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Auteur prolifique, Douglas Robinson n’a eu de cesse depuis ses premiers travaux comme The Translator’s Turn (1991) et Translation Taboo (1996) de décloisonner les Translation Studies. Exorcising Translation ne fait pas exception à la règle. L’ouvrage se situe à la fois dans la proximité immédiate de Dao of Translation : an East-West Dialogue (2015) et de Critical Translation Studies (2017) dont il reprend plusieurs des thèses, mais aussi dans le prolongement de travaux comme Schleiermacher’s Icoses : The Social Ecologies of the Different Methods of Translating (2013) et The Deep Ecology of Rhetoric in Mencius and Aristotle : A Somatic Guide (2016) qui posent les bases d’une théorie « icotique » du langage (et de la traduction).
Mettant à profit le concept de civilizational spell élaboré par le théoricien d’origine japonaise Naoki Sakai, Robinson s’engage dans une réflexion sur les conditions de possibilité d’un dialogue renouvelé entre l’Orient et l’Occident. Dans le sillage de Sakai, Robinson dénonce la fiction « homolingue » (homolingual) selon laquelle l’Orient et l’Occident seraient absolument homogènes et donc incommensurables. Cette fiction est alimentée par une idéologie nationaliste qui occulte de part et d’autre les dissonances internes (dialectes, vernaculaires, etc.) dans le but de renforcer l’impression générale de pureté que l’Orient et l’Occident renvoient d’eux-mêmes. C’est dans ce cadre préétabli que prend place une activité de traduction (ou de communication) qui conforte chacun des deux interlocuteurs dans l’idée stéréotypée qu’il se fait de lui-même.
Partant de la notion de civilizational spell, Robinson s’attache à déconstruire l’histoire des relations (et nécessairement des traductions) entre l’Orient et l’Occident telle qu’elle s’est élaborée en régime homolingue. L’auteur distingue son entreprise de celle d’un Andrew Chesterman qui, sous couvert d’ouvrir les Translation Studies aux apports de l’Orient ne ferait, en tout et pour tout que se disculper des accusations d’eurocentrisme à son endroit. Selon l’auteur de Memes of Translation, faire place à la théorie de l’autre (en l’occurrence, l’oriental) au sein du champ des Translation Studies revient à la soumettre au tribunal « universel » de l’expérience. De l’avis de Robinson, le poppérianisme dont se réclame Chesterman trahit malgré tout un ethnocentrisme qui prend pour alibi la supposée universalité de l’empirisme scientifique – croyance qui relève comme telle du civilizational spell – pour sublimer sa mauvaise conscience. L’originalité, pour ne pas dire la rigueur du dialogue « intercivilisationnel » amorcé par Robinson, est de prendre au sérieux les effets de ce charme (spell) en lui donnant un ancrage somatique tout en contestant les géographies culturelles nationales (pour le moins simplificatrices) de l’Orient et de l’Occident produites en régime homolingue. Aller ainsi à contre-courant du civilizational spell, c’est mettre en question l’ensemble des discours et catégories que l’Orient et l’Occident ont mobilisé dans le but d’instituer le mythe historique de leur irréprochable pureté (et du régime traductif qui en découle). Plutôt que de circonscrire la relation entre Orient et Occident à des binarismes simplificateurs (eux-mêmes issus d’une certaine histoire nationaliste), le « tournant intercivilisationnel » (intercivilizational turn) que Robinson appelle de ses voeux reconnaît la complexité des tentatives toujours imparfaites de négociation de cette relation. C’est précisément à faire état de cette complexité que s’attache Robinson.
Exorcizing Translation se divise en trois chapitres. Le premier propose un résumé de la théorie de la traduction de Sakai déjà amplement examinée dans Critical Translation Studies et se conclut sur un parallèle entre la notion de civilizational spell et celle de go doubled as a ghost (doppelt geht wie ein Gespent) empruntée à Friedrich Schleiermacher en ce sens qu’elles renvoient toutes les deux à l’idée de surnaturel. Ce thème commun permet de nouer un dialogue pour le moins inédit entre Schleiermacher et Sakai. En tant que théoricien d’origine japonaise, ce dernier incarne une contradiction vivante du point de vue de la logique orientaliste. Quant au philosophe allemand, il est lui-même victime du civilizational spell identifié par Sakai en posant que la duplicité – par exemple, celle de l’autotraducteur bilingue – relève du surnaturel. Or, en tant que penseur allemand, Schleiermacher n’est pas moins étranger (et, en ce sens, « oriental ») que ne l’est Sakai si on se replace dans le contexte romantique de la rivalité avec les Français, alors représentants par excellence de la modernité occidentale. À partir du romantisme allemand, Robinson – qui prend appui sur l’ouvrage de Ian Buruma et Avishai Margalit Occidentalism : The West in the Eyes of its Ennemies – retrace les principaux moments de la transvaluation historique de l’orientalisme (c’est-à-dire d’une certaine vision mythifiée de l’Orient) en une critique de l’Occident, qui sera à son tour récupérée par les penseurs orientaux. En somme, les relations entre Orient et Occident ont connu de multiples configurations historiques modelées par des forces et des intérêts très divers. C’est dans le cadre de l’exploration de ces configurations que Robinson va se pencher sur trois auteurs en apparence très différents, à savoir Friedrich Nietzsche, Harold Bloom et Russell Kirkland. Le fil directeur de l’analyse est de savoir de quelle façon ces penseurs reconfigurent la relation entre Orient et Occident tandis qu’ils opèrent sans le savoir sous le charme du civilizational spell.
Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, intitulé The Casting of Civilizational Spells : Nietzsche as Precursor, Bloom as Ephebe, Robinson s’attache à établir une continuité entre la critique nietzschéenne de la « morale d’esclave » à l’oeuvre dans le judéo-christianisme et le civilizational spell identifié par Sakai. Il retrouve dans la description des conditions d’imposition de cette morale au moyen de la douleur (pain) les éléments de sa propre théorie icotique qui fait du corps le matériau vivant du contrôle social. Dans The Western Canon, le critique Harold Bloom élève, pour sa part, le canon littéraire occidental au statut d’universel, consacrant par là même le mythe romantique du génie littéraire comme critère absolu de l’universalité. Selon Robinson, Bloom est « hanté » par le civilizational spell sous les espèces nietzschéennes de la « morale de l’esclave ». Cela se manifeste notamment par une critique de ce que Bloom nomme « l’École du ressentiment » (School of resentment) qu’il accuse de vouloir saboter le canon occidental en le livrant aux revendications particularisantes des minorités. C’est dans la figure du Strong poet qui s’apparente à celle nietzschéenne de « l’homme fort » (Strong man) que Bloom trouve le salut. En se considérant comme menacés par les représentants de la morale de l’esclave, Bloom comme Nietzsche sont eux-mêmes victimes de la morale qu’ils dénoncent. La force de l’argumentaire de Robinson est de montrer – dans le voisinage d’une certaine pensée postcoloniale consciente de la complexité retorse des jeux de pouvoir – la contradiction au coeur de la position de Nietzsche et de Bloom, victimes inconscientes de leur propre désir de maîtrise. Quant aux victimes d’aujourd’hui (femmes, minorités ethniques, etc.), elles se sont constituées en une force politique et sociale de revendication qui n’en finit pas de réclamer l’autorité qu’on leur refuse de droit. Sous l’emprise du mythe romantique du « poète fort » (auquel s’ajoute un penchant pour la pensée kabbalistique), Bloom trouve sa place du côté des occidentalistes. Dans le sillage de la Généalogie de la morale, Robinson s’attache plus généralement à faire l’étiologie du civilizational spell pour mieux comprendre la façon dont il parvient à se faire oublier (et par là même à faire effet). La force de ce charme tiendrait à sa capacité à exploiter le corps, pour y imprimer, notamment par la douleur, une domination symbolique (esthétique, littéraire, politique) qui atteint une forme d’universalité sous les espèces de la loi. L’erreur consiste à croire que cette accession à l’universalité conduit à la disparition absolue du corps alors qu’en réalité elle s’opère sur sa matière même en le disciplinant. Sans se soucier du particularisme historico-linguistique des oeuvres composant le canon occidental (Cervantès, Néruda, etc.), Bloom les hisse au statut de classique en anglais. Une fois l’oeuvre étrangère introduite en traduction au sein du régime homolingue (en l’occurrence, celui de l’anglais standard), elle s’y trouve aussitôt naturalisée. Parce qu’il demeure sous le charme du civilizational spell, Bloom est incapable de concevoir les rapports de cofiguration autrement que sous les modalités de l’universalisation de la langue-culture anglaise. Pour lui, l’arbitraire des choix de traduction (c’est-à-dire l’intervention du traducteur) est éclipsé par la transparence de la version anglaise dont l’universalité s’impose d’elle-même.
Le troisième et dernier chapitre de Exorcising Translation se penche sur une conférence prononcée par le sinologue Russell Kirkland en 1997 dans laquelle il critique les traductions anglo-américaines du Dao de jing. Il s’agit pour Robinson de montrer comment le sinologue dénigre toute forme de cofiguration ou de syncrétisme produit par la circulation du texte entre l’Orient et l’Occident, s’enfermant par là même dans une posture occidentaliste. Tout l’intérêt de la notion de « cofiguration » telle que la définit Sakai est d’ouvrir la voie à une histoire des relations entre Orient et Occident qui se penche moins sur la polarisation des rapports de force que sur le produit composite (ou « cocréation ») résultant de leurs interactions mutuelles. Kirkland a dans son collimateur aussi bien les tentatives de récupération du taoïsme par les représentants du courant séculaire individualiste aux É.-U. que l’interprétation exclusivement philosophique qu’en font certains. À contre-courant de cette lecture du taoïsme qui en essentialise le noyau religieux en plus de refuser en bloc toute légitimité aux gloses occidentales, Robinson s’attache à montrer la complexité des interactions (dont rendent compte notamment les traductions) qui en ont façonné la réception en Occident. Reprenant sous forme condensée certaines réflexions de Dao of Translation : an East-West Dialogue, Robinson étudie en particulier les traductions chrétiennes du taoïsme (en particulier, celles de G. G. Alexander, qui se démarquent par leur mysticisme), l’interprétation ésotérique de quelques représentants des Lumières (dont Gottfried W. Leibniz et Emmanuel Swedenborg) ainsi que les versions qu’en donnent les romantiques allemands.
Tout l’intérêt de l’approche « intercivilisationnelle » de Robinson informée par la théorie de Sakai est de mettre de côté les polarisations ou « binarismes » du type Orient/Occident (qui sont autant de sous-produits du mythe homolingue-nationaliste) pour s’intéresser aux produits complexes de leurs interactions (ou cocréations). En ce sens, il est moins question de prendre parti (pour l’Orient contre l’Occident ou le contraire) que de « rester dans le milieu » afin de comprendre comment s’élabore le récit (national) de la différence, aussi imparfait soit-il. En fin de compte, le tournant intercivilisationnel se présente comme une invitation à la fois à considérer la complexité du milieu (par exemple, le fait que l’Orientalisme et l’Occidentalisme sont moins antagonistes que complémentaires, voire complices dans l’entreprise de leur coconstruction) et à se méfier des tentatives de simplification à l’oeuvre notamment dans le positivisme universalisant d’un Chesterman, lui-même sous le charme du civilizational spell. En filigrane de la réflexion de Robinson se profile une critique de la « disciplinarisation » des Translation Studies, c’est-à-dire du risque qu’elles encourent à s’enfermer à l’intérieur de limites dont elles n’ont pas nécessairement interrogé l’arbitraire. Cette « disciplinarisation » constitue en fait le pendant épistémologique du régime nationaliste homolingue dénoncé par Sakai. À cet égard, la contribution de Exorcising Translation (et pourrait-on ajouter, de l’ensemble de l’oeuvre de Robinson) n’est pas de tracer une bonne fois pour toutes la carte de la traductologie ou bien celle des échanges entre Orient et Occident. Il s’agit plutôt d’en questionner les limites tant disciplinaires que géoculturelles, celles-ci constituant comme telles autant de tentatives imparfaites de traduction ou de négociation de la différence (épistémologique, géoculturelle). Toutefois, ce type de questionnement paye le prix de son propre positionnement « intermédiaire », c’est-à-dire de sa volonté de demeurer « dans le milieu ». Robinson commence par raisonner à partir de catégories qui sont elles-mêmes plus ou moins nettement circonscrites (« Orient », « Occident »), pour ensuite remonter à la raison de leur complexité (et donc de leur nécessaire indétermination désormais envisagée comme cocréation). Si le spécialiste regrettera le flou du début comme le reconnaît Robinson lui-même, il appréciera en revanche le mouvement subtil d’exhumation de la complexité, celui-ci légitimant en retour l’indétermination, non plus comme manque, mais comme position pleinement assumée, ligne de pensée. Les lecteurs les plus critiques ne manqueront pas de retourner la rigueur de ce positionnement contre la théorie « icotique » de Robinson pour en contester les prétentions universalistes et l’apparent scientisme.