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Le commerce équitable (CE) tend ces dernières années à devenir une “constellation complexe” (Huybrechts, 2006), très hétérogène, d’organisations différant dans leurs projets, leurs discours et leurs pratiques. Ces différences, de plus en plus d’importance, amènent à l’émergence de vives tensions entre acteurs, à des dissensions idéologiques pouvant être finalement critiques pour l’avenir du CE, en en déstabilisant la dynamique (Desjardins & Tremblay, 2006). L’étude de ces divergences, dans les représentations des acteurs, dans leurs systèmes de valeurs, définit un programme d’études dans lequel s’engagent de plus en plus de chercheurs (e.g., Bisaillon, 2006; Diaz-Pedregal, 2007; Gateau, 2007; Le Velly, 2006a, 2006b; Lemay, 2007; Poncelet, 2005; Renard, 2003; Taylor, 2005). L’enjeu, ce faisant, est de dépasser les premières cartographies du CE, focalisées sur la description d’une opposition fonctionnelle, bi-polaire, entre deux types de rapports opérationnels au marché – l’un s’actualisant dans la construction de filières intégrées, et l’autre dans l’élaboration de systèmes de labellisation des offres commerciales, pour leur distribution en grandes surfaces. Dans le cadre du programme d’investigations dans lequel s’inscrit la présente recherche, centré sur l’examen des référentiels idéologiques des acteurs, le CE s’analyse avant tout comme un espace de controverses.

Dans cette perspective, on développe ici une typologie originale des acteurs du CE, intégrant une dimension du mouvement qui, quoique se déployant depuis peu, s’affirme déjà d’importance, complexifiant fortement la structure du champ. On montre ainsi que les positions des acteurs s’y dispersent actuellement selon deux axes. Le premier oppose l’idée qu’il faut privilégier dans le commerce équitable les liens (les rapports sociaux et moraux entre sujets) à l’idée qu’il faut privilégier les biens (la circulation des objets, des produits marchands). Autrement dit, le premier axe oppose l’idée qu’il faut promouvoir, pour reprendre les catégories de Cova (1995), une « économie du lien » (insistant sur le relationnel, les communications interpersonnelles) à l’idée qu’il faut promouvoir une « économie des biens » (insistant sur le transactionnel, la maximisation des flux matériels). Le second axe différencie quant à lui le positionnement des acteurs sur de nouvelles problématiques, issues pour partie de préoccupations écologiques et pour partie de l’intégration des idées de l’économie sociale et solidaire. Aux conceptions alter-mondialistes (projetant, pour le CE, de contribuer à la transformation des relations commerciales internationales), s’opposent alors des idées anti-mondialistes, soucieuses du développement d’un commerce équitable local, délibérément restreint à un espace régional.

Après avoir ainsi dessiné ce qui constitue l’espace des avenirs du CE, divers acteurs-types sont étudiés en seconde partie de cet article. Il s’agit alors, en chaque cas, d’exemplifier les différents positionnements idéologiques identifiés et ce, en confrontant les stratégies d’action de ces OCE à leurs engagements.

Typologie des acteurs du commerce équitable

Pour la constitution du matériau informatif, permettant de dresser cette typologie des discours et des pratiques (soit encore, des modes d’encastrement culturel, institutionnel et structurel du CE), diverses méthodes relevant de la socio-anthropologie ont été mobilisées. Des entretiens centrés, dialogués (enregistrés et retranscrits), ont été conduits auprès de responsables de plusieurs organisations du commerce équitable (OCE), mais aussi de bénévoles, de membres salariés et de consommateurs de produits équitables (n = 61). Ont ainsi été interrogés, en un premier temps : l’un des fondateurs de Max Havelaar France et le président de Max Havelaar 35, des responsables de Lobodis (premier torréfacteur à s’être lancé dans le CE, en France), d’Alter Mundi (OCE se développant en réseau de boutiques, sous le statut d’entreprise d’insertion), d’Artisans du Monde (association à but non-lucratif constituant, en France, le premier réseau historique du CE), de Kan Ar Bed, (société coopérative de production), de Terralibra, de l’Archipel, du Sablier et d’Esperanza, d’Ingalañ et de Breizh ha Reizh (toutes OCE engagées, en Bretagne, dans le développement d’un CE local). Ayant noté l’importance prise dans la dynamique du CE par les acteurs économiques opérant en circuits courts, pour une reterritorialisation des systèmes alimentaires, ont également été interrogés, en un second temps : le fondateur de l’AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) de Saint Malo (porteur du projet de fédération des AMAP de Bretagne), les présidents des AMAP de Saint Malo, de Vannes, et d’une AMAP de Paris. Enfin, notant l’importance également prise par l’économie sociale et solidaire, ont également été interrogés des responsables de la Chambre Régionale de l’économie sociale de Bretagne et de la fédération Léo Lagrange (association de défense des consommateurs très engagée, en France, dans l’effort de construction d’un norme du CE). Les entretiens ont été entrepris parallèlement, d’une part, au dépouillement d’un important gisement documentaire constitué des productions militantes des OCE étudiées et, d’autre part, au suivi de différentes de leurs manifestations (réunions d’information d’Alter Eco, ou «stakeholder’s sessions», ouvertes mensuellement au grand public, journées d’Artisans du Monde, etc.). La participation à diverses manifestations du mouvement a également été décidée (salons professionnels, forums de discussion, débats publics). Pour certaines des OCE étudiées (Max Havelaar, Alter Eco), les écrits publics de leurs fondateurs ont été exploités, en vue d’identifier leurs positionnements idéologiques. Ces textes, souvent d’esprit testimonial, racontent la genèse des institutions. Les auteurs y défendent leurs conceptions du CE, les missions qu’ils s’assignent, contre-argumentent explicitement ou implicitement face à leurs divers détracteurs. Dans la même perspective, les sites internet d’organisations au développement économique plus « confidentiel » ont été investigués (ainsi notamment de ceux d’Ingalan et de Breizh Ha Reizh).

Le principe de saturation a déterminé le nombre des entretiens (conduits par vagues en 2005, 2006, puis 2007) menés auprès des militants et des consommateurs. La recherche systématique de « cas négatifs », contredisant le modèle provisoirement saturé, a été privilégiée. La collecte des données a été ajustée au fur et à mesure de l’analyse des discours. La première vague d’étude est elle-même liée à des recherches en comportement du consommateur qui ont fait émerger l’existence de représentations du CE inattendues, au regard de la littérature (Robert-Demontrond & Joyeau, 2007). Les idées apparues (pointant sur la demande d’un commerce équitable local, jusqu’au rejet des formes « conventionnelles » du CE) ont été explorées du côté de l’offre de produits équitables, lors des deux vagues d’étude qui ont suivi (Robert-Demontrond, 2008). Dans une perspective de triangulation des données et des méthodes, plusieurs blogs et forums de discussion en ligne consacrant des débats sur le CE ont été investigués, sur le modèle des travaux exploitant les méthodes d’enquête de type nethnographique. Ces diverses approches ont permis de cartographier les représentations sociales du CE et de définir la typologie des positionnements des OCE. Au final, l’interprétation des informations collectées a été fiabilisée par des discussions post-étude avec plusieurs des enquêtés et par un entretien de groupe réalisé avec des militants du CE.

Les tenants d’un commerce international et d’une économie du lien (TEcoL/I)

Le premier type identifié des OCE correspond aux acteurs qui, tenants d’une économie alter-mondialiste du lien, constituent historiquement le pôle militant du CE (Moore, 2004; Raynolds, Murray et Wilkinson, 2007). S’inscrivant dans le creuset idéologique originel de ce mouvement, ces acteurs veulent une alternative au système commercial dont ils dénoncent l’injustice, et proposent les principes d’une relation commerciale d’un nouveau type. Il ne s’agit plus, pour eux, de penser le marché comme un système de transactions anonymes. Il s’agit de le penser comme un lieu socialisant, permettant aux personnes s’engageant dans l’échange d’établir entre elles des relations de solidarité - les consommateurs intégrant dans leurs critères de choix la question du bien-être des producteurs. Cette focalisation idéologique sur l’idée de lien centre d’emblée ces OCE sur des problématiques de distribution, amenant au développement de centrales d’achat et de boutiques en réseaux. Les TEcoL/I considérant que le commerce équitable a pour principe premier une re-socialisation de l’acte marchand, la grande distribution est de fait refusée. Pour eux, le CE a pour finalité essentielle, au Nord, de sensibiliser les consommateurs à la question du bien-être des producteurs. Leur « conscientisation » est visée, pour la transformation en profondeur de leurs comportements d’achat et de consommation. Et la grande distribution est pensée être en absolue contradiction avec ce projet socio-politique. D’autant plus en contradiction que ses pratiques managériales sont par ailleurs très éloignées du cadre idéologique du CE. Pour les TEcoL/I, au contraire de toute logique d’engagement sur la durée auprès des producteurs, les acteurs de la grande distribution usent de menaces continues de déréférencement des produits. Au contraire de toute politique d’avance sur les commandes, ces acteurs abusent de longs délais de paiement et organisent une pression continue sur les producteurs pour obtenir des prix bas. Leurs pratiques de gestion des ressources humaines, finalement, contrastent par les «incivilités organisationnelles» constatées avec l’idéal de citoyenneté de plus en plus souvent affiché. Pour les TEcoL/I, l’acte d’achat ne peut donc que s’effectuer en boutiques. En conséquence de quoi, le système marchand mis en place est fondé sur un fort niveau d’implication des parties prenantes, au Nord. Le militantisme des consommateurs est d’emblée requis, en ce que la couverture spatiale du réseau est très faible. Il leur faut consentir à des coûts de déplacement parfois importants pour s’approvisionner en produits équitables. Autrement dit, il est attendu d’eux qu’ils viennent à l’offre. Celle-ci est par ailleurs significativement différenciée des offres conventionnelles, en terme de prix. Le système implique ainsi un autre effort : le consentement des consommateurs à surpayer les produits équitables. Le différentiel positif de prix est ainsi pensé nécessaire au CE, inscrivant l’acte d’achat dans une logique de don (Robert-Demontrond, 2005). Le militantisme des vendeurs est également requis, pour contenir les prix et ne pas nuire à l’expression de la demande. Ces vendeurs sont ainsi le plus souvent bénévoles. Outre cet activisme attendu des parties prenantes, au Nord, la confiance est également un paramètre essentiel du fonctionnement de ce système économique. Cette confiance dans la transaction finale, au Nord, est requise des consommateurs, en l’absence de garantie du caractère effectivement équitable de la relation commerciale. Et cette confiance est requise dans les transactions Nord-Sud : il n’y a de fait pas de système de contrôle, au sens strict. Le respect des engagements est essentiellement fondé sur la confiance mutuelle entre les acteurs de la filière. Les transactions sont ainsi « singulières », fonction des co-contractants. Elles ne relèvent pas, selon l’expression de Le Velly (2006a) d’« échanges non marchands », mais plutôt d’« échanges marchands hors de l’ordre marchand ». Elles se règlent moins essentiellement sur un cahier des charges, sur un code de conduite plus ou moins précis, que sur des principes éthiques qui visent « à réduire l’influence des forces du marché dans l’allocation des biens et dans la détermination des prix » (ibidem). Les acteurs s’autorégulent ainsi. Et ce, d’autant plus volontiers que le processus de certification d’une organisation de producteurs représente un coût fixe non négligeable, de contrôle, qu’il conviendrait d’amortir en raisonnant en termes d’économies d’échelle. Or, les perspectives de croissance du CE sont très significativement limitées, si l’on se borne à cette première approche du marché. Mais au vrai, le volume des échanges n’est pas ici visé. La vente en boutique n’est jamais au final qu’un prétexte à l’information du public, au Nord, sur les problèmes économiques de développement des pays du Sud. Relativement au Nord, l’objectif est avant tout politique, « sinon même moral » (Diaz-Pedregal, 2006), et non pas commercial. Relativement au Sud, la volonté d’activer un transfert d’informations, de méthodes et d’outils d’analyse, de savoir-faire techniques, est estimée fondamentale - par delà même la question très fortement médiatisée de la juste rémunération du travail.

Les tenants d’un commerce international et d’une économie des biens (TEcoB/I)

Un autre type d’acteurs du CE, qui en constitue historiquement le pôle marchand, est défini par les tenants d’une économie alter-mondialiste des biens, pratiquant une solidarité Nord-Sud. Pour eux, le projet d’intégration des petits producteurs du Sud dans le système économique mondial implique que d’importants volumes de vente leur soient assurés (Roozen & van der Hoff, 2002; van der Hoff, 2005). Contre les TEcoL/I, le référentiel idéologique du CE est régulièrement rappelé. Lequel référentiel est donné tout entier, en condensé, par la formule «Trade, not Aid», lancée lors de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement en 1964. Ce que réclament les pays du Sud, ce n’est pas la charité, mais le respect de la dignité des producteurs, l’ouverture des marchés du Nord à leurs offres commerciales et l’amélioration des termes de l’échange. Dans cette perspective, la relation de solidarité Nord-Sud développée au travers l’élaboration d’un cadre commercial alternatif en marge du marché traditionnel est estimée insuffisante. Pour les TEcoB/I, le marché du CE reste trop marginal, trop confidentiel. Par suite de quoi, ces acteurs du CE sont favorables : i) à l’exploitation des structures classiques du marché, à la diffusion en grande distribution des produits équitables, outre le recours aux filières spécialisées; et ii) à l’exploitation des techniques conventionnelles du marketing, dont la labellisation des biens. Visant un changement d’échelle du CE, celle-ci sert, en tant que facteur d’identification des produits, comme vecteur de leur insertion dans le marché conventionnel. Pour comparer, la défaillance du lien des acteurs du CE avec les consommateurs, qu’induit nécessairement le recours au libre-service en grande distribution, les TEcoB/I oeuvrent à la mise en place de systèmes professionnalisés de contrôle de la qualité des conditions de production. Des référentiels de contrôle précis et contractualisés sont ainsi développés, détaillés en cahiers des charges. Des inspecteurs sont missionnés auprès des producteurs du Sud, pour s’en assurer le respect, et auprès des importateurs du Nord, pour vérifier la tenue des comptes relatifs aux transactions.

Pour la plupart, les TEcoB/I sont des « sociétés à but lucratif », des entreprises « capitalistes » – leurs créateurs s’efforçant de concilier, dans leur modèle de développement économique, les contraintes opérationnelles qu’induit la recherche de profit avec leurs convictions éthiques. L’économie de marché n’est ainsi, ici, aucunement remise en cause. Les TEcoB/I visent au contraire à son exploitation plénière, pour en corriger les effets secondaires (Roozen & van der Hoff, 2002). Leur logique est donc réformiste, et non pas « révolutionnaire ». Le lobbying et l’engagement politique ne sont pas prioritaires. L’action commerciale est privilégiée. La recherche du profit est elle-même justifiée : i) en ce que celui-ci est un facteur d’autonomie, par rapport aux subventions étatiques, permettant aux OCE de s’inscrire véritablement dans le système économique conventionnel, pour sa régulation; et ii) en ce qu’il est un support d’investissements, permettant aux OCE de développer de manière continue leurs initiatives commerciales. Des conventions de redistribution des dividendes sont alors couramment établies entre les actionnaires, spécifiant que la priorité n’est pas donnée à leur enrichissement, mais au réinvestissement des profits. Reste que l’aspect « lucratif » de l’activité peut finalement l’emporter sur toute autre considération. De plus en plus de nouveaux acteurs, distributeurs ou industriels, surviennent ainsi sur le marché du CE, attirés par sa croissance et par les perspectives offertes de profitabilité, avec qui plus est la possibilité de gains notables en réputation et en image. C’est ainsi que McDonald’s ne sert plus en Suisse, depuis 2003, que du café certifié équitable par Max Havelaar; stratégie progressivement étendue aux États-Unis, depuis 2005, avec du café certifié par Transfair USA. Dans la même logique, Nestlé a lancé une nouveau produit, Partner’s Blend, certifié équitable sur le marché britannique. Et ce, après que la multinationale ait longtemps critiqué les principes du CE, arguant notamment, pour la filière café, de risques de surproduction, et donc d’effondrement des prix, et d’appauvrissement au final des producteurs. En gestion des risques de réputation (en réaction à l’organisation du boycott des produits Nestlé dans près de 20 pays), il est attendu ici que, par jeu métonymique, l’octroi du label par la Fairtrade Foundation (branche britannique de l’association FLO - Fair Trade Labelling Organisations), ne soit pas perçu comme étant restreint à un seul produit, mais à l’organisation toute entière. Les firmes de la grande distribution ne se bornent plus, quant à elles, à vendre des produits équitables certifiés par des organisations de FLO. Elles en viennent à lancer leurs propres labels et marques de produits étiquetés « éthiques », « équitables » ou encore « durables ». Ce faisant, des critères peu contraignants sont retenus, significativement moins que ceux inscrits dans les dispositifs normatifs prescrits par les organisations de FLO.

Les tenants d’un commerce régional et d’une économie du lien (TEcoL/R)

A l’encontre de ces premières conceptions du commerce équitable, un autre type d’acteurs du CE se forme depuis peu, retenant en fondements de leurs stratégies : i) l’affirmation d’idées anti-mondialistes (Crossley, 2002; Venter & Swart, 2002), plus encore qu’alter-mondialistes, amenant à la contestation frontale des formes historiques du commerce équitable; ii) le refus de s’arrimer aux acteurs conventionnels et à leur logique de développement économique, y compris sous l’étiquette « durable ». Pour ces acteurs du CE, essentiellement du Nord, la logique du lien prime sur celle des biens (Robert-Demontrond, 2008). Ce qui implique une primauté du territorial, du local, en tant que fondement essentiel du lien social. Récusant, comme les TEcoL/I, les registres industriels et marchands d’évaluation des ordres de grandeurs de l’action - au sens de Boltanski et Thévenot (1991) -, ces acteurs s’inscrivent, comme les TEcoL/I encore, dans un système où prévaut le domestique (au sens également de la théorie des conventions). Avec, dès lors, la menée d’un raisonnement hyperbolique qui finit par disqualifier tout ce qui n’est pas vernaculaire. En conséquence, les flux de marchandises du Sud au Nord, quel qu’en soit le type, équitable ou non, se trouvent soumis à de vives critiques. L’idée est promue selon laquelle, finalement, seul un commerce équitable de proximité (Nord-Nord, Sud-Sud), fait véritablement sens. Il faut ainsi, pour les TEcoL/R, promouvoir impérativement le développement de marchés équitables en circuits courts, pour les produits régionaux, élaborés par de petits producteurs locaux. Ces offres sont de fait plus écologiques, car n’impliquant pas de longs transports, et sont propices au développement de nouvelles solidarités. Deux qualités sur lesquelles les TEcoL/R insistent de manière différenciée, certains étant plus sensibles aux questions environnementales (au problème de préservation de la nature, et des cultures régionales au Nord, contre la mondialisation), et d’autres étant plus sensibles aux questions éthiques (au thème du développement local, dans l’ordre de l’économie sociale et solidaire).

Les inégalités sociales s’étant accrues dans les pays du Nord, et non pas seulement entre pays du Nord et du Sud, cette problématique de nouvelles solidarités à instaurer et à consolider est fortement prégnante dans le discours des TEcoL/R. On ne peut pas, selon eux, légitimement borner le CE aux seules relations Nord-Sud. Les valeurs du CE ne sont pas fondamentalement distinctes, pour eux, de celles de l’économie solidaire - de cet ensemble d’initiatives visant au développement d’une économie alternative (Neamtan, 2003), par la redéfinition des rapports entre l’économie et le social, sans objectif de profitabilité, sans souci d’efficacité et de compétitivité, mais avec une obsession de moralité (Alcoléa-Bureth, 2004; Yilmaz, 2005). Pour les TEcoL/R, donc, l’articulation du commerce équitable avec les pratiques de l’économie solidaire et l’élaboration de stratégies communes de développement sont des opportunités qui restent par trop inexploitées. L’accent idéologiquement mis sur le lien, compris ici comme lutte contre l’exclusion socio-économique, implique pour eux une relocalisation du CE, le suivi d’une logique de proximité maximale entre producteurs et consommateurs.

Le concept de lien est par ailleurs enrichi, élargi. Il s’agit effectivement, pour les TEcoL/R, de ne pas le borner aux seuls producteurs. Il faut aussi, selon aux, l’appréhender comme « lien à soi-même », et comme « lien à la nature ». Lien à soi-même, tout d’abord, en ce que, pour les TEcoL/R, la volonté de sortir de l’économie des biens mène à l’adoption d’un discours finalement en ligne avec les objecteurs de croissance. L’opposition du lien aux biens retrouve alors celle de l’être à l’avoir. Le matérialisme est stigmatisé, dans l’idée qu’il faut désapprendre l’évidence de la relation faite usuellement entre croissance du bien-être et croissance de la consommation (Jackson, 2005); sinon même, dans l’idée qu’il faut apprendre ou ré-apprendre l’existence de la relation entre croissance du bien-être et décroissance de la consommation. Les TEcoL/R se montrent ainsi sensibles aux programmes socio-politiques de « décroissance » (Besson-Girard, 2005; Daly, 1996; Latouche, 2006; Moreau, 2005). Programmes qui appellent à « dé-penser l’économique » (Caillé, 2005), à se déprendre des compulsions névrotiques de consommation, à se désengluer de l’univers des marques et du marketing - pour le désencombrement de soi de tout ce qui est inutile et la reconnaissance de ce qui est véritablement d’importance, autrement dit pour une « renaissance au monde » (Brune, 2003 ; Sansaloni, 2006). Le matérialisme est dénoncé et, par extension, le capitalisme et le libéralisme. Ce qui amène les TEcoL/R à s’opposer radicalement à la grande distribution. Les actions que celle-ci entreprend, pour la promotion du CE, sont estimées incliner au développement de protocoles de communication qui, insistant sur les sentiments, les bons sentiments, sont très éloignés de tout projet de modification en profondeur des imaginaires de consommation. Le discours satisfait des TEcoB/I est vivement critiqué qui, prônant l’entrée du CE dans la grande distribution, se réjouit la compétitivité nouvelle des produits équitables en terme de prix (du fait des volumes permis). Un tel résultat, pour les TEcoL/R, est effectivement contradictoire avec tout projet de conscientiser les consommateurs (de ne pas automatiser et banaliser les achats). Et d’autant plus vivement que la grande distribution représente l’antithèse de la volonté des TEcoL/R de progresser dans l’être, et non pas dans l’avoir (de ne pas céder au « divertissement » pascalien, amenant à se délier de soi-même en ne se liant qu’aux biens marchands).

L’importance, dans le système de représentations des TEcoL/R, de la dimension « lien à la nature » renforce ces prises de positions, suivant d’autres lignes d’argumentation. Evalués dans la perspective du respect des ressources naturelles (de la minimisation de « l’empreinte écologique » des activités humaines), les flux de marchandises, du Sud au Nord, posent effectivement des problèmes dirimants. Il n’est pas juste, pour les TEcoL/R, d’apposer le terme « équitable » à des produits dont le transport génère des coûts environnementaux d’importance. Soucieux de préserver les ressources naturelles, certains TEcoL/R se montrent ainsi particulièrement sensibles aux mouvements « biorégionalistes » de « grass-roots environmental education » et de « place-based environmental education » (Carr, 2004; Robert-Demontrond, 2006). Ces mouvements invitent à l’enracinement, à une nouvelle sédentarisation, attentive au développement de comportements qui ne soient pas de « résidents », relativement aux milieux de vie. Il s’agit autrement dit de ne pas agir en gens vivant temporairement en pays étranger, pour affaires, mais en habitants réels des lieux. Raisonnant par ailleurs en terme de « biorégions » (McGinnis, 1999), où se conjugue la préservation des aménités sociales et environnementales avec la promotion des traditions culturelles, ces mouvements socio-politiques insistent sur la nécessité d’acquérir une relative autonomie de subsistance, à partir des ressources locales (Pendras, 2002). Retrouvant à nouveau les idées des objecteurs de croissance (Ariès, 2005; Latouche, 2006), l’intégration de la contrainte écologique incline les TEcoL/R à considérer comme illusoire les possibilités d’extension au Sud des modes de vie du Nord. L’enjeu principal devient alors au final l’environnement, et non pas les questions d’inégalités sociales et économiques, de respect des droits sociaux fondamentaux. Ce qui, en certains pays, comme la France, déstabilise la dynamique du CE, dans sa déclinaison historique, altermondialiste. Les TEcoL/R ont ainsi réussi à bloquer, en 2006, le projet gouvernemental de constitution d’un référentiel normatif, au motif que celui-ci excluait la dimension domestique des échanges, Nord-Nord, au profit exclusif des relations Nord-Sud. Des TEcoB/I comme Oxfam-Magasins du Monde, en Belgique, qui importent jusqu’à la moitié de leurs produits par avion, sont publiquement mis en accusation pour l’importance de « l’empreinte écologique », au sens de Wackernagel et Rees (2005), que représente ce mode de transport. L’idée est affirmée selon laquelle, pour que le qualificatif « équitable » soit véritablement pertinent, les droits des parties prenantes « muettes » (la nature, et par dérivé les générations futures) doivent être impérativement respectés. La sensibilisation des consommateurs du Nord à ce type de problématique risque de déstabiliser tant les TEcoL/I que les TEcoB/I.

Les tenants d’un commerce régional et d’une économie des biens (TEcoB/R)

Dans la même perspective de régionalisation du commerce équitable que les TEcoL/R, mais avec le souci d’un fort développement économique, minorant donc les problématiques d’empreinte écologique, plusieurs initiatives voient aujourd’hui le jour, au Sud, qui toutes visent à rapprocher les consommateurs urbains et les producteurs ruraux et proposent des alternatives commerciales aux filières conventionnelles. Entre autres enjeux, il s’agit notamment pour ces acteurs du CE de minimiser l’impact négatif, pour la sécurité alimentaire locale, du développement des flux Nord-Sud du commerce équitable. Les principales productions du Sud qui trouvent actuellement des débouchés sur les marchés équitables du Nord (le café, le cacao, le sucre, la banane) relèvent de fait de « cultures de rentes ». Le CE a ainsi comme effet pervers, pour les TEcoB/R, de confiner les pays du Sud au rôle de producteurs de biens à faible valeur ajoutée, et de retarder la modernisation des filières dans lesquelles il intervient en soutenant économiquement des initiatives vouées à disparaître. On ne peut également négliger, selon eux, le fait que si le CE apporte au Sud quelque prospérité, ce n’est jamais que par « îlots » - notamment parce que les bénéficiaires actuels des réseaux équitables érigent des barrières à l’entrée de nouveaux adhérents dans les coopératives. On ne peut enfin écarter le problème de dépendance des producteurs qu’induit la passation de commandes excessives à un nombre limité de partenaires. Ce qui compromet significativement leur survie, en cas de faillite de l’importateur. En réponse à cette ligne de problèmes, les TEcoB/R s’organisent pour développer un marché de produits équitables en leur propre pays et permettre, outre un accroissement des volumes de vente, la transformation des produits près de leurs zones de production et donc un accroissement de la valeur ajoutée. À cet effet, de nouvelles stratégies sont développées depuis peu, qui adoptent et adaptent le modèle des organisations de FLO International. Dans cette perspective, des référentiels normatifs du CE sont définis, puis des systèmes d’inspection-certification-labellisation sont mis en place.

Au total, le champ du CE se structure actuellement selon deux lignes de forces. Selon celles-ci, étayées par divers positionnements idéologiques, divers référentiels axiologiques, plusieurs « coalitions-type » d’OCE se forment, qui fondent des communautés variées de pratiques et de discours (Ramonjy, 2007). La figure 1 qui suit en dresse la carte.

Figure 1

Cartographie des positionnements idéologiques des acteurs du CE

Cartographie des positionnements idéologiques des acteurs du CE

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L’émergence de coalitions d’acteurs développant, actuellement, une logique d’action moins alter-mondialiste qu’anti-mondialiste, contredit factuellement les descriptions du CE qui, sous diverses expressions, dépeignent une simple bi-polarisation du secteur. Ce à quoi l’on assiste aujourd’hui n’est ainsi pas une structuration de celui-ci en un continuum qu’organiserait essentiellement deux pôles, l’un marchand et l’autre militant (Cravatte, 2006 ; Gateau, 2007), l’un porteur d’une vision fondamentalement socio-politique du CE (Renard, 2003; Poncelet, 2005), et l’autre «plus orienté business» (Gateau, 2006), le concevant comme un « petit business qui monte » (Jacquiau, 2006). Ce type de représentations du CE néglige une dimension du mouvement qui, pour nouvelle qu’elle soit, s’affirme être aujourd’hui d’importance - complexifiant fortement la structure du champ en amenant les positions des acteurs à se disperser non seulement selon l’idée qu’il faut, ou non, privilégier les enjeux socio-politiques à ceux économiques, mais aussi selon l’idée qu’il faut, ou non, raisonner en termes de régionalisation du CE. Pour ce qui suit à présent, diverses des organisations citées dans le tracé de la cartographie proposée du CE (figure 1) sont étudiées en « cas-types » des différents positionnements idéologiques.

Études de cas d’acteurs-types du commerce équitable et de leurs stratégies d’action

Les études de cas entreprises permettent d’illustrer les stratégies des acteurs liées à leurs positionnements idéologiques, en montrant notamment comment ces stratégies s’influencent mutuellement.

Un cas type de TEcoL/I

Par son histoire et ses actuelles trajectoires managériales, la fédération Artisans du Monde (AdM), une association de type « loi 1901 » (à but non lucratif), est un exemple paradigmatique des TEcoL/I. La première des boutiques AdM a été créée en 1974, en France, en réaction à une famine sévissant alors au Bangladesh. Son inspiration originelle est ainsi d’ordre assistantialiste et tiers-mondiste. Si l’impulsion a été donnée par l’abbé Pierre, le modèle suivi fut celui des Magasins du Monde, lancés aux Pays-Bas à la fin des années 50, à l’initiative de jeunes catholiques. Ce qui n’est pas anecdotique. Le courant originel du CE est de fait marqué par un très fort engagement ecclésial. Cette prégnance idéologique du catholicisme, qui continue jusqu’à aujourd’hui, gêne la fédération à pleinement réaliser le thème programmatique du commerce équitable, qui appelle à dépasser la logique de la charité : «Trade, not Aid». L’OCE peine à concilier fonctionnellement les mondes de la solidarité internationale et de l’économie libérale (Gateau, 2007 ; Le Velly, 2007). Et plus encore, elle peine à accorder la logique « domestique » (du lien, de la complicité, de la convivialité), constituant son creuset idéologique, avec l’adoption des logiques « industrielles » et « marchandes » (des critères d’efficience et d’efficacité, de chiffres d’affaires et de parts de marché) auxquelles la contraint pourtant le développement du CE demandé par les producteurs du Sud (Lemay, 2007). La filière intégrée mise en place par la fédération fait ainsi très largement appel au bénévolat (au don de soi), par delà tout appel aux dons des consommateurs (via l’acte d’achat). Regroupant plus de 170 points de ventes, AdM rassemble ainsi (fin 2007) près de 5 000 bénévoles pour seulement 85 salariés (souvent à temps partiel). La fédération est financée par des subventions publiques (pour moitié), le reste résultant des redevances payées par Solidar’Monde (centrale d’achat créée par AdM en 1984) et par les groupes locaux AdM (chacun d’eux possédant son propre système de gouvernance - conseil d’administration et bureau, assemblée générale). Les productions artisanales commercialisées par la fédération étant difficiles à certifier à partir d’un cahier des charges trop précis, il n’existe pas de contrôle au sens strict. La démarche est essentiellement basée sur un monitoring croisé, reposant sur la confiance mutuelle des acteurs (sur le lien interpersonnel, et interorganisationnel) et sur le respect d’engagements contractualisés et progressifs autour d’une charte commune. L’aspect immatériel du CE (l’effort d’éducation, de « conscientisation » des consommateurs du Nord, s’entendant comme quelque nouvelle « évangélisation ») est fortement valorisé relativement à celui matériel (relativement au flux commercial de produits, du Sud au Nord). Au point que, si l’objectif affiché par la fédération n’est pas strictement commercial, mais est aussi moral, socio-politique, il tend à n’être conçu par les bénévoles que comme incidemment commercial.

Reste que, prenant acte de la nécessité du développement du CE, la fédération s’engage aujourd’hui dans un programme d’actions visant à assurer plus de volumes de ventes. Dans cette perspective, le projet retenu par AdM est l’accroissement de la visibilité du réseau de points de vente et de l’attractivité des boutiques. À cet effet, les techniques du géomarketing sont mobilisées pour optimiser la couverture spatiale du marché, amenant la fédération à redéployer l’implantation des boutiques actuellement existantes. La professionnalisation des actions commerciales est explicitement requise, passant notamment par l’exploitation systématisée des techniques conventionnelles du marketing sensoriel et expérientiel. Et ce, pour un nouvel aménagement des boutiques qui, débuté en octobre 2006, permet d’augmenter leur fréquentation avec des devantures attirant la curiosité des passants, et avec des ambiances donnant aux consommateurs « le goût d’inscrire l’équitable dans leur quotidien ». La fédération se voulant toujours en rupture avec la grande distribution, estimée polarisée sur la seule fonction de commercialisation de biens matériels, les boutiques sont conçues comme des espaces de lien social, « traits d’union entre deux mondes », le Nord et le Sud, et comme des lieux d’échange, « de partage et de plaisir », mais aussi « de solidarité, de citoyenneté et de consommation responsable ». L’accroissement visé des compétences du personnel amène par ailleurs l’OCE au développement du recrutement de salariés et à l’engagement de programmes de formation techniques des bénévoles (portant notamment sur les questions de merchandising). En parallèle à ces premières innovations managériales, la performance commerciale de la marque « Artisans du Monde » est renforcée par la définition d’un nouveau packaging, valorisant les produits commercialisés en boutiques. Enfin, en vue de développer une filière du CE en laquelle les consommateurs puissent avoir confiance, la fédération renforce la synergie entre importation et distribution. En 2006, AdM est ainsi devenu l’actionnaire majoritaire de sa centrale d’importation, Solidar’monde, notamment en charge de la sélection commerciale des producteurs du Sud et de l’amélioration de la qualité des échanges. Cette intégration permet, au plan socio-politique, de renforcer le modèle du CE historiquement développé par la fédération, d’affirmer et d’affermir sa différence, face aux labellisateurs. Au plan socio-économique, l’intégration lui permet de contrôler les spécificités de sa filière, mais aussi d’améliorer l’efficacité commerciale des boutiques, bénéficiant des outils de vente, de formation et d’information des bénévoles développés par la centrale d’achat. Respectant les standards établis par Max Havelaar, Solidar’monde se soumet en conséquence, comme tous les autres concessionnaires de ce label, à des procédures de certification formelle. L’organisation a ainsi la garantie de la Fair Trade Organization (FTO) lancée par l’IFAT (International Fair Trade Association) et est membre de NEWS! (Network of European World Shops). Par ailleurs, la centrale fait partie de l’EFTA (European Fair Trade Association), syndicat professionnel qui coordonne les activités de ses membres en matière de sélection et de contrôle des groupements de producteurs.

On voit donc la fédération amorcer un virage stratégique qui révèle le développement de convergences institutionnelles avec les TEcoB/I. Contre ceux-ci toutefois (pour la préservation de différences, notamment culturelles), la décision a été prise en 2005 de ne pas faire référencer la marque « Artisans du Monde » en grande distribution (en tant que celle-ci n’assure pas le lien requis avec les fournisseurs et les consommateurs). Contre les TEcoB/I encore (visant alors principalement les multinationales, comme Nestlé), la fédération a demandé à FLO International, en 2005, de mieux contrôler et défendre l’utilisation du label « commerce équitable ». Ces diverses décisions expriment le souci continu de ce que, à mesure qu’il prend de l’ampleur et qu’il s’infiltre dans les réseaux de distribution traditionnels, qu’il s’ouvre à des acteurs ancrés dans l’économie conventionnelle, le CE ne participe pas simplement à l’émergence d’une nouvelle gamme de produits éthiques, mais vise à l’établissement d’un système commercial alternatif. La décision de centralisation des achats, avec la création de Solidar’monde, a fait cependant perdre un aspect majeur du projet originel d’AdM : le lien personnalisé producteurs-consommateurs, médiatisé en boutique par les vendeurs. De sorte que, si cette sortie de la filière intégrée (du mode d’encastrement structurel originel d’AdM) a permis une rationalisation des achats, certains groupes de la fédération entretiennent toujours, en dehors de l’intermédiation de Solidar’Monde, des relations d’importation directe auprès de producteurs du Sud qu’ils connaissent depuis longtemps, souvent intimement. Pour que sa centrale d’achat s’impose véritablement, la fédération en est venue à imposer aux boutiques de réaliser au moins 75 % de leur approvisionnement auprès de Solidar’Monde. Reste que les actes de «résistance» interne aux évolutions managériales peuvent être plus frontaux, et cette fois déstabilisants. Il en va ainsi avec l’opposition souvent très vive des bénévoles d’AdM à la décision d’exploitation des techniques de marketing. Ce qui peut nuire à l’implémentation de la nouvelle stratégie et amener à terme la fédération (sur le modèle d’Oxfam-Magasins du Monde) à scinder son organisation en une OCE à vocation commerciale (opérant en concurrence avec les TEcoB/I, et permettant à la fédération de ne pas être marginalisée dans le champ du CE) et une OCE assurant les missions socio-politiques que s’assigne la fédération (s’appuyant sur l’activisme des bénévoles).

Un cas type de TEcoB/I

Les ambiguïtés idéologiques des TEcoB/I sont quant à elles portées de manière exemplaire par Alter Eco (Lecomte, 2003, 2004, 2007). Cette PME, à structure capitalistique classique (il s’agit ici d’une société anonyme, dont le capital est notamment détenu par des fonds d’investissement, pour 40 %), est dirigée par des anciens d’HEC (le président directeur général et le directeur général). Spécialisée depuis sa création, en 1998, dans l’importation et la distribution de produits équitables, son succès économique prouve que le CE peut être une activité rentable. Cela même, pour les TEcoB/I, est supposé être un facteur décisif pour le développement à grande échelle de celui-ci. Cet objectif, de maximisation des volumes de ventes, au service des producteurs du Sud, est lui-même explicitement revendiqué par l’entreprise. Après avoir, un temps, opté pour une distribution spécialisée en boutique, Alter Eco s’est orientée vers la grande distribution et s’est lancée dans l’e-commerce équitable, puis dans l’internationalisation de son implantation. Alter Eco Americas, installée en 2005 à San Francisco, est ainsi devenue, aux Etats-Unis, la première société possédant une marque propre équitable et destinée à la grande distribution. La création en 2006 d’une boutique en ligne (alterecodirect.com) a ouvert à l’entreprise la possibilité d’offre d‘une gamme élargie à une clientèle également élargie. La stratégie multi-canal retenue, qui permet d’augmenter significativement l’activité économique, est ainsi couplée à une stratégie de marque multi-produits. La gamme est donc élargie. L’offre est diversifiée face à la montée en puissance de nouveaux concurrents, comme Malongo et Lobodis (concessionnaires du label Max Havelaar). La clientèle est élargie. L’entreprise se développe en adoptant les méthodes conventionnelles de la communication commerciale et de la promotion des ventes (campagnes d’affichage, habillage de gondoles, etc., pour rendre l’offre « attrayante »), et en n’excluant pas les consommateurs de produits équitables hostiles à la grande distribution. Le débat même sur la distribution des produits équitables en grandes surfaces est d’ailleurs estimé dépassé par Alter Eco, qui note que celles-ci réalisent, dès à présent, plus de 90 % des ventes de l’alimentaire équitable. Pour la sécurisation de la clientèle, quant à la qualité sociale et environnementale de l’offre commerciale, les produits distribués sont pour la plupart labellisés par Max Havelaar (quand les filières sont mises en place par FLO), et souvent également certifiés bio. La garantie des produits est ainsi déléguée, Alter Eco payant des redevances à Max Havelaar, suite à cette concession de licence, pour apposer le «label» sur ses produits. Les producteurs choisis font, en complément, régulièrement l’objet d’un audit de conformité, certifié par PriceWaterhouseCoopers. L’imaginaire de la confiance relève ainsi, ici, de la rationalité et du calcul, d’une logique de preuve technique, et non pas de l’évidence du ressenti. La méthodologie mise en place, «Fair Trade Audit 200», a ainsi été développée en collaboration avec ce cabinet d’audit. Elle permet d’émettre un diagnostic quantifié sur les coopératives partenaires. L’audit donne la possibilité de comparer la filière Alter Eco avec celles conventionnelles, de démontrer que la valeur ajoutée est équitablement répartie dans la chaîne. L’entreprise, autrement dit, se met en situation de pouvoir prouver, factuellement, et de manière chiffrée, la légitimité de son positionnement dans le champ du CE. Dans le même temps qu’elle déploie cette technicité, l’entreprise développe un «storytelling» de « supplément d’âme à l’économie conventionnelle ». Le développement du site marchand, dans le cyberespace (inclinant la perception de l’activité d’Alter Eco vers un imaginaire déshumanisé), est ainsi contrebalancé, d’une part, par l’ouverture de liens vers les associations engagées dans la promotion du commerce équitable et par la décision, d’autre part, de confier la partie logistique de l’activité marchande à un CAT (centre d’aide par le travail). Lequel contribue à l’insertion professionnelle et sociale de personnes handicapées. Dans la même ligne d’idées, la présence de fonds d’investissement dans le capital de l’entreprise est symboliquement contrebalancée par l’ouverture de celui-ci aux salariés (qui en détiennent actuellement 10 %).

Un cas type de TEcoL/R

Un premier exemple paradigmatique de TEcoL/R est donné par IDEAS (Iniciativas de Economía Alternativa y Solidaria), en Espagne (Otero, 2006, 2007). Cette organisation militante, soucieuse de transformer l’économie et non pas de créer un nouveau modèle d’assistance aux pays pauvres, bénéficie localement d’une excellente réputation. Ce qui, en ce pays, est un élément de succès essentiel pour le développement du CE, la plupart des produits alimentaires n’étant pas labellisés (Bucolo, 2003). Les ventes reposent essentiellement sur la performance commerciale de marques privées, ou sur le nom des organisations. Celui d’IDEAS apporte aux consommateurs la garantie que le produit couvre bien les critères du commerce équitable. Les volumes de vente sont cependant, hors grande distribution, très restreints : pour Carola Reintjes[1], la présidente de cette organisation, la portée socio-économique du CE risque de demeurer trop limitée, du fait de la spécificité de ses activités. Marginal, le CE ne pose pas de vrais défis au système international. Or, la vente en grandes surfaces des produits sous étiquette IDEAS est estimée présenter le risque de nuire à la réputation jusqu’à présent capitalisée, et de faire perdre à l’organisation une part importante de sa base militante. Pour avoir plus d’impact, la solution retenue consiste donc à insérer l’action de l’organisation dans des programmes plus vastes que le commerce équitable : ceux de l’économie solidaire. L’objectif, pour l’OCE, est d’être un vecteur de développement local, autant au Nord qu’au Sud, d’être un facteur de transformation sociale, économique, politique et culturelle, donnant la priorité à la personne - au lien sur le bien. Pour IDEAS ainsi, le CE n’acquiert pas tant des produits que des relations à long terme avec les producteurs. Reste que, ici, le positionnement idéologique fait débat dans l’organisation : le choix stratégique d’une non-insertion dans la grande distribution pose problème en ce qu’il limite toujours l’extension du CE. Alors que le commerce équitable est techniquement compatible avec la grande distribution, l’adossement à l’économie solidaire est estimée imposer des pratiques commerciales complètement alternatives au marché conventionnel, imposant à IDEAS des acteurs susceptibles de s’impliquer sans compromettre l’esprit du commerce équitable - comme l’administration publique, etc.

Un second exemple de TEcoL/R, s’inscrivant plus dans la mouvance du biorégionalisme que dans celle de l’économie sociale et solidaire, est donné par la Société coopérative de production Kan Ar Bed (« Chant du monde », en breton). Celle-ci a été créée en France, en 2002, pour assurer la distribution de boissons issues du commerce équitable, lors d’opérations événementielles, en Bretagne, et dans le réseau CHR (café-hôtel-restaurant) de la région. Dans cette perspective, le Beuk Cola, présenté par ses promoteurs comme étant le premier « cola équitable » au monde, a été lancé en lien avec une brasserie coopérative bretonne, Tri Martold. En parallèle, un projet Solidar’bar a été développé, qui rassemble sous un label commun les bars s’inscrivant dans la même démarche socio-économique. L’engagement est alors requis de servir à la consommation divers produits équitables et de ne plus proposer dans leur carte les produits de multinationales. Dans cette logique, de substitution, le Beuk-Cola remplace le Coca-Cola, qui disparaît de l’offre. Le développement commerciale de Kan Ar Bed a été significativement dynamisé par la création en 2004 de l’association Ingalañ (soit en breton, « distribuer », mais aussi « partager », « égaliser », appellation choisie pour exprimer d’emblée l’ancrage en Bretagne de l’organisation et son engagement dans l’économie solidaire). Ce que marque plus encore le nom de la fédération des acteurs du commerce équitable en Bretagne, Breizh Ha Reizh (« Bretagne et Juste », en breton), développée par Ingalañ. Celle-ci vise, comme l’explicite sa charte, « le développement du commerce équitable hors du réseau de grande et moyenne distribution ». A cet effet, d’autres circuits sont retenus : les bars et cafés, en tant que lieux de lien social et de culture, puis les boulangeries, en tant qu’espaces de relations sociales, et non pas seulement lieux de transactions. Et d’autres réseaux sont mobilisés, en circuit ultra-court. Il en est ainsi, notamment, des coopératives de producteurs montant leurs propres boutiques, qui revendiquent l’étiquette « commerce équitable local ». Il en est ainsi, surtout, de ces associations de consommateurs (sous forme d’AMAP), pré-achetant la récolte des producteurs, et retenant pour logique de fonctionnement un partage de risque avec les producteurs et leur juste rémunération (pré-fixée). Cette déclinaison en France du réseau CSA («Community Sustained Agriculture», ou Agriculture Soutenue par la Communauté), originellement développé aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et au Canada, connaît un développement fulgurant (près de 1 000 AMAP créées depuis la première initiative, en 2001). Ce qui, pour Ingalañ, constitue une forte opportunité d’alliances institutionnelles, permettant de mobiliser les collectivités locales pour la défense et la promotion du concept de « commerce équitable local ». Pour Ingalañ, les objectifs défendus se veulent ici les mêmes, à l’échelle locale, que ceux promus par le commerce équitable « conventionnel » à l’échelle internationale. Toujours, il s’agit d’obtenir des conditions plus justes pour les producteurs, de favoriser des relations solidaires, dans la durée. Toujours, il s’agit d’informer et de former les consommateurs. Dans une vision de l’économie centrée sur la personne, et non pas sur la marchandise, le terme « échange » est volontiers privilégié au mot « commerce ». Celui-ci est de fait estimé, dans ses actuelles acceptions, ne plus renvoyer qu’à des transactions marchandes et monétaires. La participation au marché consentie par les TEcoL/I, comme Artisans du Monde, est estimée faire perdre au CE son pouvoir de dénonciation du système économique conventionnel. Contre toute idée d’accroissement du volume des vente des produits équitables, les membres de Breizh Ha Reizh souscrivent aux appels à la décroissance pour le Nord et inscrivent leurs pratiques (avant tout socio-éducatives, presque incidemment marchandes), dans une logique de promotion des principes de « simplicité volontaire ». Au final, Ingalañ et Breizh Ha Reizh militent activement (avec notamment la Confédération Paysanne), pour la reconnaissance officielle du concept de « commerce équitable local ». Ce qui les a amené à bloquer le projet de l’Association française de normalisation (AFNOR) qui, après quatre années de vifs débats au sein d’une commission multipartite, avait publié en janvier 2006 le premier texte de référence sur le commerce équitable (Accord AC X50-340). Ce texte a été finalement rejeté parce qu’imposant, selon Breizh Ha Reizh, la vision de quelques acteurs du CE (les TEcoB/I) à tous les autres. Et ce qui amène la fédération à vivement contester la loi votée en août 2005, qui donne une définition du CE restreinte aux échanges Nord-Sud. Cet activisme n’est pas sans effets positifs. Les TEcoB/I et les TEcoL/I sont effectivement contraints d’intégrer les critiques écologiques développées par Ingalañ et Breiz Ha Reizh (et plus largement, par les TEcoL/R). C’est ainsi que, sous cette pression, Alter Eco communique à présent sur ses efforts d’éco-conception des produits, de minimisation de l’empreinte écologique liée aux transports Sud-Nord des produits équitables, et met finalement en avant sa politique de compensation volontaire des émissions de carbone. Pour ne pas se voir marginalisée par les TEcoL/R, la fédération AdM est amenée quant à elle à se définir nouvellement comme « altermondialiste ». L’affichage des liens entretenus avec le ce mouvement socio-politique est d’importance, au plan intra-organisationnel. Il permet de conserver l’engagement des bénévoles, autrement attirés par le «fondamentalisme» des TEcoL/R.

Un cas type de TEcoB/R

L’initiative mexicaine Comercio Justo México illustre de manière exemplaire le positionnement des TEcoB/R (Johnson, 2006). Expérimentant le CE Sud-Sud, cette organisation vise au développement d’un label national de commerce équitable. A la différence de Max Havelaar, en Europe, et de Transfair, aux Etats-Unis, il ne s’agit donc pas, ici, de commercialiser une offre « exotique », en provenance de petits producteurs du Sud, mais de favoriser l’accès au marché, régional, d’une production locale. Cette démarche s’inscrit notamment en réponse à l’insatisfaction de plusieurs groupes de producteurs quant aux normes et règles qui fondent les labels destinés aux marchés d’exportation (Johnson, 2006). Elle répond également à la volonté de plusieurs acteurs sociaux d’étendre le CE aux consommateurs du Sud. Lancé en 2002 à destination du marché intérieur, le label élaboré dans cette perspective donne ainsi la possibilité aux consommateurs mexicains de privilégier la production locale, autrement dit de s’engager concrètement dans une logique d’économie sociale et solidaire. Sur le fond, la mission explicitement assignée au label est la promotion d’une distribution massive de l’offre (visant à une qualité globale élevée), de petits producteurs, à travers des relations économiques et des systèmes de commercialisation stables - récompensant le travail effectué (par différence avec tout esprit de charité) et reconnaissant la dignité de ces producteurs, de leurs communautés et de leurs organisations, dans une relation solidaire avec les consommateurs. A cet effet, trois acteurs assument des fonctions complémentaires. Comercio Justo México, association civile constituée en 1999, est en charge de la promotion régionale du commerce équitable et de l’élaboration des normes. Agromercados, société anonyme créée en 2000, est en charge, quant à elle, de la transformation, du conditionnement et de la commercialisation des produits – et ce, selon les divers principes et critères définis par Comercio Justo México. Certimex (Certificadora Mexicana de Productos y Procesos Ecológicos), société coopérative créée en 1997 avec l’appui de l’Université Chapingo (principal centre de recherche et d’enseignement agronomique du pays), est en charge de l’inspection et de la certification d’organisations et de produits. Le système de gouvernance mis en place pour Agromercados est typiquement profilé en fonction de son positionnement idéologique : i) l’actionnariat est constitué par des organisations de producteurs, dont aucune ne peut posséder plus de 20 % des actions; ii) la prise de décision obéit au principe d’un vote par action (et non pas d’un vote par organisation, comme dans le cas d’une fédération coopérative); iii) les pratiques sont soumises au contrôle de Certimex, pour leur certification. L’objectif ainsi poursuivi est d’incorporer une plus grande valeur ajoutée à l’offre commerciale, en transformant les produits et en les conditionnant pour les vendre au meilleur prix sur le marché national. La conception du commerce équitable diffère alors significativement de celle des labels de FLO : i) le souci de situer le commerce équitable dans le contexte d’une économie sociale et solidaire amène à le définir comme un dispositif socio-économique ne concernant que les organisations de petits producteurs, et non pas les salariés de plantations; ii) les producteurs bénéficient d’une « prime pour le développement communautaire durable »; iii) aux préoccupations usuelles d’équité dans les relations commerciales sont associées celles de souveraineté alimentaire nationale; iv) le label met l’accent sur la notion de qualité totale, en développant notamment des critères de respect de l’environnement qui incline le commerce équitable vers la production biologique; v) cette qualité totale des produits est définie comme un engagement contractuel, pris par les producteurs envers les consommateurs; vi) ceux-ci sont appelés à êtes co-responsables du développement du CE. Pour assurer une diffusion maximale de l’offre, la promotion commerciale du label insiste sur la qualité des produits proposés et sur leur dimension locale. La commercialisation des produits tend à privilégier leur référencement en grandes surfaces. Dans la même ligne stratégique que les divers labels de FLO, il s’agit d’assurer une consommation de masse. En conséquence de quoi, les boutiques spécialisées ne sont que secondairement prises en considération pour la distribution des produits labellisés. Celles retenues peuvent prétendre à une certification comme « points de vente du commerce équitable », pourvu qu’elles commercialisent au moins un produit certifié «Comercio Justo México» et qu’elles respectent des critères contraignants en matière de délais de paiement. Cette absence délibérée d’exclusivité permet d’encourager les points de vente traditionnels à distribuer les produits labellisés. La couverture du marché en est renforcée. La visibilité de l’initiative est accrue, et donc également sa notoriété. Après une brève phase de consolidation du système ainsi mis en place, Comercio Justo México a rejoint en 2004 le réseau FLO. L’objectif poursuivi ce faisant par l’OCE était alors d’asseoir sa crédibilité et de se donner une réputation internationale. Cette opération a modifié quelque peu les caractéristiques de l’initiative, en impliquant notamment la définition de nouveaux règlements de produits. Mais elle l’a surtout constitué en exemple, pour les pays du Sud et du Nord soucieux de développer également un commerce équitable local. Dans cette perspective, le fait de rejoindre FLO a permis de valoriser internationalement l’expérience de Comercio Justo México et de systématiser la méthodologie élaborée pour en envisager ailleurs d’autres applications.

Conclusion

Le cadre idéologique originel du CE détermine, suivant Le Velly (2006b), le projet de construction d’un marché de « rationalité matérielle », opposé au marché de «rationalité formelle», selon la typologie des activités économiques élaborée par Weber (1995). Ce dernier marché étant tel que tous les acteurs n’y poursuivent qu’un unique objectif, quantifiable, dont le niveau est à maximiser sans contrainte d’ordre éthique, socio-politique, ou encore hédonistique, esthétique, etc. La pensée de la transaction est alors focalisée sur les produits échangés, sans aucune considération pour la situation des participants à l’échange. Ce à l’encontre de quoi s’opposeraient donc les acteurs du CE, s’accordant tous à « faire le bien » (et ce, dans une logique tantôt de charité, tantôt de solidarité), en visant l’amélioration de la situation socio-économique des producteurs (de leur bien-être), via le versement notamment d’une « prime éthique ». Comme on l’a montré ici, un tel accord idéologique n’existe pas, ou n’existe plus. Le système de représentations des acteurs du CE s’est de fait complexifié pour déterminer au final des projets institutionnels très variés. Certes, il s’agit toujours de « faire le bien ». Mais la définition de celui-ci varie fortement, selon les acteurs, et de même varient les façons entendues de le faire. Le CE peut ainsi s’analyser aujourd’hui selon deux dimensions : l’une, substantive, définit ses finalités, ses missions (le type de bien en jeu); l’autre, procédurale, relative à ses modalités opérationnelles, à ses programmes d’action, définit la grammaire du faire.

Au plan procédural, deux types d’acteurs s’opposent aujourd’hui. Les uns (les TEcoL/I et les TEcoL/R) sont soucieux d’échanges qui, quoique fonctionnellement et structurellement dans le marché, s’inscrivent idéologiquement contre le marché (Le Velly, 2006a; Taylor, 2005)[2]. La « rationalité matérielle » l’emporte alors explicitement. Il convient pour ces OCE d’insister sur la logique du lien, et non pas seulement sur celle des biens échangés ; il convient de socialiser l’économie, d’encastrer structurellement et institutionnellement les organisations marchandes dans des systèmes d’échanges interpersonnels. Les autres (les TEcoB/I et les TEcoB/R) consentent à l’anonymat marchand (et au marketing, aux outils de gestion, à la professionnalisation/rationalisation managériale de leur activité). Ceux-là souscrivent aux diverses conventions industrielles et marchandes pouvant être mobilisées pour l’évaluation de la légitimité des actions commerciales (Boltanski et Thévenot, 1991). Les premiers, tenants d’une transformation radicale des règles du jeu économique, allant jusqu’à prôner pour certains la décroissance, plus qu’une croissance alternative, reprochent vivement aux seconds, tenants de sa régulation, de faire des concessions décisives sur la grammaire du CE. Les dissensions sont d’autant plus vives que surgissent dans le champ du CE, parmi les TEcoB/I, des firmes conventionnelles (comme Nestlé, etc.). Acteurs pour lesquels la justice, dans les échanges, n’est pas une finalité (la rentabilité étant une contrainte), mais est un facteur de profitabilité. Le CE relève alors typiquement d’un « marché de rationalité formelle ». Ce vers quoi inclinent aussi certains TEcoL/I qui, en développant l’exploitation systématique des techniques de management, s’engagent dans un processus d’encastrement structurel et institutionnel de leurs actions finalement contraire à leur cadre culturel originel.

Au plan substantif, d’autres divergences apparaissent encore. Ce n’est alors pas le management qui fait problème, mais l’international. Si l’ancrage « domestique » du CE est toujours en débat, ce n’est plus en relation avec un changement d’échelle économique du CE, mais pour son changement d’échelle géographique. Les TEcoL/I et les TEcoB/I, d’un côté, s’accordent ainsi sur une appréhension du CE en terme de « solidarité organique », au sens de Durkheim. Tandis que les TEcoL/R et les TEcoB/R, de l’autre côté, s’entendent sur une appréhension du CE en terme de « solidarité mécanique ». La figure de « l’Autre » dont il s’agit de faire le bien, par le commerce équitable, change ainsi. Cet Autre est tantôt du Sud et tantôt du Nord. Tantôt le CE relève d’une logique de solidarité organique, solidarité avec ceux différents de soi et non pas identiques à soi, solidarité entre gens du Nord et gens du Sud. Tantôt le CE relève d’une logique de solidarité mécanique, privilégiant le proche plutôt que le lointain, le commerce Nord-Nord ou Sud-Sud, plutôt que celui Nord-Sud. Et l’on voit alors s’affirmer des positions anti-mondialistes, et non plus altermondialistes, considérant que le CE doit se situer aussi, sinon essentiellement, sinon même exclusivement, dans un champ d’action local.

Pour l’avenir du CE, le développement en cours de ces divergences idéologiques pose problème, en nuisant à la lisibilité des pratiques et à la crédibilité des discours. Sans la définition d’un référentiel distinctif, permettant la préservation de ses spécificités, l’extension du CE au sein du système marchand conventionnel paraît compromise. Tandis que son insertion dans les sphères de l’économie solidaire et du bio-régionalisme n’est pas d’évidence, tant elle s’avère contraire avec certains aspects essentiels du projet originel du commerce équitable.