Abstracts
Résumé
L’objectif de cette recherche est de compléter les recherches portant sur le Red Queen Effect (RQE) en détaillant les stratégies d’innovation continue mises en place par les différentes entreprises dans une industrie. Les résultats de l’étude de cas longitudinale de l’industrie du rasage pour hommes de 1898 à 2012, montrent comment les entreprises font varier le type d’innovation (radical vs. incrémental) tout en maintenant un équilibre entre les deux et en accélérant leur rythme de lancement dans le temps. Par ailleurs, contrairement à la littérature, les entreprises de cette industrie profitent des effets bénéfiques du RQE sans en subir les conséquences négatives.
Mots-clés :
- Stratégie d’innovation continue,
- Red Queen Effect,
- Innovation radicale,
- Innovation incrémentale
Abstract
The aim of this research is to complete research on the Red Queen Effect (RQE) in detailing the strategies of continuous innovation implemented by different companies in an industry. Our results of the longitudinal case study of the shaving industry for men between 1898 and 2012 show how competitors vary the type of innovation (radical vs. incremental), maintain a balance between them while increasing their rate of introduction. Contrary to the literature on the RQE, the innovation race allows firms to benefit from the positive effects of RQE and not supporting the negative ones.
Keywords:
- Strategy of continuous innovation,
- Red Queen Effet,
- Radical innovation,
- Incremental innovation
Resumen
El objetivo de esta investigación consiste en completar el estudio del Red Queen Effect (RQE), describiendo las estrategias de innovación continua implementadas por diferentes empresas en una industria. Los resultados de un estudio de caso longitudinal sobre la industria del afeitado en húmedo para hombres realizado de 1898 à 2012 muestran cómo las empresas competidoras varían el tipo de innovación (radical o incremental), manteniendo un equilibrio entre los dos y acelerando el ritmo de introducción de innovaciones en el tiempo. Finalmente, en contra de la mayoría de los resultados sobre el RQE, las empresas de esta industria benefician de los efectos positivos del RQE sin sufrir las consecuencias negativas.
Palabras clave:
- Estrategia de innovación continua,
- Red Queen Effect,
- Innovación radical,
- Innovación incremental
Article body
L’entretien d’un flux constant d’innovations s’avère, dans certaines industries, le principal moyen des entreprises pour préserver et défendre leur avantage concurrentiel (Ayerbe et Fonrouge, 2005; Lengnick-Hall, 1992; Porter, 1998). Ce constat est particulièrement vrai dans les environnements hyper-compétitifs où les mouvements concurrentiels sont très rapides et nombreux (d’Aveni, 1994). Plus précisément, nous nous intéressons ici à une dynamique concurrentielle spécifique, le Red Queen Effect (van Valen, 1973; Kauffman, 1995; Barnett, 2008). Ce processus, traduit en français par « concurrence de type reine de coeur », tire son nom d’un passage de la suited’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir (1965). Dans cette oeuvre, Alice se rend compte qu’elle n’avance pas alors même qu’elle ne cesse d’accélérer sa course. La reine de coeur indique alors à Alice : « [qu’]ici, vous voyez, il faut courir aussi vite que vous le pouvez, pour rester au même endroit. Si vous voulez aller quelque part, vous devez courir au moins deux fois plus vite que cela ! » (Carroll, 1965, p. 210).
Appliquée au management de l’innovation, cette analogie permet d’expliquer comment face à la compétition, des entreprises se voient dans l’obligation d’innover sans cesse afin de maintenir leur position concurrentielle. Si elles choisissent de ne rien faire, elles encourent le risque de se laisser dépasser et de sortir in fine du marché. En revanche, en luttant pour maintenir leur position, elles incitent leurs concurrents à se surpasser, à proposer une nouvelle de manière de faire afin d’obtenir, à leur tour, un nouvel avantage concurrentiel. Il s’ensuit alors une course à l’innovation dictée par cet environnement particulièrement concurrentiel qui conduit les entreprises à se surpasser mutuellement pour, in fine, juste conserver leur position initiale. Baumol (2004) suggère d’ailleurs que le RQE est le mécanisme moteur du développement économique des sociétés capitalistiques.
Cette course à l’innovation engage les entreprises à adopter une stratégie d’innovation continue[1] (Verona et Ravasi, 2003) qui consiste à lancer de manière répétée différentes innovations sur le marché. Toutefois, si les recherches portant sur le processus de RQE reconnaissent la nécessité de poursuivre une stratégie d’innovation continue (Barnett, 2008), les travaux existants ne s’intéressent pas à l’opérationnalisation de cette stratégie. Les recherches existantes, essentiellement de nature quantitative, étudient l’influence de variables comme la taille de l’entreprise (Barnett et McKendrick, 2004), sa position concurrentielle (Barnett, Greve et Park, 1994) ou encore leur taux d’échec (Barnett et Hansen, 1996; Barnett, 2008) sur la performance des entreprises et de l’industrie à laquelle elles appartiennent, le RQE étant une approche multi-niveaux. Concernant la stratégie d’innovation, seuls sont pris en compte des variables comme le lancement de nouveau produit (Derfus et al., 2008) ou le taux d’entrée sur le marché (Barnett et Pontikes, 2008).
En vue d’affiner notre compréhension du processus de RQE, l’objectif de cet article est de répondre à deux manques identifiés dans la littérature. Tout d’abord, il s’agit de dépasser le simple comptage de lancement de nouveau produit afin de comprendre précisément quel type d’innovation est lancé sur le marché, à quel rythme et selon quelle fréquence d’alternance. Ensuite, afin d’apporter une vision dynamique et longitudinale, l’étude des stratégies d’innovation continue dans un contexte de RQE dans le temps apparaît comme nécessaire. Si le RQE accroît les mouvements concurrentiels (en nombre et/ou en intensité), l’étude de l’évolution sectorielle sur une longue période devrait mettre en évidence des cycles de mouvements concurrentiels plus ou moins nombreux et faire varier, en conséquence, les stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises. Ainsi, notre problématique s’attache à comprendre concrètement les stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises appartenant à une même industrie soumise à un contexte de RQE et la manière dont ces stratégies s’articulent entre concurrents et dans le temps.
Pour répondre à cette problématique, le reste de l’article est structuré en quatre parties. Dans la première partie, une revue de littérature présente le RQE et ses principales caractéristiques ainsi que les facteurs retenus pour détailler ces stratégies d’innovation continue dans un contexte de RQE. Dans la deuxième partie, le cas retenu ainsi que la méthodologie adoptée sont présentés. Le cas étudié concerne l’industrie du rasage humide pour hommes de sa création en 1898 à 2012. Cette longue période de plus d’un siècle permet d’étudier dans le temps les stratégies d’innovation continue mises en place par les entreprises ainsi que leur évolution. Dans la troisième partie, les résultats sont exposés. Enfin, la quatrième et dernière partie est consacrée à la discussion des résultats obtenus.
Revue de la litterature
Dans un premier temps, la logique concurrentielle du RQE obligeant les entreprises à entreprendre une course à l’innovation pour maintenir leur position sur le marché est présentée. Dans un second temps, la manière dont une entreprise peut aborder cette course à l’innovation au niveau concurrentiel afin d’en optimiser les conséquences à travers une stratégie d’innovation continue adaptée est étudiée.
Le Red Queen Effect comme moteur de la course à l’innovation
Lorsque les entreprises doivent faire face à de nombreux mouvements concurrentiels, l’innovation est un moyen de se différentier des concurrents. A leur tour, pour ne pas se laisser dépasser, les concurrents vont avoir recours à l’innovation afin de rattraper leur retard, voire de dépasser les entreprises en place. Les entreprises innovent sans cesse afin de se démarquer et se constituer un avantage concurrentiel face à des concurrents qui, en parallèle, adoptent le même comportement afin de ne pas voir leur propre position sur le marché se dégrader. Il s’ensuit une situation dite de RQE (Barnett, 2008). Cette situation peut être considérée comme un concours dans lequel les performances de chaque entreprise dépendent de sa capacité à égaler, voire à dépasser les actions de ses concurrents, ne serait-ce que de manière temporaire (Derfus, et al., 2008).
Les entreprises dans une situation de type RQE sont à la fois acteur et cible des stratégies d’innovation et de la compétition qui en découlent. Pour assurer leur survie, elles se voient dans l’obligation de répondre à tout mouvement de la part de leurs concurrents. En répondant à ces actions et en s’améliorant, elles obligent leurs concurrents à se surpasser et à agir en retour. Comme le soulignent Barnett et McKendrick (2004, p. 542), « même une organisation qui rencontre le succès brandit une épée à double tranchant dans le processus, car une amélioration significative de ladite organisation est susceptible de déclencher de manière proportionnée de grandes améliorations (par l’apprentissage et la sélection) chez ses concurrents – ce faisant, elle intensifie la concurrence à laquelle elle va être confrontée à l’avenir ».
Si le RQE prône la recherche d’interdépendance entre concurrents qui permet de développer les capacités organisationnelles (Barnett et Hansen, 1996), ce type d’environnement concurrentiel reste particulièrement difficile pour les entreprises. Pour maintenir leur position (et non pour la modifier), les entreprises sont obligées d’investir et d’innover continuellement, sans retour sur investissement croissant. En effet, le RQE est défini comme une situation concurrentielle « dans laquelle les entreprises doivent augmenter leur investissement dans le but de conserver leur position actuelle sur le marché alors que dans le même temps, elles n’obtiennent pas des retours sur investissement qui sont en rapport avec l’augmentation des investissements réalisés » (Lampel et Shamsie, 2005, p. 4).
Face à cette situation concurrentielle, les entreprises doivent adopter une stratégie d’innovation continue (Verona et Ravasi, 2003) qui les conduit à lancer sur le marché de multiples innovations de manière répétée. A titre d’illustration, pour un prix d’abonnement inchangé, les fournisseurs d’accès à Internet faisant face à un contexte de RQE sont constamment obligés d’investir dans de nouvelles fonctionnalités (accès au téléphone de manière illimitée, accès à la télévision, disque dur, etc.) et dans de nouvelles technologies (ADSL, ADSL+, fibre optique, etc.) afin de ne pas se laisser distancer par la concurrence.
Si la littérature sur le RQE reconnaît l’obligation d’innover de manière soutenue pour maintenir sa position concurrentielle, les travaux existants se limitent à prendre en compte le nombre de lancement de nouveau produit (e.g. Derfus et al., 2008) sans détailler plus les stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises en concurrence. L’objectif de cet article est alors de les détailler afin de comprendre comment les entreprises peuvent ajuster au mieux leurs stratégies pour répondre aux mouvements concurrentiels.
Quelle stratégie d’innovation continue dans un contexte de RQE ?
Si la dynamique concurrentielle du RQE impose une course à l’innovation aux entreprises afin de maintenir leur position concurrentielle, chaque entreprise se trouve face à un certain nombre de choix stratégiques pour développer sa stratégie d’innovation continue adaptée à cette dynamique concurrentielle particulière. En nous référant à la littérature sur le RQE, l’innovation technologique et l’équilibre ponctué, les stratégies d’innovation sont caractérisées à partir de trois éléments. Tout d’abord, nous distinguons le type d’innovation (radical vs. incrémental) afin de définir plus précisément le type de produit lancé sur le marché. Ensuite, nous prenons en compte la fréquence d’alternance entre les différents types d’innovation en nous référant à la littérature sur l’équilibre ponctué afin de comprendre la dynamique d’innovation au sein et entre les entreprises. Enfin, plus généralement, nous considérons le rythme d’innovation afin de déterminer l’intervalle de lancement entre les innovations au sein d’une entreprise mais également en relation avec les entreprises concurrentes, conformément à la littérature sur le RQE.
Différents types d’innovation : radicale vs. incrémentale
Les innovations technologiques recouvrent des réalités bien diverses selon l’intensité de la rupture introduite. Ceci implique des changements plus ou moins majeurs pour l’industrie et les entreprises concernées. Plus précisément, la littérature sur l’innovation technologique distingue les innovations incrémentales des innovations radicales (Abernathy et Clark, 1985; Dewar et Dutton, 1986; Dosi, 1982; Tushman et Anderson, 1986).
Les innovations incrémentales représentent des adaptations relativement mineures de produits existants et ont lieu au sein d’un paradigme existant. Ce type d’innovation est rapide, facile à mettre en oeuvre et relativement peu coûteux. Elle peut être lancée régulièrement sur le marché. L’innovation incrémentale apparaît ainsi comme particulièrement adaptée à un environnement de type RQE. Toutefois, en cherchant à répondre aux actions concurrentes uniquement par des innovations incrémentales, les entreprises risquent de se focaliser sur la dynamique concurrentielle sans mener une réelle réflexion au niveau stratégique et développer de nouvelles capacités (Barnett et Hansen, 1996; Lampel et Shamsie, 2005; Barnett et Pontikes, 2008). Ces entreprises risquent alors de tomber dans des « trappes de compétence », les empêchant de développer de nouvelles solutions (Levinthal et March, 1981). En effet, les innovations incrémentales peuvent être source d’inertie et de rigidité (Leonard-Barton, 1992).
A l’inverse, les innovations radicales font référence à des changements importants des produits ou concepts existants conduisant à proposer quelque chose de complètement nouveau au niveau du marché et/ou de la technologie. En effet, les innovations radicales créent une discontinuité au niveau de l’industrie en introduisant de nouveaux paradigmes, une nouvelle manière de faire et/ou une discontinuité au niveau des technologies qui contribuent à améliorer l’offre (Tushman et Romanelli, 1985). Elles sont produites pour répondre aux besoins des consommateurs émergents (Tushman et Smith, 2002). L’introduction d’une innovation radicale peut être un moyen de sortir temporairement de cette situation caractéristique du RQE et d’obtenir un avantage concurrentiel durable. Toutefois, l’observation des comportements concurrentiels facilite l’apprentissage organisationnel (Barnett et Pontikes, 2008). En décelant une nouvelle opportunité sur le marché et en apportant une réponse adaptée, grâce à une innovation radicale par exemple, une entreprise dévoile par la même occasion la manière d’y répondre. Si dans un premier temps, cette stratégie apparaît comme un moyen pour une entreprise de s’assurer un avantage concurrentiel, son coût et son incertitude rendent cette option moins prometteuse.
Fréquence d’alternance entre les différents types d’innovation
La théorie des équilibres ponctués (Eldredge et Gould, 1972) postule que l’évolution du vivant est le fruit de longues périodes d’équilibre, ou quasi-équilibre, ponctuées de brèves périodes de changement important comme l’apparition ou l’extinction de nouvelles espèces. En termes managériaux (Tushman et Anderson, 1986; Romanelli et Tushman, 1994; Utterback, 1994), le modèle de l’équilibre ponctué avance que le changement oscille entre de longues périodes de stabilité et de courts moments de changements majeurs qui bouleversent l’industrie (Gersick, 1991). Dans un grand nombre d’industries, il est possible d’observer de longues périodes d’amélioration incrémentale (Miller et Freisen, 1984; Romanelli et Tushman, 1994; Tushman et Anderson, 1986), rarement interrompues par de courtes périodes d’innovation radicale provoquant un changement important (Utterback et Abernathy, 1975; Utterback et Suarez, 1993; Loch et Huberman, 1999). Compte tenu des bouleversements qu’implique le lancement d’une innovation radicale, les entreprises ont tendance à limiter le lancement de ces innovations remettant le plus fortement en question le marché (Assink, 2006).
Toutefois, un grand nombre d’entreprises suit de moins en moins un modèle de changement plutôt rare et épisodique comme le décrit le modèle d’équilibre ponctué (Brown et Eisenhardt, 1997). Dans les environnements hyper-compétitifs, avec des cycles de vie des produits de plus en plus courts et des contextes concurrentiels aux évolutions rapides, la capacité à changer de manière continue est devenue déterminante pour assurer la survie de l’entreprise (Eisenhardt, 1989). Dans ce contexte, le rythme d’alternance entre les périodes de changements radicaux et les périodes de stabilité a tendance à décroitre avec le temps et peut conduire à une situation de déséquilibre (d’Aveni, 1994). Il s’agit alors de s’intéresser à la fréquence d’alternance entre les deux types d’innovation adoptée par les entreprises dans le cas d’une industrie soumise au contexte de RQE et d’étudier l’évolution de cette fréquence dans le temps.
Rythme d’innovation
Au-delà de l’alternance entre les deux types d’innovation, il est nécessaire de prendre en compte le rythme auquel sont lancées ces différentes innovations. Dans les marchés instables et très incertains, des auteurs (Brown et Eisenhardt, 1997; Eisenhardt et Brown, 1998) soulignent que les entreprises lançant régulièrement sur le marché plusieurs générations de produits doivent mettre en place une véritable stratégie au niveau de l’organisation temporelle de ces lancements. En effet, les lancements doivent être plutôt guidés « par le calendrier » plutôt que par les consommateurs ou la technologie. Une « rigidification » du calendrier des sorties, à travers des lancements périodiques, est attendue de la part des entreprises visant une stratégie d’innovation continue.
Dans un contexte de type RQE, le « calendrier » n’est pas le seul élément expliquant le rythme de lancement des innovations. En effet, le processus de RQE dicte aux entreprises l’obligation d’innover selon un argument circulaire. Plus des innovations sont lancées sur le marché, plus les concurrents sont obligés d’y répondre et donc, plus les relations concurrentielles se tendent. Cela oblige ensuite les entreprises à innover davantage pour maintenir leur position et ainsi, à tendre encore plus les relations. Face à un contexte de RQE, il est important de s’intéresser au rythme de lancement des innovations (Derfus et al., 2008) et de vérifier si ces lancements connaissent un rythme exponentiel ou si dans le temps, il existe des cycles dans les relations concurrentielles qui font varier le rythme de lancement des innovations.
Ainsi, l’objectif de cette recherche porte sur l’analyse des stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises dans un contexte concurrentiel de type RQE ainsi que sur leur évolution dans le temps. Il s’agit plus précisément de comprendre les types d’innovation (incrémental vs. radical), les fréquences d’alternance entre elles et leurs rythmes de lancement mis en place par les entreprises. Cela permet de comprendre la manière dont ces différentes stratégies s’articulent entre concurrents et dans le temps.
Etude empirique
Pour répondre à la problématique soulevée, une étude de cas unique et longitudinale (Langley, 1999; Yin, 2002) est réalisée. Elle porte sur l’industrie du rasage humide pour hommes de 1898 à 2012. L’industrie du rasage humide pour hommes représente un cas particulièrement intéressant car si les entreprises présentes dans cette industrie font face à un contexte de RQE et doivent adopter diverses stratégies d’innovation continue sur la période de plus d’un siècle prise en compte, le coût de ces multiples innovations est en partie pris en charge par les consommateurs.
Méthode recherche
Avant de présenter le contexte de cette recherche, la méthodologie adoptée est détaillée à travers la collecte puis l’analyse des données.
Collecte des données
Les données ont été recueillies sur la base de trois sources différentes afin de trianguler les méthodes de collecte (Jick, 1979; Miles et Huberman, 1999), de vérifier la fiabilité des informations recueillies et d’accéder à des informations de nature différente (intentions, actions, types d’innovation, délai de réponse, trajectoire d’innovation, etc.).
Articles de presse
Afin de recenser l’ensemble des articles traitant de cette industrie, nous avons utilisé les bases Factiva (articles de presse française et internationale ainsi que des dépêches d’agences internationales), Europresse (source d’informations nationales et internationales) et Delphe (périodiques économiques en français). Au final, 274 articles contenant les mots clefs « rasoir », « rasage », « Gillette », « Wilkinson » ou « Schick » ont été recueillis portant sur la période 1990-2012.
Autres données secondaires
Les rapports annuels ainsi que des documents internes propres aux entreprises présentes sur le marché (supports de lancement de produit, publicités, arguments de vente, etc.) ont été collectés. Nous avons également eu recours à des données secondaires telles que les études de marché ainsi qu’à des études de cas s’étant intéressées à des points particuliers de cette industrie ou des entreprises présentes.
Entretiens semi-directifs
Parallèlement, nous avons conduit un total de 11 entretiens. Des personnes ayant des informations concernant le marché étudié, sa croissance, son fonctionnement et ses spécificités ont été interrogées comme des journalistes par exemple. Des personnes appartenant aux entreprises présentes dans l’industrie ont également été interrogées afin de fournir des explications, des détails ainsi que tout autre élément pouvant apporter un éclairage nouveau sur certaines actions mises en place. L’ensemble des entretiens, ayant une durée allant de 45 minutes à 1 h 45, a été enregistré et retranscrit intégralement.
Si les lancements de nouveaux produits ont été relevés de manière systématique pour la période 1990-2012, notamment grâce à la mise en en ligne des communiqués de presse, il apparaît plus difficile de garantir la même exhaustivité sur les périodes précédentes. Bien que l’ensemble des données collectées nous aient permis de rassembler les évolutions plus ou moins importantes du rasoir depuis sa création, il n’a pas été possible de disposer de manière aussi systématique que la dernière période, des mêmes informations telles que le prix ou le jour de lancement.
Analyse des données
Pour analyser les données ainsi collectées, plusieurs étapes ont été suivies. Tout d’abord, une base de données historiques des évènements a été construite. Elle détaille chronologiquement l’ensemble des innovations lancées sur le marché par les différentes entreprises.
Méthode Delphi
A partir de cette chronologie, nous avons cherché à classer les innovations en fonction de la typologie retenue. Pour cela, nous avons eu recours à la méthode de consultation itérative d’experts, c’est-à-dire la méthode Delphi (Linstone et Turoff, 1976; Pandza, 2008).
Compte tenu de leur position dans l’industrie, il a été considéré que les personnes interrogées pouvaient être considérées comme des experts. Toutefois, des onze personnes interrogées, huit nous ont déclaré connaître l’ensemble des produits du marché et être capables de juger les innovations. Les trois autres ont préféré ne pas prendre la responsabilité d’émettre un jugement sur les types d’innovation. A la fin de chacun des entretiens de ces huit personnes, nous avons présenté la chronologie des innovations relevées dans l’industrie. Nous leur avons demandé de nous indiquer si, selon elle, il s’agissait bien, pour chaque produit, d’une innovation et si oui, de quel type (radicale ou incrémentale). Une innovation radicale était présentée comme « une innovation faisant référence à des changements importants des produits ou concepts existants conduisant à proposer quelque chose de complètement nouveau au niveau du marché et/ou de la technologie ». Une innovation incrémentale était décrite comme « une innovation représentant des adaptations relativement mineures d’un produit existant ». Il leur a été demandé de répondre à la question suivante « selon vous, cette innovation est de nature radicale/incrémentale ? » et de préciser sur une échelle en 6 points de 0 (pas du tout) à 5 (tout à fait) la force de l’attribution de la catégorie pour chacune des innovations par le répondant. Ensuite, il leur était demandé de justifier brièvement ce choix (les éléments de réponse étaient notés par l’interviewer puis retranscrits de manière synthétique sur une fiche). Enfin, il leur était demandé s’il ne manquait pas une ou plusieurs innovations dans la chronologie présentée. Une fois ce premier tour réalisé, les produits notés de 3 à 5 appartenant au même type d’innovation ont été définitivement retenus comme appartenant à cette catégorie (il s’agit de 84 % des innovations). Ensuite, nous avons recontacté par email ou téléphone les personnes ayant émis des jugements apparaissant comme divergents en exposant les motivations du classement par les autres personnes. Après ce deuxième tour, la convergence était totale. Cela nous a permis de réaliser une chronologie exhaustive.
Codage des données
En nous reportant à cette chronologie, les discours des personnes interrogées, les articles de presse et autres données secondaires recueillies ont été analysés afin de comprendre les motivations et conséquences des différentes innovations. Un processus de codage consistant à découper le contenu des textes pris en considération en unités d’analyse et à les intégrer au sein de catégories sélectionnées en fonction de l’objet étudié (Allard-Poesi, 2003, Allard-Poesi, et al., 2007) a été effectué. Dans un premier temps, quatre thèmes ont été plus particulièrement identifiés pour guider notre analyse : (1) actions de l’entreprise, (2) motivations économiques de l’innovation (relancer le marché par exemple), (3) motivations concurrentielles (action par rapport à une action concurrente), (4) résultats de l’innovation. Au final, deux chercheurs ont réalisé des matrices (Miles et Huberman, 1999) synthétisant en ligne les différents thèmes et en colonne, les différents documents. Une matrice par type de documents (entretiens, articles de presse, autres documents) a été réalisée. Ensuite, les deux chercheurs ont confronté leurs matrices afin de s’assurer de la validité interne de la recherche. En cas de divergence, chaque chercheur est amené à expliquer ses choix de manière à soit conserver son choix, soit à le modifier en accord avec le second codeur. La procédure de codage a pris fin quand un consensus sur l’ensemble du codage a été trouvé.
Enfin, un récit chronologique a été rédigé afin de narrer le développement de cette industrie ainsi que les stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises en concurrence à partir des thèmes précédemment identifiés.
L’industrie du rasage humide pour hommes de 1898 à 2012
Avant de détailler les résultats, des éléments économiques concernant cette industrie ainsi que les entreprises en concurrence sont présentés.
Contexte général
Notre domaine d’étude porte précisément sur les systèmes de rasage pour hommes composés de lames de rasoir couplées à un rasoir manuel, dit de sureté, non jetable servant de support. Les segments concernant le rasage pour femme, les rasoirs jetables, les rasoirs à lame double fils ou les systèmes de rasage électrique sont exclus de l’analyse ainsi que les mousses, lotion après-rasage et autres soins concernant le rasage.
Le prototype du premier rasoir à lame jetable fut mis au point par King Gillette en 1895. Toutefois, c’est l’entreprise Wilkinson qui lança sur le marché le premier rasoir portant sur le même principe, le Pall Mall en 1898. Ce lancement constitue le point de départ de notre analyse. Lors des premiers lancements, le succès est relatif (seulement 51 rasoirs et 168 lames vendus la première année de production par Gillette en 1903). Depuis, le marché n’a cessé de croître au fil des ans avec des périodes particulièrement favorables pour le développement d’un tel système de rasage comme par exemple la seconde guerre mondiale avec la nécessité d’équiper les soldats en mouvement permanent et des périodes plus difficiles comme l’arrivée du premier rasoir intégrable jetable lancé en 1975 par Bic. En 2010, ce segment représente un chiffre d’affaires d’environ 214 millions d’euros pour la France (figure 1) et d’environ 6 milliards d’euros au niveau mondial.
Les entreprises présentes sur le marché
Deux acteurs se partagent aujourd’hui ce marché des systèmes de rasoir pour hommes : Gillette et Wilkinson-Schick.
Suite aux premiers prototypes datant de la fin du XIXème siècle, King C. Gillette lance la production des premiers rasoirs de sécurité en 1902. Le dépôt de brevets de l’ensemble du système en 1904 vient protéger l’activité jusqu’en 1921. L’objectif est de créer un produit de masse afin d’abaisser au maximum les coûts de production. Dans cette optique, l’entreprise cherche très tôt à se développer à l’international dès 1905 avec l’ouverture d’un premier bureau de vente à Londres.
En 2005, l’entreprise fut rachetée par le groupe Procter & Gamble. Aujourd’hui, Gillette est le leader incontesté dans le milieu du rasage avec une part de marché de 70 % sur l’ensemble des rasoirs dans le monde (65 % en France). En 2011, la division Procter & Gamble Beauty à laquelle appartiennent les rasoirs Gillette fournit 9 % du chiffre d’affaires du groupe et contribue à 14 % du résultat.
Wilkinson-Schick
Avant de fusionner en 1993, les deux entreprises que sont Wilkinson et Schick étaient toutes deux en concurrence sur le marché du rasage pour hommes.
D’un côté, les débuts de l’entreprise Wilkinson remontent à 1772, année où Henry Nock, armurier du roi Georges III, créa une entreprise initialement spécialisée dans la création d’armes et de baïonnettes puis la fabrication des rasoirs. En 1898, Wilkinson-Sword introduit le rasoir de sureté Pall Mall constitué de lames aiguisables. Si la production de rasoirs est interrompue par la première guerre mondiale du fait de la nécessité de produire une quantité très importante de baïonnettes, elle reprend et s’intensifie dès 1920.
D’un autre côté, les années vingt correspondent à la période de création de l’entreprise Schick. Au cours de l’hiver particulièrement rigoureux en 1921, le lieutenant colonel Schick, en retraite de l’armée américaine, mis au point un système de rasage à sec permettant de se raser alors même que la température pouvait atteindre -40°C : le Magazine Repeating Razor. Il devient très rapidement connu grâce au slogan publicitaire diffusé à la radio : « poussez, tirez, Click, Click ».
En 1970, l’entreprise est acquise par le groupe Warner-Lambert et en 1993, fusionne avec Wilkinson Sword. A partir de cette date, l’entreprise vend ses produits sous la marque Schick en Amérique du Nord, du Sud et en Asie et sous la marque Wilkinson Sword en Europe. En 2000, en rachetant le groupe Warner-Lambert, le géant pharmaceutique Pfizer devient le nouveau propriétaire de la partie rasage de l’entreprise, Wilkinson-Schick. Finalement, Energizer Holdings Inc racheta en 2003 pour 930 millions de dollars l’ensemble de la division rasoir.
En conclusion, le tableau 1 résume les principaux chiffres à propos des deux groupes auxquels appartiennent les divisions rasoir pour Gillette et Wilkinson-Schick.
Ces chiffres montrent que le groupe Procter & Gamble est près de 20 fois plus important en termes de chiffre d’affaires qu’Energizer. Bien qu’il puisse exister des logiques de groupe influençant les choix stratégiques au niveau des rasoirs, la situation de domination de Gillette sur son concurrent se retrouve au niveau du groupe. Toutefois, le fait que Procter & Gamble soit un groupe très diversifié (300 marques dans de nombreuses industries) oblige sans doute l’entreprise à faire des choix et des répartitions plus importantes que le concurrent Energizer qui n’est présent que dans quatre secteurs (rasoirs, piles, hygiène féminine et sous-vêtements).
Resultats
En se référant à la chronologie reprenant l’ensemble des innovations lancées par les entreprises en concurrence sur la période 1898 - 2012 (tableau 2) ainsi qu’à l’analyse des autres données recueillies, la présentation des résultats est faite en deux temps. Dans un premier temps, il s’agit de vérifier l’appartenance de cette industrie à un contexte de RQE. Dans un second temps, les stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises dans ce contexte concurrentiel particulier sont détaillées.
Red Queen Effect et course à l’innovation dans l’industrie du rasage humide pour hommes
Comme nous l’avons précisé dans la revue de littérature, une situation de RQE oblige les entreprises à augmenter sans cesse leurs investissements afin de soutenir la course à l’innovation et maintenir leur position sur le marché. Les résultats montrent que la course à l’innovation à laquelle se livrent Gillette et Wilkinson-Schick illustre ce type de situation à travers plusieurs éléments. Tout d’abord, les parts de marché entre ces entreprises restent stables dans le temps (tableau 3).
Les positions concurrentielles restent relativement stables dans le temps. En revanche, les investissements réalisés par les entreprises pour soutenir cette course à l’innovation sont, eux, croissants. A titre d’exemple, les investissements réalisés par Gillette, mesurés par trois critères que sont le budget de R&D, le nombre de produits testés et le nombre de brevets déposés croissent de manière quasi-exponentielle entre les systèmes Contour (1979), Sensor (1990), Mach 3 (1998) et Fusion (2006) (tableau 4).
Dans cette industrie, les entreprises Gillette et Wilkinson-Schick sont soumises à une course à l’innovation qui les incite à investir toujours plus pour maintenir leur position, propre au RQE. Toutefois, une particularité apparaît dans cette industrie. Le RQE est souvent associé à une situation négative car les entreprises doivent supporter l’augmentation des coûts de R&D liés à la course à l’innovation sans retour significatif en échange. En effet, cela n’accroît pas leur pouvoir de marché mais leur permet juste de conserver leur position. Or les conséquences dans l’industrie du rasage humide pour hommes s’avèrent différentes. Les surcoûts engendrés par cette stratégie d’innovation continue n’impactent pas directement les performances des entreprises. Ces surcoûts sont, in fine, répercutés sur les consommateurs qui participent de manière indirecte à cette course à l’innovation. La figure 2 sur l’évolution du prix des lames et la figure 3 illustrant l’évolution du prix[2] des systèmes de rasage montrent comment les consommateurs, à travers un accroissement constant des prix des systèmes, prennent en charge une partie importante de cette hausse des coûts de R&D.
Ainsi, la croissance exponentielle des dépenses en termes de R&D pour soutenir la course à l’innovation est en partie prise en charge par l’augmentation des prix de vente des systèmes de rasage et des lames. Les efforts réalisés par les entreprises sont supportés par les consommateurs, ce qui permet aux entreprises de ne pas subir une conséquence négative du processus de RQE.
Stratégies d’innovation continue dans un contexte de RQE
Pour caractériser les stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises dans ce contexte de RQE, nous allons successivement étudier les types d’innovation, la fréquence d’alternance entre elles ainsi que le rythme de lancement de ces innovations sur le marché.
Types d’innovation : vers une stratégie mixte ?
D’un point de vue descriptif, nous constatons que sur la période étudiée, 56 innovations sont lancées. Elles se répartissent de la manière suivante : 24 innovations radicales et 32 innovations incrémentales (tableau 5). Si la proportion est équilibrée en termes d’innovations radicales entre les entreprises (12 pour Gillette et pour Wilkinson-Schick), la distribution n’est pas équivalente dans le temps comme nous l’étudierons en détail. Concernant les 32 innovations incrémentales réalisées, Gillette domine avec 18 innovations de ce type contre 14 pour Wilkinson-Schick.
Ce premier résultat confirme le recours à des innovations de différents types propres aux stratégies d’innovation continue. Au-delà de ce simple dénombrement, la répartition de ces différentes innovations dans le temps est source d’enseignement.
A partir de l’analyse des données recueillies et suite aux échanges avec les personnes interrogées, il apparaît que parmi les innovations radicales, toutes n’ont pas la même intensité et n’entraînent pas le même type de conséquence. En effet, il est possible de distinguer deux types d’innovation radicale afin d’affiner notre analyse. D’un côté, il existe des innovations radicales entrainant un changement important au niveau du marché et de la technologie. L’introduction d’une innovation issue d’une rupture technologique entraine la création d’un nouveau marché et/ou la remise en question du modèle d’affaires existant précédemment dans le secteur. D’un autre côté, des innovations radicales entrainant un changement important uniquement au niveau de la technologie sont également présentes. L’innovation est fondée, dans ce cas, sur la maitrise d’une technologie nouvelle. Ces dernières seront appelées innovations radicales technologiques, dans la suite du texte, pour éviter toute confusion.
Les innovations radicales entraînant en changement important au niveau du marché et de la technologie sont à l’origine de trois ruptures dans le modèle d’affaires et permettent de distinguer trois périodes dans cette industrie :
Période 1 (1898-1955) avec l’introduction du rasage de sécurité par Wilkinson
Période 2 (1956-1970) avec l’introduction des lames en acier par Wilkinson
Période 3 (1971-2012) avec l’introduction du système rasoir/lame complet par Gillette
La première période de 1898 à 1955 débute par l’introduction de ce nouveau système de rasage par Wilkinson sur le marché. Elle sera suivie par celle des modèles concurrents (Gillette en 1902 et Schick en 1921). La création du rasage de sécurité pour homme a été le fruit d’une volonté d’indépendance du marché vis-à-vis des barbiers (indépendance rendue nécessaire en raison de l’isolement des hommes du fait de la guerre notamment). Pendant cette première période, les efforts des entreprises portent avant tout sur l’ergonomie, la sécurité et l’efficacité du rasoir ainsi que sur la production et la commercialisation de masse. Seule l’entreprise Gillette se démarque par l’introduction de trois innovations radicales technologiques, en plus du lancement de son premier rasoir. Cette situation peut s’expliquer par le fait que Gillette est la seule entreprise, à l’époque, entièrement dédiée à l’activité de rasage. Elle peut ainsi concentrer ses budgets en termes de R&D au perfectionnement du système.
La deuxième période (1956-1970) débute par l’introduction des lames en acier inoxydable par Wilkinson en 1956. Cette innovation entraîne un changement au niveau de la technologie (lames en acier inoxydable dues à la grande maîtrise de la coutellerie par Wilkinson) mais aussi du marché. Dans cette deuxième période, le modèle d’affaires devient centré sur les lames alors que dans la précédente, le modèle était centré sur le rasoir, jusque-là objet onéreux mais pensé pour durer longtemps. La création de valeur pour le consommateur provient de la qualité de la lame et de la possibilité de la remplacer à moindre coût. Ces lames jetables constituent une véritable révolution car les fabricants vont avant tout chercher à vendre des lames. Il s’agit d’inciter les consommateurs à basculer vers ce mode de rasage à travers un rasoir moins onéreux et d’accroitre les marges sur les lames. De fait, les deux autres concurrents vont proposer, à leur tour, des lames en améliorant significativement la technologie (en 1963 pour Gillette et Schick). Enfin, Gillette propose d’autres innovations radicales technologiques portant exclusivement sur les lames pendant cette période.
La troisième et dernière période débute par l’introduction du premier système rasoir/lame complet, tel que nous le connaissons aujourd’hui à travers les lancements du GII (Trac II en Europe) par Gillette puis du Bonded System T70 par Wilkinson en 1971. Cette innovation radicale entraîne des changements importants au niveau de la technologie et du marché. L’invention de ce nouveau système de rasage est imputable aux avancées technologiques permettant de placer plusieurs lames sur une même cartouche. Pour faire fonctionner le rasoir, il est nécessaire de disposer des lames spécifiques et vice versa. Cette innovation technologique remet en cause le modèle d’affaires tel qu’il était défini. Cette innovation marque le passage vers un système de lames propriétaire, c’est-à-dire que les lames ne peuvent être dissociées du modèle de rasoir pour lesquelles elles sont créées. Enfin, cette innovation conduit à une accélération des mouvements concurrentiels entre les entreprises. Les nombreuses innovations radicales technologiques lancées lors de cette période vont être l’occasion de développer de nouveaux systèmes de rasage complet (rasoirs et lames). Chaque nouveau système présente généralement plusieurs avancées technologiques tant au niveau du rasoir (ergonomie, design, sécurité, etc.) qu’au niveau des lames (nombre, précision, finesse, robustesse, etc.).
Pendant ces trois périodes d’observation, les entreprises développent et lancent sur le marché des innovations incrémentales. Il s’agit d’innovations mineures ne modifiant pas de manière significative le produit. Ces innovations se traduisent par l’ajout de fonctionnalités, l’amélioration à la marge ou la modification du design. Gillette a, par exemple, très tôt eu recours à ce type d’innovation en faisant varier la couleur de ses rasoirs dès les années cinquante (notamment en passant du doré au chromé). Comme nous le verrons, les motivations justifiant le lancement de ces innovations sont multiples et permettent d’allonger la durée de vie d’un produit, de rentabiliser les dépenses de R&D mais aussi et surtout de répondre rapidement à une innovation radicale technologique d’un concurrent afin de faire face à la situation concurrentielle du RQE.
La figure 4 récapitule les différents types d’innovation et leur nombre par période et par entreprise. Cette figure souligne l’intensification du processus de RQE lors de la dernière période à travers un nombre plus élevé d’innovations lancées.
Fréquence d’alternance entre les types d’innovation
Concernant la fréquence d’alternance, l’analyse de cette longue période met en exergue que le changement oscille entre des périodes de stabilité dont la durée varie et de courts moments de changements radicaux qui entraînent des changements majeurs au niveau du marché et de la technologie. Cette fréquence d’alternance s’apparente au modèle de l’équilibre ponctué.
Plus précisément, pendant les 111 années prises en compte, les innovations radicales entraînant des bouleversements importants au niveau du marché et de la technologie se produisent en moyenne tous les 37 ans (compte tenu de leur importance pour le marché, il est impossible d’exclure une innovation radicale durant l’ensemble de la période d’étude). Cette moyenne masque des disparités car la première période (1898-1955) a duré 57 ans, la deuxième (1956-1970), 14 ans et la troisième (1971-2012), 40 ans. En constituant des bouleversements majeurs et profonds, ces innovations n’apparaissent que de manière très épisodique dans les environnements.
Ensuite, à l’intérieur de ces grandes périodes déterminées par l’introduction d’innovations radicales ayant des répercussions au niveau du marché et de la technologie, les entreprises lancent, sur le marché, des innovations radicales technologiques et incrémentales. Le modèle d’innovation dominant pendant les deux premières périodes correspond à la sortie de quelques innovations radicales technologiques, suivies d’une à deux innovations incrémentales par innovation radicale technologique.
En revanche, la troisième période (1971-2012) se démarque par l’accélération de la fréquence d’alternance entre innovations radicales technologiques et innovations incrémentales (figure 5). Dans cette dernière période, le nombre d’innovations incrémentales par innovation radicale technologique s’accroît pour atteindre un maximum de 5 innovations incrémentales pour l’innovation radicale technologique du système Mach 3 de Gillette lancé en 1998. En augmentant le nombre d’innovations, la situation concurrentielle se tend, ce qui selon une logique circulaire propre au RQE, augmente à son tour le nombre d’innovations lancées et se répercute sur la fréquence d’alternance des innovations.
Les observations confirment les résultats du modèle de l’équilibre ponctué avec l’introduction de rares innovations radicales entraînant des changements importants au niveau du marché et de la technologie suivie de changements portant uniquement sur la technologie ou incrémentaux pour les deux premières périodes. Toutefois, lors de la troisième et dernière période, les résultats soulignent une accélération dans la fréquence d’alternance entre les innovations radicales technologiques et les innovations incrémentales, avec plus d’innovations radicales technologiques lancées et plus d’innovations incrémentales pour chaque innovation radicale technologique. Dans cette dernière période, les concurrents sont beaucoup plus actifs et agressifs quant à la fréquence d’alternance des innovations par rapport aux périodes précédentes afin de faire face aux mouvements des concurrents. Il a été contrôlé que cet accroissement d’activité ne soit pas imputable à une quantité d’informations disponibles plus important du fait de la récence de la période.
Rythme d’innovation : vers une accélération ?
Quant au rythme d’innovation, les résultats soulignent que les entreprises proposent de manière séquentielle les deux types d’innovation à des fréquences qui leur sont propres. Il existe ainsi des cycles d’alternance dans le lancement et la mise sur le marché de ces trois types d’innovation.
Tout d’abord, en ce qui concerne le rythme de lancement des innovations radicales entraînant des changements importants au niveau du marché et de la technologie, il est difficile de conclure quant à une évolution du rythme à partir des rares observations réalisées sur la période étudiée. Leur rareté apparaît comme logique compte tenu des bouleversements qu’elles entraînent.
Au niveau du rythme de lancement des innovations radicales technologiques, l’entreprise Gillette a proposé 11 innovations radicales technologiques sur une période de 124 ans, ce qui fait, en moyenne, une tous les 11 ans. Ce résultat montre que son statut de leader l’incite à plus animer le marché, en investissant de manière plus conséquente en R&D que ses concurrents et en recherchant continuellement à maintenir son avantage concurrentiel.
Toutefois, en observant la troisième période (1971 à 2012), le rythme de lancement des innovations radicales technologiques des deux entreprises présentes s’accélère pour s’établir à 7 ans entre chaque nouveau système (figure 5). Comme les lancements des innovations radicales technologiques des deux entreprises sont décalés dans le temps, une innovation radicale technologique apparaît sur le marché en moyenne tous les 4 ans. Cette stabilité dans le timing de lancement témoigne d’une stratégie d’orientation dictée par le « calendrier » (c’est-à-dire imposée par l’offre), conformément aux différentes observations faites dans des contextes de forte incertitude. Cette fréquence est aussi liée au processus du RQE comme nous allons le détailler.
Quant au rythme de lancement des innovations incrémentales, les résultats soulignent une accélération dans le temps. Si Wilkinson-Shick propose environ 2 innovations incrémentales pour chaque innovation radicale technologique, Gillette adopte un rythme beaucoup plus soutenu. Pour son rasoir Mach 3, 5 innovations incrémentales ont été lancées en 7 ans avant l’introduction d’une nouvelle innovation radicale technologique. Pour le Fusion, son dernier rasoir, Gillette a poursuivi ce rythme très soutenu en lançant une innovation incrémentale pratiquement tous les ans. Cette stratégie lui permet d’exploiter les ressources et compétences existantes, d’amortir les frais engendrés pour le développement de chaque nouveau rasoir, en relançant l’intérêt pour les consommateurs. Le simple fait d’habiller le Mach 3 de Gillette de couleur bleue, lors du lancement du « Cool Blue » en 2002 a entrainé une hausse des ventes de 15 % et permet aussi de répondre à la concurrence.
Le tableau 6 indique le temps moyen entre la sortie de deux innovations incrémentales pour les entreprises Gillette et Wilkinson de 1971 à nos jours pour chacun des systèmes.
Ainsi, cet accroissement des lancements est dicté par un impératif concurrentiel de réponse aux actions des concurrents afin de maintenir leur position concurrentielle sur le marché dans un contexte de RQE. Dans la troisième période où la concurrence est la plus intensive, les résultats soulignent, qu’à partir de 1995, date à laquelle l’industrie se concentre avec seulement deux entreprises présentes sur le marché, chaque lancement d’une innovation radicale technologique par une entreprise entraîne la réaction en deux temps de son concurrent : le lancement systématique d’une innovation incrémentale la même année et le lancement d’une innovation radicale technologique dans une période allant de 3 à 5 ans maximum. La dynamique concurrentielle du RQE implique la nécessité pour les entreprises de répondre à toute action de leurs concurrents afin de maintenir leur position concurrentielle à travers des actions de court terme, nécessitant peu d’investissement comme les innovations incrémentales et des actions à moyen terme, dictées « par le calendrier », les innovations radicales technologiques afin de retrouver un avantage concurrentiel, ne serait-ce que de manière temporaire. Cette stratégie est confirmée par un chef de produit de chez Gillette qui a déclaré lors de l’entretien, « on est obligé de répondre du tac au tac, sinon, automatiquement on perd des parts de marché ». Les actions d’une entreprise suivies des réactions des concurrents et ainsi de suite guident l’évolution de cette industrie en instaurant un dialogue constant entre les entreprises (tableau 7) qui aboutit à une course à l’innovation propre au RQE. Toutefois, comme le souligne un directeur marketing de chez Wilkinson-Schick « on dispose de notre calendrier, de notre programme d’innovation qui lui est stable, mais la concurrence vient parfois accélérer le calendrier ou oblige à faire des choses de moindre envergure, pour répondre vite ».
Apports, lomites et voies de recherche
L’objectif de cette recherche est d’analyser les stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises dans un contexte concurrentiel de type RQE ainsi que leur évolution dans le temps. Les apports de cet article sont, sur ce point, multiples.
Tout d’abord, contrairement aux recherches portant sur le processus RQE qui ne prennent en compte que le nombre de lancement de nouveau produit (Barnett, 2008; Derfus et al., 2008), cette recherche permet d’analyser plus finement les stratégies d’innovation continue adoptées par les entreprises pour faire face, dans le temps, à un contexte concurrentiel de type RQE et en tirer profit. Les résultats soulignent que les entreprises lancent différents types d’innovation, qu’elles soient radicales ou incrémentales. Cette variation permet d’alterner le type d’actions et/ou de réponses d’une entreprise par rapport aux actions et/ou réponses des concurrents pour maintenir son avantage concurrentiel. En effet, une combinaison de ces deux types d’innovation est nécessaire pour non seulement faire la course en tête à certains moments à travers l’introduction d’innovations radicales mais aussi pour répondre aux actions des concurrents en proposant des innovations incrémentales plus faciles et moins coûteuses à lancer. Toutefois, ces innovations ne permettent pas de reconquérir un avantage concurrentiel durable.
Cette recherche souligne également que l’augmentation du rythme de lancement des innovations incrémentales dans la dernière période ne se fait pas au détriment du rythme de lancement des innovations radicales. Les entreprises ne peuvent trancher et favoriser plus un type d’innovation par rapport à l’autre (Greve, 2007). La dynamique concurrentielle du RQE les oblige à soutenir un rythme élevé d’innovations, mêlant innovations radicales et incrémentales. Cette nécessité d’adopter un rythme soutenu pour les innovations radicales technologiques s’explique notamment par l’impossibilité pour les entreprises de s’imiter directement. Compte tenu des brevets déposés pour protéger chaque innovation radicale technologique, le seul moyen pour les entreprises concurrentes de maintenir leur position concurrentielle et de reconquérir leur avantage, est de se surpasser leurs concurrents. Pour cela, elles n’ont d’autre choix que de proposer à leur tour une innovation radicale technologique, ne pouvant imiter celle de l’entreprise initiatrice. En effet, les entreprises mettent en oeuvre deux stratégies d’innovation complémentaires : la course à l’innovation et une stratégie de blocage des concurrents par les brevets. Dans notre cas, cela se traduit par la multiplication du nombre de lames sur un rasoir par chaque entreprise concurrente puisque la proposition d’une offre disposant du même nombre de lames que le concurrent est juridiquement impossible.
Ensuite, les résultats soulignent l’évolution du processus de RQE dans le temps et l’évolution des stratégies d’innovation continue en fonction d’un certain nombre de facteurs. Si les innovations radicales entrainant des changements importants au niveau du marché et de la technologie sont rares et répondent au modèle de l’équilibre ponctué (Gersick, 1991), les innovations radicales technologiques et incrémentales ont tendance à croître en fonction de l’intensification de la concurrence. Plus la concurrence est forte entre les entreprises, plus ces dernières ont tendance à introduire de multiples déséquilibres obligeant leurs concurrents à y répondre et à fournir les mêmes efforts en termes de R&D sous peine de devoir sortir du marché. Le RQE agit comme un moteur de l’innovation, dictant aux entreprises leur comportement et leur obligation d’innover de plus en plus afin de maintenir leur position concurrentielle (d’Aveni, 1994). En effet, les résultats montrent que Gilette est toujours resté leader dans cette industrie et les positions concurrentielles de chaque entreprise n’ont évolué que de manière très marginale au fil du temps. Contrairement aux travaux de Barnett (1997) et Barnett et McKendrick (2004) qui soulignent l’incapacité des leaders à rester compétitifs, cette étude montre que cette position concurrentielle l’oblige à proposer à un rythme plus soutenu d’innovations radicales que ses concurrents afin de maintenir sa position et poursuivre sa course en tête (Derfus et al., 2008).
Plus généralement, les résultats soulignent l’existence de cycles dans le processus de RQE avec une activité concurrentielle qui peut s’accroître de manière exponentielle comme cela est le cas dans la dernière période étudiée. Se pose alors la question de la durée de ces cycles et du passage d’un cycle à un autre afin de rompre cette dynamique concurrentielle particulièrement difficile. La rupture proviendra-t-elle d’une innovation radicale venant remettre en question le paradigme dominant comme cela fût le cas pour les différentes périodes observées ? Sera-t-elle imputable à la sortie du marché d’une entreprise incapable de poursuivre cette course à l’innovation ? Ou faudra-t-il attendre l’arrivée d’un nouvel entrant disposant de suffisamment de ressources pour venir contrer les entreprises présentes ? En entrant dans la dynamique inhérente au RQE, les entreprises dépassent le cadre de l’équilibre ponctué classique. En effet, dans cette optique, l’alternance des cycles longs provient avant tout de nouveaux entrants (ou des entreprises n’étant pas leader sur le marché) afin de tenter de renverser les positions établies. En alternant elles-mêmes les stratégies, Gilette et Wilkinson-Schick empêchent toute entrée ou tout renversement par des entreprises déjà en place.
Enfin, contrairement à la littérature sur le RQE, cette étude souligne que la course à l’innovation menée dans cette industrie permet de profiter des effets positifs du RQE en favorisant l’apprentissage sans en subir les conséquences négatives, c’est-à-dire sans pénaliser la performance des entreprises en raison de l’accroissement des dépenses en R&D. Tout d’abord, le recours aux innovations radicales technologiques que représente chaque nouveau système de rasage permet d’entretenir une course à l’innovation positive engendrant le développement constant du marché des rasoirs manuels pour hommes et ce, tant en volume qu’en valeur. Chaque système est vendu à un prix de plus en plus élevé et à une base de consommateurs de plus en plus large. Cette course à l’innovation favorise également l’apprentissage et le développement de nouvelles compétences au sein de l’entreprise. Ensuite, cette course à l’innovation et l’explosion des coûts de R&D qu’elle entraîne sont pris en charge par le consommateur qui accepte de payer chaque innovation plus chère que le système précédent.
Contrairement à la littérature, cette course à l’innovation apparaît comme moins pénalisante pour les entreprises par rapport à d’autres industries confrontées au processus de RQE et qui ne peuvent répercuter les surcoûts engendrés aux consommateurs (Derfus et al., 2008). Ce résultat peut s’expliquer par la structure de cette industrie. En effet, cette industrie se caractérise par l’absence d’arrivée de nouveaux entrants. Sur le segment du rasage humide pour hommes, depuis plus d’un siècle, les mêmes entreprises s’affrontent. Une entreprise comme Bic avec son rasoir jetable a proposé ce que Christensen (1997) nomme une « low end disruptive innovation », c’est-à-dire une innovation plus simple technologiquement, plus pratique et moins chère. Toutefois, cette arrivée a entraîné la création d’un nouveau segment, distinct de celui étudié et ne venant plus directement impacter sur la croissance actuelle de ce segment.
En plus de l’absence de nouvel entrant, la composition de cette industrie où seules trois puis deux entreprises sont présentes est particulière. La concentration du secteur a conduit à une accélération des lancements due aux moyens plus importants de chaque entreprise et de l’observation facilitée des actions de chaque entreprise. Toutefois des questions peuvent se poser sur la capacité des consommateurs dans le temps à accepter de payer toujours plus cher les innovations proposées et à soutenir cette course à l’innovation. En effet, sans le soutien des consommateurs et l’acceptation de supporter ce surcoût, il serait difficile pour les entreprises de maintenir cette course à l’innovation continue sans dégrader leurs résultats. Si pour le moment, la fidélité des consommateurs à une marque permet de soutenir cette hausse constante de prix justifiée par les innovations traduites, celle-ci ne peut être sans limite.
Les pouvoirs publics à travers les organismes de contrôle de la concurrence peuvent, à terme, chercher à limiter cette situation. En 2009, une tentative avait été réalisée à travers l’ouverture d’une enquête par l’Office of Fair Traiding Britannique. Cette enquête qui n’a pas abouti à des sanctions avait pour objet de déterminer s’il n’y avait pas une entente sur les prix de la part des deux fabricants de rasoir et si les prix des lames n’étaient pas totalement déconnectés du prix de production réel.
Cette recherche présente également un certain nombre de limites qu’il convient de souligner. Tout d’abord, la présente recherche se centre sur une seule activité, celle du rasage humide pour homme. Or, actuellement la dynamique concurrentielle dans laquelle se trouvent les concurrents dépasse ce segment de marché. En effet, un simple processus du RQE sur le segment du rasage humide pour homme ne rend pas compte de la totalité des relations concurrentielles qu’entretiennent les entreprises qui se retrouvent sur d’autres segments tels que le rasage humide pour femme, les rasoirs jetables ou les soins de rasage (mousse et après-rasage). Les entreprises lancent désormais des gammes de produit s’adressant à plusieurs segments (il existe, par exemple, de la crème et de l’après-rasage Fusion). Il s’agit de nouveaux segments permettant d’élargir les possibilités en termes d’innovations radicales et/ou incrémentales. Des recherches futures devraient permettre d’identifier et d’analyser l’ensemble des mouvements sur plusieurs segments voire sur de véritables éco-systèmes d’affaires (Moore, 1996) liés aux différents systèmes de rasage.
Ensuite, les entreprises Gillette et Wilkinson appartiennent à des grands groupes diversifiés, respectivement Procter & Gamble et Energizer. Là encore, la dynamique concurrentielle peut se dérouler, non plus sur différents segments plus ou moins éloignés, mais sur différents marchés. De plus, la capacité de maintenir un flux d’innovation continue, en termes de financement mais également de ressources et compétences nécessaires voire de produits, peut dépendre des autres activités de l’entreprise. Wilkinson-Schick a intégré une pile dans ses rasoirs manuels très peu de temps après son rachat par Energizer, spécialiste de la fabrication de piles. La dynamique d’innovation dans le rasage a, dans ce cas, bien évidemment été influencée par les autres activités de la marque. Gillette a pu répondre rapidement car la marque est détenue par Procter & Gamble également propriétaire du leader de la fabrication de piles, Duracell. Observer les dynamiques d’innovation continue à travers l’étude de séquences d’innovation de groupe (c’est-à-dire en considérant l’ensemble des activités) constitue une voie de recherche particulièrement intéressante qui permettrait de venir compléter les résultats des travaux s’intéressant aux relations concurrentielles multi-marchés (Karnani et Wernerfelt, 1985; Gimeno, 1999) qui fournissent des résultats pouvant apparaître soit comme contraire à ceux du RQE (réduction des mouvements concurrentiels face à la multiplicité des contacts), soit comme une réponse à cette solution (annulation du RQE par la mise en place d’une indulgence mutuelle entre entreprises).
Enfin, ce travail montre comment les stratégies de propriété intellectuelle influencent les dynamiques concurrentielles au sein d’une industrie. Il pourrait être particulièrement intéressant de mener une recherche similaire à celle-ci mais en substituant l’analyse des produits par une étude approfondie des brevets déposés par chaque entreprise. Ce type de travail permettrait de distinguer les innovations essentiellement « marketing » reposant sur un changement de packaging ou de design des innovations entrainant une véritable modification des produits.
Appendices
Notes biographiques
Hélène Delacour est Maître de Conférences à l’Université de Lorraine et membre du centre de recherche CEREFIGE – EA 3942. Ses recherches portent sur l’innovation, le changement institutionnel ainsi que sur les dynamiques concurrentielles
Sébastien Liarte est Professeur des Universités à l’université de Lorraine (ISAM-IAE) et membre du centre de recherche CEREFIGE – EA 3942. Ses recherches portent sur les dynamiques concurrentielles, les relations inter-entreprises et l’innovation.
Notes
-
[1]
Certains auteurs parlent également d’innovation intensive (Le Masson, Weil et Hatchuel, 2006) ou en rafale (Deschamps et Nayak, 1997).
-
[2]
Afin de tenir compte de l’évolution des prix, l’ensemble des valeurs indiquées a été multiplié par l’Index des Prix à la Consommation (CPI index) correspondant à l’année de sortie du produit fourni par le Bureau of Labor Statistics des Etats-Unis, puis multiplié par 100. L’ensemble des prix fournis est ainsi comparable.
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Appendices
Biographical notes
Hélène Delacour is an associate professor at University of Lorraine and a member of the CEREFIGE research center – EA 3942. Her research focuses on innovation, institutional change and competitive dynamics.
Sébastien Liarte is a professor at University of Lorraine (ISAM-IAE) and a researcher at the European Centre for Research in Financial Economics and Business Administration (CEREFIGE). His research focuses on competitive dynamics, interfirm relations and innovation topics.
Appendices
Notas biograficas
Hélène Delacour (Doctorado en Ciencias Empresariales, Universidad de Paris-Sorbonne, France), es profesora de la Universidad de Lorena, Francia e investigadora del Centro Europeo de Investigación en Economía financiera y Administracion de Empresas (CEREFIGE). Sus investigaciones se centran principalmente sobre las estrategias competitivas, la estrategias de innovación y el cambio institucional.
Sébastien Liarte (Doctorado en Ciencias Empresariales, Universidad de Paris-Dauphine, France), es profesor de la Universidad de Lorena (ISAM-IAE de Nancy), Francia y director del Centro Europeo de Investigación en Economía financiera y Administracion de Empresas (CEREFIGE). Sus investigaciones se centran principalmente sobre las estrategias competitivas y la estrategias de innovación.