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On observe la multiplication d’initiatives multi-parties prenantes (public, privé et société civile) qui émergent et s’organisent sur les territoires, en réponse à leurs besoins. Cela retient l’attention de financeurs publics comme la Banque des Territoires (2017) qui étudie l’essor d’un entrepreneuriat de territoire qui « s’ancre dans un écosystème territorial ». Ces dynamiques sont : multi-parties prenantes (MPP), multi-sectorielles, et visent des modes de développement territorial variés (création d’emplois, contribution à la transition et résilience) voire à « faire système » pour engager une transition systémique. Le niveau de complexité est donc particulièrement fort.

De nombreuses études montrent les difficultés liées aux modes de coordinations complexes d’organisations indépendantes. Fort et al. (2016) montrent les potentielles logiques de concurrence, de manque de lisibilité ou d’efficacité. Maisonnasse (2014, p.49) montre la forte hétérogénéité des membres dans les moyens techniques, humains et financiers; les risques de comportements individualistes, de polarisation ou de captage de ressources par un nombre limité d’organisations. Mazzili & Pichault (2018) montrent les difficultés liées à l’émergence : temps long de problématisation (plusieurs années); écart dans la réalisation des rôles prescrits ou négociés. Comment émergent et s’organisent de telles dynamiques d’entrepreneuriat de territoire, à travers quels acteurs et rôles ?

Pour étudier cela, nous mobilisons le cadre théorique des méta-organisations (MO). Les MO sont des organisations formelles, structurellement faibles, dont les membres sont des organisations (Ahrne & Brunsson, 2005; 2008). Cela permet d’étudier la création de liens méta-organisationnels à travers des véhicules juridiques spécifiques (Viachka, 2013; Saniossian, 2020). Plus particulièrement, nous mobilisons les concepts de méta-organisateur (Gadille et al., 2013), conçu comme « maître de contexte fragile », et de MO territorialisée (Gadille et al., 2013) et entrepreneuriale (Berkowitz, 2018). Celles-ci sont ancrées territorialement, cherchent à résoudre des problématiques d’intérêt général et à favoriser le développement de projets entrepreneuriaux. L’article vise à étudier l’organisation d’une fonction de méta-organisateur dans la création de cadres favorables (MO MPP et territorialisées) à une dynamique d’entrepreneuriat territorial. Autrement dit : Comment s’organise un méta-organisateur pour créer un contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial ?

Nous proposons une étude de cas enchâssée (Musca, 2006; Yin, 2014) de processus de création de dispositifs regroupant des organisations multiples par une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC), le Clus’Ter Jura (CJ). Celui-ci contribue à capter des ressources financières et humaines afin d’aider les organisations à se coordonner pour construire un projet répondant à des objectifs communs en lien avec l’intérêt général. Tous ces dispositifs se sont, ou visent, à se structurer juridiquement. Nous considérons ces derniers comme des MO entrepreneuriales et territorialisées et le CJ comme un méta-organisateur. Celui-ci vise à faire émerger des projets entrepreneuriaux par et pour le territoire. Une partie de son activité est dédiée à la création, l’animation et la participation à de tels dispositifs pour favoriser et soutenir l’émergence de projets entrepreneuriaux d’intérêt général. L’article montre l’inadéquation entre les cadres pratiques de financement et management et le déploiement de cette fonction. Cela conduit dans une certaine mesure à la reproduction des difficultés liées à la coopération d’organisations multiples indépendantes et des risques psychosociaux importants pour des salariés coordinateurs.

Nous présenterons d’abord l’état des connaissances sur les concepts clés de l’article, puis nous décrirons la méthode employée et les cas. Enfin, nous présenterons les résultats que nous discuterons.

Cadre théorique

Nous cherchons à comprendre comment s’organise un méta-organisateur afin de créer un contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial. Pour cela, nous définirons d’abord les MO selon Ahrne & Brunsson (2005), puis verrons les liens entre les MO et l’entrepreneuriat territorial. Enfin, nous ferons l’état des connaissances du concept de méta-organisateur et des concepts connexes.

Les méta-organisations

Une méta-organisation est un concept récent permettant de décrire la structuration de l’action collective au niveau des organisations. Il s’agit formellement d’une entité juridique autonome dont les ressources sont souvent mixtes (publiques et privées) composées d’organisations et non d’individus (Ahrne & Brunsson, 2005; 2008). Elle repose principalement sur l’engagement de ses membres, qui décident ensemble de se coordonner et de coopérer, d’un point de vue opérationnel et financier. Plusieurs types de MO existent (Garaudel, 2020), comme des MO multi-parties prenantes (MPP) associant des acteurs publics, privés et issus de la société civile (Berkowitz & Dumez, 2015; Saniossian, 2020) qui se distinguent des MO traditionnellement étudiées, plutôt basées sur une similarité entre les membres.

Ce sont des organisations dites « partielles », par rapport aux organisations dont les caractéristiques sont l’adhésion, la hiérarchie, les règles, la surveillance et les sanctions (Laurent et al., 2020). Le consensus, l’horizontalité entre les membres et la production de règles souples (non contraignantes) sont ses principaux modes d’action. Les coûts de structures sont faibles, ce qui présente l’avantage de la pérennité, mais l’inconvénient de l’inertie (Lapoutte, 2020). En ce sens, Dumez (2008) les qualifie de structurellement faibles.

La recherche de consensus peut mener à des prises de décision très lentes, d’autant plus quand les membres sont très variés (Ahrne & Brunsson, 2005). Une MO peut se doter d’un « secrétariat », comme source d’efficacité (Dumez, 2008). Il s’agit d’une entité administrative, juridique et/ou financière constituée de permanents (experts ou employés) qui gèrent les affaires courantes de la MO (Duprat, 2020), préparent la rédaction des standards et la prise de décision (Dumez, 2008). Sans autorité discrétionnaire sur les membres — ceux-ci demeurant autonomes — le secrétariat assure l’avancement du projet collectif et l’organisation des débats entre les membres pour converger vers la prise de décision. Il institue pour cela une coordination sociale par des cadres formels et informels de collaboration (Gadille et al., 2013). Le secrétariat de la MO joue un rôle important, voire central, il permet d’éviter tout risque de dilution ou de centralisation et de formalisme excessif (Gimet & Greinet, 2018). Il tire sa légitimité voire son pouvoir de son expertise, ce qui peut le rendre très puissant (Ahrne & Brunsson, 2008). Un secrétariat « fort », contrôlant de nombreuses ressources, peut orienter les contenus voire exister en tant que tel au détriment des besoins et envies des organisations membres (Duprat, 2020, p. 104-105).

L’efficacité des MO réside principalement dans leur capacité à un trouver un bon équilibre entre ses paradoxes (Duprat, 2020, p. 112). Elles peuvent alors être des outils souples et puissants de négociation, de légitimation, de régulation, d’action, etc. pour ses membres « des espaces de médiation permettant de distribuer/mutualiser les risques qui pèsent sur chacun, par des règles et artefacts qui se voudraient partagés et équitables » (Gadille et al., 2013, p.6). Nous proposons ensuite un rapprochement entre les MO et l’entrepreneuriat territorial.

Méta-organisation et entrepreneuriat territorial ?

Précisons d’abord ce que nous entendons par territoire. Au croisement d’une logique descendante (territoire prescrit), caractérisée par la définition d’action et de politiques publiques, et d’une logique ascendante (territoire construit), caractérisée par des usages et l’appropriation par des acteurs locaux, le territoire résulte d’un agencement « territorial » connectant des ressources hétérogènes (humaines, technologiques, compétences, savoirs spécifiques…) dans un espace défini (Raulet-Croset, 2016). Il s’agit d’un champ trans-organisationnel sans lien hiérarchique entre des parties prenantes et aux périmètres géographiques ou administratifs différents. « Un territoire se singularise par le fait que les acteurs en présence : partenaires publics, entreprises, associations, chambres consulaires… ne sont pas liés entre eux par des relations hiérarchiques, ils sont juridiquement indépendants » (Zardet & Noguera, 2014, in Noguera et al., 2015).

La Banque des Territoires (2017) identifie l’essor d’un entrepreneuriat territorial comme forme d’entrepreneuriat collectif « qui émerge et s’ancre au sein d’un écosystème territorial qui constitue son terreau d’origine à partir duquel des dynamiques de coopération multi-acteurs et multi-partenariales vont pouvoir y prendre appui et y puiser les ressources indispensables pour se construire et se développer » (ibid, p.21). En ce sens, l’entrepreneuriat territorial peut se rapprocher de certaines acceptions du concept académique d’entrepreneuriat collectif comme « efforts inter-organisationnels visant à obtenir un bénéfice partagé » (Razafindrazaka & Fourcade, 2016) ou « la création collective d’un contexte méta-organisationnel d’où émerge de l’activité entrepreneuriale au sens large » (Emin et Guibert, 2017). La notion d’entrepreneuriat de territoire insiste sur la valorisation durable de ressources latentes et endogènes du territoire, au sens de Colletis & Pecqueur (2005); des formes de gouvernances démocratiques, multi-acteurs et MPP; un ancrage et un réinvestissement de la valeur dans l’économie locale (Banque des Territoires, 2017, p. 9).

Certaines familles de MO vont justement dans ce sens, comme les MO entrepreneuriales identifiées par Berkowitz (2018). Celles-ci visent à développer les capacités à entreprendre et innover de leurs membres « Fablabs, co-working spaces, incubators of start-ups and other entrepreneurial meta-organizations » (ibid, 2018, p.26). Gadille et al. (2013), proposent une approche territoriale des MO, à l’instar des districts ou clusters. Une telle MO « territorialisée » serait caractérisée par « l’ancrage dans le territoire d’une méta-organisation » (Duprat, 2020, p.113). De telles MO entrepreneuriales et territorialisées pourraient ainsi constituer des « contextes méta-organisationnels » (Emin & Guibert, 2017), structurés juridiquement.

Si la connexion entre ces formes émergentes de MO et l’entrepreneuriat territorial semble porteuse, comment cela s’organise-t-il ? Nous verrons pour cela, la fonction clé de « méta-organisateur » dans l’émergence de ces MO, et concepts connexes dans la littérature.

Une fonction de « méta-organisateur »

Les MO sont formées à partir d’une décision commune d’organisations indépendantes de se coordonner d’une certaine manière, par la coopération (Duprat, 2020). Une telle coopération n’est cependant pas naturelle, mais se construit par un processus continu (Maisonnasse, 2014, p.13), instable, et principalement dans l’action (Saniossian, 2020). Le bon fonctionnement des MO déjà créées est très lié à une fonction centrale de secrétariat dont se dote la MO existante. Pour analyser l’émergence de nouvelle MO en revanche, nous ferons ici l’état des lieux du concept de méta-organisateur (Gadille et al., 2013) et des concepts connexes comme acteurs-tiers ou intermédiaire (Geindre, 2005; Salvetat & Géraudel, 2011; Raulet-Croset, 2016), animateur-leader de cluster (Remoussenard & Pourquier-Ditter, 2015) et organisation pilote (Saniossian, 2020). Notons qu’il s’agit d’acteurs individuels ou collectifs visant à appuyer l’émergence et l’organisation d’un collectif d’organisations, dont la fonction et les paramètres tendent à être davantage définis et précisés. Nous présenterons les différentes manières d’appréhender cette fonction centrale selon les auteurs identifiés.

Salvetat & Géraudel (2011) étudient le rôle d’un acteur — économique ou institutionnel — intermédiaire dans des dynamiques de coopétition entre entreprises concurrentes comportant des risques inhérents d’opportunisme. Ils distinguent deux types d’acteurs tiers : le décideur et l’entremetteur. Le décideur a des rôles d’approbation, de coordination et de contrôle des projets coopétitifs. Sa capacité à décider nous éloigne du cadre théorique des MO. En revanche, l’entremetteur a des rôles de facilitateur (reconnu comme neutre), de légitimeur (pour faire bénéficier d’un appui politique aux projets), et de pacificateur. Les auteurs distinguent également deux types d’implication de cet acteur tiers : celui qui tire un bénéfice de sa position d’intermédiaire par l’accès privilégié aux informations; celui qui est extérieur, ni partisan ni impliqué émotionnellement. Il peut s’agir notamment d’un acteur public ou semi-public qui n’a pas d’intérêt financier lié aux dynamiques de coopétition. L’intermédiaire est difficilement définissable et semble être une cible mouvante « tantôt il s’agit d’un institutionnel, parfois c’est un fournisseur, etc. » (ibid., p.77).

Geindre (2005) identifie trois rôles — initiateur, facilitateur et garant — d’un acteur tiers à partir d’une étude sur la création d’un réseau stratégique par un syndicat professionnel. Le tiers initiateur rassemble des parties prenantes autour d’intérêts collectifs pour rendre attractive la prise de risque liée à la coopération initiale. Il n’est pas partie prenante, mais apporte un support logistique (animateur et garant des règles de fonctionnement). Son implication est permanente, mais laisse tout le pouvoir de décision aux dirigeants d’entreprises pour favoriser leur implication. Il garde également ses distances avec l’action pour ne pas s’approprier les résultats produits et assurer l’indépendance de son rôle. Le tiers facilitateur utilise plusieurs « tactiques » comme renégocier régulièrement le processus (objectifs notamment). Il établit également des liens multiniveaux entre les entreprises avec les représentants, moins méfiants que les dirigeants, afin de réduire l’influence de ces derniers. Le tiers garant doit passer par un processus de légitimation pour exister et ainsi contribuer à rendre possibles les conditions d’existence d’une convention coopérative (sous forme de charte par exemple).

Remoussenard-Pourquier & Ditter (2015) distinguent deux types de clusters : spontanés ou « volontaristes », c’est-à-dire encouragés par les pouvoirs publics. Ces derniers nécessitent un individu — l’animateur — pour articuler les relations interpersonnelles et inter-organisationnelles grâce à des activités d’intermédiation, de traduction et de promotion. L’animateur est une personne choisie au départ par ses pairs pour ses compétences propres (techniques et relationnelles) et son excellente connaissance des participants. Un animateur peut aussi disposer d’un « leadership transformationnel » grâce à son charisme, sa capacité à fédérer les acteurs (motivation inspirante, stimulation intellectuelle) et à décoder les jeux d’acteurs qui relèvent du « politique ». Il est celui qui apporte la clarté dans l’incertitude liée au changement et apporte une considération individualisée pour chacun des participants. Cette fonction tend à se professionnaliser.

Raulet-Croset (2016) propose une figure d’acteur « moteur ». Quand les contours territoriaux ne sont pas prescrits par un acteur public, certains acteurs peuvent impulser une dynamique « l’acteur qui n’a pas d’autorité sur les autres parties prenantes, mais qui va entraîner ces derniers dans une dynamique de résolution du problème » (ibid, p. 38). Celui-ci suscite un cadre préalable à la coopération en articulant différentes logiques, dont la sienne. Il utilise pour cela des objets frontières dans un but à la fois cognitif et matériel, permettant de rendre durable le cadre. L’acteur moteur n’est pas en charge d’un projet.

Saniossian (2020) montre l’importance d’une ou de plusieurs organisations pilotes dans la création de MO MPP « l’organisation pilote doit convaincre d’autres organisations, mais aussi acquérir des financements dans le but de faciliter le lancement du processus de création » (ibid, p. 256). Elles ont un rôle d’impulsion, une grande influence et une place prépondérante : elles détiennent le pouvoir juridique, économique et relationnel. Elles vont d’abord vers des membres de même nature avant d’intégrer des membres de nature différente.

Gadille et al. (2013) définissent le méta-organisateur comme un intermédiaire qui joue le rôle « d’intégrateur cognitif » pour réduire les incertitudes cognitives entre les parties-prenantes par la coordination d’artefacts (brainstorming, transformation d’idée en projet, conduite de projets). « Le méta-organisateur est le pouvoir émergeant de nécessités fonctionnelles de relations qui doivent coordonner beaucoup d’opérateurs et beaucoup d’intérêts différents » (Rullani, 2000, p. 104, in Gadille et al., 2013). Selon Maisonnasse et al., 2013 in Gadille et al., (2013), la médiation est effective lorsqu’un acteur-tiers se positionne à l’intersection de plusieurs univers : celui des pouvoirs publics et des acteurs socio-économiques ou encore entre ceux des acteurs socio-économiques. Le méta-organisateur dispose aussi d’un rôle de « tercéisation » (Xhauflair, 2013). Cela consiste à faire faire des « pas de côté » et « changer de posture » voire transformer les acteurs parties prenantes (par la mise en commun des perceptions, l’organisation des temps de réflexivité, etc.) et « dépasser les compulsions de répétition » (ibid, p.17). Les acteurs supportant ce rôle de tercéisation aident ainsi les parties prenantes à produire d’autres rapports entre eux « implique de pousser les acteurs à « s’auto-capaciter » en amenant l’individu et le groupe à être acteurs de leur propre transformation dans un processus d’action collective » (ibid, p. 17). Ces rôles d’intermédiation et de tercéisation sont la condition sociale de la conception et de la co-construction d’un nouveau modèle d’organisation et requièrent des compétences singulières (Gadille et al., 2013). Le méta-organisateur mobilise des liens de subordination salariale, une structure de gouvernance et des moyens financiers publics et privés pour fonctionner. Les auteurs identifient deux « risques » liés à cette fonction de méta-organisateur : sa position centrale peut l’amener à maîtriser le contexte local qu’il peut alors cadrer individuellement; les compétences qu’ils déploient sont finalement proches de celles des acteurs publics traditionnels.

Le tableau 1 sur la page suivant synthétise les présentations de la fonction de « méta-organisateur » étudiée.

Le schéma ci-dessous présente 4 paramètres identifiés derrière cette fonction de méta-organisateur :

schema 1

Paramètres de la fonction de méta-organisateur

Paramètres de la fonction de méta-organisateur

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Tableau 1

Synthèse des types, rôles, effets et limites des fonctions « d’acteurs-tiers »

Synthèse des types, rôles, effets et limites des fonctions « d’acteurs-tiers »

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Ces différentes configurations selon les possibilités et besoins entraînent des rôles, effets et limites variables dans le processus de création de méta-organisations. Les principaux effets sont de réduire le risque initial lié à la coopération, d’apporter de la clarté et d’intégrer de nouveaux membres, voire transformer les membres pour réellement co-construire quelque chose. La principale limite est la place centrale et la concentration de liens et d’informations du méta-organisateur dont il peut tirer individuellement profit. Gérauldel & Salvetat (2011) montrent que ce risque peut être limité si l’acteur-tiers est public ou semi-public et ne partage pas d’intérêt financier avec le collectif. Gadille et al. (2013) montrent d’ailleurs que les compétences mobilisées sont proches de celles d’acteurs publics traditionnels. Dans tous les cas, l’acteur-tiers ne dispose d’aucun pouvoir sur les membres qu’il coordonne.

Par la forte légitimité que cette position centrale suppose et la multiplicité de compétences spécifiques (techniques et relationnelles), Henrion et al. (2019) s’interrogent sur la possibilité que ce rôle repose sur un seul acteur individuel ou organisationnel. Comment développe-t-il ses compétences ? Comment est-il choisi ? Comment cette fonction évolue et se transfère-t-elle ou non au sein d’un collectif qui se crée ? Quels sont les effets et limites pratiques ? Autrement dit, comment s’organise un méta-organisateur pour créer un contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial ?

Méthode : une étude de cas enchâssée

Pour analyser en profondeur un phénomène complexe et répondre au « comment » de celui-ci, nous mobilisons une étude de cas enchâssée (Musca, 2006; Yin, 2014). Comment s’organise un méta-organisateur pour créer un contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial ? Nous présenterons les cas retenus, la collecte et le traitement des données.

Les 4 dispositifs orchestrés par un méta-organisateur « territorial »

Les cas retenus sont 4 dispositifs animés par le Clus’Ter Jura (CJ), une SCIC. En 2021, la SCIC est composée de 88 sociétaires, dont majoritairement des citoyens, des entreprises, quelques collectivités et autres acteurs socio-économiques. Elle dispose de 6 ETP salariés, d’un Directeur Général à mi-temps et d’un Président. Le CJ vise à faire émerger des projets à partir de besoins du territoire grâce à des formes de coopération multi-acteurs, puis cherche des porteurs pour développer les projets. Pour faciliter cela, il anime des dispositifs soit auprès de citoyens d’un territoire particulier soit auprès de différentes organisations d’un secteur particulier. L’article se focalise sur le deuxième cas de figure. Cette activité d’émergence et structuration juridique de collectifs d’organisations nous conduit à considérer le CJ comme un méta-organisateur « territorial », dans le sens où il « mobilise des liens de subordination salariale, une structure de gouvernance et des moyens financiers publics et privés pour fonctionner » (Gadille et al., 2013). Il contribue ainsi à l’émergence et la création de nouvelles méta-organisations. Nous avons sélectionné 4 de ces dispositifs selon leur proximité à ce que nous avons défini comme MO territorialisée et entrepreneuriale, à savoir des organisations (existantes ou en cours de création) composées exclusivement d’organisations ancrées sur un territoire (publiques, privées et issues de la société civile) cherchant à développer ensemble des projets entrepreneuriaux.

La Fabrique à Entreprendre (FAE) met en lien les acteurs d’accompagnement à la création d’entreprise pour favoriser l’interconnaissance, gagner en lisibilité auprès des acteurs publics, consolider leurs modèles économiques respectifs, pour in fine faciliter le parcours des entrepreneurs. Le Projet alimentaire Territorial (PAT) met en lien les acteurs (publics, privés, associatifs) souhaitant développer la production d’une alimentation bio, locale et accessible, par la levée de fonds et la création d’une structure dédiée. L’écologie industrielle et territoriale (EIT) met en lien les entreprises d’une zone industrielle pour favoriser l’interconnaissance et créer des synergies inter-entreprises (mutualisation, projets communs, etc.). La Fabrique des Territoires (FDT) met en lien des tiers-lieux existants afin de se consolider et répondre à leurs besoins et favoriser l’émergence de nouveaux à travers la structuration d’un réseau, pour in fine permettre à chaque habitant jurassien de résider à moins de 20 km d’un Tiers-Lieu. Précisons que les Tiers-Lieux sont des espaces physiques visant à devenir des lieux de vie sociale[1]. Ils sont encouragés par les politiques notamment à travers l’association France Tiers-Lieux et au moyen de l’AMI « Fabrique des Territoires »[2].

Collecte de données

Dans le cadre d’une CIFRE, nous sommes en immersion au sein de CJ depuis novembre 2017. Nous avons adopté une posture de recherche-intervention (David, 2000; Aggeri, 2017), où l’intervention est un moyen de création de connaissances nouvelles. Cette intervention est issue d’un questionnement de l’entreprise sur les types, la nature et la place des différents projets suivis et, par conséquent, des modes d’accompagnement par les salariés et les répercussions sur la stratégie du CJ. Nous avons co-organisé 4 séminaires de réflexivité pour contribuer à co-construire (l’équipe et le Conseil d’Administration de CJ) une offre de services ajustée au regard de la grande diversité des activités et leurs liens entre eux, en fonction d’une finalité clarifiée. Cela a notamment conduit à identifier la spécificité de cette fonction de « méta-organisateur » en train de se construire au gré des opportunités liées aux AAP. Nous avons également conduit des entretiens semi-directifs et de nombreuses discussions informelles auprès des salariés et direction du CJ sur les sujets suivants : le contexte, l’intention initiale, le déroulé, les rôles et places prises par chaque organisation et leurs différents interlocuteurs individuels, les activités concrètes (administratives, opérationnels, financières, etc.), les effets et difficultés identifiées au niveau du CJ et des dispositifs. Nous avons également pu participer à des temps forts de ces processus en tant qu’observateurs. Le tableau suivant résume cela :

schema 2

Présentation des 4 dispositifs étudiés à travers l’activité du Clus’Ter Jura

Présentation des 4 dispositifs étudiés à travers l’activité du Clus’Ter Jura

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Tableau 2

Synthèse de la collecte de données par dispositif

Synthèse de la collecte de données par dispositif

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Nous avons aussi eu accès à tous les documents produits pour ces dispositifs (dossiers de demande de subvention, rapports d’activité, compte-rendu de réunions, documents juridiques, archives, budgets de chaque dispositif, etc.). Nous avons aussi pris régulièrement des notes lors des temps d’immersion comme les réunions d’équipe du CJ ou l’échange d’informations informelles (temps de retour d’expérience spontanée autour de la pertinence et de l’efficacité des démarches mises en oeuvre, réflexions ou remarques du quotidien sur les postures d’acteurs, les changements observés, les sollicitations de nouveaux acteurs, etc.).

Traitement des données

Pour analyser ce corpus de données, nous avons eu recours à une approche compréhensive (Dumez, 2013) et processuelle (Langley, 1999). Nous cherchons à comprendre comment s’organise un méta-organisateur pour contribuer à construire des MO entrepreneuriales et territorialisées favorables à l’entrepreneuriat territorial. L’unité d’analyse est la fonction de méta-organisateur du CJ, à l’oeuvre dans 4 dispositifs. Trois niveaux s’articulent dans l’analyse de cette fonction : micro (individus), méso (organisations) et macro (l’espace méta-organisationnel qui se structure). Pour analyser les processus de création, nous mobilisons la « temporal bracketing strategy » (Langley, 1999), afin de les découper en trois phases (émergence, construction et structuration). Nous avons ensuite réalisé une description des principaux éléments. Cela nous a permis de réaliser une analyse comparative des configurations de la fonction de méta-organisateur dans les 4 processus de création, à l’aide d’un tableau. Nous avons pour cela pris les mêmes éléments que la synthèse des types d’acteurs-tiers : nature d’organisation (divisé en mode d’émergence et organisation interne du CJ), rôles, effets et limites. Les résultats de l’article se basent sur ce travail de comparaison, en lien avec le cadre théorique de la fonction de méta-organisateur, dans une logique abductive.

schema 3

Frise chronologique de la création du dispositif FAE

Frise chronologique de la création du dispositif FAE

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Les cas de dispositifs

Dans cette partie nous présenterons les processus de création des dispositifs étudiés, découpés en trois phases (émergence, construction et structuration) à l’aide d’une frise chronologique et d’un tableau présentant les principaux éléments.

La Fabrique à Entreprendre (FAE)

Tableau 3

Eléments clés de la création du dispositif FAE

Eléments clés de la création du dispositif FAE

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Projet alimentaire Territorial (PAT)

schema 4

Frise chronologique de la création du dispositif PAT

Frise chronologique de la création du dispositif PAT

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Tableau 4

Eléments clés de la création du dispositif PAT

Eléments clés de la création du dispositif PAT

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Ecologie Industrielle et Territoriale (EIT)

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Frise chronologique de la création du dispositif EIT

Frise chronologique de la création du dispositif EIT

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Tableau 5

Eléments clés de la création du dispositif EIT

Eléments clés de la création du dispositif EIT

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Fabrique des Territoires (FDT)

schema 6

Frise chronologique de la création du dispositif FDT

Frise chronologique de la création du dispositif FDT

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Tableau 6

Eléments clés de la création du dispositif FDT

Eléments clés de la création du dispositif FDT

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Résultats

Nous avons considéré CJ comme méta-organisateur et cherchons à comprendre comment celui-ci s’organise précisément. Nous présenterons ici une analyse comparative de ces dispositifs, à l’aide d’un tableau synthétisant les différentes configurations : mode d’émergence; l’organisation du CJ (positionnement par rapport au collectif et ressources dédiées à celui-ci); les rôles; les effets; les limites (au niveau du dispositif et du poste de coordination).

Nous comparerons d’abord les trois éléments davantage descriptifs du tableau (émergence, organisation interne du CJ et rôles), puis nous analyserons les effets et limites de ces derniers.

Les modalités d’émergence et d’organisation interne du CJ sont très variables. Tous les dispositifs sont issus d’un AAP ou AMI. La volonté de les saisir vient soit de la direction soit d’un salarié du CJ, en lien avec d’autres acteurs territoriaux, pour des besoins et/ou perspectives pré-senties liées à des projets en cours. La rédaction des dossiers est réalisée par des salariés du CJ différents de ceux qui seront en charge des dispositifs, sauf pour le PAT. Les futurs membres sont plus ou moins impliqués dans cette rédaction sur les volets opérationnels et stratégiques. Le choix d’un porteur pour conventionner avec le financeur public du dispositif porte sur le CJ, sauf pour le PAT où le Pays Lédonien joue ce rôle de « portage » administratif, juridique et financier. Le CJ est choisi pour sa distance (en termes de concurrence) avec les autres membres, sa capacité juridique et technique de portage et le rôle d’animation et d’acteurs-tiers qu’il souhaite se donner. Les financements perçus directement ou indirectement permettent au CJ de se doter de ressources humaines pour coordonner et suivre ces dispositifs, soit à travers un poste dédié (intégré au CJ ou en « portage salarial »), soit à travers un poste existant de « chargé de mission » (prestataire). Les configurations de la fonction de « méta-organisateur » du CJ sont très variées, ce qui entraîne des rôles relationnels et techniques qui le sont tout autant.

Les rôles que se donne le CJ sont, soit prescrits par les cadres de financement, soit pris selon son ambition d’être « catalyseur » et « acteur de la coopération » et selon les appétences et compétences des salariés. Ainsi, le CJ se donne des rôles d’impulseur, de motivateur, d’animateur, de facilitateur, de gestionnaire administratif, d’expert, de traducteur, de vision globale (stratégie) et de tâches opérationnelles (création de supports de communication, création de contenu pour les réseaux sociaux, organisation de réunions, réservation de salle, etc.). Ces rôles, très variés, sont principalement (voire exclusivement) portés par les salariés coordinateurs. Ils se déploient selon les attentes — exprimées ou non — des membres des dispositifs, de la direction du CJ et de l’appréciation personnelle d’un travail « de qualité » du salarié coordinateur. Ainsi, dans la pratique, les rôles ne sont que peu délimités et clairs, ni dans l’étendue ni dans le temps. Le volume d’heures est souvent largement supérieur à celui alloué par les financements et les compétences techniques et relationnelles (désamorcer, rassurer, inspirer, donner envie, etc.) sont nombreuses et sans méthode type. Cela exige une adaptation permanente, dans les cadres du collectif d’organisations et du CJ. La nature des processus de création des dispositifs et ses résultats sont ainsi — dans une certaine limite — très dépendant des profils des salariés. Les rôles évoluent en fonction des besoins des membres des collectifs. Le CJ devient partie prenante de certains collectifs, en plus du volet de coordination. Ce rôle de participation au titre du CJ est souvent porté également par le salarié coordinateur, ce qui peut entraîner le sentiment d’être « juge et partie prenante ». La structuration juridique d’un collectif jusque-là porté par une organisation seule entraîne des questionnements sur la redéfinition des rôles, l’autonomisation du collectif et le partage du pouvoir. Le CJ devient alors soit membre du Conseil d’Administration, soit expert ou conseiller, etc. Cela se définit en lien avec la création de nouveaux postes dédiés (coordinateur, animateur ou directeur) et portés au sein des structures créées.

Tableau 7

Analyse comparative des dispositifs

Analyse comparative des dispositifs

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Nous pouvons identifier des effets et limites des fonctions de méta-organisateur de la SCIC CJ pour contribuer à la création de collectifs d’organisations multiples, à partir des différentes configurations (émergence, organisation et rôles) des dispositifs étudiés.

Les principaux effets du CJ sont la mise à disposition de personnel capable de répondre rapidement et efficacement à des AAP et AMI et d’une structure juridique capable de conventionner, recruter, recevoir et redistribuer des financements. Le modèle économique hybride et souple du CJ permet — dans une certaine mesure — de supporter des risques financiers et administratifs et d’assumer des rôles « souhaités ». La création d’un poste dédié à la coordination, c’est-à-dire la présence continue d’une personne pour un collectif d’organisations, permet un effet stimulant, motivant et favorise la confiance entre les membres. « Quand on est 5 de l’équipe à passer une semaine auprès des entreprises pour les relancer, les impliquer dans la construction de l’animation de la réunion, ça donne vraiment un effet accélérateur et c’est vraiment efficace » (salarié CJ, novembre 2020). La présence et l’expertise technique et d’animation des salariés coordinateurs renforcent la réalisation plus rapide d’actions concrètes du collectif. Enfin, cela permet de créer des emplois dédiés à la poursuite de l’animation des collectifs structurés juridiquement.

Les principales limites sont liées à la fois au décalage entre les cadres de financements et la dynamique collective, et au modèle du CJ. Les cadres de financement sont principalement fléchés sur une seule personne morale, au plus long sur 3 ans, sans visibilité de plus long terme, pour des objectifs concrets, opérationnels et précis (nombre de personnes rencontrées, structure créée, nombre de participants à des événements organisés, etc.), et sur des thématiques cependant très larges (« favoriser l’entrepreneuriat en milieu rural »; « favoriser l’alimentation bio et accessible »; « favoriser les synergies inter-entreprises »; « créer un réseau de tiers-lieux jurassiens »). La multiplicité d’organisations membres dans les dispositifs, le cadre plus ou moins contraint (en termes d’indicateurs donnés et attendus par les financeurs) et les thématiques larges impliquent une grande complexité et donc un temps de construction très long. De plus, la réponse à des AAP associant plus ou moins les futurs membres implique un temps d’appropriation par conséquent plus ou moins long. Les organisations membres sont de tailles, d’inscription géographique et administrative, de fonctionnement, et de culture variables. Leurs interlocuteurs peuvent être à des positions hiérarchiques différentes, demandant des temps de coordination d’abord intra puis inter-organisationnel dans le collectif. Tout cela conduit à un temps vraiment important de définition des besoins, des intérêts et de projets communs au sein des thématiques larges tout en assurant collectivement des actions très concrètes rapidement.

L’équilibre entre construction du collectif et action est toujours délicat. Le temps long de la coopération (écoute, reformulation, déminage, interconnaissance, pas de côté, etc.) n’est rarement ni conçu ni financé comme investissement, mais plutôt comme « ralentissant » l’action. De même, un rôle « relationnel » pour soutenir la coopération tend à être invisibilisé. Celui-ci suppose des compétences précises mais difficilement reconnaissables et quantifiables. Ce rôle est d’ailleurs joué de manière différenciée par chaque membre du collectif, ce qui peut conduire à des tensions en termes de perception d’efforts réalisés, de partage du temps, de financement, etc. La réalisation d’actions concrètes — opérationnelles et stratégiques — est également délicate dans un cadre multi-partenarial. Les marges de manoeuvre sont réduites pour chaque acteur (manque de temps, de légitimité, de possibilité, etc.), ce qui peut conduire à des situations de routinisation ou d’inertie.

La nécessité d’un conventionnement individuel pour un collectif conduit une organisation à porter les dimensions juridiques, administratives et la création de liens avec les membres et concentre ainsi le pouvoir. Cela fragilise le collectif qui repose ainsi sur la capacité d’un dirigeant d’organisation à inspirer confiance et garantir l’intérêt des membres du collectif plutôt qu’une logique opportuniste individuelle, or les liens créés sont non seulement principalement interpersonnels, mais se situent surtout au niveau des salariés, dans l’action.

Au niveau du CJ, la volonté d’être souple et adaptable aux besoins d’un collectif induit une hybridation des ressources financières et humaines particulièrement complexe. Les subventions liées aux postes de coordinations entraînent des décalages de trésorerie importants pour une petite structure. Le montage financier et administratif des postes est souvent très complexe (croisement de plusieurs dispositifs et missions annexes; statuts et conventionnements différents, perception différenciée des missions à réaliser, etc.). Cela conduit à un positionnement flou dans l’équipe, entraînant confusion voire mal-être. « J’ai l’impression de ne pas faire partie de l’équipe » (Salariée FAE, février 2019); « J’ai l’impression d’être à côté d’une mine d’or à laquelle je n’ai pas accès » (Salariée FDT, mars 2021). Cela peut également conduire à des tensions et débats internes sur la légitimité des projets et par conséquent des postes et par conséquent de la place des personnes au CJ. « C’est quoi un vrai chargé de mission CJ ? » (Salarié CJ, mars 2020); « C’est un projet CJ ou pas ? » (Salariée CJ, mars 2020). Cela est renforcé par la diversité des profils des salariés et la très grande marge de manoeuvre dans le déploiement de la fonction de coordination.

Le pilotage stratégique et managérial d’un tel modèle requiert donc à la fois des compétences très importantes et beaucoup de temps. Les ressources sont cependant particulièrement limitées : direction à mi-temps, donc peu de vision globale sur l’articulation des dispositifs, des postes, et d’une stratégie du CJ. Certaines responsabilités sont alors prises par des salariés de manière plutôt informelle, les activités opérationnelles et stratégiques se mélangent et les modes de décisions sont parfois flous voire contradictoires. Cela peut conduire à des comportements opportunistes et des effets d’aubaine concernant les dispositifs, au détriment de la logique collective que le CJ est censé faciliter. Par exemple, la question du positionnement du CJ comme membre d’un dispositif (en plus de coordinateur) se pose souvent, sans pour autant conduire à une décision et des implications pratiques. Il en va de même pour la question du positionnement du CJ dans les nouvelles organisations créées : administrateur, garant, appui, etc. Ces questions de participation sortent du cadre de la fonction de méta-organisateur.

Enfin, tout cela conduit à des risques psychosociaux importants (situations d’épuisement professionnel potentiellement très critiques) pour les salariés coordinateurs. Cela est d’ailleurs exacerbé à la fois par le cadre salarial mobilisé (besoin de faire ses preuves lors d’une période d’essai, de se légitimer, etc.), et l’investissement personnel requis dans ces postes.

Ainsi, l’exemple des modalités d’organisation du CJ, analysé comme méta-organisateur, montre l’intérêt, mais surtout les limites pratiques actuelles (culturelles, financières, managériales) de cette fonction très (voire trop ?) protéiforme. Le positionnement d’un nouvel acteur économique (SCIC CJ) comme « tiers » permet une capacité d’action rapide, mais freinée par les limites qu’il entendait initialement dépasser (opportunisme, illisibilité, etc.). La contribution à la création d’un contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial à des méta-organisations territorialisées et entrepreneuriales est par conséquent très indirecte.

Discussion

La problématique de l’article est : comment s’organise un méta-organisateur pour créer un contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial ? Nous avons identifié des méta-organisations particulières : entrepreneuriales (Berkowitz, 2018) et territorialisée (Gadille, et al. 2013) comme contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial (forme d’entrepreneuriat collectif basé sur des ressources endogènes). L’article porte sur l’analyse d’une fonction centrale (méta-organisateur) pour créer un tel contexte. Pour cela, nous avons identifié des concepts connexes dans la littérature afin d’éclairer cette fonction protéiforme. Celle-ci vise à réduire le risque initial lié à la coopération, apporter de la clarté et intégrer de nouveaux membres voire transformer les membres pour réellement co-construire quelque chose. Nous avons ensuite mobilisé une étude de cas enchâssée d’une SCIC agissant comme « méta-organisateur » pour créer des dispositifs, retenus pour leur proximité avec le concept émergeant de méta-organisation territorialisée et entrepreneuriale. Des organisations multiples ancrées sur un territoire se rassemblent et visent à se structurer juridiquement pour développer ensemble des projets entrepreneuriaux.

Nous nous baserons sur les 4 principaux paramètres d’une fonction de méta-organisateur identifiés afin de comparer notre cas au cadre théorique choisi. En matière de nature d’acteur, l’organisation en SCIC du CJ permet de mettre à disposition des salariés et une structure juridique pour lancer, porter et animer la construction de nouvelles méta-organisations. Il s’auto-désigne ou est choisi par les membres d’un dispositif pour cela, de manière plus ou moins formelle. Il se positionne comme acteur dédié à la coopération (« fixe ») plutôt que mouvant et spontané parmi des organisations existantes. En matière de durée, le CJ est souvent à la fois à l’initiative du dispositif et se crée un rôle de garant et/ou administrateur après la structuration juridique du collectif d’organisations. La littérature montre cependant que les MO se construisent à partir d’une décision commune d’organisations indépendantes de se coordonner et coopérer. Cela questionne la capacité d’expression et validation des besoins et intérêts de chacun à s’engager réellement dans une structuration collective pour porter un, voire des projets, à plusieurs. De même, cela questionne les frontières de la fonction de méta-organisateur dans une nouvelle structure et la place du pouvoir dans celle-ci. L’implication opérationnelle et stratégique du CJ est également particulièrement importante, comme les autres figures d’acteurs-tiers. Cela questionne principalement le partage du pouvoir entre poste de coordination qui concentre la vision globale, stratégique et nombreuses tâches opérationnelles, au sein de CJ, et les organisations n’ayant pas de liens de subordination avec le poste. Ce difficile équilibre à trouver entre implication des membres et coordination peut conduire à des comportements individualistes, opportunistes ou de désengagement. De plus, Gadille et al. (2013) montrent que les compétences mobilisées sont proches de celles d’acteurs publics traditionnels, ce qui peut générer incompréhension voire concurrence avec des acteurs publics ou semi-publics. Enfin, en matière de positionnement, Gérauldel & Salvetat (2011) montrent l’intérêt d’un financement extérieur pour jouer un rôle d’acteur-tiers. La frontière entre coordination et participation met en lumière l’étendue et la porosité pratique d’une fonction de méta-organisateur portée par un nouvel acteur économique créé spécifiquement pour cela.

L’expérimentation d’une fonction de méta-organisateur par une SCIC et ses postes de coordination aux configurations variées s’est réalisée chemin faisant. La création d’un nouvel acteur économique particulièrement protéiforme à travers des cadres de financement et de management multiples — parfois inadéquats — conduit à la reproduction, dans une certaine mesure, des difficultés liées aux processus de coopération multi-acteur : logiques de concurrence; manque de lisibilité ou d’efficacité; risques de comportements individualistes, de polarisation ou de captage de ressources; temps long de problématisation; écart dans la réalisation des rôles prescrits ou négociés (Maisonnasse, 2014; Fort et al., 2016; Mazzili & Pichault, 2018). Étant donné ces difficultés, les contributions à la création d’un contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial sont limitées.

Si la clé de l’efficacité des MO est la bonne gestion de ses paradoxes (Duprat, 2020), nous pouvons supposer qu’il en est de même pour un « porteur » de la fonction de méta-organisateur. Cette gestion des paradoxes requiert des compétences spécifiques à développer et incarner à la fois en interne de l’organisation porteuse de cette fonction et au sein d’un collectif d’organisations qui se structure. La coopération au sein d’organisations et entre des organisations indépendantes est, en ce sens, une vraie compétence à développer en commun, avec l’appui d’une fonction de méta-organisateur, également apprenante. Cela requiert une grande capacité à conscientiser et mettre en débat collectivement les contradictions, à avoir une vision claire de l’articulation de multiples niveaux, notamment en termes de partage de pouvoir et de financements. Aucun cadre « pratique » n’existe cependant pour la coordination d’organisations multiples, souvent « réduite » aux dimensions opérationnelles et « concrètes ». Remoussenard-Pourquier & Ditter (2015) mentionnent la professionnalisation de la fonction d’animateur-leader de cluster. Une telle reconnaissance d’une fonction de méta-organisateur, dans un contexte organisationnel favorable, pourrait ainsi contribuer à son organisation plus cohérente et par conséquent à la création d’un contexte favorable à l’entrepreneuriat territorial.

Conclusion

Pour conclure, l’originalité de cette étude repose sur la grande immersion dont nous avons pu bénéficier pendant 4 ans dans le cadre d’une CIFRE pour ainsi analyser les niveaux individuels, organisationnels et méta-organisationnels en devenir, et en comprendre les interactions avec les modes de financement, les opportunités juridiques, les compétences déployées, etc. Il en ressort principalement que la fonction pratique de méta-organisateur jouée par un acteur hybride comme le CJ induit des contradictions nuisant à l’objectif initial et comporte de très forts risques psychosociaux pour les salariés en charge de la coordination de ces dispositifs. L’article se base cependant sur une étude — exploratoire — de quatre cas orchestrés par un même acteur que nous avons analysé comme méta-organisateur. De plus, l’étude s’est inscrite dans un contexte stratégique charnière de refonte et clarification d’une nouvelle offre de services, incluant justement plus précisément l’animation de ce type de dispositifs. Cela limite bien sûr la portée des résultats présentés. Il serait intéressant d’approfondir ces résultats soit par l’étude d’organisations analogues au CJ, soit des mêmes dispositifs dans leurs différentes configurations en France. Cela pourrait contribuer à mieux comprendre comment les différentes contradictions sont gérées selon les types d’acteurs et leurs modes d’organisations.

Cela serait intéressant à plusieurs titres. D’un point de vue scientifique, cela permettrait de comprendre davantage comment s’organise cette fonction de méta-organisateur portée par d’autres types d’acteurs. Cela permettrait ainsi d’en analyser les perspectives de contribution à la création d’un cadre favorable à un entrepreneuriat de territoire. D’un point de vue de politique publique, cela permettrait de mieux comprendre les potentielles injonctions contradictoires et effets pervers induits par des cadres rarement co-construits avec les acteurs qui en bénéficient. Enfin, d’un point de vue managérial, cela permettrait d’éclairer des acteurs souhaitant incarner ce rôle de méta-organisateur sur le champ des possibles en termes d’organisation et de postures à adopter (pertinence d’un cadre salarial; d’une structuration juridique, etc.). Ces trois aspects pourraient ainsi permettre de penser théoriquement et en pratique la question de la professionnalisation d’une fonction de méta-organisateur, en prenant en compte les risques psychosociaux très importants liés à celle-ci.