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Une des différences majeures entre l’anthropologie et la sociologie à l’origine était que la première s’intéressait à ce qui dure dans les sociétés traditionnelles, dites primitives bien souvent, tandis que la deuxième s’intéressait à ce qui les transforme (le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes)[1]. Philippe d’Iribarne, qui n’est ni sociologue ni anthropologue de formation, se classerait davantage du côté des anthropologues puisque qu’à travers ses recherches et ses publications ce qu’il cherche à mettre en évidence c’est bien ce qui dure et traverse le temps dans nos sociétés (et forcément dans les entreprises). Il reconnaît volontiers l’influence qu’a eue l’anthropologie sur lui après une fréquentation de la sociologie qui ne lui apportait pas de réponses satisfaisantes à ce qu’il voyait dans les entreprises françaises (d’Iribarne, 1993). Ce qu’il y voyait relevait davantage, bien souvent, d’une société d’Ancien Régime que d’une société moderne telle que décrite et étudiée par les sociologues. C’est à travers le travail de Montesquieu, « un ‘proto-sociologue’ (…) dont les travaux sont antérieurs à la séparation sociologie-ethnologie » (d’Iribarne, 1993, p. XVI-XVII), et son utilisation du concept d’honneur, qu’il trouve les premières clés de compréhension du fonctionnement de l’entreprise française. Depuis lors, il n’a cessé à travers ses recherches d’approfondir son analyse de la société française et son exploration de ce qui dure et persiste dans nos sociétés. Le point de départ de cette aventure est la publication d’un ouvrage remarqué en 1989, La Logique de l’honneur, qui a pour objet l’étude des liens entre entreprises et sociétés.

Au moment où il écrit La Logique de l’honneur (1989), le monde du management interculturel est dominé par le travail de Geert Hofstede grâce à une recherche et un ouvrage publiés en 1980, Culture’s Consequences : International Differences in Work-Related Values. Dans cet ouvrage, ce dernier présente la culture nationale et les relations entre cette dernière et la gestion à partir de 4 variables représentant des questions fondamentales auxquelles toutes les sociétés doivent répondre pour survivre (rapport dominants/dominés, rapport hommes/femmes, rapport individus/collectif, incertitude ou non face au futur). Philippe d’Iribarne propose pour sa part, dans son livre de 1989, une alternative à cette approche basée sur des scores statistiques, produits à partir d’échelles d’attitudes et de valeurs, qui distingueraient les sociétés et les cultures les unes des autres. Son dernier livre, Penser la diversité du monde, publié en 2008, s’inscrit en continuité de son travail initial mais en mettant l’accent davantage sur la théorisation de ce qui dure et persiste au sein des sociétés. Le concept de culture, concept surexploité en sciences sociales, est-il le meilleur pour rendre compte de ce phénomène ? Voilà une des interrogations centrales de l’auteur dans son nouveau livre. Refaisons rapidement le parcours de P. d’Iribarne avant d’examiner plus attentivement la contribution de ce dernier livre.

Dans La Logique de l’honneur P. d’Iribarne propose une autre définition de la culture et une autre façon d’approcher les rapports entre société et gestion que celle de Hofstede. Son approche, d’inspiration ethno-historique, explore plus en profondeur le cas d’une entreprise française et de deux de ses filiales, l’une aux États-Unis et l’autre aux Pays-Bas, pour mettre au jour les logiques culturelles qui y sont à l’oeuvre. Selon lui, chaque culture a sa propre logique qui s’appuie sur une ou des oppositions fondamentales qui traversent le temps et les révolutions[2]. Ainsi la France serait mue par une logique de l’honneur qui reposerait sur l’opposition fondamentale entre le noble et le vil. Dans cette logique culturelle, ce qui est noble et vil serait l’objet constant d’enjeux dans la société française. Par exemple, ce qui était noble et vil dans la société d’Ancien Régime n’est pas le même que ce qui l’est dans la société contemporaine issue de la révolution de 1789. Pourtant, malgré le changement du contenu de ce qui est noble et vil, c’est cette logique et cette opposition qui caractériserait toujours la société française. Ce sont ses travaux de recherche dans les entreprises qui l’ont amené progressivement à dégager cette conception de la culture et à fournir des clés pour comprendre la gestion dans les entreprises. Ainsi, la gestion à la française serait mue par cette logique de l’honneur et par cette opposition entre le noble et le vil. La culture américaine serait mue de son côté par une logique marchande et une opposition entre le fair et l’unfair tandis que la culture néerlandaise s’appuierait sur une logique du consensus s’appuyant sur une opposition entre l’unité et la diversité[3]. Bien gérer dans chacune de ces sociétés implique de s’appuyer sur cette structure culturelle qui traverse la société et l’histoire de chacun de ces pays.

Dans l’ouvrage suivant paru en 1998, Cultures et mondialisation, d’Iribarne continue, avec son équipe de collaborateurs, ce travail d’exploration des relations entre cultures nationales et gestion des entreprises dans d’autres sociétés (Québec, Belgique, Suisse, Maroc, Cameroun, …). Ce livre a un double objectif : rendre compte de d’autres situations illustrant les relations entre culture nationale et gestion tout en étoffant son approche théorique, et commencer à construire une typologie des cultures à travers le monde pour apporter une alternative à la typologie de Hofstede. Sur le plan théorique, en complément aux concepts de la logique culturelle et d’oppositions fondamentales, il introduit celui de référent ultime qui lui permet de mieux rendre compte de ses recherches empiriques. En fait, sans le vouloir il introduit de la confusion dans son modèle puisque les nouveaux cas d’entreprises françaises font l’objet d’analyse en utilisant un référent ultime, comme la raison, qui ne sont pas en continuité avec la logique culturelle mise au jour dans La Logique de l’honneur comme dans le cas de la fusion avortée Volvo-Renault (d’Iribarne, 1998a). Honneur et raison ne sont pas tout à fait des synonymes. Est-ce l’honneur ou la raison qui est le référent ultime en France ? Ou les deux se combinant ? Il parle de la raison dans sa synthèse de cet ouvrage sans revenir sur la logique culturelle initiale qu’il tient toujours pour valable dans la première partie de l’ouvrage. Autrement dit, P. d’Iribarne ne nous offre pas de solution pour répondre à ces contradictions dans cet ouvrage. Il superpose les deux conceptualisations sans les confronter, ce qui provoque de l’incohérence théorique. D’autres problèmes semblables se posent pour d’autres pays étudiés par des membres de l’équipe de P. d’Iribarne, sans compter l’hésitation entre une approche relativiste et une approche universaliste de la culture qui complique drôlement la réalisation de certains projets, comme la construction d’une typologie des cultures (voir Dupuis, 2004, pour plus de détails).

Dans ce dernier ouvrage, Penser la diversité du monde (2008), P. d’Iribarne lève l’équivoque et la confusion en revenant davantage à une position plus près du cadre théorique initial, celui de la recherche d’une logique culturelle s’appuyant sur une ou des oppositions fondamentales. À la différence qu’il substitue à ces concepts celui de scène de péril et de salut (ou, par raccourci, scène de référence). Dans ce livre, il revoit une grande partie de son matériel empirique pour nous montrer la force explicative de cette nouvelle conceptualisation pour explorer les structures profondes des différentes cultures. Cette quête l’amènera à la tout fin du livre à reformuler sa définition du concept de culture dans un chapitre captivant où il démontre que ce qu’il cherche est en quelque sorte un objet sociologique non identifié. Nous y reviendrons plus loin.

Qu’entend-t-il par scène de péril et de salut ? Laissons l’auteur nous introduire au sujet. Citons-le longuement ici : « Il apparaît, à l’expérience, qu’on peut rendre compte des différences que l’on observe entre les manières de vivre ensemble propres aux diverses sociétés en faisant appel, pour chacune d’elles, à deux types d’éléments :

  • d’un côté des expériences spécifiques, d’une part de péril et d’autre part de mise à l’abri de ce péril (de salut), qui tiennent une place centrale dans l’imaginaire au sein duquel la vie sociale prend sens;

  • d’un autre côté des chaînes signifiantes à travers lesquelles chaque situation de la vie ordinaire est associée, en faisant largement appel à des constructions mythiques, soit au péril, soit au salut, qui structurent cet imaginaire.

Autant, dans une société donnée, l’imaginaire de péril et de salut qui prévaut fournit un cadre de sens à la fois commun et remarquablement stable à l’échelle de l’histoire, autant les chaînes signifiantes qui déterminent la lecture qui est faite de chaque situation sont à la fois plurielles et changeantes. C’est en combinant ces deux types d’éléments qu’on peut comprendre comment, au sein d’une société, ce qui change se combine avec ce qui demeure et ce qui est divers avec ce qui est partagé. » (2008, p. 49-50)

Nous le voyons nous sommes plus près ici du modèle initial tel que développé dans La Logique de l’honneur (1989), particulièrement dans la préface de la version de poche de cet ouvrage paru en 1993 où il le développe davantage, sauf que la logique culturelle générale est plus précise (scène de péril et de salut). Il reste maintenant à réinterpréter son matériel et celui de son équipe à l’aide de ce modèle. Il le fait pour le cas de la France, des États-Unis, du Cameroun et du Mexique où il parlera pour chacune des sociétés et des cultures des craintes fondatrices qui leur sont propres. Dans le cas de la France, il parlera de la crainte (du péril) d’une position servile. Dans le cas des États-Unis ce sera la crainte d’être soumis à la volonté d’autrui. Au Cameroun on aura peur de ce qui se trame contre soi, tandis qu’au Mexique ce qui est craint par-dessus tout c’est d’être privé de l’appui d’autrui. En se basant sur les travaux d’anthropologues, il ajoute les exemples de l’Inde, la peur de ce qui est souillé, et de Bali, la crainte de l’irruption des émotions.

Dans le cas de la France, la nouvelle interprétation est tout à fait compatible avec la logique de l’honneur et l’opposition entre le noble et le vil développé dans le premier livre. Ici il s’agit toujours de ne pas occuper une position servile, et surtout ne pas le faire par peur ou par intérêt, ce qui est loin d’être noble et serait plutôt considéré comme vil. C’est le métier qui sert de rempart (de voie de salut) contre une dépendance servile : « la mise en avant du métier fournit une manière de raccorder le travail fait dans une position subordonnée, soumis de fait à l’autorité d’un patron, à une vision d’indépendance, d’honneur et de noblesse. Il s’agit à la fois de représentations, en partie porteuse d’illusions, et de pratiques » (p. 67-68). Sa concrétisation dans le monde de la gestion reste inchangée par rapport à l’ouvrage de 1989. Ainsi, comme P. d’Iribarne (1989, p. 98-99) le disait dans cet ouvrage : « Gérer à la française, c’est connaître ce qui blesse et abaisse et respecter l’importance de l’honneur ». Autrement dit, bien gérer en France c’est ne mettre personne dans une position servile.

La deuxième, celle concernant les États-Unis d’Amérique, s’éloigne davantage de la première interprétation de d’Iribarne et nous semble plus précise et plus solide. En effet, P. d’Iribarne avait évoqué la logique marchande pour qualifier la logique culturelle américaine. Il s’appuyait sur l’expérience fondatrice des Pélerins du May Flower qui ont fondé une colonie américaine en signant un contrat les engageant à la communauté et à une série de règles communes. Il avait eu du mal à identifier l’opposition fondamentale dans ouvrage de 1989 où il parlait souvent d’une opposition entre le fort et le faible, d’autres fois de d’autres (la communauté et l’individu par exemple), mais où il semblait favoriser à la fin le couple free/fair qui n’était pas une opposition mais deux valeurs dominantes chez les colons américains. Dans son livre de 1998, il fixe « définitivement » l’opposition caractérisant cette logique contractuelle marchande, à savoir l’opposition entre le fair et l’unfair. Ces hésitations, qui signalent autant des faiblesses théoriques qu’une pensée en action, affaiblissaient son modèle d’autant plus que dans le cas néerlandais P. d’Iribarne n’identifiait pas vraiment d’opposition fondamentale. En fait, lorsque je parlais plus haut d’une opposition entre unité et diversité dans ce pays, je m’accrochais à un sous-titre d’une section sur ce pays dans le livre de 1989, dans un souci de cohérence du modèle, mais P. d’Iribarne ne la reprenait jamais dans son analyse.

Dans Penser la diversité du monde (2008), d’Iribarne remplace l’opposition entre le fair et l’unfair qui était au coeur de la logique culturelle américaine dans son livre de 1998 par une « opposition entre deux expériences : d’un côté, expérience crainte entre toutes, être à la merci des actions d’autrui; de l’autre, être au contraire maître de son destin » (p. 51). Il identifie donc la crainte fondatrice des États-Unis d’Amérique comme la peur d’être à la merci des actions d’autrui. Il donne plusieurs exemples convaincants de ces expériences de danger et de mise à l’abri : « … la fondation même de la nation sur une terre nouvelle, à l’abri des pouvoirs arbitraires qui régissent la vieille Europe, l’indépendance conquise par rapport à la Couronne britannique; en amont, dans le passé britannique, la Magna Carta, l’obtention de l’habeas corpus, étapes essentielles d’une mise à l’abri de chacun face aux excès possibles du souverain. On les retrouve magnifiées dans le personnage mythique du cow-boy qui ne laisse personne régir son existence au point que, pour se défendre, il préfère compter sur son arme plutôt que la protection d’un pouvoir tutélaire. Le relief qui leur est donné fonde l’attachement si répandu aux États-Unis, en dépit de tout, au droit de chacun à posséder des armes à feu ». (p. 53)

Ainsi la logique culturelle contractuelle américaine cherche à mettre à l’abri d’un abus les uns et les autres par la signature d’un contrat qui doit refléter, par ailleurs, les valeurs américaines d’égalité et de justice. En termes de gestion, cela revient à dire que les employés acceptent, dans le cadre d’un contrat de travail, de se « soumettre » à leur employeur mais dans ce seul contexte, et que ce dernier doit respecter scrupuleusement le contrat de travail et le signataire qui reste un homme libre par ailleurs : « Dans une société régie par des rapports contractuels, autrui ne peut rien m’imposer, puisqu’il ne peut rien exiger de moi si ce n’est ce à quoi j’ai consenti en ratifiant le contrat qui nous lie. Dans la mesure où mon consentement est réellement libre (où l’on n’a pas affaire à un contrat léonin) la crainte de ne pas maîtriser mon destin se trouve conjurée » (p. 72)

P. d’Iribarne n’a malheureusement pas réinterprété le 3e cas de sa célèbre enquête, celui des Pays-Bas. Pourquoi ? Est-ce parce qu’il n’a pas trouvé ce qui est craint par-dessus tout dans cette société, la crainte qui fonderait sa logique culturelle du consensus ? Il préfère se pencher sur d’autres sociétés (Inde, Bali, Cameroun, Mexique) qui ont fait l’objet d’études de son équipe ou d’études d’anthropologues. C’est un choix intéressant mais qui ne nous dit pas pourquoi le cas des Pays-Bas n’a pas été traité. Cette absence est une preuve que l’auteur maîtrise mieux le cas de la France que celui des autres pays à qui il la compare et qui explique pourquoi ce cas est plus facilement réconciliable que les États-Unis et les Pays-Bas avec la nouvelle mouture théorique. Il a d’ailleurs écrit quelques ouvrages sur la France où il met en action sa conception de la culture et il où il tente d’approfondir son exploration des ressorts culturels de cette dernière. Dans Vous serez tous des maîtres, publié en 1996, il montre que la Révolution française a voulu d’abord, à travers le statut de citoyen, permettre à tous d’avoir accès à un statut d’égale dignité, faisant de tous de « nobles » citoyens de la République. Dans L’étrangeté française, publié en 2006, il reprend et approfondit sa réflexion sur la France d’aujourd’hui et les défis qu’elle doit relever, le travail et le chômage, l’éducation, l’insertion des immigrants, la mondialisation libérale, à partir de sa lecture anthropologique. Il la voit tiraillée entre deux logiques, celle des statuts et des rangs (l’honneur, la grandeur, la noblesse) et la logique de l’égalité sociale issue de la Révolution française. Comparant la France à d’autres sociétés, il conclura : « La France a son mythe à elle, ni plus ni moins ‘irrationnelle’ qu’un autre, qui lie la liberté à la noblesse et l’égalité à un accès partagé à celle-ci. » (d’Iribarne, 2006, p. 273). Il conclura, dans ce livre, qu’aucune solution ne pourra être trouvée à ces questions (défis) si on ne tient pas compte des structures culturelles profondes qui marquent la France.

P. d’Iribarne termine Penser la diversité du monde par un excellent chapitre sur ce qui a été sa grande quête depuis 20 ans, à savoir identifier ce qui constitue le coeur d’une société et qui dure dans le temps, et qui réapparaît sous d’autres formes lorsque des changements profonds et durables touchent cette société. Il y a une continuité culturelle, il y a quelque chose de profond qui dure et qui permet de recomposer la société. Le concept de culture rend-t-il bien compte de cette réalité ? Pas si sûr, dit-il, en référence aux divers usages et définitions du concept de culture qu’il examine dans ce chapitre d’où le titre de ce dernier (« Un objet sociologique non identifié »). Mais, comme il le dit, « il n’est pas facile de trouver un terme plus adapté » (p. 158). « En fin de compte, ce terme ‘culture’ reste peut-être le moins inapproprié pour évoquer ce qui fonde, dans la durée, chacune des grandes manières de vivre ensemble que l’on observe sur la planète : une scène de référence singulière où s’opposent un péril majeur et des voies de salut permettant d’y échapper, des chaînes de signification qui donnent sens aux situations de la vie quotidienne en les donnant à voir dans la perspective ouverte par cette scène. Certes, une ambiguïté vient de ce que ce terme est également utilisé pour évoquer des formes de vie à la fois plus locales, plus transitoires et plus immédiatement observables. Mais ces formes de vie ne sont pas indépendantes des grandes structures sous-jacentes à partir desquelles elles prennent sens. Dès lors, il paraît sensé d’utiliser le terme ‘culture’ pour évoquer trois types d’éléments distincts : ces formes de vie immédiatement observables ; les structures pérennes sous-jacentes ; les processus à travers lesquels les premières prennent sens dans la perspective ouverte par les secondes » (p. 159).

Soulignons au passage qu’en France, les travaux de P. d’Iribarne soulèvent des débats passionnés. Les sociologues en particulier, qu’on pense à Friedberg (2005) ou à Maurice, Sellier et Sylvestre (1992), rejettent très souvent ses thèses parce qu’ils admettent difficilement que la société moderne qu’est la France soit encore sous l’influence de la société d’Ancien Régime, de sa culture « traditionnelle ». Mais, comme l’écrit d’Iribarne (2006, p. 270), l’attachement à la modernité chez plusieurs intellectuels français est une quête de grandeur qui s’inscrit tout à fait dans la logique culturelle française : « Le désir d’accéder à un monde voué à la pureté de l’esprit, où la diversité des cultures et des talents auraient perdu tout relief face à la majesté de l’homme universel (et donc de cesser d’accorder quelque attention à ce par quoi tout humain singulier, quand il se voue aux particularismes d’un terroir, reste souillé par l’impureté de la terre), n’a-t-il pas quelque chose d’éminemment noble et grand ? Et n’en est-il pas de même de l’ambition d’être la ‘lumière des nations‘ ? Le projet moderne, dans sa radicalité, est une manière d’accéder à la grandeur, non un oubli de celle-ci. »

Ce travail théorique de P. d’Iribarne est très intéressant. Il permet à la fois un retour à l’intuition d’origine (une logique culturelle sous-jacente) et un dépassement par l’utilisation du concept de scène de référence plutôt que la panoplie de concepts des débuts (valeurs, référents ultimes, etc.). Il reste que certaines questions soulevées par le passé sont toujours pertinentes. Par exemple, n’y a-t-il qu’une logique culturelle à l’oeuvre dans une société ? Dans sa nouvelle mouture, il semble qu’il y a une grande structure sous-jacente (la scène de référence) qui rencontre d’autres logiques culturelles plus modernes (la liberté, l’égalité et la raison universelle) mais P. d’Iribarne ne les présentent pas nécessairement ainsi. Dans l’extrait cité plus haut concernant la France, il parle de la rencontre entre la noblesse et la liberté où l’égalité passerait par l’accès de la seconde à la première. Y aurait-il donc plusieurs logiques culturelles à l’oeuvre ou une seule qui réinterprète les valeurs du temps ? C’est cette dernière voie qu’il semble privilégier quand il écrit : « Certaines grandes valeurs abstraites se retrouvent dans de multiples sociétés (ou même de manière universelle) : on peut parler de multiples lieux de liberté, d’égalité, de dignité, etc. Dès qu’on se demande ce qu’implique l’incarnation d’une valeur, sa mise en pratique, le cadre de sens propre à chaque société, les expériences fondatrices spécifiques qui y symbolisent la plénitude de l’être d’un côté et la déréliction, l’anéantissement de l’autre, entrent en jeu. Ce cadre conduit à spécifier ce qu’on entend précisément par dignité, égalité, etc., selon le contexte dans lequel on se trouve. » (p. 121)

Il reconnaît également qu’il puisse exister d’autres périls qui sont craints dans une même société « mais sans occuper une place centrale dans la manière dont la vie en société prend corps » (p. 162). Nous sommes convaincus de la pertinence des scènes de référence mises au jour en France et aux États-Unis mais il serait intéressant d’y voir d’autres périls ainsi que leurs voies de salut et d’en mesurer les effets sur les sociétés française et américaine, ou sur une partie d’entre elles. Nous restons ici avec l’impression qu’une seule scène de référence importe par société. Est-ce bien le cas ? Comment ne pas penser non plus que la scène de référence américaine ne soit pas en train de contaminer ou de concurrencer les scènes de référence des différentes sociétés du monde occidental par exemple ? Il reste muet sur ces questions mais nous comprenons qu’il ne peut pas les aborder toutes dans un même ouvrage.

Le travail de P. d’Iribarne est essentiel. Il est décevant de constater que de nombreux sociologues et anthropologues français le négligent. La recherche de ce qui dure, de ce qui marque profondément les sociétés, d’une structure profonde, pérenne, est indispensable et explique probablement pourquoi le concept de culture, malgré toutes ses mésaventures, reste toujours d’actualité. Lorsque la pensée rationnelle, centrée sur l’acteur moderne supposément rationnel, voire hyper-rationnel, ne suffit plus à expliquer certains phénomènes sociaux on se rabat alors sur le concept de culture en se disant qu’il y a quelque chose d’inconscient, de profond, d’insaisissable qui joue, et dont le concept de culture rend compte. Une structure, voire un résidu en quelque sorte qui est difficile à identifier. Le travail de P. d’Iribarne est justement de tenter depuis plus de 20 ans d’identifier cette insaisissable « réalité » qui joue dans la vie des hommes dans les différentes sociétés du monde. Un travail et une quête indispensables pour ceux qui cherchent à comprendre le fonctionnement de nos sociétés et de nos organisations.