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Le XXIe siècle voit émerger un grand nombre de nouveaux « objets » de toutes natures au sein des organisations, entre les organisations et au-delà des organisations. Ces nouveaux objets émergent dans les différents continents aussi bien en Europe, qu’aux États-Unis, mais aussi en Asie; aussi bien dans des pays émergents que dans des pays ayant des fortes traditions industrielles. De nouvelles pratiques, formelles mais aussi informelles, de nouveaux outils et dispositifs de gestion, de nouvelles technologies, mais aussi des nouvelles philosophies de l’organisation et de la société apparaissent et bouleversent en profondeur le paysage managérial.

C’est une liste à la Prévert que l’on pourrait établir en les nommant par ordre alphabétique : After Work, Aigo Café, Big Data, Blockchain, Blue Economy, Club Open Innovation, Coaching, Communauté créative, Communauté épistémique, Communauté de pratique, Communauté d’innovation, Communauté d’intérêt, Communités virtuelles, Convention citoyenne pour le climat, Deep Learning, Design Thinking, Digitalisation, Forum hybride, Économie collaborative, Économie circulaire, Entreprise libérée, Espace de Co-Working, Gestion du Commun, Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat, Groupe de Co-Développement, Hackathon, Hackerspaces/Makerspaces, Modèle C/K, Innovation jugaad, Internet des objets, Learning Expedition, Living Lab, Fab-Lab, Middle Ground, Monnaie locale, Open Lab, Open Source, Plate-forme Cognitive, Réseau Social d’Entreprise, Responsabilisation, Service KM, Smart City, Tiers Lieux, Ecologique, Wiki … Par ailleurs, de nombreux évènements émergent à l’initiative de salariés appartenant à différentes institutions de toutes sortes, publiques et privées, qui organisent des échanges réguliers sur les échecs et les réussites issues d’actions innovantes.

On voit ainsi apparaître de nouveaux espaces de collaborations qui remettent en cause les frontières traditionnelles des organisations et leurs modes de management (Bootz & Lievre, 2023; Bootz et al., 2023; Bootz, 2015; Cohendet et al., 2006; Cohendet et al., 2010; Wenger, 1998; Wenger et al., 2002). Par ailleurs, la croissance exponentielle des usages liées aux nouvelles technologies numériques entraînent des mutations profondes dont les effets sont difficiles à prévoir à long terme. Enfin, ce sont de nouvelles philosophies de l’organisation qui voient également le jour et posent les germes de changements fondamentaux.

Dans le même temps, de nouveaux cadres paradigmatiques et théoriques émergent à partir des années 90 pour rendre compte d’une évolution historique de l’économie capitaliste : d’une économie de la production de masse (1950-1975) à une économie de la qualité (1975-1990) vers une économie de la connaissance (Foray, 2004). Une évolution de l’économie mais aussi des modes de management afférents, puisqu’à chaque étape correspond une nouvelle organisation de l’entreprise qui renvoie à une forme spécifique du management (Cohendet & Simon, 2017; Lièvre & Coutarel, 2012). Cette évolution se traduit par le passage d’une société industrielle qui reposait sur le capital et le travail à une société post-industrielle où la ressource principale est la connaissance (Drucker, 1993). La firme profondément transformée devient un processeur de connaissances (Cohendet & Llerena, 1999) et même un processeur d’idées (Cohendet & Simon, 2017). Le management fondé sur le commandement et contrôle repose de plus en plus sur l’accompagnement et la confiance envers les salariés (Hamel, 2008). C’est un nouveau paradigme du management qui émerge selon Clark & Clegg (2000).

Des propositions sont faites pour distinguer d’une manière radicale cette économie de la connaissance en rupture avec une économie industrielle (Foray, 2009). Les capitaux intangibles qui dépassent les capitaux tangibles dans la croissance économique des pays, un phénomène qui pointe la place que détient la connaissance dans la création de valeur. Une rupture socio-technique avec l’apparition de l’ordinateur et de la communication à distance via le web qui modifie les rapports au savoir, en termes d’accessibilité et de coût, mais aussi nos rapports au temps et à l’espace. Comme l’exprime Michel Serres (2009), cette révolution est équivalente à celle que l’on a connu avec l’écriture, puis l’imprimerie. Une nouvelle règle du jeu de l’entreprise s’impose où l’innovation est le passage obligé pour tenir son positionnement concurrentiel. Chaque entreprise quelle que soit sa taille et son secteur est obligée de se soumettre à un régime d’innovation intensive (Hatchuel & Weil, 1999; Amin et Cohendet, 2003; Foray, 2009) qui va nécessiter d’engager des spirales de connaissances créatrices (Nonaka & Takeuchi, 1995). Plus largement, toutes les activités de l’organisation deviennent intensives en connaissance remettant en cause les connaissances et les compétences existantes et obligeant les acteurs à s’engager dans un processus d’expansion des connaissances généralisées. Ces processus d’expansion des connaissances ne s’appuient pas seulement sur les connaissances scientifiques et sur les connaissances qui proviennent de la Recherche et Développement mais aussi sur les connaissances expérientielles acquises par les opérateurs, des connaissances ayant la particularité d’être fondamentalement implicite. C’est la capacité pour les organisations de combiner ces deux connaissances si différentes qui va devenir une capacité critique (Amin & Cohendet, 2003; Foray, 2009).

C’est la capacité des organisations à développer des coordinations d’apprentissages en rupture avec des coordinations de projet qui est posée. Cette capacité est mise à l’épreuve pour faire face conjoncturellement à des évènements extrêmes comme l’épidémie du Covid-19 mais aussi structurellement via la transition écologique comme réponse à l’anthropocène, comme nouvelle étape du développement de la terre sur le plan géologique (Beltramello & Bootz, 2021; Bonneuil & Fressoz, 2013).

Une nouvelle discipline émerge en sciences de gestion, le management des connaissances. Inexistante dans les années 90, aujourd’hui, c’est un flux de 500 articles par an dans le seul champ de la gestion. On peut estimer le champ à 10.000 références académiques Précisément, 7163 articles sont recensés en 2018 par la base de données SCOPUS (Lièvre & Landivar, 2018). Ce sont 27 nouvelles revues spécialisées qui vont émerger sur la période dont certaines constituent déjà des références dans la littérature académique : Journal of Knowledge Management, Journal of Intellectual Capital, Knowledge Management Research and Practice, The Learning Organisation… (Serenkos & Bontis, 2017).

Les fondements théoriques sont extrêmement divers en lien avec la complexité de cet objet qu’est la connaissance et de la variété des disciplines qui sont mobilisées en appui. Le triangle sémiotique (Shannon, Barthes, Eco) où la connaissance est un message signifiant contextualisé que l’on transmet à un récepteur va être le creuset d’une approche patrimoniale de la connaissance dans les organisations (par exemple : Ermine, 1996, 2018). Les travaux épistémologiques du chimiste Michael Polyani (1966) en documentant les rapports entre les caractéristiques implicites des connaissances personnelles et la connaissance scientifique dans sa composante explicite vont constituer la base théorique sur laquelle repose la distinction des connaissances au coeur du processus de conversion des connaissances, dans la firme japonaise innovante; c’est le modèle SECI de Nonaka & Takeuchi (1995). Les travaux des économistes depuis Machlup (1980) qui font une partition entre l’information et la connaissance et qui considèrent la connaissance comme un bien difficilement contrôlable, non rivale dans l’usage et cumulatif vont induire la construction d’un nouveau cadre théorique : l’économie de la connaissance (Foray, 2009). La connaissance est également appréhendée comme un processus fondamental d’apprentissage en situation, un processus de « participation périphérique légitime » (Lave, Wenger, 1992) qui va donner lieu aux développements des travaux sur les communautés (Wenger, 1998; Amin & Cohendet, 2004; Amin & Roberts, 2008). Les travaux d’Herbert Simon (1979) vont être amenés à être prolongés et dépassés avec la théorie C/K en développant une axiomatique du raisonnement de conception en proposant une partition entre les propositions non logiques (les idées) et les propositions logiques (les connaissances) (Hatchuel et al., 2017.)

Le champ du management des connaissances connait ainsi un développement massif ces dernières années, mais l’hétérogénéité des approches théoriques dont nous venons de faire état, rend difficile la construction d’un cadre conceptuel unifié et stabilisé (Easterby-smith & Lyles 2011; Ferrary & Pesqueux 2006; Jashapara 2010; Dibiaggio & Meschi 2010; Schwartz & Te’eni, 2011). Les efforts d’investigation sur les plans théoriques et empiriques (Marques & t Simon, 2006) doivent être poursuivies pour permettre une approche globale universellement acceptée (Anand & Singh, 2011). Des partitions du champ font l’objet de nombreuses investigations (Blacker, 1995; Shariq, 1997; Liebowitz 1999; Alavi & Leidner, 2001; Swan & Scarbrouh, 2001; Argote et al., 2003; Nonaka & Peltokorpi, 2006; Heisig, 2009; Serenko et al., 2009; Curado et al., 2011; Ragab & Arisha, 2013; Ribière & Walter, 2013; Serenko, 2013; Walter & Ribière, 2013; Serenko & Dumay, 2015; Syed et al., 2018). On peut recenser une centaine de proposition de structuration du champ (Lièvre & Mérour, 2019). Par exemple, l’AGECSO a développé une structuration matricielle du champ en combinant en ligne des programmes de recherche et en colonne des opérations archétypales (Paraponaris et al., 2012). Easterby-Smith & Lyles (2011), dans un handbook chez Wiley, proposent de faire une partition du champ du management des connaissances en distinguant quatre cadrans : a) des travaux issus de March (1991), puis d’Argyris & Schon (1997) autour de l’organizational learning qui poursuivent leur développement aujourd’hui avec Argote (2012), mais aussi dans une autre direction avec Cook & Brown (1990) ou Lave & Wenger (1991), b) des travaux autour de Senge (1991) en termes de learning organization, c) des travaux opérant une filiation entre des économistes comme Hayek, Penrose, Nelson & Winter et des chercheurs en gestion comme Nonaka & Von Krog, d) enfin des travaux centrés sur les pratiques du management des connaissances comme Alavi & Leidner (2001); Hansen et al. (1999).

L’objet de ce numéro thématique de la revue Management International est d’une part, de déterminer dans quelle mesure le paradigme de l’économie des connaissances et/ou le champ du management des connaissances constitue des cadres théoriques pertinents pour rendre compte de ces nouveaux « objets » : pratique, outil, dispositif, philosophie. D’autre part, il s’agit d’explorer l’impact de l’émergence de ces nouveaux « objets » sur les évolutions de ce nouveau paradigme et des productions théoriques afférentes.

Ce numéro spécial a été initié suite au colloque AGECSO qui s’est tenu à Clermont-Ferrand en juin 2019, organisé par le CleRMa (Clermont Recherche Management), Université Clermont Auvergne. Ce colloque s’est déroulé à l’IAE Clermont Auvergne, au Groupe ESC Clermont et au sein de la R&D Michelin. Ce colloque a bénéficié aussi du soutien du laboratoire ACTé, de l’Open Lab Exploration Innovation, du PSDR 4 Inventer (INRA & AURA) et de Clermont Auvergne Métropole. L’appel à communication a également fait l’objet d’une diffusion en dehors de la communauté AGECSO. Sur les 25 contributions reçues et évaluées, 7 ont été retenues pour ce numéros spécial

Quatre papiers ont comme point de départ le contexte de l’économie de la connaissance autour de différentes préoccupations que l’on pourrait qualifier de classique dans la littérature en termes d’innovation ouverte (Chesbrough, 2003), d’innovation discontinue (Harvey et Griffith, 2007) et une préoccupation plus récente et plus nouvelle autour de l’émergence d’une nouvelle forme de l’industrie dite 4.0 (Kohler et Weisz, 2017).

Le premier article (Ben Arfi, Sahut, Hikkerova, Braune) se situe dans le contexte de l’innovation ouverte. Dans une compétition tirée par l’innovation, les flux de connaissance ne peuvent plus être générés d’une manière suffisante en interne, les démarches d’innovation ouverte apparaissent comme un élément crucial des stratégies de l’entreprise (Chesbrough, 2003)). Mais le pilotage de l’innovation ouverte relève d’une grande complexité. L’article se propose de se focaliser sur le management des connaissances dans le cas d’équipes virtuelles. La conversion des connaissances tacites est étudiée au travers de trois cas de plateformes internationales. Différentes conditions apparaissent comme nécessaire à des niveaux micro, méso et macro. En effet, les résultats montrent que les équipes virtuelles réussissent à partager leurs connaissances par le biais de plateformes numériques grâce à la communication, à l’intégration à une culture d’entreprise innovante au niveau micro, à une approche participative, à un leadership transformateur et à de la transparence au niveau méso, ainsi qu’à une gouvernance participative, à un engagement à long terme et à une stratégie commune partagée au niveau macro.

Le second papier celui de Neukam et Guittard, est centré sur des entreprises multinationales qui ont l’obligation d’une innovation discontinue. La question de la survie des entreprises à long terme est mise en avant avec cette notion d’innovation discontinue qui suppose un changement majeur dans le marché et/ou la technologie (Harvey & Griffith, 2007). Cette innovation discontinue est rendue possible grâce à des flux de connaissances ascendants (Cohendet et al., 2013; De Brentani & Reid, 2012). L’article aborde la question des conditions du management des connaissances à distance. Les auteurs suggèrent que la capacité à exploiter efficacement les connaissances internationales au cours du processus d’innovation dépend de la relation entre les filiales internationales et le reste de l’entreprise. Deux mécanismes sont identifiés pour gérer ces flux de connaissances et ainsi repositionner les filiales pour favoriser les innovations discontinues : l’engagement managérial envers les activités d’innovation locales, et l’intégration des employés locaux dans les processus globaux.

Deux autres papiers questionnent le management des connaissances, dans le contexte de l’industrie 4.0. Cette notion est liée à l’émergence d’un projet d’un groupe d’industriels allemands, en 2009, appuyé par le gouvernement de la République Fédérale Allemande (RFA) de construire une industrie dite 4.0. Un système cyber-physique de production permettant d’interagir et de coordonner en temps réel les activités de fabrication, de logistique, d’ingénierie et de management. Il se matérialise par la création d’un jumeau numérique permettant de suivre, piloter et réorganiser les flux physiques de production » (Kohler & Weisz, 2017). C’est une perspective d’hyper-industrialisation qui est proposée pour reprendre l’expression de Veltz (2017). Le premier article de Kuyken et Schropp, est focalisé sur la transmission intergénérationnelle des connaissances. A partir d’une revue de la littérature, quatre propositions managériales de l’Industrie 4.0, sont identifiées. Pour chacune d’entre elles, les transformations des pratiques de transmission intergénérationnelle sont discutées. Le second celui de Yalenios étudie un cas exemplaire de collaboration entre un chercheur et des praticiens de la fonction RH pour développer un management des talents spécifique aux opérateurs de production dans une entreprise industrielle du secteur automobile. La notion de Ba de Nonaka est mobilisée pour construire un espace tiers de réflexivité entre chercheurs et praticiens.

La question du management des connaissances à distance a une place de choix dans ce numéro spécial puisque 5 articles sont concernés par cette thématique. Parmi les 4 papiers cités précédemment, deux sont centrés sur les équipes virtuelles celui de Ben Arfi, Sahut, Hikkerova, Braune et celui de Neukam et Guittard.

Trois autres articles peuvent être classés dans cette catégorie où la distance intervient dans le processus de management des connaissances. L’article de Hadoussa et Louati examine les effets de l’utilisation des médias sociaux sur le capital social et le partage des connaissances des employés. A partir d’une enquête en ligne auprès de 288 professionnels, utilisant les médias sociaux dans une société de télécommunications saoudienne, il apparait que l’utilisation des médias sociaux sur le lieu de travail influence positivement le partage des connaissances. Les résultats contribuent à clarifier l’importance des différentes dimensions du capital social, en particulier la vision et la confiance partagées, ainsi que leur rôle dans l’amélioration des pratiques rentables de partage des connaissances. Le papier de Mebarki et Suquet en se proposant de mobiliser la notion de communauté de pratique (Wenger, 1998) comme une grille de lecture pour rendre compte de la manière dont un centre d’appel fait face aux clients déviants, dans une entreprise de service, rentre aussi dans cette thématique du couplage distance/proximité. Comment faire face aux clients difficiles à distance quand les réponses apportées par l’organisation formelle sont inefficaces ? L’objet de cet article est de montrer à partir d’une investigation ethnographique que les acteurs de première ligne ont spontanément créer une communauté de pratique pour faire face à des comportements répréhensibles des clients. Ces quatre articles permettent de discuter de l’influence du couple distance/ proximité sur le management des connaissances. Enfin, le dernier papier de ce numéro spécial, celui de Charreire Petit et Talbot, étudie frontalement les effets des proximités sur l’apprentissage afin de mieux comprendre comment, au plan théorique, s’articulent les dimensions de la proximité avec les étapes clés du processus d’apprentissage. Plus précisément, ce sont les différentes dimensions de la proximité développées par Boschma (2005) (géographique, organisationnelle, institutionnelle, cognitive, sociale) qui sont confrontées à une synthèse de la littérature sur le processus d’apprentissage, en distinguant cinq étapes. C’est le terrain de la prise en charge de la douleur chronique des patients à travers des consultations dans des centres antidouleurs à l’hôpital, qui est mobilisé pour cette confrontation. L’analyse révèle deux résultats principaux. 1) la proximité organisationnelle favorise l’empowerment du patient et, ce faisant, son apprentissage. 2) il existe un effet de renforcement mutuel entre la proximité sociale et l’apprentissage, jusqu’ici non documenté par la littérature.