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Longtemps plébiscité pour son originalité et ses avantages, le système de soins français doit faire face à d’importantes mutations liées à une demande et à des besoins qui évoluent (Bruyère, 2008). L’évaluation des politiques de santé n’est que la manifestation récente d’une réponse du politique à ces besoins pour adapter les décisions (Jabot, Turgeon et Legros, 2006). Les incidences sur le marché de la santé sont nombreuses et entraînent des bouleversements pour les usagers comme pour les professionnels de santé (Tabuteau, 2010, Cépré, 2011). Le canal de distribution du médicament n’est pas épargné par ces réformes. L’officine française évolue dans un secteur d’activité qui lui est propre en comparaison des autres pays de l’union européenne puisqu’elle est la seule avec l’Espagne et la Grèce à jouir d’un monopole de vente sur les médicaments et produits frontières (appareillages…) (Moinier, 2008, 2009). Cependant les pouvoirs publics accélèrent le rythme des réformes ayant pour conséquence l’effondrement de la rentabilité[1] des pharmacies françaises. De plus, la concurrence dans ce secteur s’intensifie avec l’arrivée il y a quelques années des grandes surfaces spécialisées, des grandes et moyennes surfaces (chaînes de parapharmacies et espaces dédiés dans les grandes surfaces) et de la vente par correspondance via Internet (Pharmacien Manager, 2011). Ces contraintes et beaucoup d’autres encore (Reyes, 2011) ont durci le marché de l’officine française entraînant plusieurs faillites chaque année. Ce phénomène, inédit pour ce secteur, crée beaucoup de doutes chez le pharmacien sur l’avenir de son métier. Ainsi, même si le monopole de distribution du médicament maintient encore aujourd’hui une situation avantageuse pour le pharmacien titulaire, l’ouverture peu à peu de ce marché fermé a entraîné d’importants dommages sur les professionnels qui le composent.

Comme le souligne Tabuteau (2010) : « L’histoire du système de santé français a été marquée par une série de rendez-vous manqués entre professions de santé et les pouvoirs publics. L’identité du corps médical s’est largement construite depuis le XIXe siècle sur son antagonisme avec l’Etat et la crainte de voir son indépendance professionnelle rognée par le développement de la santé publique puis par l’institution de l’assurance maladie ». Dans un tel contexte le pharmacien titulaire d’officine française a une particularité liée à un statut hybride (Debarge, 2011). Son métier comporte deux facettes : la santé et le commerce. Comme le soulignent Fournier et Lomba (2007) l’officine française oscille entre régulation administrée et régulation de marché qui en fait un petit commerce soumis à une grande dépendance des pouvoirs publics. Ainsi, le pharmacien est un acteur de santé investi d’une mission de service public mais la réalité économique le pousse à être un dirigeant d’entreprise soucieux de la rentabilité de son activité. Il est confronté à une ambiguïté de rôles (au sens de Kahn, Wolfe, Quinn, Snoek et Rosenthal, 1964). Pour comprendre comment elle est réduite par ce professionnel, ce travail propose une lecture par l’identité de métier (Dubar, 1991, 2010; Sainsaulieu, 1985, 1997). Cette recherche pose la question suivante : Face à l’ambiguïté des rôles du pharmacien titulaire d’officine qu’est-ce qui oriente son identité de métier ? Dès lors, l’identité de métier est utilisée comme une grille de lecture pour comprendre comment est réduite l’ambiguïté de rôles du pharmacien. En revenant sur le processus de socialisation de l’individu, l’objectif est de comprendre la nature de l’identité du pharmacien et au travers de sa construction ce qui l’oriente. A cet effet, deux cas sont étudiés afin de comprendre la construction identitaire et de montrer que ce sont principalement les interactions au travail qui orientent leur identité.

Grace à une démarche exploratoire qualitative les résultats ont permis de constater que les officines étudiées sont très différentes dans l’appréhension de ces rôles impliquant une construction différente du métier.

La première partie sera l’occasion de présenter l’environnement de travail du pharmacien et le choix du cadre conceptuel mobilisé pour traiter le sujet. La deuxième partie présentera le protocole de recherche afin de clarifier les choix méthodologiques concernant les cas étudiés. Les résultats seront exposés dans la troisième partie. Enfin, dans une quatrième partie plusieurs points de discussion seront proposés.

Cadrage conceptuel

Pour comprendre l’intérêt du choix du cadre conceptuel sur la théorie des rôles puis sur l’identité de métier, il semble nécessaire de présenter dans un premier temps le contexte dans lequel évolue le pharmacien en France. Ce dernier participe pour beaucoup à cette dualité de rôles.

Les singularités du pharmacien d’officine

Le pharmacien d’officine fait partie de ces métiers exercés autrefois par une élite bourgeoise chargée de valeurs traditionalistes et conservatrices (Fouassier, 2003). Aujourd’hui le métier change. Pourtant le pharmacien a toujours bénéficié d’une situation favorable au sein du canal de distribution du médicament (Moinier, 2008; 2009). Ainsi, les fondements de l’officine française reposent sur trois piliers. Le premier correspond au monopole de dispensation des médicaments fondé sur l’expertise et la responsabilité du pharmacien titulaire (Déclaration du 27 avril 1777). Aujourd’hui le pharmacien détient deux formes de monopole depuis la perte de l’exclusivité de distribution des produits de parapharmacie en 1988 suite à la victoire devant la Cour d’Appel de Paris du groupe E.Leclerc.

Dès lors la distribution sélective ne s’applique que pour les produits nécessitant un conseil du pharmacien. Le pharmacien détient un monopole pharmaceutique de délivrance de médicament par une personne titulaire d’un diplôme habilité. Il détient également un monopole officinal obligeant la diffusion du médicament par les officines. Selon l’activité de l’officine, les produits sous monopole peuvent représenter 85 à 95 % du chiffre d’affaires (Rapport de la cour des comptes, 2009). Cependant ces activités sont de loin celles dont la marge commerciale est la plus faible (6 % pour le médicament vignetté par exemple). Elles ont la particularité d’être sous le contrôle des autorités de santé en instaurant une marge dégressive lissée (le taux de marge variera en fonction de trois fourchettes de prix fabricant). L’Etat est donc un décideur de la rémunération et de la rentabilité d’une officine instaurant une situation de dépendance économique.

Le deuxième pilier permet au pharmacien de rester le seul propriétaire de l’entreprise où il exerce son activité. En effet, la structure du capital d’une officine est réservée aux pharmaciens diplômés. Il est le seul à répondre d’un service de santé publique. En principe ce statut lui assure une totale indépendance lui évitant de subir les pressions d’intérêts financiers extérieurs désireux de privilégier le rendement financier au détriment de la qualité des services et de l’intérêt des clients/patients (Livre blanc de l’officine, 2008). Le capital d’une pharmacie est donc détenu par un pharmacien. Par ailleurs, ce dernier ne peut détenir majoritairement qu’une pharmacie. Cependant, il peut posséder des parts d’une autre officine en ayant recours à des formes juridiques comme la Société d’Exercice Libéral (SEL).

Le troisième pilier assure un bon maillage territorial des officines en France puisque leurs installations et leurs répartitions sont limitées par un numerus clausus. C’est la garantie pour la population d’une présence géographique équitable en terme d’accès aux médicaments.

La singularité du pharmacien au sein du canal de distribution repose sur ces trois piliers créant un marché fermé. Cependant le marché de la santé est en train d’évoluer. En effet, il a subi de nombreux bouleversements ces dernières années redéfinissant les relations qu’entretiennent professionnels et usagers[2] (Tabuteau, 2010). Beaucoup d’incertitudes en résultent comme le montre le tableau n°1.

Si ces mutations ne redéfinissent pas le monopole de distribution du médicament, elles diminuent la rentabilité des officines. Il n’est plus rare de voir dans un tel contexte ces entreprises cesser leurs activités pour cause de résultats insatisfaisants face à l’endettement élevé que demande ce type de commerce à l’installation. En 2011, 146 officines françaises sont défaillantes selon l’Observatoire des créations et défaillances de la COFACE. Ainsi, l’évolution qu’entraîne toutes ces réformes est surtout perceptible au niveau du métier du pharmacien d’officine. Ce statut hybride selon Debarge (2011), cette pratique commerciale entravée selon Moinier (2008) ou encore ce commerce à part avec sa mission de service public selon Fournier et Lomba (2007) illustrent cette difficulté d’assumer deux facettes dans un même métier : la santé et le commerce. Le pharmacien est le seul professionnel de santé en France avec l’opticien dont l’activité est inscrite au registre du commerce. Ces deux facettes semblent traduire une ambiguïté dans le rôle du pharmacien d’officine au sein du canal de distribution du médicament. Il est investi d’un rôle de professionnel de santé garantissant la bonne délivrance du médicament mais il a également un rôle de gestionnaire d’entreprise cherchant à pérenniser son affaire.

L’ambigüité et le conflit des rôles

Les développements sur la notion d’ambiguïté et de conflit des rôles de l’acteur dans une organisation sont proposés par Kahn et al. (1964). À partir d’une analyse du stress au travail dans diverses organisations, ils établissent une théorie des rôles. Elle considère que les rôles d’un individu résultent directement du système de statuts, définissant des droits et obligations morales autant que réglementaires. Cette approche définit un rôle comme un ensemble de comportements effectués par une personne occupant une place dans un groupe quelconque (Dionne et Rhéaume, 2008). Selon Katz et Khan (1966) la tension de rôles apparaît pour un individu lorsqu’il est dans une situation l’empêchant de répondre à ses droits et ses obligations. Royal et Brassard (2010) proposent quatre explications à la tension des rôles. Il y a tension des rôles lorsqu’un individu est en situation de stress tant sur le plan professionnel que sur le plan mental ou émotionnel (surcharge quantitative ou qualitative); lorsqu’il a l’impression que les attentes formulées à son égard sont conflictuelles (conflits entre les rôles); lorsqu’il constate une insuffisance de ressources pour faire face à ces attentes (incapacité de remplir les rôles); lorsqu’il a le sentiment que les attentes sont floues (ambiguïté des rôles).

Ainsi les développements de la théorie des rôles sont observables dans beaucoup de situations. Dionne et Rhéaume (2008) ont constaté une situation d’ambiguïté et de conflit de rôles chez les infirmières hospitalières dans un contexte de réforme de la santé. L’ambiguïté de rôle a pour origine le transfert des tâches d’un groupe à l’autre, l’incertitude envers le mode de prestation de soins idéal, ainsi que le manque de connaissances concernant les rôles de chacun.

Il est intéressant de souligner que le pharmacien titulaire d’officine française se trouve dans ce type de situation conflictuelle et ambiguë concernant ses rôles au sein du canal de distribution du médicament. Face au bouleversement du marché de la santé il semble ressentir peu à peu une perte de repères. Cette association santé et commerce (Debarge, 2011; Moinier, 2008; Fournier et Lomba, 2007) oppose deux rôles dans ce métier. Kahn et al. (1964) précisent que le conflit de rôles exprime les contradictions perçues entre plusieurs attentes de rôles ou lorsque la satisfaction d’une attente rend la satisfaction d’une autre problématique. Pour le pharmacien être un professionnel de santé soucieux de la bonne délivrance des médicaments et être un gestionnaire dont l’objectif principal est le chiffre d’affaires créent bien une forme d’ambiguïté de rôles. Par ailleurs, les rôles du pharmacien reposent sur un ensemble de compétences individuelles à la fois techniques et managériales[3]. Elles sont pour certaines définies dans le ROME[4] de l’ANPE et acquises lors de la formation initiale, pour d’autres elles seront développées lors de la pratique du métier. Les compétences sont donc au coeur de la définition d’un métier et permettent de comprendre les rôles de l’individu au travail. Elles correspondent au savoir-faire (connaissance et expérience de l’individu) opérationnel validé (l’action dans l’organisation valide la compétence) (Boyer et Scouarnec, 2009). Elles regroupent un ensemble d’aptitudes issues du savoir technique : savoir être, savoirs sociaux, capacité à communiquer et représentations (Stroobants, 1994). Ainsi, les compétences reposent sur trois formes de savoir n’ayant de sens que par rapport à une situation de travail donnée : le savoir (connaissance générale), le savoir-faire (capacité) et le savoir-être (attitude, disposition) (Bourgault, 2005).

Dès lors, les compétences comportent également des dimensions qui ne sont pas seulement associées à la connaissance et à l’expérience mais aussi à un « savoir être » étroitement lié à une situation de travail (Piotet, 2002). C’est lors de cette situation de travail que le pharmacien développe ses compétences managériales car elles sont peu enseignées lors de sa formation initiale (Auteur 2011). Les différents rôles du pharmacien d’officine sont donc liés aux compétences de ce dernier. Ainsi il semble que la façon dont l’ambiguïté de rôle est appréhendée aura une incidence sur le développement de ces compétences.

Pour comprendre comment ces titulaires réduisent cette ambiguïté de rôles et quelles compétences spécifiques ils développent en fonction du choix qu’ils ont effectué, la notion d’identité de métier est particulièrement intéressante.

L’identité de métier

L’univers de travail est un espace de socialisation qui imprime durablement les comportements et les mentalités au travail (Osty, 2002). Dans une perspective interactionniste l’identité peut être considérée comme un processus dynamique de construction de soi se jouant dans un espace social situé (Osty, 2002). Ce processus de socialisation peut être découpé en un processus relationnel et biographique. « L’identité est définie comme le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisations qui, conjointement, construisent des individus et définissent des institutions » (Dubar, 1991). Ainsi, l’identité se construit à travers un double processus d’articulation entre identité de soi (biographique) et identité pour autrui (relationnel). L’identité de métier se construira à partir de cette interaction en passant par une assimilation au groupe d’appartenance et par un mécanisme de différenciation afin de s’affirmer au sein du groupe.

Le processus biographique

Il renvoie au principe de l’identité pour soi et s’articule entre un vécu (identité héritée) et une projection future (identité visée). Il s’appuiera sur le parcours de l’individu, son expérience acquise (héritage) et sa capacité à tracer une trajectoire future (Osty, 2002, Dubar, 1991). Zarca (1988) identifie plusieurs éléments participant à la construction de l’identité de soi. La transmission de savoirs, de savoirs-faire, de valeurs, de savoirs-être et de symboles sont à l’origine du processus biographique.

Ainsi le métier est transmis par une relation de maître à apprenti. Cette relation est d’autant plus forte et créatrice d’identité dans les métiers où l’apprentissage est long et ritualisé avec une complicité favorisant l’appropriation comme c’est le cas chez les compagnons. Ainsi, ce métier se transmet d’individu à individu car il repose sur tout un savoir de compétence opératoire et par une science plus ou moins formalisée (Sainsaulieu, 1997). La formation ou apprentissage du métier est la base de la construction identitaire mais elle repose également sur les instances qui régulent le secteur. Parmi les instances créatrices d’identité de métier, Zarca (1988) insiste sur l’organisation professionnelle. « La force de l’identité collective se repère, pour un métier, à la puissance corporative » (p. 247). En effet chaque groupe professionnel est caractérisé par une organisation qui diffuse des normes, des valeurs, des codes et des règles de l’art que les membres respecteront (Sainsaulieu, 1997). Ce sont les corporations dans les métiers artisanaux (Zarca, 1988) ou encore les ordres dans les professions libérales (Piotet, 2002, Quemin, 2002). Elles définissent les contours du métier face aux métiers connexes pour s’assurer un monopole de production ou de distribution. Elles garantissent la qualité du travail et l’honnêteté de ses membres. Elles réglementent la formation des « apprentis » et l’accès au diplôme.

La formation et l’esprit de corps ne sont pas les seuls mécanismes intervenant dans la construction d’identité de soi. D’autres facteurs comme la gestuelle, l’habit, le langage participent au processus de socialisation (Zarca, 1988).

De cette identité héritée, la famille jouera également un rôle important notamment dans les professions libérales comme le montre Quénin (2002) avec les commissaires-priseurs. En étudiant l’origine sociale des membres d’une profession il constate une forte hérédité professionnelle. Les relations privées (familiales) sont créatrices de capital social indispensable pour développer certaines professions. Le ticket d’entrée pour exercer le métier (relation et capital de départ) explique en partie que les membres de cette profession soient issus de milieux aisés. Cependant il constate une évolution du recrutement social avec l’arrivée de jeunes aux logiques entrepreneuriales en opposition aux logiques patrimoniales (traditionalistes) oeuvrant depuis toujours dans cette profession.

Le processus relationnel

La seconde facette du processus de socialisation repose sur un processus relationnel et correspond à définir l’identité « pour autrui » en passant par la reconnaissance du sujet dans des espaces de légitimation des savoirs et des compétences (espace de travail pour Sainsaulieu, 1985 et reconnaissance institutionnelle pour Dubar, 1991). L’identité de métier repose donc en partie sur une expérience de subjectivation permise par l’activité de travail. L’identité pour autrui est le résultat de transaction entre soi et les autres dans divers contextes sociaux de relations concrètes d’échanges ou de pouvoirs (Sainsaulieu, 1985). L’identité est alors une manifestation de position de pouvoir où les mécanismes relationnels permettent de réunir des individus au sein d’un collectif d’appartenance par des logiques d’actions communes.

La reconnaissance et la distinction mutuelles s’élaborent par les échanges de la vie quotidienne entre les membres de l’entreprise et par la façon de communiquer et d’intervenir dans le travail. Dans le cadre de cette relation au travail quelques auteurs se sont penchés sur les rapports entretenus dans certains métiers avec les usagers. L’expérience relationnelle entretenue avec l’usager construit un sentiment d’appartenance et s’inscrit dans le processus de construction identitaire (Osty, 2002, Piotet, 2002). Ainsi Osty (2002), en étudiant le cas des agents des impôts, constate que l’expérience relationnelle avec le contribuable met l’agent dans une situation d’intersubjectivité, qui n’est pas sans incidence sur la manière dont il se définit. Il s’opère un ajustement des rôles mais aussi une confrontation des représentations. Dès lors les images sociales véhiculées par les usagers participent à la construction de l’identité pour autrui. L’agent souffre d’une dévalorisation et d’une stigmatisation de son rôle. Ce décalage entre le rôle perçu et le rôle vécu de l’agent l’oblige alors à rechercher une légitimité auprès des usagers. Sur ce principe Piotet (2002) évoque le malaise des médecins du travail. L’image qu’ils se font d’eux-mêmes est souvent celle que leur renvoient leurs employeurs et les salariés de l’entreprise lors de leurs relations (indifférences, affrontement, accueil des plaintes…). Un constat a été déjà réalisé par Dubar (1991) sur la profession de médecin où la dynamique de légitimation s’appuie sur la relation avec les patients. Ainsi comme le souligne Osty, « L’expérience relationnelle avec l’usager fonde une dynamique identitaire de métier trouvant des points d’ancrage dans les relations internes de proximité » (2002, p. 134).

L’analyse de ces interactions avec les usagers est très intéressante pour étudier l’ambiguïté de rôles. En effet, il est possible de supposer que le pharmacien va réduire l’ambiguïté de rôles différemment en fonction des interactions avec les usagers de son officine.

Méthodologie de recherche

L’objectif de cette recherche est de comprendre la nature de l’identité de métier du pharmacien et, au travers de sa construction, ce qui l’oriente. Il s’agit d’analyser des comportements humains et organisationnels dans leur contexte et avec les significations que les personnes donnent aux choses et à leurs actions (Hlady-Rispal, 2002). Pour traiter du sujet dans le cadre d’une démarche exploratoire, plutôt que de privilégier un cas unique original, une comparaison de deux cas a été retenue pour une étude multi-site (Eisenhart, 1989). Ces deux cas font partie du même secteur d’activité, par conséquent ils évoluent dans un contexte similaire mais avec des implantations géographiques différentes riches en enseignements sur le métier de pharmacien d’officine et ses différents rôles sur le marché. Ainsi, l’intérêt de cette stratégie d’échantillonnage au sens de Miles et Huberman est de proposer deux cas contrastés dont la comparaison permet d’observer certaines propriétés partagées et d’autres uniques (2003, p.63).

Protocole d’enquête et analyse de contenu

Comme le rappelle Wacheux (1996), on pourra considérer que l’approche qualitative est adéquate pour opérer une reconfiguration des connaissances dans un domaine. L’étude de cas permet notamment de se concentrer sur l’examen des processus décisionnels, l’élaboration et la mise en oeuvre d’actions organisationnelles (Yin, 2008).

Compte-tenu du rôle majeur du dirigeant dans la conduite et les orientations à donner à cette petite structure, le pharmacien est la principale personne à interviewer. Cependant des visites régulières avec observations des lieux, des relations avec la clientèle et les salariés ainsi qu’une collecte de documents clés (comptables et statistiques) ont été nécessaires tout au long de l’étude afin d’effectuer a posteriori une triangulation des informations (Wacheux, 1996).

Ceci représente un total de 31 entretiens (les quatre titulaires à trois reprises, trois pharmaciens assistants, douze préparatrices, deux esthéticiennes et deux déballeurs). Les entretiens exploratoires s’appliquent particulièrement lorsque le travail cherche à mettre en lumière des aspects du phénomène auxquels le chercheur ne peut penser spontanément (Blanchet et Gotman, 2005). Chaque pharmacien titulaire a été interviewé à trois reprises lors d’entretiens semi-directifs avec des guides d’entretien à structure faible (Blanchet et Gotman, 2005, p.61). Ce dernier reprend de manière globale les principaux thèmes mis en lumière dans la littérature sur le processus de construction de l’identité de métier. L’analyse des réponses a été faite sur le principe d’une analyse de contenu (Bardin, 2003). Elle peut s’utiliser en sciences de gestion notamment lorsqu’on cherche à identifier et comparer les attitudes, intentions, pratiques et croyances de dirigeants (Gavard-Perret, Gotteland, Haon et Jolibert, 2008). La démarche générale suit un protocole en trois étapes. La préanalyse tout d’abord correspond à une lecture flottante qui permet de déterminer des règles de découpage ainsi que l’identification et la définition des catégories pertinentes. Lors de cette étape des grilles heuristiques (Hlady-Rispal, 2002) ont été constituées pour repérer les thèmes principaux et en identifier de nouveaux non prévus par le guide. Elles permettent de formuler des remarques sur les éléments de verbatim originaux.

Ensuite l’exploitation du matériel consiste à appliquer sur le corpus les règles définies dans l’étape précédente afin de coder, classer et éventuellement compter. Enfin le traitement des résultats permettra des inférences et des interprétations. Ces trois étapes structurent l’activité d’analyse selon un principe de déconstruction où l’on détache certains éléments de leur contexte et de reconstruction où l’on propose un nouvel assemblage de données porteur d’un sens nouveau (Gavard-Perret, Gotteland, Haon et Jolibert, 2008).

Les cas étudiés

Les deux cas sélectionnés sont volontairement très opposés sur trois critères clés de leur activité liés aux choix des dirigeants et au lieu d’implantation : le type de clientèle, les produits proposés et les charges supportées (Alliance Healthcare, 2009). Ils ont permis d’observer différentes pratiques du métier organisées autour de ces deux facettes : la santé et le commerce. L’étude de cas multi-sites permet d’identifier des phénomènes récurrents parmi un certain nombre de situations (Hlady-Rispal, 2002). L’intérêt d’étudier deux types de pharmacie dans le cadre d’une analyse de cas multi-sites est d’intensifier la précision, la validité et la stabilité des résultats obtenus (Miles et Hubernan, 2003). Yin (2008) préconise l’étude de cas notamment lorsque le sujet a un caractère original ou qu’il révèle un phénomène intéressant. Ce point est appelé ici « intérêt intrinsèque » et correspond à un trait de caractère exacerbé. Les cas ont été sélectionnés selon ces traits. L’opposition rurale/urbaine correspond à la volonté d’être confrontée à des situations différentes permettant de mieux comprendre le métier du pharmacien titulaire dans l’exercice de ses différents rôles. Par ailleurs, le choix des entreprises s’est opéré également en raison de deux points marquants. Le premier est que les titulaires sont issus de la même faculté et de la même promotion. Ils ont donc reçu le même enseignement. Ils ont commencé leur carrière avec a priori la même base de connaissances théoriques. Le second point est que les deux entreprises ont opéré un déménagement qui fut l’occasion de nombreux changements d’organisation. Dans le cadre d’analyses multi-sites, les entreprises sélectionnées sont donc proches sur certains aspects pour permettre des comparaisons sur d’autres.

L’officine rurale (OR) est implantée dans un village d’environ 1200 habitants juste à côté du médecin de campagne et bénéficie donc d’une forte proximité avec ses clients. Cependant elle dépend beaucoup de ce cabinet médical et son départ serait catastrophique pour son activité. L’officine de centre commercial (OCC) est implantée dans la galerie de la grande surface la plus fréquentée de la région. Elle bénéficie de son taux de fréquentation mais en même temps subit la concurrence de la parapharmacie installée dans l’hypermarché. Les deux pharmacies sont présentées en détail dans le tableau suivant (Tableau n°2). Afin de respecter l’anonymat de ces entreprises, elles seront appelées par leur lieu d’implantation.

Résultats : une double identité alimentée par un rôle de santé et de distribution

Les deux officines étudiées évoluent sur un marché qui s’est largement durci. Les titulaires en ont pleinement conscience même s’ils n’ont pas forcément trouvé la solution pour y faire face. Leurs choix en matière d’organisation, notamment avec un déménagement de l’officine pour se rapprocher du médecin dans le cas de l’OR et pour avoir une meilleure implantation avec un loyer modéré dans la galerie commerciale pour l’OCC, en attestent. Dans les deux cas les quatre titulaires développent alors une vision bien pessimiste de leur avenir en comparaison des périodes fastes qu’ont connues leurs pairs. « Les pouvoirs publics ne font rien pour sauver notre économie » (l’OR). « Le monde de la pharmacie a évolué dans le mauvais sens. La marge sur ce secteur a perdu 10 % en 10 ans mais les charges ne font qu’augmenter » (l’OCC).

Dès lors, chacun développe sa propre perception de l’évolution de son métier. Une lecture par les mécanismes de construction de l’identité de métier permet d’expliquer ces différences.

Des processus biographiques proches ne différenciant pas le comportement vis-à-vis de l’ambiguïté de rôle

L’apprentissage du métier est très important pour la construction de l’identité du futur pharmacien diplômé. Il ne pourra exercer son métier en tant que titulaire qu’au terme de 6 années de formation ponctuées par des stages en entreprise.

Si aujourd’hui la formation initiale universitaire s’est imposée comme cursus, au 19ème siècle il y avait deux voies d’accès à la profession : une formation purement professionnelle avec un stage officinal de huit ans ou une formation mixte avec trois ans de stage et trois ans de formation théorique en école (Fouassier, 2003). L’apprentissage en entreprise était beaucoup plus long qu’aujourd’hui avec une relation et une complicité maître apprenti forte. Les titulaires interrogés ont tous suivi le cursus classique de formation qui est l’occasion de se créer une première identité de métier par l’intermédiaire des instances de socialisation que sont les universités. Cette identité héritée est très importante pour les titulaires des deux officines car chargée des valeurs fondamentales sur le métier de professionnel de santé. C’est l’occasion d’acquérir les compétences individuelles nécessaires au rôle de santé du métier de pharmacien. En effet, la formation des quatre titulaires reste largement focalisée sur les aspects techniques du métier (vérification, analyse des prescriptions et aide à l’observance d’un traitement) en mettant en avant le rôle de professionnel de santé (du médicament). Ce dernier est fortement entretenu par l’Ordre national des pharmaciens qui, en tant que défenseur du métier, reste très présent dans une période de changements importants. La présidente du conseil de l’ordre le rappelle régulièrement dans ses communiqués.

Les titulaires des deux entreprises se montrent cependant très critiques à l’égard de l’Ordre dans le soutien qu’il apporte à ses membres. « Aujourd’hui au niveau de nos syndicats et de l’ordre on navigue à vue. Nous n’arrivons pas à nous projeter dans l’avenir » (l’OR).

Beaucoup d’officines se tournent vers les groupements d’officines pour pallier ce manque. C’est le cas notamment de l’OCC qui au travers du groupement cherche à échanger sur le métier et ses évolutions.

« Nous sommes maintenant dans un groupement où il y a vraiment des échanges sur l’avenir du secteur avec des membres qui nous ressemblent. Nous ne cherchons pas les achats avec l’adhésion à ce type de structure mais le partage d’informations » (L’OCC). L’OR a la réaction inverse en ne voyant pas pour le moment l’intérêt du groupement mais reste très proche de son syndicat qui lui permet d’enrichir son identité collective.

En regardant l’origine sociale des membres d’une profession on se rend compte de l’identité héritée grâce à des prédispositions facilitant l’accès au métier (Quenin, 2002). Pour l’OR l’un des titulaires a des parents médecins et l’autre des parents entrepreneurs et un oncle pharmacien. Ils ont donc tous les deux des liens forts avec des professionnels de santé. Pour l’OCC le jeune titulaire est le fils de son associé dont la famille a possédé une pharmacie. Il y a bien un attachement fort au métier grâce à la famille dans les deux cas. Ils sont imprégnés par une culture sur les métiers de santé grâce à leur origine sociale. De plus, dans les deux officines les titulaires ont des liens forts entre eux, mari et femme pour l’OR, mère et fils pour l’OCC.

Ils travaillent en famille, ce qui renforce cette cohésion sociale qui participe à la construction de l’identité de soi. Ainsi, le processus biographique de socialisation reste assez similaire d’un cas à l’autre. Les différences sont peu nombreuses.

Dans l’OR comme dans l’OCC le parcours universitaire est en grande parti le même. Ainsi, les relations avec les instances de socialisation que sont les universités, syndicats ou groupements existent dans les deux cas. Il faut ajouter qu’en tant qu’entrepreneurs et professionnels libéraux, ils échangent beaucoup avec leurs confères souvent issus des mêmes facultés pour une région et des mêmes promotions, renforçant encore la cohésion au sein du groupe professionnel.

Ainsi, il semble que selon le processus biographique de construction identitaire, les pharmaciens titulaires étudiés ont une perception de leur identité de métier très proche. Ce n’est donc pas le processus biographique dans la définition de l’identité « héritée » qui permet d’expliquer l’ambiguïté ou le conflit des rôles du pharmacien. Selon ce processus c’est avant tout une identité et un rôle de professionnel de santé qui émergent basés sur des compétences techniques de connaissance et de délivrance des médicaments.

Des processus relationnels différents qui produisent des différences dans la manière de réduire l’ambiguïté de rôles

En tant que commerce de détail il faut savoir que l’essentiel de la rémunération du pharmacien vient pour le moment des ventes réalisées. Le client, patient ou usager est donc au coeur de ses préoccupations financières. Le paradoxe lié à l’exercice de son métier est que l’acte du pharmacien n’est pas reconnu au même titre que d’autres professionnels de santé comme le médecin. Sa rémunération n’est fondée que sur la marge commerciale ce qui pourrait être une incitation à favoriser son rôle de gestionnaire d’entreprise. Toute une partie du travail du pharmacien comme le conseil aux clients/patients, les actes de soins et l’éducation thérapeutique du patient représente une valeur ajoutée non valorisée et donc sous-estimée.

Cette contrainte sur sa rémunération se ressent inévitablement sur ses pratiques et les orientations qu’il donne à son organisation. En analysant la diversité des rôles dans ce que Osty (2002) nomme « l’interaction aux usagers », on comprend certains choix opérés par les titulaires en matière de pratique au quotidien et par conséquent d’organisation et de management. Le tableau n°3 les présente. Parmi les différents rôles que le pharmacien titulaire doit assumer vis à vis de l’usager il y a ceux faisant appel à des compétences techniques issues de leur formation initiale. Ces rôles vis à vis de l’usager semblent davantage relever d’une mission de service public et de santé comme la pharmacovigilance ou la vérification de la recevabilité des prescriptions du médecin. L’individu est alors considéré comme un patient. D’autres rôles s’appuient sur des compétences managériales et relèvent d’un apprentissage métier acquis par l’expérience. C’est l’activité de commerce de détail qui est mise en avant avec des actions sur la gestion des stocks et des approvisionnements ou sur la gestion et l’animation de l’espace de vente. La mission est alors d’ordre économique (distribution) et rémunératrice pour le pharmacien. L’individu est un client.

L’OR étudiée se positionne très clairement dans sa relation à l’usager sur des missions de service public de santé et de service aux personnes. La proximité favorisant ce choix, ses titulaires n’hésitent pas à affirmer cette identité et ce rôle de professionnel de santé. « Nous en campagne c’est vraiment le médicament. Le pharmacien d’officine avec l’évolution de la démographie médicale dans les campagnes aura je pense de plus en plus un rôle de prévention et de dépistage au sein de la clientèle » (L’OR). La nature de la relation influence donc ses pratiques notamment avec une activité dont le médicament représente 82 % contre 60 % pour l’OCC étudiée. La concurrence est faible en campagne. Le facteur de différenciation pour l’OR passe avant tout par le service aux personnes et la proximité.

« On fait un travail de tous les jours. Ils viennent chez nous et repartent avec un conseil gratuit. Les gens viennent parce que c’est toujours ouvert et nous sommes toujours à leur écoute. Il y a peu d’endroit où le service est gratuit. Ils ont un professionnel en face qui leur donne des réponses justes » (L’OR).

Cependant en marge de ces compétences techniques les titulaires de l’OR développent des compétences managériales dans la gestion des stocks et la gestion de l’approvisionnement. Soucieux du durcissement du contexte de la pharmacie ils ont conscience de la nécessité de perfectionner leurs techniques de management de l’officine.

C’est un peu l’ambiguïté de notre travail car on est à la fois des professionnels de santé et en plus des commerçants. Ce qui nous fait vivre c’est notre marge commerciale. Donc il faut vraiment dynamiser le point de vente, gérer le linéaire etc. Il y a donc des choses à faire là-dessus mais est-ce que c’est notre coeur de métier ? Je pense que non car nous c’est le médicament ou d’autres activités comme la prévention ou le dépistage.

L’OR

Les compétences managériales ne sont pas absentes comme on peut le constater mais simplement mises en retrait dans l’identité pour autrui en raison de cette forte interaction avec l’usager mieux assumée dans son rôle de santé.

L’OCC se place pour sa part dans sa relation à l’usager comme un distributeur. Elle a façonné son organisation en conséquence avec un back office (la réserve et les stocks) et un front office (espace de vente et les comptoirs) parfaitement optimisés. Le déménagement a été l’occasion de rationaliser son fonctionnement et d’augmenter sa performance. Le client se trouve alors dans un espace commercial où la rentabilité du linéaire est parfaitement maîtrisée.

Nous avons repensé de A à Z les fonctionnalités de chaque recoin de l’officine. Nous sommes une pharmacie de passage. Les gens viennent chercher des produits et comparent les prix. On doit être attractif et avoir une bonne disponibilité des produits. On a calculé la rentabilité par gamme. Nous l’avons fait pour la parapharmacie mais aussi pour le médicament conseil. C’est ce qui nous distingue de la parapharmacie de l’hypermarché

L’OCC

Son activité dans la relation à l’usager diffère de l’OR notamment dans la gestion de la relation client. Ce dernier est très volatile et se focalise avant tout sur la disponibilité et le prix du produit.

Par conséquent les rôles privilégiés sont la distribution de médicaments, de produits hors médicaments et le conseil. « Nos salariés quand ils voient un produit sur une ordonnance, ils doivent immédiatement se poser la question du produit à associer. L’idée est de rebondir sur l’ordonnance avec un conseil en parapharmacie qui va d’une part faire de la marge additionnelle et surtout distinguer la délivrance d’un concurrent où on ne le fait pas ou mal » (L’OCC). Les compétences qui en découlent sont principalement managériales. Cela suppose pour le titulaire de former ses équipes et d’assurer une bonne animation. Il faut bien gérer ses stocks pour savoir quel produit conseiller à la fois pour maximiser les attentes de l’usager et en même temps celle de l’entreprise en terme de rentabilité. Pourtant comme pour l’OR, l’OCC ne se coupe pas de son rôle de professionnel de santé.

Au regard de l’analyse par le processus de socialisation du pharmacien titulaire d’officine il apparait que deux identités de métier cohabitent. L’une correspond à un positionnement comme professionnel de santé l’autre à une image de gestionnaire d’un commerce de détail. Cette double identité est orientée par les interactions à l’usager et correspond au deux rôles du pharmacien.

Cependant cette double identité ne semble pas correspondre à un conflit des rôles chez le pharmacien (au sens de Kahn et al. 1964) car chaque titulaire interrogé semble avoir tranché sur la question. Les titulaires de l’OR affirment davantage[5] leur rôle de professionnel de santé en s’appuyant sur la proximité avec leurs clients/patients. L’identité héritée pose les bases d’un futur visé. La construction mentale de l’avenir souhaité reste focalisée sur l’identité héritée.

Le choix de vie et l’officine recherchée (identité visée) correspondent alors à cet héritage. C’est ce qu’ils ont trouvé dans cette pharmacie de campagne.

Notre métier va changer et j’espère que nous allons redevenir des pharmaciens professionnels de santé plus que des gestionnaires de stocks et de personnel. En campagne on fait de l’urgence. Ce qu’on pourrait appeler de la « bobologie ». Il faut dépanner. On a vraiment cette notion de service de proximité. Et si l’état veut nous rémunérer sous forme d’honoraire on peut très bien devenir des salariés de la « sécu ». On est un service public aussi.

L’OR

Les titulaires de l’OCC se considèrent davantage comme des gestionnaires d’un commerce de détail dont la mission principale est la distribution de produit et le conseil. L’identité visée s’éloigne peu à peu de l’identité héritée. Le processus relationnel a montré que leur conception du métier a évolué pour trouver leur réponse aux mutations du marché. L’OCC recherche la rationalisation de son fonctionnement et la performance. Elle se voit comme une organisation bien structurée.

Dans notre officine nous sommes nombreux et c’est difficile de voir ce que chacun fait. Nous avons eu besoin de standardiser les façons de faire. Avec nos frais de fonctionnement et la lourdeur de notre structure nous devons faire de la productivité. Nous devons rationnaliser notre fonctionnement car financièrement c’est de plus en plus serré à cause des marges qui diminuent. Nous sommes contraints d’améliorer la performance de l’entreprise.

L’OCC

Par contre il semble qu’une ambiguïté des rôles soit bien présente pour le moment tant que la subsistance du pharmacien ne sera assurée que par son rôle de commerçant. Les réformes récentes sur la rémunération de l’acte pharmaceutique changeront peut-être ce statut.

Discussion

En mobilisant la littérature sur la théorie des rôles et le concept d’identité de métier cette recherche met en avant plusieurs points de discussion. Tout d’abord, les résultats obtenus sur l’identité du pharmacien titulaire ont permis d’approfondir les travaux sur les rôles. Ensuite, l’analyse de l’identité permet d’enrichir la définition des compétences nécessaires à l’exercice du métier. Enfin, ces résultats conduisent à s’interroger sur l’articulation du processus de socialisation de l’individu au travail.

L’identité de métier pour analyser l’ambiguïté des rôles

L’analyse des interactions avec les usagers des pharmaciens titulaires de ces deux officines a permis de comprendre comment est réduite l’ambiguïté de rôles présente dans ce métier. Kahn et al. (1964) expliquent que l’ambiguïté de rôles est un sentiment perçu par les acteurs lorsqu’ils ressentent un manque d’information pour exercer leurs rôles. À long terme, ce manque peut entraîner des baisses de performances dans l’exercice des rôles.

Cela sous-entend que l’individu rencontrera des difficultés dans l’exercice de son métier. Il apparaît alors que la définition des différents rôles et leur acceptation par les acteurs sont liées à l’identité de métier (Dubar, 1991; Sainsaulieu, 1985). Cette dernière permet notamment une approche par les relations à l’usager dont l’analyse est centrée sur le rôle vis à vis d’autrui (Osty, 2002). En effet, il est constaté en analysant les deux cas de pharmacie que les titulaires ont construit leur représentation du métier en fonction des interactions au travail comme vecteurs de construction d’un sentiment d’appartenance. L’expérience de subjectivation de l’activité de travail qui en découle oriente les choix en matière de pratique, d’organisation, de management et donc de rôles. L’identité de soi (processus biographique) y participe également puisque dans cette construction identitaire le pharmacien déterminera son projet futur en fonction de l’expérience acquise par le processus relationnel. La définition du métier des pharmaciens étudiés et des différents rôles assumés dépendent donc en partie de leur construction identitaire.

Des identités différentes conduisant au développement de compétences différentes

Une approche par le concept de l’identité de métier permet de mieux délimiter les compétences individuelles nécessaires à un métier. Bourgault (2005) souligne qu’une approche par les compétences offre l’intérêt de développer la performance de l’organisation parce qu’elle soutient sa mutation culturelle. Ainsi, ce processus dynamique de gestion des compétences sur lequel s’appuie le métier individuel s’organise autour du savoir technique lié à la connaissance et à l’expérience (Stroobants, 1994) mais également à un « savoir être » étroitement lié à une situation de travail (Piotet, 2002). La construction identitaire se détermine notamment lors de cette situation de travail (Osty, 2002).

En effet, les résultats montrent que les titulaires étudiés en fonction de leur identité de métier ne s’appuient pas sur le même ensemble de compétences individuelles. Le tableau n°3 sur les interactions à l’usager en présente quelques unes. Les titulaires de l’officine rurale en affirmant leur volonté d’être avant tout des professionnels de santé développent des compétences techniques basées sur la connaissance et la délivrance des médicaments. Les titulaires de l’officine de centre commercial s’appuient davantage sur un ensemble de compétences managériales liées à une gestion et une rationalisation de l’entreprise.

Une identité construite par la pratique du métier

Par ailleurs, ces résultats permettent de s’interroger sur la nature de l’interaction entre les deux processus de socialisation à l’oeuvre dans la construction de l’identité de métier. Les recherches s’accordent sur le fait que l’identité se construit à travers un double processus entre identité pour soi et identité pour autrui (Osty, 2002; Dubar, 1991, 2010; Sainsaulieu, 1985, 1997). Il semble au travers de l’analyse du pharmacien titulaire dans son environnement de travail, que c’est principalement le processus relationnel qui déterminera son rôle sur le marché. La relation à l’usager fait alors la liaison entre l’identité héritée et l’identité visée. En effet, le processus biographique crée le cadre nécessaire à la perception du métier (je suis pharmacien) mais c’est le processus relationnel qui oriente l’identité visée (mon métier sera de…). Dubar (1991) avait élargi l’approche de Sainsaulieu (1985) sur l’identité de métier en intégrant la trajectoire de l’individu. Il semble ici que l’identité de métier s’appuie dans un premier temps sur le soi hérité pour construire dans un second temps, par la pratique du métier, un soi visé grâce aux relations à autrui.

Conclusion

En appréhendant la question de l’identité de métier du pharmacien titulaire par son processus de socialisation, l’idée défendue par cette recherche est de montrer que c’est en grande partie le processus relationnel qui est à l’origine d’une double identité expliquant deux rôles sur le marché. C’est donc la nature des interactions entre le pharmacien et les usagers de son officine qui oriente la construction de son identité de métier et la manière dont il affronte son ambiguïté de rôle. En effet pour le pharmacien, l’identité pour autrui, dans les interactions au travail, est créatrice d’une image de professionnel de santé et de gestionnaire d’entreprise. Dès lors, l’OR cherche davantage de proximité, se rapproche du médecin pour créer une véritable pôle santé, fidélise ses clients pour garantir son rôle sur le terrain de service public et affirmer sa volonté d’être un professionnel de santé. L’OCC insiste davantage sur le rôle de distributeur avec la gestion de l’espace de vente, l’approvisionnement et la gestion des stocks. Les titulaires de cette entreprise s’épanouissent dans le management de l’entreprise et s’affirment comme des gestionnaires d’entreprise. Cette interaction entre les deux processus (biographique et relationnel) permet donc une co-construction de l’identité de métier. Cette double identité de métier (professionnel de santé et gestionnaire d’un commerce de détail) semble correspondre à deux formes de réponse au contexte actuel de l’officine et à l’ambiguïté de rôles du métier.

Ces résultats laissent entrevoir des implications managériales intéressantes sur le développement du métier de titulaire et la gestion de leurs compétences. En effet, il est constaté que les titulaires de ces officines donnent une orientation spécifique à leur métier. Pour l’OR étudiée ils se considèrent avant tout comme des professionnels de santé et mettent en avant un métier organisé autour du service aux personnes, de l’information thérapeutique et du soin.

Les titulaires de l’OCC étudiée se considèrent comme des gestionnaires d’entreprise dont le métier s’organise principalement autour de la distribution du médicament, des produits hors médicaments et du conseil. En prenant en compte ces orientations sur le devenir du métier de pharmacien, il est possible d’identifier les nouvelles compétences à développer pour ce métier. Selon l’importance accordée à l’une ou l’autre identité, les compétences seront différentes. En insistant sur la mission de santé publique le métier correspond aux compétences individuelles prévues par le Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois (ROME) en admettant par ailleurs des mises à jour sur les nouvelles missions dans le cadre de la loi HPST (présentée dans le tableau n°1) et de la nouvelle convention pharmaceutique signée entre les syndicats des pharmaciens et la sécurité sociale le 29 mars 2012. En développant la mission de gestionnaire d’un commerce de détail, les compétences à développer sont managériales notamment sur l’animation d’équipe, la rationalisation de l’espace de vente, le contrôle de gestion… (Reyes, 2011). Le ROME en fait très peu état car elles ne sont pas enseignées lors de la formation initiale du pharmacien. Elles seront développées ensuite grâce à l’expérience acquise et à des formations ponctuelles dispensées par les partenaires comme les groupements officinaux (Moinier, 2009; Reyes, 2010). Il y a là un véritable décalage qui militerait pour une actualisation de la formation initiale du pharmacien afin d’intégrer les questions de ces deux orientations dans ce cursus.

Ces résultats doivent être entendus par rapport aux limites de cette étude. Ils semblent pleinement valides pour les cas étudiés mais leur généralité reste à établir. L’analyse se situe dans une démarche exploratoire. Elle était nécessaire pour un tel sujet compte-tenu du volume des informations, de l’objet étudié et du thème traité (Eisenhart, 1989). Il sera important d’approfondir ces premières assertions en multipliant les cas.

Ce travail laisse entrevoir des perspectives de recherche intéressantes. En s’appuyant sur ces premiers constats un approfondissement des différentes compétences indispensables au métier permettrait d’aller plus avant dans leur définition afin d’aboutir à un nouveau référentiel. Par ailleurs dans le cadre d’une démarche prospective sur le métier de pharmacien, une lecture par le processus de socialisation de l’identité de métier permettrait de participer à une démarche d’anticipation du devenir du métier de titulaire d’officine afin de l’accompagner sur ces mutations.

Tableau 1

Les mutations du secteur de la santé et leurs impacts sur l’officine française

Les mutations du secteur de la santé et leurs impacts sur l’officine française
Source : d’après Reyes, 2011

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Tableau 2

Caractéristiques des cas étudiés

Caractéristiques des cas étudiés

Chiffres correspondants à l’exercice 2011

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Tableau 3

Les rôles du pharmacien dans l’interaction à l’usager

Les rôles du pharmacien dans l’interaction à l’usager

D’après le tableau de F. Osty (2002, p. 119) sur les agents des impôts

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