comportements des patients par une meilleure connaissance. Nous avons pu en outre observer que le transfert de connaissances se fait beaucoup au travers de supports écrits (comme les magazines dans les salles d’attente, les questionnaires individuels administrés lors des ateliers thérapeutiques et discutés collectivement, les fiches distribuées post-ateliers, les site web des associations, etc.) permettant au patient de se situer dans le parcours de soin. Ce transfert de connaissances permet le bon déroulement de l’apprentissage jusqu’à l’encodage de ce qui est appris dans des supports tangibles et intangibles.

Tableau 3

Sélection de verbatim commentés

Sélection de verbatim commentés

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Le tableau 3 propose, en complément de ce qui précède, une sélection de verbatims mettant en lumière certains effets des proximités sur l’apprentissage entre soignants et patients à l’oeuvre durant les ateliers thérapeutiques.

Les patients à qui les soignants proposent un parcours d’ateliers thérapeutiques dans un centre antidouleurs souffrent souvent, depuis de longues années, d’une errance diagnostic et d’une difficulté pour être pris en charge. Ce faisant, et de l’avis unanime des experts interviewés, ces malades longtemps livrés à eux-mêmes sont rompus à l’inefficacité de précédents traitements, pensent en général très bien connaître les limites des traitements dits « de ville », et pensent très sincèrement qu’ils sont enfin arrivés à destination (le centre antidouleurs) pour guérir ou fortement atténuer l’importante gêne quotidienne dont ils souffrent. Finalement, avec l’errance diagnostic et la prise en charge généralement très tardive, les patients finissent par se définir par leurs propres douleurs chroniques. La prise en charge dans un centre antidouleurs consiste essentiellement, pour les soignants, à revisiter ce système de représentations en construisant des proximités. L’objectif d’apprentissage est de rendre autonomes ces patients vis-à-vis de la maladie et de les en émanciper en quelque sorte. Le contexte empirique permet bien de révéler une situation d’apprentissage complexe où les patients sont invités à revoir leurs comportements (apprentissage simple boucle), voire les principes qui sous-tendent ces comportements (apprentissage double boucle). Dénouer la situation complexe à laquelle les patients sont confrontés passe alors par refonder le système de croyances sur leur maladie et les principes qui guident leur comportement.

Discussion – Conclusion

Dans cette recherche, notre objectif est d’étudier les effets des proximités sur l’apprentissage afin de mieux comprendre comment, au plan théorique, s’articulent les dimensions de la proximité avec les étapes clés du processus d’apprentissage. Ce faisant, notre objectif est bien d’éclairer un angle mort de ces littératures qui, même considérées ensemble, n’étudient pas de manière systématique ces articulations.

Pour répondre à la problématique, nous avons procédé à l’aide de méthodes qualitatives, auprès de centres antidouleurs, d’un institut de recherche et d’associations de patients souffrant de douleurs chroniques. Plus précisément, nous nous sommes attachés à décrypter les effets des dimensions de la proximité sur l’apprentissage lors de relations patients-médecins en présentiel.

Notre recherche nous permet d’avancer quelques résultats théoriques intéressants. Tout d’abord, nous documentons certains effets des proximités sur les phases clés de l’apprentissage. A notre connaissance, ce type d’étude n’avait jamais été réalisée au plan empirique, même si l’étude de Mattes (2012) avait ouvert la voie de manière prometteuse. Nous discutons plus précisément de deux résultats qui nous paraissent contributifs pour mieux éclairer la problématique. D’une part, notre analyse montre que la proximité organisationnelle favorise l’empowerment du patient et, ce faisant, son apprentissage. D’autre part, nous observons des relations dynamiques de renforcement mutuel entre proximités et apprentissage.

Rôle des proximités sur l’empowerment du patient

Les résultats empiriques nous permettent de constater un écart entre les attentes des patients (guérir/être réellement soulagés) et les objectifs des soignants (leur apprendre à mieux connaître la maladie et son environnement, dans le but de les rendre autonomes et acteurs de leur pathologie). Le constat d’écarts ou de tensions constitue bien une situation propice à l’apprentissage (Argyris & Schön, 1996).

Au-delà, la proximité organisationnelle associée à une proximité géographique, matérialisées dans notre cas par le site des ateliers thérapeutiques, favorise l’empowerment du patient, tout particulièrement lors de la phase d’expérimentation du processus d’apprentissage. En effet, l’atelier d’éducation thérapeutique joue le rôle du « site » au sens de Nicolini (2011) dans la mesure où la connaissance est à la fois soutenue dans la pratique et se manifeste par la pratique.

Le site (l’atelier thérapeutique) agit ainsi comme un objet d’apprentissage. Dans notre cas, la dimension collective de l’atelier autonomise le patient, dans un contexte médical où la relation traditionnelle patient médecin reste fondée sur le modèle de la consultation en face à face. Les ateliers sont l’occasion pour les patients de se regrouper, de mieux se connaître, et d’échanger plus librement avec les médecins animateurs. La frontière entre les sachants et les malades est plus ténue du fait du groupe. Développer l’autonomie des malades et leur engagement dans leur prise en charge correspond à l’empowerment du patient. S’il existe de multiples sens donnés au terme « empowerment du patient » depuis qu’il est apparu dans les années 50 (Pulvirenti et al, 2011), de manière congruente, dans leur article sur les origines de l’empowerment, Bacqué et Biewener (2013, p. 25) indiquent que ce concept articule deux dimensions (pouvoir et apprentissage) et traduit un état « être empowered » autant qu’un processus. Pour Cases (2017), l’empowerment du patient opère à trois niveaux d’interaction : le contrôle du patient sur sa maladie chronique, l’interaction patient-médecin lors des consultations et la manière avec laquelle le médecin devient un facilitateur de l’accès à l’information santé pour son patient. Notre recherche nous permet l’observation d’un autre niveau d’interaction qui favorise l’empowerment; l’interaction patient-patient.

Enfin, le rôle des proximités sur l’empowerment du patient intéresse très directement la prise en charge des pathologies chroniques par le système de santé lui-même. En effet, nos résultats invitent à penser qu’intégrer le patient dans son parcours de soin permet d’améliorer sa prise en charge. Nos résultats convergent ici avec la méta analyse de Cardoso Barbosa et al. (2021) qui montre que les stratégies thérapeutiques axées sur la responsabilisation sont des outils importants pour donner confiance et motiver les personnes atteintes de maladies chroniques. Pour Barbosa et al. (2021, p. 701), « Les professionnels de santé devraient soutenir la responsabilisation du patient en tant que stratégie pour changer son comportement et être en mesure d’offrir des soins permettant la prise de décision partagée ». En outre, la pertinence de l’empowerment des patients dans la performance des systèmes de santé dans le monde est affirmée depuis plus de vingt ans en économie de la santé. Ainsi, Segal (1998) montre que ne pas se concentrer uniquement sur les questions liées à l’offre de soins, mais reconnaître l’importance fondamentale de l’empowerment des patients, constitue une exigence pour les systèmes de santé. Notre recherche met ainsi en perspective les liens proximités – empowerment avec une organisation pertinente du système de soins.

Proximités et apprentissage : des relations dynamiques de renforcement mutuel

Notre analyse révèle le rôle pédagogique de la consultation en face à face pour établir, avec les patients, un véritable contrat lors de consultation en face à face (proximité géographique). Ce contrat institue l’engagement des uns et des autres, et crée de facto une proximité institutionnelle entre médecin et patient. Le face à face permet de tester l’engagement des parties et de prendre le temps d’expliquer la nature du contrat passé, en « fluidifiant les relations » (Boschma, 2005). Sur cette base, se construit progressivement au fil des apprentissages une vision partagée (phase 4 du processus d’apprentissage) de la douleur lors des ateliers (proximité organisationnelle). Cette vision partagée s’inscrit dans des supports et ou pratiques collectives (phase 5 d’encodage du processus d’apprentissage).

Nos résultats empiriques montrent en outre que les ateliers, en facilitant le transfert de connaissances, favorisent les représentations partagées de leur douleur. Au plan théorique, la proximité institutionnelle, conjuguée aux proximités organisationnelle et géographique, contribue à l’émergence d’une culture commune. Notons que ce consensus entre soignant et patient sur ce qu’est une douleur chronique, et sur la façon de la gérer, est nécessaire pour que le processus d’apprentissage aboutisse à l’encodage de ce qui est appris dans la mémoire collective. Ce résultat documente ainsi empiriquement ce que de nombreux auteurs (Hedberg, 1981; Fiol & Lyles 1985; Levitt & March, 1988; Walsh & Ungson 1991; Nystrom & Stabuck, 1984; Huber, 1991; Williams, 2001; Koenig (2006)) ont pensé théoriquement.

Nos résultats empiriques révèlent qu’expérimenter l’ouverture vers la société et développer de la proximité sociale revient à mieux gérer sa pathologie (Cf. tableau 3). Notre recherche met ainsi au jour le rôle de la proximité sociale, non pas seulement comme un antécédent du processus d’apprentissage, mais bien également et dans le même temps, comme un produit de celui-ci. La proximité sociale n’est pas acquise; elle est fragile et doit être entretenue, pour les patients, comme pour les médecins. Si la proximité sociale entre patients entraine des partages d’expérience permettant d’apprendre, il apparaît qu’en retour, les apprentissages modifient ou recréent les contours de la proximité sociale. Nous avons ainsi mis à jour une proximité en marche, et révélé la dynamique du lien proximité sociale - apprentissage. Ce résultat fait écho aux travaux qui soulignent la nécessité d’adopter une vision dynamique des effets de proximités sur les interactions (Balland et al., 2015; Torre & Talbot, 2018), proximités et interactions se nourrissant alors les unes et les autres au fil du temps.

En synthèse, nos principaux résultats révèlent des effets dynamiques des proximités sur l’apprentissage. Nous montrons que la proximité organisationnelle contribue à l’empowerment du patient et que la proximité institutionnelle est à l’origine du nécessaire consensus pour apprendre. De manière plus inattendue, nous mettons à jour empiriquement les effets de renforcement mutuel entre la proximité sociale et l’apprentissage, qui n’avaient jusqu’ici pas été empiriquement documentés.

Limites et recherches futures

Nous imaginons ici trois prolongements potentiellement féconds de cette recherche qualitative exploratoire, permettant de tenir compte de ses limites. Premièrement, il conviendra d’évaluer systématiquement les effets proximité - apprentissage en essayant de les quantifier, de les comparer, notamment quant à leurs intensités relatives et respectives. Une telle étude permettra également de varier les éléments déclencheurs du processus. Nous pensons qu’une étude quantitative (par questionnaires) sur un grand nombre de patients permettrait d’apprécier plus systématiquement ces effets des dimensions de la proximité sur les phases du processus d’apprentissage. Elle permettrait d’élaborer un modèle théorique robuste qu’il serait alors nécessaire de tester sur d’autres terrains pour envisager une généralisation. Cela constituerait une avancée pour l’Ecole de la proximité qui doit ambitionner une forme de couplage théorique avec d’autres concepts fondamentaux, comme l’apprentissage certes, mais aussi le contrôle par exemple (Talbot, 2018), voire l’empowerment. Ici se dessine une deuxième perspective théorique que ce travail met à jour : derrière le contrôle ou l’empowerment, nous cherchons finalement à traiter des liens entre proximité et pouvoir. Un premier travail de rapprochement des concepts avait été réalisé, dans une perspective institutionnaliste (Talbot & Kirat, 2005). Il mériterait d’être réentrepris à l’aune de l’empowerment cette fois. Troisièmement, sur un plan empirique cette fois, la part que prennent les dispositifs de e-santé dans la prise en charge des malades est grandissante. Même si la santé connectée n’a pas attendu la pandémie mondiale du Covid-19 pour se développer, force est de constater que de très nombreuses innovations ont vu le jour ces deux dernières années en France et dans le monde. A titre d’exemple, l’Institut Analgesia développe, en partenariat avec des médecins répartis dans les centres antidouleurs hospitaliers, une application nommée eDOL. L’application (smartphone) est renseignée par le patient chaque semaine et fournit aux soignants des informations complémentaires à celles recueillies pendant une consultation. Ces renseignements permettent aux médecins des centres antidouleurs, mais aussi aux chercheurs qui travaillent sur des cohortes de patients, de disposer d’informations qui échappent aux consultations. Il pourrait être pertinent d’observer si l’introduction d’une application de e-santé modifie les équilibres présentiel-distanciel dans la prise en charge médicale du patient et, plus généralement dans son parcours de soin. La dimension habilitante versus contraignante de ces dispositifs de e-santé sur l’empowerment du patient mériterait d’être étudiée en profondeur.