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Introduction : Les villes-créatives, mode ou panacée ?

Villes et classes créatives, innovation, écosystèmes urbains d’innovation, économie de la connaissance, de l’innovation, de la créativité, ce foisonnement d’étiquettes appliquées à un ensemble de villes semble relever davantage du registre des slogans publicitaires que de l’éclairage factuel. Pourquoi en est-il ainsi ?

Ces dernières décennies, plusieurs auteurs et intervenants publics se sont de nouveau avisés que les villes sont des centres de créativité et d’innovation par excellence (Florida, 2003b; Simon, 2009; Cohendet et al., 2010; Schaeffer et Matt, 2016) tout comme d’autres l’avaient souligné avant eux. Joseph A. Schumpeter (1946) par exemple, faisait reposer le développement du capitalisme et la croissance économique sur l’innovation.

Forgée par l’observation de l’essor du capitalisme industriel, cette conception plutôt économique du développement centrée sur ses principaux acteurs (soit les détenteurs de capitaux et de connaissances techniques) allait orienter la réflexion pendant plusieurs décennies. Ce sera donc le règne de la notion de capital humain (Theodore Schultz, 1961), fondée sur l’ambition de mesurer les capitaux sociaux et éducatif sans lesquels ne peut surgir cette destruction créatrice conduite par l’entrepreneur schumpétérien.

Cependant, innovation et créativité sont liées à des contextes sociaux et culturels (ou des milieux de vie) et c’est cet aspect particulier que voudra mettre en lumière Richard Florida (2003a, 2012) dans ses travaux sur la classe créative et les villes où celle-ci choisit de s’établir. Selon lui, la notion de capital humain fondée sur les diplômes occulte en effet l’occupation véritable des gens et la nature particulière des milieux de vie où ils choisissent de s’installer, car toutes les villes ne sont pas créées égales en matière de « créativité ».

Ce sont ces particularités que va s’attacher à éclairer le même Florida à partir d’une conception des milieux urbains en tant que matrices de vie sociale, ou écosystèmes[1], vision transmise par sa professeure de géographie Jane Jacobs (1969), militant alors pour leur préservation face aux « rénovateurs » urbains.

Cette vision jacobienne des villes allait inspirer d’autres auteurs tels Charles Landry (2008) à Londres et le groupe Comedia qu’il avait fondé en 1978 pour promouvoir la culture en tant que levier de création et de renouveau urbain. Les limites de la conception économique étaient donc dépassées et Landry est sans doute l’un des premiers à avoir utilisé l’expression « ville créative » sur la base d’un enracinement d’abord culturel du choix de vivre en ville.

Ces influences combinées des milieux de vie et de la culture allaient marquer Florida et expliquer ses succès auprès des villes fortement éprouvées par la crise de 2008. Voilà donc une partie de la réponse à la question du début sur la popularité du thème des villes créatives. Celui-ci offrait la simplicité d’un schéma fondé sur trois facteurs déterminants (et mesurables) pour qualifier ce qu’est une ville créative : le talent (le capital humain lié aux occupations créatives[2]), la technologie (les moyens) et enfin sur le plan humain, la tolérance (l’ouverture à la différence), trois attributs fortement corrélés avec la prospérité économique.

Au-delà des « 3 T » cependant, les villes créatives sont surtout le siège de groupes d’acteurs reliés entre eux par des transactions. Cette dynamique est bien éclairée par la catégorisation qu’en fait Simon (2009) : la classe créative (l’Underground) et les institutions (l’Upperground) font la ville créative en se rencontrant sur le Middleground. Par ailleurs, le rôle des acteurs institutionnels de l’Upperground mérite un regard plus discriminant, ce que nous permet la grille d’analyse de Etzkowitz car il départage ces acteurs entre gouvernements, firmes et universités.

Ce sont ces systèmes que nous chercherons à comprendre pour Montréal et pour Munich. Le Québec et la Bavière, avec leurs métropoles dynamiques que sont Montréal et Munich, offrent plusieurs similitudes sur les plans socio-historique et politico-économique (Barmeyer, 2007). Ces deux États à velléités autonomistes déploient des efforts pour se doter de systèmes d’innovation qui leur soient propres. Porteuse d’apprentissages réciproques, la comparaison des approches et pratiques dans ces écosystèmes urbains d’innovation revêt donc un attrait particulier. Des discussions préliminaires entre les auteurs (citoyens de ces deux villes) laissaient entrevoir des contrastes susceptibles d’enrichir la compréhension des dynamiques propres aux villes créatives.

D’où nos questions de recherche : Quelles sont les caractéristiques propres à chacun des écosystèmes de Montréal et de Munich ? Et qu’est-ce que cette comparaison nous permet d’apprendre sur la dynamique des villes créatives ?

C’est avec l’intention de saisir une logique de système (Emery, 1969; de Rosnay, 1977; Prigogine 1978 et 1984) que nous abordons les acteurs et les relations qu’ils entretiennent entre eux dans chacune des deux villes. Nous nous proposons d’identifier et de caractériser ces systèmes ainsi que les perspectives propres aux différents acteurs (O’Connor et al., 2018). Enfin, nous cherchons à comprendre comment se rattachent ces systèmes aux contextes propres à Montréal et Munich.

Cadre conceptuel : approche multidisciplinaire sur trois niveaux

Nous avons cependant dû élargir notre cadre conceptuel afin de dépasser les limites du schéma floridien[3] car il ne rend guère compte des interactions entre les acteurs qui animent ces écosystèmes et les font évoluer.

Nous présentons les apports des auteurs déjà évoqués en introduction car ils nous permettent de prendre en compte les forces qui dynamisent les écosystèmes urbains d’innovation.

Depuis longtemps, les chercheurs examinent la répartition et la concentration des activités innovatrices sur un territoire donné. La préoccupation fondamentale concerne le rôle moteur que jouent les entreprises dans l’innovation (Marshall, 1920; Krugman, 1998; Porter, 1990; Freeman, 1987; Lundvall, 2010; Cooke et al., 1997). Le souci commun qui relie ces analyses est de comprendre les ancrages qui lient les entreprises aux endroits où elles oeuvrent (localité, région, pays). Et ces endroits ce sont surtout les villes car c’est là qu’a tendance à se concentrer le capital humain hautement qualifié. C’est aussi là que se retrouvent les individus talentueux et créatifs, attirés qu’ils sont par les universités et les instituts de recherche qui facilitent le transfert et l’échange des connaissances (Rodríguez-Posé et Wilkie, 2016).

Florida, Adler et Mellander (2017) vont même jusqu’à considérer la ville elle-même comme moteur central des processus de créativité : la ville remplace donc l’entreprise comme unité centrale d’analyse. Rien de neuf ici, comme le fait remarquer Edward Glaeser (2012, p. 8, notre traduction) : « La capacité urbaine de créer un esprit de collaboration n’est pas nouvelle. Pendant des siècles, les innovations se sont répandues d’une personne à l’autre dans les rues surpeuplées des villes ».

Si l’approche de Florida est d’un accès facile, elle ne rend pas compte ni des particularités des groupes d’acteurs ni de leurs interactions, nous l’avons déjà souligné. Revenons avec Simon (2009) sur le rôle des acteurs animant ces systèmes de même que sur les fonctions qu’ils y exercent avec Etzkowitz.

Développé pour les industries créatives, le cadre de Simon intègre des éléments propres à la scène artistique, en particulier dans la description qu’il propose de l’Underground où se regroupent les créateurs. Selon Simon, l’enjeu est de faire en sorte qu’il y ait un Middleground (composé de lieux et d’espaces) suffisamment attrayant pour que les créateurs de l’Underground et les représentants institutionnels (l’Upperground) aient envie de s’y rencontrer. Ce sont ces rencontres qui produisent un écosystème productif (ou « fertile »).

Nous avons distingué le rôle des acteurs institutionnels de l’Upperground à l’aide du cadre de la « triple hélice » d’Etzkowitz (op cit., 2003) et élargi notre compréhension de l’Underground sur la base des occupations formant la classe créative selon Florida (2012, op. cit.). Enfin, nous reprenons ici la distinction proposée par Cohendet et al. (2011 : 152) entre innovation (intégration de connaissances existantes) et création (constitution de savoirs nouveaux). Par contre, Florida (2012 : 169) propose une définition de la créativité beaucoup plus englobante : « In reality, the rise of the Creative Economy is drawing the spheres of innovation (technological creativity), business (economic creativity), and culture (artistic and cultural creativity) into one another, in more intimate and more powerful combinations than ever. »

Cette définition met bien en évidence le caractère systémique de la dynamique des villes créatives et la variété des configurations qu’elles peuvent revêtir.

L’Upperground et la triple hélice d’Etzkowitz

Selon Cohendet et al. (2010, 2011), l’Upperground se compose principalement d’institutions formelles privées et publiques. Ces organisations formelles de l’Upperground soutiennent le processus créatif par leur capacité d’unir et de financer différents courants, d’intégrer différents types de connaissances[4] et de tester de nouvelles formes de créativité sur le marché.

Par ailleurs, le cadre de la triple hélice (Etzkowitz, 1993; Etzkowitz et Leydesdorff, 1995) permet d’analyser de plus près les relations entre les acteurs de l’Upperground. Selon cette approche, l’interaction productive des trois sphères représente la clé du succès de l’innovation et donc de la réussite économique dans une société fondée sur la connaissance. Cette interaction productive implique que chaque sphère institutionnelle assume de plus en plus le rôle des autres. Ainsi, les entreprises génèrent et diffusent de nouvelles connaissances par le biais d’instituts et d’universités corporatifs. Les stratégies gouvernementales de développement économique sont de plus en plus déterminées par les échanges et la coopération avec les entreprises et les universités, tandis que les universités, tout en continuant à créer et diffuser des connaissances reconnues, en assument également la mise en marché. C’est ce mode de fonctionnement qui représente l’essence même de l’action des écosystèmes urbains d’innovation. Notons qu’il n’y a pas chez Etzkowitz d’interaction avec les acteurs de l’Underground, tels que définis par Simon (op. cit.).

L’Underground et la classe créative de Florida

S’appuyant sur Arvidsson (2007), Cohendet et al. (2010, 2011; Cohendet et Zapata, 2009) définissent l’Underground, comme le regroupement de tous les acteurs créatifs, culturels et artistiques qui échappent aux structures formelles, comme les graffiteurs et les adeptes du jeu vidéo. Au sein des industries créatives, la culture de l’Underground constitue la force motrice de la création de tendances (volet « exploration ») tout en étant indépendante de la « logique économique de la normalisation » (volet « exploitation ») (Cohendet et al., 2010, 96). Le processus créatif du volet exploration fonctionne selon des normes tacites (Polanyi, 1984) qui peuvent cependant être externalisées grâce aux rencontres avec les organisations du volet « exploitation ». Il s’ensuit donc que la proximité et les interactions fréquentes, favorisées par l’enracinement profond dans une région ou une ville, sont d’une importance capitale pour l’émergence d’externalités créatives et viables grâce à l’existence d’un Middleground (lieux et espaces de rencontres) attrayant. Afin de pouvoir mieux repérer les individus de l’Underground, rappelons encore une fois que nous retiendrons la définition de la classe créative proposée par Florida.

Selon Florida, l’appartenance à cette classe est basée sur l’occupation des acteurs et non sur leur diplomation comme dans la théorie du capital humain (Florida et al., 2011). La notion de capital créatif (Florida, 2012) repose sur une distinction entre noyau créatif (super creative core) et experts créatifs (creative professionals) dont l’emploi exige une action cognitive créative[5].

La classe créative définie par Florida choisit son lieu de résidence selon trois attributs déjà évoqués : technologie, talent, tolérance (i.e. les « 3 T »). Par ailleurs, bien que l’économie créative repose sur des liens directs entre les acteurs de l’Upperground et de l’Underground, cela ne garantit pas le développement d’un « écosystème fertile » où les idées créatives de l’Underground seraient commercialisées par l’Upperground. Selon Cohendet et al. (2010), un troisième groupe d’acteurs, regroupés dans le Middleground, devient indispensable.

Le Middleground : acteurs et communautés

Comme nous venons de l’exposer, le Middleground est un lieu de rencontres entre les acteurs des institutions formelles (l’Upperground) et ceux qui composent la scène créative (l’Underground). Constituent le Middleground concret des communautés au sein desquelles les rencontres et les échanges se produisent entre les acteurs de l’Upper- et de l’Underground. Et c’est l’existence de ces communautés qui favorise la fertilité d’un écosystème créatif et innovateur (Cohendet et al., 2010, 2011). La production, le transfert et le pilotage des connaissances tout autant que les apprentissages, qui sont ancrés dans le milieu local et vivent de contacts face à face, jouent donc aussi un rôle central dans « l’anatomie de la ville créative » (Grandadam et al., 2013). Dans ces communautés du Middleground, les connaissances tacites se transforment en connaissances formelles, s’y développe une compréhension commune permettant aux institutions formelles de l’Upperground de mettre sur le marché produits et services ayant émergé de ces rencontres (Cohendet, 2010).

Pour être fertile, l’écosystème doit offrir de multiples occasions de rencontres et de coopération. Ces occasions sont liées à l’existence d’espaces (spaces) et d’endroits (places) où se produisent les rencontres, se tissent les réseaux, naissent les projets communs. Ces endroits (places), ce sont les petits cafés et bistros des quartiers où se regroupent les acteurs de l’économie créative pour y travailler et y vivre, de même que les bâtiments abritant ateliers d’artistes et entreprises de l’économie créative. Quant aux lieux ou espaces (spaces) favorisant les rencontres ou échanges, mentionnons expositions, symposiums, congrès et festivals qui stimulent la « transgression des frontières » et l’effondrement des murs qui isolent ces milieux. En d’autres mots, une ville créative s’appuie sur un écosystème dont l’essence même est de soutenir l’existence de communautés vibrantes dont les membres peuvent se rencontrer à la fois dans des endroits (places) sympathiques et échanger à l’occasion d’événements spéciaux (spaces) qui savent les attirer. En conclusion, le rôle de la tolérance (Florida, op. cit., 2012) est à cet égard déterminant et constitue un autre élément fondamental de l’écosystème des villes créatives. En effet, sans ouverture à l’autre ainsi qu’à des visions et des manières d’être différentes[6], pas de développement possible des « terrains d’entente » qui sont la marque des écosystèmes fertiles au coeur même de ce que sont les villes créatives (Cohendet, 2011 : 152 sq.).

Méthodologie : deux études de cas de villes créatives et innovatrices

À l’instar de Yin (2014), nous avons choisi des analyses de cas afin d’approfondir la dynamique des villes créatives et d’en mieux caractériser le contexte. La comparaison entraînait la possibilité d’un dépassement connaissances acquises (Miles et Huberman, 2003; Grawitz, 1986) dans le cas montréalais tout au moins, car nous n’avions trouvé aucune étude sur la situation munichoise. Nous avons focalisé notre attention sur la dynamique entre les acteurs des trois paliers qui composent la trame des villes créatives, soit l’Upper-, le Middle- et l’Underground (Simon, 2009). Nous avons laissé les acteurs s’exprimer afin de révéler le contexte dans lequel ils oeuvrent. La lunette d’analyse s’inspirera donc en partie du constructivisme car nos répondants reconstruisent la réalité telle qu’ils la perçoivent et la vivent (Girod-Séville et Perret, 1999). La réalité sociale sera représentée par une combinaison d’histoires et d’interprétations que font les différents interlocuteurs. Ce procédé impose d’adapter l’entrevue au déroulement des récits et de réorienter les entretiens en fonction de ces développements (Miles et Huberman, op. cit.). Nous visons la théorisation enracinée (Guillemette et Luckerhoff, 2012) et utilisons une approche abductive (Patokorpi et Ahvenainen 2009).

Nos données ont donc été collectées principalement par le biais d’entretiens qualitatifs semi-structurés avec des interlocuteurs qui connaissent leur milieu. Nous avons complété les analyses d’entretiens avec celles de documents publiés ou obtenus en ligne.

Collecte de données

La sélection des villes créatives de Munich et de Montréal est basée sur une approche comparative internationale (Maurice et al., 1982) bien que d’autres auteurs se soient livrés à de telles comparaisons avant nous (Cohendet et al., 2011). Quelques parallèles peuvent être établis entre Montréal et Munich : elles se classent comme villes créatives selon la définition donnée plus haut, Montréal étant membre du Réseau des villes créatives de l’UNESCO[7]. Les deux villes sont de petites métropoles régionales de 1,5 million (Munich) et 2 millions (Montréal) d’habitants. Elles jouissent d’une bonne réputation internationale et d’un haut niveau d’attractivité[8]. Enfin, elles jouent le rôle de moteurs économiques dans leurs régions respectives.

Nous avons choisi nos interlocuteurs selon leur rôle dans les écosystèmes créatifs tout en visant une diversité de points de vue et une représentativité des trois paliers (i.e. Upper-, Middle- et Underground). Quatre protocoles d’entrevue différents ont été produits, en fonction des fondateurs, des gestionnaires d’incubateurs, des instances gouvernementales ainsi que du monde académique et ce, en allemand et en français. Inspirées par la littérature et les échanges des chercheurs, les questions abordaient les informations personnelles, les parcours de création et d’innovation, les réseaux de nos répondants ainsi que les caractéristiques de leur ville. On trouvera en annexe I un exemple de ces protocoles. Les entretiens ont été interactifs et les protocoles d’entrevue adaptés au déroulement des conversations comme il sied aux recherches de type exploratoire.

Au total, les auteurs ont réalisé 29 entrevues (dont 12 à Montréal et 17 à Munich) entre les mois de septembre et décembre 2017 auprès de gestionnaires d’incubateurs, de fondateurs d’entreprises, d’universitaires, de représentants des deux villes et d’autres institutions (Tableau I). Cependant, en raison de l’accès difficile à ce terrain, il n’a pas été possible de mener des entrevues avec des acteurs de l’industrie ou des sources d’investissement.

Nous avons adopté une approche « boule de neige » : un premier choix de personnes informées dans leurs milieux respectifs nous permettait d’obtenir des références vers d’autres interlocuteurs susceptibles d’enrichir notre compréhension des univers à l’étude. Les entretiens duraient en moyenne un peu plus d’une heure (entre 45 et 120 minutes) soit en allemand (17), en français (11) ou en anglais (1).

Analyse des données

Après une sélection des passages les plus significatifs des entretiens, les fichiers audio ont été retranscrits à l’aide du logiciel MAXQDA. Par abduction (Patokorpi et Ahvenainen 2009), nous avons dégagé des catégories récurrentes à partir des thèmes qui faisaient régulièrement surface dans ces entretiens. Ces catégories ont été rapprochées avec celles qui se dégageaient de l’analyse documentaire afin d’obtenir un croisement entre les deux sources (documentation et entrevues). Cette approche d’inspiration anthropologique garantit un meilleur ancrage avec la réalité (Guillemette et Luckerhoff, 2012).

On trouvera en Annexe II un tableau présentant une sélection des principales catégories dégagées, avec quelques illustrations tirées de nos verbatim d’entrevue.

Résultats : Les trois niveaux des écosystèmes d’innovation de Montréal et de Munich

Nous présentons nos résultats en les structurant selon le cadre analytique développé plus haut en prenant pour base les travaux de Simon sur les trois niveaux d’un écosystème créatif (op. cit., 2009), complété par le modèle de la « triple hélice » (Etzkowitz et al., ) et celui des villes créatives de Florida (op. cit., 2012).

L’écosystème montréalais

L’Upperground

La sphère institutionnelle de l’enseignement supérieur et de la recherche étant très développée, la dimension « talent » de Florida se trouve donc très présente. Le bilinguisme de la ville se traduit par une constellation d’universités, d’écoles et d’instituts dédiés à l’origine à chacune des deux communautés linguistiques[9]. Selon le dernier recensement, près de 60 % des Montréalais parlent les deux langues officielles et on peut en entendre plus d’une centaine sur le territoire (Montréal en statistiques, 2018, p. 16). C’est donc une ville très multiculturelle : 59 % de la population sont des immigrants de première ou deuxième génération (Ibid., p. 23).

Une particularité du système d’éducation québécois est l’enseignement collégial (CEGEP), passage obligé entre l’école secondaire et l’université. Pour l’industrie du jeu vidéo par exemple, des programmes très spécifiques tel que celui de graphisme, offert par le CEGEP de Sherbrooke, forment des techniciens en programmation visuelle.[10]

L’agglomération de Montréal génère 35,5 % du PIB total du Québec (Montréal en statistiques, 2018, p. 20). En 2016, la ville comptait 59.622 entreprises, dont un peu moins de 1,3 % étaient de grande taille (soit 200 employés et plus). Les PME contribuent à la diversité du tissu économique ainsi qu’à une certaine capacité d’innovation :

On n’a jamais vécu avec des grandes, grandes entreprises, qui étaient des géants mondiaux qui nourrissaient la ville au complet. C’est un paquet de PME qui a travaillé à se démarquer, à être innovateur pour pouvoir faire leur place.

Incubateur Montréal

Cette diversité économique a constitué un facteur clé dans le succès économique récent de la ville. Selon Startup Genome, Montréal est maintenant chef de file mondial dans les domaines de l’intelligence artificielle, de l’analyse des métadonnées, de la robotique et du jeu (Startup Genome, 2018, p. 140). La ville est devenue un pôle d’attraction pour la « technologie » au sens de Florida, ce qui explique que des acteurs mondiaux tels que Facebook, Amazon, Ubisoft et Microsoft veulent tirer parti de la recherche innovante dans ces domaines. De plus, la ville est reconnue pour son industrie du cirque particulièrement innovatrice, lancée par le Cirque du Soleil (Leslie et Rantisi, 2011).

Tableau I

Personnes interviewées et leur situation dans les deux villes

Personnes interviewées et leur situation dans les deux villes

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Au contraire de Munich, Montréal n’est ni le siège de l’Assemblée nationale, ni celui du gouvernement du Québec qui sont tous deux dans la ville de Québec. Montréal étant le moteur économique du Québec, les deux administrations entretiennent donc des liens étroits. À titre d’exemple, le gouvernement québécois a adopté une série de mesures pour stimuler les activités de recherche dans les secteurs de l’électronique et du multimédia, permettant aux entreprises d’économiser jusqu’à 37,5 % d’impôts[11]. Le gouvernement fédéral n’est pas en reste, lui qui offre des prêts pour les entreprises en démarrage, dans le cadre par exemple de son programme Futurpreneur Canada[12]

Enfin, les universités de même que les autres acteurs de l’Upperground ont mis sur pied incubateurs, accélérateurs et espaces de rencontre dont l’un des exemples est la Maison Notman, un édifice patrimonial où s’activent et se rencontrent fondateurs de startups de même que mentors bénévoles issus d’entreprises établies.

L’Underground

L’Underground montréalais est très dynamique et foisonnant. L’agglomération regroupe 70 % de tous les emplois dans les industries culturelles et créatives du Québec; à leur tour, ceux-ci représentant 4 % de tous les emplois à Montréal (CCMM, 2015, p. 6).

C’est le Cirque du Soleil, qui est quand même rentable aussi, qui a vraiment amené une pousse de créativité vraiment particulière. Il y a toujours ce mélange, en fait, créativité-technologie. Puis, je pense que déjà quand on a vu Soft Image, Ubisoft, puis le Cirque du Soleil...

Startup Montréal

D’emblée, la ville constitue le centre culturel du Québec. Pour compléter ce « noyau super créatif » au sens de Florida, on se doit d’y ajouter les grappes industrielles des TIC, de la biotechnologie, de l’aérospatiale, de l’aluminium et des technologies propres[13]. La densité du « noyau super créatif » montréalais est ainsi supérieure à la moyenne canadienne (Stolarick et Florida, 2006, p. 1802). Créativité et technologie y sont intimement liés :

Les emplois culturels se comparent favorablement à ceux des autres grappes de l’économie du savoir de Montréal, faisant de la culture un secteur important pour l’économie montréalaise.

CCMM, 2015, p. 6

Largement reconnue pour sa créativité, Montréal a été consacrée Ville de design de l’UNESCO en 2006[14]. Sa diversité culturelle et économique constitue un banc d’essai idéal pour les produits avant qu’ils ne soient offerts au marché mondial (Cohendet et al., 2010).

Le Middleground

Le vibrant quartier du Mile-End au nord-est du Mont-Royal, ainsi que le Quartier de l’Innovation et le Quartier des Spectacles, tous deux au centre-ville de Montréal, sont des éléments névralgiques de l’écosystème créatif de la ville.

Le Mile-End est un endroit qui inspire ses résidents et stimule la créativité, entre autres celle des employés d’Ubisoft. Le Groupe s’y est en effet installé en 1997, attiré par ses avantages géographiques (Cohendet et al. 2010). Bien que les activités de création soient surtout concentrées au centre-ville (MSER, 2016, p. 32), le dynamisme créatif du Mile-End de même que des loyers alors relativement bas, en faisaient un site attractif pour les startups. La plupart des membres de la classe créative qui oeuvraient dans le Quartier de l’Innovation avaient donc choisi de s’y établir (Cohendet et al., 2011).

Lancé en 2013 par l’École de technologie supérieure (ÉTS), l’Université McGill et la Ville de Montréal, la mission du Quartier de l’Innovation était de lancer une communauté dynamique qui, en étroite collaboration avec les universités et les grandes firmes, attirerait des entreprises innovantes et générerait des projets de recherche alimentant cette innovation (Cohendet et al., 2011). Même s’il constitue un franc succès, on observe un décalage entre la culture top-down du Quartier de l’Innovation et celle bottom-up de l’Underground montréalais; à témoin, ce responsable d’incubateur :

Il y a l’innovation qui vient de la base, il y a celle-là qui vient d’en haut. La base, c’est ça ici, c’est la Maison Notman, c’est le Mile-End. Ça, c’est la base. Les innovateurs qui ensemble innovent […]. Puis, t’as là-haut où c’est une volonté d’en haut de dire : « On veut rendre le quartier là en Quartier de l’Innovation. » Ils font l’appel avec des grands en premier. C’est que de grands joueurs, il n’y a pas de petits joueurs qui sont là. […] Eux, ils ont une vision plus industrielle, grandes entreprises. Nous, on est de plus petites startups. C’est deux approches, on va se rejoindre éventuellement.

Incubateur Montréal

Dans le même ordre d’idées et toujours au centre-ville, la Caisse de dépôt et de placement du Québec a ouvert l’Espace CDPQ, un autre lieu de rencontres dans cet écosystème, sa principale raison d’être étant de mettre en réseau les acteurs :

C’est la raison pour laquelle physiquement on a créé beaucoup d’espaces à aires ouvertes ou d’espaces de collaboration avec – au coeur de cet environnement – la fameuse machine à café parce qu’il n’y a rien de mieux qu’une rencontre fortuite à la machine à café pour initier des conversations qui n’auraient pas eu lieu si ces gens-là n’étaient pas sous un même toit.

CDPQ Montréal

L’un des événements les plus importants de cet écosystème urbain d’innovation est le Startupfest, qui jouit maintenant d’un rayonnement international (Startup Genome, 2018). La créativité et la capacité d’innovation des organisateurs attestent du caractère festivalier de la ville et permettent de mettre en réseau startups internationales, investisseurs, entreprises et passionnés de startups dédiées à des niches particulières, par exemple celle des festivals dits « premium » avec des thèmes tels que la monnaie crypto, l’intelligence artificielle, mais aussi le cannabis, ce qui témoigne donc du caractère spécial de l’événement. Il y a aussi d’autres événements, tels que C2 Montréal, la plus grande conférence mondiale sur le commerce et la créativité, elle aussi très immersive et visant à inspirer cette fois les décideurs d’entreprises[15].

Le Quartier des spectacles enfin mérite une mention puisqu’il s’agit d’un espace culturel où se déroulent plusieurs concerts, festivals, pièces de théâtre, expositions, etc. Le quartier, reconstruit et réaménagé dans le cadre d’un projet financé par la ville et le Québec constitue de nos jours une pièce névralgique du dispositif de Middleground de la ville (Klein et Shearmur, 2017).

Conclusions sur Montréal

Tel un phoenix, Montréal a connu un souffle nouveau sous l’impulsion des initiatives du monde de la création agissant de concert avec les trois niveaux de gouvernement. Le foisonnement de festivals, d’activités artistiques, le développement d’infrastructures publiques visant à soutenir et perpétuer ces activités nouvelles ont fécondé le monde des entreprises dont certaines ont surgi afin de compléter cette création sur le plan technologique. Dans ce sens, Montréal dispose d’un écosystème d’innovation fortement tributaire des créations de sa base (i.e. la frange bohème de son Underground), ce qui en fait une ville résolument créative aux sens définis par Cohendet (et al., 2011) et Florida (2012). Si le coeur du Montréal ville créative repose sur des initiatives surtout issues du monde des arts et de la performance, c’est beaucoup le fait d’entrepreneurs « sociaux » qui ont eu envie d’y relancer la vie urbaine durant une période de grande morosité découlant de la désindustrialisation des grandes métropoles nord-américaines. Les noms du Cirque du Soleil, du Festival de jazz et Juste pour rire, revenaient régulièrement dans les propos de nos interlocuteurs qui exprimaient leur reconnaissance à l’égard des réalisations de ces pionniers du Montréal créatif d’aujourd’hui. Et il convient de rappeler ici que ces initiatives ne sont pas le fait d’une génération spontanée : en effet, de par sa position minoritaire en Amérique du Nord, le Québec francophone s’est énormément exprimé par le biais de ses artistes et manifeste depuis longtemps une étonnante vitalité culturelle en littérature, en cinéma, en théâtre, dans ses productions télévisuelles, vitalité que lui envient les acteurs du monde canadien-anglais de la création.

Pour tout dire, cette renaissance de Montréal campe résolument son caractère de ville créative.

La figure I livre un aperçu de l’écosystème urbain d’innovation de la ville et de ses principaux acteurs[16].

L’écosystème munichois

Tout comme pour Montréal, nous présentons les observations sur l’écosystème de Munich selon le cadre d’analyse à 3 niveaux.

L’Upperground

La sphère institutionnelle de l’enseignement supérieur et de la recherche est extrêmement développée à Munich. « Une multitude d’institutions de recherche, d’écoles supérieures et d’universités forment les conditions préalables au succès et créent un environnement dans lequel de nouveaux produits et services sont développés » (RAW, 2018b, p. 9).

Avec un total de 17 universités, académies et instituts où affluent 120.000 étudiants[17], Munich est, après Berlin, le deuxième plus important site universitaire d’Allemagne (RAW, 2018b, p. 43). Par l’intermédiaire de leurs bureaux de transfert et de leurs incubateurs d’entreprises, ces universités contribuent activement à l’écosystème d’innovation de Munich. Elles sont un vivier de talents diversifié dont profitent aussi bien la recherche et l’industrie que les startups.

Sans conteste moteur de l’économie bavaroise, Munich génère à elle seule 19 % du produit intérieur brut (PIB) de la Bavière (RAW, 2018a, p. 4). Avec en 2016, 92.400 entreprises réparties sur un grand nombre de secteurs, Munich représente un pôle économique de première importance. En outre, sept entreprises du DAX (indice boursier des plus grandes entreprises du pays) y sont implantées, soit plus que dans toute autre ville allemande (RAW, 2017). Par contre, les PME forment la trame du tissu économique et contribuent ainsi à sa diversité tant au plan du nombre que de leurs secteurs d’activité, gage d’une plus grande stabilité de l’ensemble (RAW, 2018b, 18 f.). Cet avantage n’échappe pas au monde des jeunes pousses (startups) :

Mais, bien sûr, cette diversité des entreprises. Il y a beaucoup d’entreprises et surtout si vous développez un produit maintenant, vous trouverez tout sur place ou très, très près, ce qui vous aide bien sûr beaucoup.

Startup Munich

Munich s’est imposée en tant que « site high-tech le plus important d’Allemagne » (RAW, 2018b, p. 37). Cette situation illustre bien le caractère attractif de la « technologie » (Florida, 2003b) dans cette ville.

Figure I

L’écosystème de Montréal

L’écosystème de Montréal

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Le monde politique est façonné avant tout par le gouvernement du Land de Bavière, qui contrairement à Montréal, y a son siège. Grâce à des mesures de politique économique stimulant son développement industriel, la Bavière est rapidement passée du stade d’état agricole à celui d’état fédéral (Land) des plus puissants après la Seconde Guerre mondiale. Par l’offensive high-tech des années 1990 et l’actuelle poussée en faveur du regroupement des entreprises en grappes, les politiciens bavarois font usage de programmes stratégiques dans le but de positionner avantageusement le Land dans l’ère de la technologie et du numérique.[18] Au soutien de ce grand projet, plusieurs institutions ont été créées. Le gouvernement s’active également dans l’aide à la création d’entreprises. La réponse du milieu a toujours été positive, comme le rapporte ce gestionnaire d’incubateur :

La politique a en fait un rôle très positif à jouer ici. Aujourd’hui, le ministère de l’économie dispose de son propre département, Gründerland Bayern, qui s’occupe de l’écosystème de Munich de manière très simple, en tenant compte des startups et du monde des startups. […] Le monde est petit. Il faut donc des gens qui réfléchissent, qui sont simples, qui ont tous ces incubateurs « sous contrôle » et qui les ont en partie aussi mis en scène. Je dirais que l’État fondateur de la Bavière contribue régulièrement au fait que quelque chose se passe ici, que des thèmes sont promus, que des programmes de soutien sont mis en place et ainsi de suite.

Incubateur Munich

Un autre directeur d’incubateur évoque également les effets positifs de la stabilité gouvernementale sur l’économie; il note en outre que la CSU (parti politique conservateur) a presque toujours exercé le pouvoir depuis 1946[19], assurant ainsi une continuité politique. L’administration municipale de Munich s’est également activement impliquée en créant l’équipe de compétences pour les industries culturelles et créatives[20] et l’incubateur MEB[21] pour l’accompagnement des jeunes pousses (startups).

L’Underground

La classe créative qui forme l’Underground est fortement concentrée à Munich. Avec des organisations culturelles et créatives bien établies, la capitale du Land est en tête du classement allemand (RAW, 2018b, p. 44) : en 2015, environ 95.500 personnes y étaient employées (Söndermann, 2016). Site high-tech et ville universitaire, un « noyau super créatif » se retrouve fortement concentré en ingénierie, mathématiques, biotechnologie, sciences naturelles et sociales ainsi qu’en éducation. Mais,

Je pense que Munich est une ville très, très commerçante et que les startups naissent parce qu’on voit des points faibles dans les entreprises et non parce qu’on dit « je fais quelque chose sur un nouveau site ». Cela signifie que l’accent mis sur la technologie et le savoir-faire à Munich est également un frein à la créativité. Je ne connais pas beaucoup de solutions créatives de Munich où je dis « c’est superbe ».

Startup Munich

Après Berlin et la région métropolitaine sise au confluent du Rhin et de la Ruhr, Munich constitue le point chaud le plus important pour la création de startups en Allemagne et la ville comporte la plus forte proportion d’entrepreneurs étrangers (15,8 %), en raison de l’orientation internationale des universités TUM et LMU[22] (Kollmann et al., 2017, p. 19).

A Munich, le coût de la vie est très élevé : les loyers y sont les plus élevés du pays. Les acteurs de l’écosystème d’innovation s’accordent sur le fait que cette pression exercée sur les coûts conduit à la nécessité d’un travail ciblé et sérieux, imposant une croissance rapide de la startup. Cette pression pourrait très bien constituer un atout pour l’écosystème (Startup Munich; Incubateur Munich). A Munich, « la technologie des produits […] et aussi le savoir seraient au premier plan […], on parle simplement de choses de manière plus fondamentale » (Startup Munich). Comme l’observait un autre entrepreneur :

Oui, à Berlin tu es pauvre et donc sexy, ici [à Munich] personne ne trouve ça cool d’être pauvre. Si vous êtes un fondateur ici et que vous avez une application lifestyle, mais pas d’argent, personne n’apprécie ça.

Startup Munich

Le Middleground

Le Middleground de Munich se résume à quelques sites, mais très dynamiques et on y laisse libre cours à la créativité à l’intérieur de limites définies. On retrouve quartiers créatifs et incubateurs d’entreprises. Ici aussi, il s’agit d’un « mélange d’utilisation urbaine de la culture, des industries créatives, du logement, des affaires sociales, du commerce et du commerce de détail dans les bâtiments anciens et nouveaux »[23] reliant ainsi art, culture et connaissance. En outre, l’équipe de compétences de la ville pour les industries créatives (Kompetenzteam für Kultur- und Kreativwirtschaft) aide les travailleurs créatifs et culturels à trouver des locaux abordables à court et moyen terme, ce qui est capital dans une ville aussi chère que Munich (Ville de Munich).

À la périphérie de la ville, les importants campus de recherche de Garching (nord-est) et celui de Martinsried (sud-ouest) ont évolué au fil des ans pour devenir presque des écosystèmes d’innovation de plein droit bien qu’ils restent intégrés dans l’ensemble munichois, ne serait-ce que par la même ligne de métro (Incubateur Munich). Ces endroits offrent des structures d’appui et des facilités pour un cycle complet depuis les études et la recherche jusqu’à la création d’une startup ou même d’une entreprise (Incubateur Munich).

Conclusions sur Munich

Nous avons donc un ensemble façonné par les institutions gouvernementales qui ont constitué un écosystème urbain d’innovation favorable aux entreprises tant par les structures de recherche qui l’alimentent, le fournissent en main-d’oeuvre de qualité et le renouvellent continument par un climat et des aides favorables au démarrage des jeunes pousses. Cependant, la créativité et les rencontres avec l’Underground y apparaissent moins spontanées et fructueuses qu’à Montréal si bien qu’en accord avec nos informateurs, on peut qualifier ce système de « contraint » et donc plutôt innovateur que créatif selon la distinction proposée plus haut par Cohendet et al. (2011, op. cit.).

La figure II livre un aperçu de l’écosystème de Munich et ses principaux acteurs.

Le tableau II qui présente de façon contrastée et synthétique les particularités des deux écosystèmes.

Discussion

Nous reprendrons ici les notions d’écosystème, de ville créative et de triple hélice, puisque le contenu des entretiens nous y ramenait de manière récurrente. Notre discussion nous amène cependant à dépasser ces notions afin de mettre en lumière les enseignements que suggèrent les différences relevées entre ces deux écosystèmes urbains d’innovation.

Tout comme pour le monde du vivant d’où le concept a été tiré, le propre des écosystèmes est d’évoluer et il en va de même pour ceux des villes. Ainsi à Montréal, l’embourgeoisement récent (gentrification) a amorcé l’exclusion du groupe des bohèmes à l’origine de la vague de création dans la ville. C’est un problème plus ancien encore à Munich où selon nos informateurs, la frange bohème a quitté la ville depuis longtemps faute de pouvoir y vivre. Ce résultat rejoint une constatation récurrente dans d’autres villes créatives (Londres, Berlin, New York, Los Angeles, etc). Ce phénomène est une conséquence de la capacité d’absorption des acteurs institutionnels de l’Upperground qui se sont renouvelés en intégrant les apports de cette vague créative issue des années 1980. C’est ce que démontrent nos résultats munichois en particulier, caractérisant un écosystème plus innovateur que créateur au sens de Cohendet et al. (2011). Si les gouvernements ont eu une part active dans le développement de structures visant à rendre viable l’innovation dans cette agglomération, c’est l’arrivée inattendue de grands groupes industriels fuyant l’occupation soviétique de l’est du pays qui ont donné à Munich son impulsion initiale.

Si la ville comporte un système de tripe hélice (Upperground) aussi complet et performant, c’est que dès le départ gouvernements, universités et entreprises se sont concertés pour faciliter ce nouveau départ. Il n’est dès lors pas de se surprendre que le niveau de vie y ait assez rapidement grimpé au point de rendre impossible l’enracinement de la fraction bohémienne de la classe créative, contrairement à Montréal dont le déclin économique, a au contraire stimulé l’essaimage de cette bohème créative, attirant par la suite créatifs du monde des sciences et du génie. Une comparaison entre Berlin et Munich nous conduit aux mêmes conclusions. Berlin, longtemps enclavée dans un espace hostile, est devenue par défaut un endroit accueillant pour une bohème internationale, à l’instar de Montréal, lieu d’accueil historique de la majorité des immigrants qui choisissent de s’intégrer au Québec.

Figure II

L’écosystème de Munich

L’écosystème de Munich

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Tableau II

Comparaison des particularités des écosystèmes d’innovation de Munich et Montréal à l’aide du modèle à trois niveaux

Comparaison des particularités des écosystèmes d’innovation de Munich et Montréal à l’aide du modèle à trois niveaux

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Ainsi, les acteurs de l’Upperground munichois sont devenus dominants au fil des ans, orientant le travail des membres de la classe créative dans le sens des besoins surtout exprimés par le monde de la grande entreprise. La comparaison avec Montréal préfigure l’avenir car la survenue de la ville créative y est plus récente qu’à Munich. Par contre, l’Underground montréalais a démontré une capacité d’organisation assez remarquable à cause de la pénurie d’acteurs de la grande entreprise qui auraient pu orienter la classe créative en leur faveur. Les acteurs de l’Upperground montréalais (gouvernements, universités, monde coopératif) ont donc soutenu le développement des créateurs de l’Underground plutôt que de les phagocyter.

La présence de migrants étant associée à une création plus élevée d’entreprises (OCDE, 2018), la question de l’innovation revient à nouveau nous hanter. Si la définition de Cohendet et al (2011) s’impose d’emblée à l’entendement, il en va tout autrement sur le terrain quand on doit distinguer entre innovation et créativité. Nous nous en sommes donc remis au jugement de nos interlocuteurs sur ce sujet.

La différence entre Munich et Montréal s’expliquerait ainsi selon nous : établi dès la fin de la guerre par les acteurs institutionnels de l’Upperground, l’écosystème munichois s’est rapidement manifesté très innovant, mais fort peu créatif de l’aveu même de nos répondants alors qu’à Montréal, la désindustrialisation progressive amorcée durant les années cinquante a laissé en friche un vaste espace allègrement occupé par une frange bohème qui y a créé des produits originaux surtout dans les arts performatifs. Une fois bien établi, cet écosystème a fortement contribué à constituer un milieu de vie attrayant tout autant pour ses habitants que pour la classe créative à la recherche d’une qualité de vie (Florida, 2003a).

Couronnées de succès, les initiatives de la classe créative montréalaise ont fini par mobiliser l’attention des acteurs de la triple hélice, leur sympathie et leur support (i.e. l’Upperground); les acteurs de la triple hélice ou de l’Upperground munichois ont au contraire dès le départ donné le ton, tout en ménageant un espace aux entrepreneurs technologiques qu’ils choisissaient.

Suite à l’embourgeoisement (gentrification) des quartiers autrefois délaissés, on peut observer le reflux de la bohème montréalaise qui avait contribué à leur redonner une âme. La même évolution se vérifie ailleurs en Amérique du Nord au point où Florida (2017) s’est senti obligé de dénoncer le modèle de la ville créative car il est producteur d’inégalités. Cette dernière considération pose la question de la limite de la « confusion des rôles » des acteurs institutionnels de la triple hélice (Etzkowitz), entre autres pour les questions d’accessibilité au logement. Dans ce sillage, il s’impose de prendre en compte les particularités culturelles et de contexte pour compléter le cadre d’analyse, le Québec et la Bavière ayant été des matrices à coopératives qui jouent un rôle oublié dans la triple hélice d’Etzkowitz. En effet, autant à Montréal qu’à Munich notre enquête a permis de mettre au jour l’importance des coopératives comme clés de solution à la crise du logement induite par le succès de l’économie de la créativité et de l’innovation. Autrefois frappées par l’adversité matérielle, les sociétés bavaroise et québécoise ont largement eu recours à la mutualisation afin de compenser la rareté du capital requis dans le secteur financier en particulier. Cette « expertise » a de nouveau été mise à contribution pour résoudre le problème du logement de la bohème créative à Munich et des startups liées aux arts appliqués à Montréal. Et dans les deux cas, l’appui déterminé des pouvoirs publics s’avère indispensable pour faciliter l’acquisition des immeubles nécessaires afin d’endiguer cet exode, car la frange bohème est un facteur déterminant dans la viabilité des écosystèmes urbains qui rendent possible l’enracinement puis le développement d’une classe créative. S’il est un résultat inattendu, c’est bien celui-là : au-delà des grilles analytiques utilisées, il nous restait à y intégrer l’initiative des acteurs, donc la capacité de retourner à leur avantage une réalité défavorable au départ. Dans les deux villes, des coopératives résolvent en partie la « crise » du logement pour une fraction de la classe créative, forcée de quitter un milieu de vie ironiquement rendu inaccessible par ses propres succès.

Ce résultat met en lumière le caractère cyclique des villes créatives, où les succès de l’Underground à la source de ce dynamisme, finissent par le chasser par la hausse du niveau de vie qui s’en suit.

Conclusion

Revenant sur notre démarche et nos résultats, nous concluons avec les questions émergentes et les limites de cette enquête.

Dans cette exploration comparative de deux villes créatives, notre espoir était de dégager des aspects jusqu’à présents oubliés ou ignorés dans les analyses antérieures portant sur le sujet.

Les entretiens nous ont très rapidement amené à voir la différence fondamentale entre deux écosystèmes urbains dont l’un doit son existence à l’impulsion créative de son Underground alors que l’écosystème munichois est davantage fondé sur l’innovation consacrant ainsi le rôle prédominant des acteurs de son Upperground. De cette conclusion générale, il ressort que le contexte historique est une clé indispensable pour comprendre la nature des écosystèmes urbains qui évoluent et se transforment dans le temps.

À Montréal, le déclin économique a pavé la voie à la frange bohème de la classe créative qui a par ses succès, laissé une marque profonde dans l’ethos des principaux acteurs institutionnels de l’écosystème, qui se sont mobilisés afin d’en assurer la pérennité.

À Munich par contre, un accident de l’histoire a posé comme acteurs légitimes de premier plan les entreprises surtout, mais également les universités et les instances gouvernementales (l’Upperground), qui ont ainsi eu l’initiative du choix des créateurs et innovateurs de l’Underground local à intégrer dans leurs activités.

De nouvelles questions de recherche liées à cette problématique ont fait surface, notamment celle de l’embourgeoisement qui semble résulter des succès de ces villes, phénomène sans doute lié à la transformation des villes créatives en villes innovantes. En effet, posant que la métaphore de l’écosystème suppose une capacité d’adaptation à la complexité de son milieu de vie (Prigogine, 1978 et 1984), on peut s’interroger sur la pérennité d’un système dans lequel l’un des acteurs de l’Upperground devient dominant comme à Munich. Et dans le cas montréalais, quand l’Underground qui a donné l’impulsion initiale au sursaut de créativité ne pourra plus habiter une ville qui s’est par conséquent embourgeoisée. C’est ici que le rôle des acteurs publics devient crucial car ce sont eux qui élaborent les règles du jeu permettant la diversité caractéristique des écosystèmes vigoureux. Notamment celles qui appuient les organisations issues de l’initiative des acteurs, telles que les coopératives comme nous avons pu le voir à Montréal et de façon beaucoup plus limitée à Munich. Dans les deux villes, elles ont besoin de la bienveillance des gouvernements, notamment pour l’acquisition de bâtiments.

Enfin, parmi les limites de cette recherche, signalons l’absence d’un sous-groupe d’acteurs de la tripe hélice (l’Upperground), soit les bailleurs de fonds dont certains de nos interlocuteurs indiquaient que leurs façons de faire diffèrent considérablement selon qu’ils soient gouvernementaux, privés ou coopératifs, cette dernière catégorie ayant été mentionnée dans les deux villes, alors qu’elle n’apparait pas dans la littérature. L’existence de coopératives est une autre façon de dire que les groupes créatifs sont capables d’initiatives et qu’il reste plusieurs éléments dans ces écosystèmes dont il nous faut mettre en lumière et clarifier les rôles.