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« On ne naît pas femme : on le devient »… – Que voulait dire au juste Simone de Beauvoir par cet aphorisme qui ouvre le second tome de son essai, Le deuxième sexe ? Doit-on comprendre que c’est dans l’existence et la temporalité, dans les gestes posés par chacune, que se construit une subjectivité féminine ? Ou au contraire l’affirmation signifie-t-elle que la femme n’est autre qu’un concept, une construction sociale destinée à maintenir un régime patriarcal ? À moins que le sens de l’énoncé ne réside dans son ambiguïté, marquant la richesse des influences intellectuelles de Beauvoir et sa volonté de dépasser l’opposition entre philosophie existentialiste et sociologie constructiviste ? Selon cette interprétation, la femme serait en partie un mythe (celui de l’éternel féminin) façonné par l’histoire et la société, mais elle ne saurait s’y réduire.
Dans le champ des études beauvoiriennes, les positions sont bien campées, chacun(e) défendant son interprétation. Mais l’idée brillante des éditrices de ce volume est d’avoir élargi les débats en privilégiant le prisme de la traduction. Car si l’énoncé original recèle un riche potentiel interprétatif, le travail de transfert linguistique en est sûrement le plus puissant révélateur.
L’histoire se déroule en quatre actes, quatre sections de tailles inégales. La première, très courte, comprend deux chapitres. Dans le premier, Karen Offen montre que le concept de gender/genre, en vogue dans les cercles féministes américains depuis les années soixante-dix et qui résiste à la traduction dans le champ intellectuel français contemporain, était bien présent dans les écrits des féministes françaises, et ce, dès la Renaissance. Dans le second, Bonnie Mann propose une lecture nuancée de Beauvoir, qui intègre, tout en les dépassant, les deux grandes orientations interprétatives.
La deuxième section retrace l’histoire des traductions en anglais du Deuxième Sexe. Elle s’ouvre sur l’essai de Margaret A. Simons publié en 1983. Ce texte est le premier à fournir une critique étoffée de la traduction du zoologue américain H. M. Parshley, parue trente ans plus tôt. Simons souligne d’abord le caractère abrégé de cette traduction, une décision de l’éditeur ayant contraint le traducteur à couper 15 % de l’original (lequel comprend deux tomes totalisant près de mille pages) pour que la traduction rejoigne le grand public. Ainsi, les passages sur l’oppression des femmes font souvent l’objet de coupures, tandis que ceux qui portent sur la position de supériorité des hommes sont plutôt traduits intégralement. La cohérence de ces coupes témoigne des biais du traducteur. Privée de sa profondeur historique et de sa polyphonie, l’essai perd aussi ses fondements philosophiques, Parshley étant passé à côté de la plupart des concepts existentialistes qu’il méprend pour des mots de la langue commune. Au final, Simons affirme l’urgence de produire une nouvelle traduction. Il faudra toutefois attendre encore près de trois décennies pour que ce voeu soit exaucé.
Le texte de Simons est suivi de deux chapitres signés par Toril Moi. Dans le premier, datant de 2002, l’auteure poursuit le travail amorcé par Simons, brossant un portrait plus sombre encore de la première traduction. Au-delà des omissions et faux-sens, Moi révèle que le travail de réécriture et de paraphrase réalisé par Parshley a détruit toute la cohérence argumentative, sabotage qui explique en partie les critiques américaines (dès lors injustifiées) adressées à Beauvoir. Pourquoi donc attendre plus longtemps pour une nouvelle traduction ? Le récit des échanges répétés entre les maisons d’édition et les spécialistes de Beauvoir ouvre un autre volet instructif : celui de la politique éditoriale, visiblement dominée par une logique commerciale. Il appert que la traduction se vendait bien, mais pas assez pour justifier une nouvelle édition. En 1983, Simons en appelait à une retraduction intégrale. Près de vingt ans plus tard, Moi spécifie que celle-ci devrait être produite par des expertes et accompagnée d’un appareil critique.
On comprend donc la réception mitigée qui a accompagné la publication en 2010 de cette retraduction tant attendue, dont la tâche fut finalement confiée non pas à des spécialistes de Beauvoir ni même à des philosophes, mais à Constance Borde et Sheila Malovany-Chevallier, deux traductrices et professeures d’anglais américaines résidant à Paris. Dans son second chapitre, Moi porte un jugement sévère sur cette retraduction. Si Parshley avait pris trop de libertés, celles qui lui ont succédé affichent une servilité totale. Leur traduction mot-à-motiste serait truffée de faux-amis (ex. : traduction systématique de féminin par feminine, de viril par viril) mais aussi de calques syntaxiques et typographiques. Alors que Parshley n’avait pas reconnu les concepts, les traductrices en voient partout. En belle infidèle, la première traduction était au moins agréable à lire ; celle-ci serait à peine plus fiable et de surcroit illisible. Son seul mérite serait d’avoir rendu le texte dans son entièreté. Quoique moins incisif, voyant tout de même dans cette retraduction un progrès, le chapitre suivant, signé par Nancy Bauer (reproduction d’un texte de 2011), n’est guère plus élogieux et enfonce le clou. Son intérêt tient surtout aux renseignements qu’il fournit sur les dessous de cette traduction : les négociations entre éditeurs et circonstances ayant conduit au choix de ces traductrices. La contribution de Meryl Altman (publiée en 2010) conclut la section sur une note plus positive. Sans être dithyrambique, l’auteure nuance certaines critiques de Moi. Elle reconnait des mérites à cette retraduction, à commencer par le parti pris étrangéisant, salue le choix des traductrices de ne pas moderniser le texte et estime que leur « neutralité » était une bonne chose. On peut apprécier, en effet, que les traductrices n’aient pas cherché à forcer le texte. Sont-elles neutres pour autant ? Les controverses qu’ont suscitées certains de leurs choix et la réflexion qu’elles nous livrent (plus loin dans le livre) sur les motivations sous-tendant ces choix ne laissent planer aucun doute : Borde et Malovany-Chevallier ne sont pas plus neutres que Parshley. Dotées comme lui des meilleures intentions, elles ont été fidèles à leur compréhension, laquelle est indissociable de l’horizon (culturel, historique, intellectuel) dans lequel elles s’inscrivent. Assez enthousiaste dans son appréciation de la traduction, Altman fustige en revanche la préface de Judith Thurman, dont la superficialité lui paraît en décalage complet avec l’événement qu’était censé représenter la publication de cette nouvelle traduction.
Dans la troisième partie, axée sur les débats philosophiques, le propos tourne pour l’essentiel autour de l’interprétation du fameux aphorisme rendu initialement en anglais par One is not born, but rather becomes a woman. Borde et Malovany-Chevallier ont repris la formule à une modification près : la suppression de l’article indéfini précédant woman. Cette simple suppression bouleverse l’interprétation de la phrase, woman n’évoquant plus une singularité, mais plutôt un état, une qualité, autrement dit un concept. Tandis que la première traduction était en phase avec l’interprétation phénoménologique, celle-ci bascule vers le déterminisme social. Je passe sur cette partie de l’ouvrage pour m’attarder à la dernière, intitulée The Labor of Translation.
Ce dernier volet du recueil donne voix à quatre traductrices (Constance Borde et Sheila Malovany-Chevallier, Marybeth Timmermann, et Erika Ruonakoski) ainsi qu’à deux traductologues, Anna-Lisa Baumeister et Anna Bogić, ces deux dernières analysant la réception de l’essai en Allemagne et en Yougoslavie. Dans leur contribution, Borde et Malovany-Chevallier se contentent de défendre leurs choix en rappelant le caractère partiel et partial de toute traduction. On aurait aimé connaître leur méthodologie de recherche, la dynamique de ce travail à quatre mains ou celle des échanges avec d’autres acteurs (éditeurs ou relecteurs). Vu les critiques qu’elles ont essuyées, on comprend qu’elles aient souhaité répondre à leurs détractrices, mais on reste sur sa faim. Le texte suivant de Marybeth Timmermann apporte un contrepoint intéressant. Cette traductrice américaine a cotraduit d’autres textes de Beauvoir et nous livre une réflexion plus poussée. Elle explique l’apport de l’exercice de traduction à la compréhension de l’oeuvre et les vertus du dialogue avec les philosophes. Au-delà du fameux adage et de ses multiples interprétations, Timmermann évoque d’autres défis comme l’usage systématique du genre masculin pour désigner des femmes (ex. : « Le médecin… il », même si le médecin en question est une femme). La traductrice et ses collègues ont choisi de ne pas gommer cette distance historique (privilégiant le masculin en anglais aussi), mais ont adapté d’autres aspects (la syntaxe et la ponctuation) par souci de clarté. Elle rappelle ainsi que l’ensemble des choix ne forme pas un tout monolithique, domestication vs étrangéisation, diverses difficultés appelant des stratégies différentes et parfois divergentes.
Les trois derniers chapitres nous transportent finalement en dehors de la sphère anglophone. Tout comme Timmermann, Erika Ruonakoski relate son expérience collaborative de retraduction du Deuxième Sexe en finnois. On apprend que Le deuxième sexe est paru pour la première fois dans cette langue en 1980. Avec l’accord de Beauvoir, l’éditeur avait opté pour une édition abrégée et basée sur l’édition suédoise de 1973, elle-même abrégée. Cette traduction fut bien accueillie. Le caractère abrégé souleva quelques critiques, mais rien de comparable au scandale suscité par les 15 % supprimés par Parshley. Toutefois, quand ce scandale fit écho dans les cercles académiques finlandais, dans les années quatre-vingt-dix, la nécessité d’une nouvelle traduction intégrale s’imposa. En 2008, le projet fut confié à trois étudiantes en philosophie, dont Erika Ruonakoski. Le finnois n’ayant pas d’article, la question de l’élision ou non du a devant woman ne s’est pas posée. L’ambigüité entre les deux interprétations a pu être conservée. Par contre, les traductrices ont été confrontées à d’autres difficultés, à commencer par le titre, l’équivalent de deuxième en finnois, toinen, signifiant également autre, une ambivalence plutôt heureuse puisque Beauvoir aurait hésité entre ces deux adjectifs. L’examen des choix de traduction est suivi d’une réflexion plus générale sur leur démarche, dans laquelle la théorie de Lawrence Venuti est mise à mal. L’auteure questionne notamment la pertinence de produire une traduction étrangéisante d’un essai conçu comme un acte de communication. Or, pour Beauvoir, la littérature était un acte de communication. Enfin, ce chapitre aborde un point traité nulle part ailleurs dans le recueil : la traduction de passages potentiellement offensants liés tantôt à des concepts douteux, des dénominations aujourd’hui choquantes ou des généralisations grossières, comme l’utilisation des mots « hermaphrodite » ou « négresse » (p. 346). Ce détour par la Finlande jette donc un éclairage inattendu sur l’essai et sur sa nouvelle traduction américaine, laquelle, en fin de compte, ne serait pas si étrangéisante que cela.
Avec celui de Ruonakoski, le chapitre d’Anna-Lisa Baumeister, consacré au destin de l’aphorisme beauvoirien en Allemagne, est l’un des plus solides et des plus originaux. Dans ce contexte, la formule Man nicht night als Frau geboren, man wird dazu gemacht [On ne nait pas femme, on est faite femme] fait figure de slogan. Depuis les années soixante et soixante-dix, ce dicton a servi autant les mouvements de libération de la femme et de protestation sociale que les groupes néoconservateurs et antiféministes. Pour les premiers, dont la pensée s’inscrit dans un rejet des valeurs traditionnelles et la révolte étudiante des années soixante, la formule renvoie plutôt à un constat, une réalité à combattre : « It is promised that, by grasping that and how they had “been made,” German women might “be made” no longer » (p. 309). Pour les seconds, il incarne l’absurdité du féminisme qui nierait la différence entre les hommes et les femmes. Il faut des formules-chocs pour mobiliser les foules. C’est donc cette version réductrice de l’aphorisme, qui, en Allemagne, passera à la postérité. Cette traduction n’est pourtant pas celle qu’on peut lire dans les deux traductions allemandes du Deuxième sexe. Si le slogan populaire n’est pas tiré des éditions allemandes du Deuxième sexe, d’où vient-il ? Dans la seconde partie de l’essai, Baumeister élucide cette question en étudiant une série d’entretiens que Beauvoir avait accordés à la féministe allemande Alice Schwarzer dans les années soixante et soixante-dix. Conduits en français, ces entretiens furent transcrits, traduits (en allemand et en anglais) puis édités dans les trois langues, autant de réfractions et de réécritures par lesquelles s’est peu à peu imposée la traduction favorite de Schwarzer, la plus à même de servir les mouvements de contestation auxquels elle participait.
Enfin, le tout aussi excellent essai d’Anna Bogić explique que, sous l’ère socialiste, les mouvements féministes yougoslaves se sont étiolés derrière le projet étatique officiel « d’émancipation des femmes », partie intégrante de l’idéal socialiste. Dans ce contexte où la représentation dominante de la femme se résumait à ses trois attributs de mère–travailleuse–camarade, et où l’opposition entre les sphères publique et privée avait laissé place à l’opposition entre l’État et la famille, la pertinence des écrits de Beauvoir et de sa critique de l’éternel féminin n’était pas évidente. Toutefois, à mesure que les femmes yougoslaves ont réalisé l’écart entre l’idéal et la réalité du socialisme, à mesure qu’elles ont pu constater, dès les années soixante-dix, mais surtout après 1989, à quel point le socialisme n’avait que superficiellement évincé les valeurs traditionnelles (bourgeoises, patriarcales et religieuses), la pensée de Beauvoir est devenue plus utile, voire incontournable. La traduction en serbo-croate du Deuxième sexe, réalisée dès les années soixante par Mirjana Vukmirović, n’est parue qu’en 1982, la publication de l’essai étant considérée non prioritaire par l’éditeur. À l’époque de sa parution, l’ouvrage de Beauvoir était déjà connu, la possibilité pour les citoyennes yougoslaves de voyager à l’étranger durant la Guerre froide ayant permis à celles-ci de découvrir les courants féministes étrangers. Tout comme en Finlande, cette publication tardive allait avant tout alimenter le mouvement féministe qui se développait, en réaction au discours officiel sur l’émancipation des femmes, dans les centres urbains, au sein des classes éduquées. Contrairement, à la traduction finnoise, celle-ci est intégrale. Elle reçut un accueil chaleureux et, selon Bogić, la philosophie de Beauvoir continue d’exercer une influence importante dans les cercles féministes et même au-delà.
Le collectif de Bonnie Mann & Martina Ferrari offre une lecture incroyablement riche, inspirante, dense, parfois ardue (du moins pour ceux et celles qui ne sont pas rompus aux débats philosophiques) et passionnante. Chacun à sa façon, les dix-sept chapitres montrent à quel point la traduction d’un essai tel que Le deuxième sexe est une entreprise complexe, toujours incomplète et en devenir. On voit qu’une fois l’ouvrage érigé au rang de classique, l’entreprise devient aussi une chasse gardée. Au-delà de la politique de la traduction, ce recueil confirme le potentiel heuristique de l’exercice de transfert linguistique. Il nous rappelle que c’est grâce à la traduction que les idées traversent les frontières et les âges, chaque version nous exposant un fragment du texte original, pour reprendre la métaphore de Walter Benjamin. Puis la mise en relation de ces fragments produit un kaléidoscope fascinant : les traductions anglaises se répondent l’une l’autre et font ressortir des ambigüités de l’original, les versions finnoises forment un contre-jour aux versions anglaises, éclairant des problématiques que celles-ci avaient laissées dans l’ombre. Enfin, le cas de l’Allemagne rappelle que les idées ne circulent pas uniquement dans les livres et que les traductions « officielles », aussi adéquates soient-elles, ne sont pas toujours les plus influentes.
La variété des destins qu’a connue l’essai en Finlande, en Allemagne et en Yougoslavie (dont le récit couvre environ un quart du livre) nous invite à relativiser l’histoire de sa réception dans le monde anglophone (qui représente un autre quart, les 50 % restants étant consacrés aux débats philosophiques). Peu surprenante, cette asymétrie entre la place relative des disciplines et entre l’importance réservée à l’anglais par rapport à d’autres langues de traduction n’en est pas moins révélatrice. Autre décalage : alors que tous les chapitres de la dernière section sont des contributions originales, ceux de la section consacrée à la critique des traductions anglaises sont, à une exception près, des reproductions. Rassembler certains essais fondateurs était une excellente idée, mais la juxtaposition de ces textes plus anciens crée parfois un effet de redondance. On notera enfin les erreurs typographiques assez fréquentes. Les seuls bémols portent donc non pas tant sur la qualité des contributions que sur le travail d’édition dont on aurait pu espérer, dans un ouvrage susceptible de devenir un texte de référence et qui constitue d’ailleurs un très bel objet, qu’il soit un peu plus poussé. « On ne naît pas femme : on le devient… » The life of a Sentence n’en demeure pas moins un superbe hommage à la pensée de Beauvoir ainsi qu’à tous ceux et toutes celles qui continuent à en assurer la pérennité de mille façons : par la critique, l’enseignement et la traduction ; une lecture passionnante non seulement pour les philosophes et spécialistes en études féministes, mais pour quiconque s’intéressant à la construction des idées et à leur circulation entre les langues et cultures.