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Depuis quelque temps, le rapport entre traduction et sciences suscite de plus en plus l’intérêt des traductologues. Le temps où, à l’instar d’Antoine Berman, on contestait même le statut de « texte » aux écrits scientifiques, est révolu. Il est clair maintenant que ces écrits ne peuvent en aucun cas être réduits à une compilation terminologique. Bien que l’appellation « langue de spécialité » prédomine encore dans certains cercles, avec ce qu’elle sous-entend de réductionnisme, la primauté des discours, riches de leurs dimensions multiples, s’impose. Les écrits scientifiques sont divers, ils sont ancrés dans les cultures tout autant que le sont les textes littéraires. Ils évoquent des manières de représenter le monde, et ces représentations ne peuvent s’abstraire des contextes d’où elles émergent.

Reconnaître ce statut aux textes scientifiques, c’est aussi reconnaître que les agents qui en sont à l’origine (savants, chercheurs, enseignants, vulgarisateurs ou même organismes) vivent au sein de sociétés et de cultures dont ils sont partie prenante. Dans cette perspective, le rôle de la traduction dans les sciences est prédominant. De fait, on pense spontanément à la dissémination des connaissances, rendue ainsi possible au-delà des frontières. Dans notre économie interconnectée, il est en effet difficile d’imaginer, sans la traduction, la circulation des savoirs ainsi que des produits scientifiques et techniques. Même si l’anglais est la lingua franca de la recherche internationale, il n’en reste pas moins que la compréhension et la percolation des savoirs scientifiques au sein des sociétés nécessite l’usage des langues vernaculaires. La traduction est donc un maillon essentiel des réseaux d’échange et de communication mobilisant chercheurs, pourvoyeurs de solutions techniques, décideurs et usagers. Dans le continuum de la communication scientifique, qui va de la réflexion théorique pure aux applications réalisées dans les pratiques et les techniques, sans oublier la vulgarisation auprès du grand public, la traduction a un rôle fondamental.

Dans le présent numéro, nous abordons différentes facettes de ce rapport entre traduction et sciences. C’est délibérément que nous avons choisi « les sciences » et non pas « la science », dont la valeur est certes universelle, mais qui s’avère en fin de compte restrictive dans sa portée concrète. Comment délimiter « la science », surtout dans le rapport, effectivement concret, à la traduction ? Envisager plutôt « les sciences » permet de situer le débat de manière ouverte : pour paraphraser Michel Blay, philosophe et historien des sciences, est science toute discipline se fondant sur des principes ou des démonstrations, sur des expérimentations ou sur des analyses. À partir de cette définition, on pensera, tout naturellement, aux sciences exactes (comme les mathématiques), aux sciences expérimentales (comme la biologie) et aux sciences humaines (comme les sciences économiques). Il faudra y adjoindre une méthode, ainsi que la critique et la réfutation. Souvenons-nous, toutefois, que ces catégories sont relativement contemporaines, et qu’elles sont occidentales. Elles ne rendent pas nécessairement compte de l’évolution des savoirs et des pratiques scientifiques au cours de l’histoire ou ailleurs dans le monde.

Des savoirs aux pratiques scientifiques : c’est le déplacement d’intérêt, rappelé par Maeve Olohan, qui s’est opéré chez certains observateurs du monde scientifique depuis les travaux de Bruno Latour, héraut de la sociologie des sciences dans une perspective socioconstructiviste. Maeve Olohan situe plutôt sa réflexion au sein du cadre, lui aussi socioconstructiviste, offert par Andrew Pickering. Celui-ci, opposant l’agentivité humaine et la performativité matérielle, propose l’image de l’essoreuse à rouleaux. Vive à souhait, la métaphore donne à penser l’interaction entre l’agent matériel et l’agent humain engagés dans la pratique scientifique. Olohan, dans une visée programmatique, envisage ce cadre conceptuel pour une pensée performative de la traduction scientifique. Appliquée à la traductologie, elle permettrait de faire la lumière sur l’interaction entre l’agent traducteur et la performativité matérielle, qui implique notamment un rapport aux technologies.

Dans le sillage des considérations ontologiques que soulève l’interaction entre le praticien et ses outils, Lynne Bowker (dont l’article a reçu le prix de l’Association canadienne de traductologie) fait le compte rendu d’une expérience pédagogique basée sur des exercices en temps très limité dans un cours de traduction scientifique et technique. Dans le contexte actuel de la traduction professionnelle où la technologie accélère le travail, Lynne Bowker met l’impératif de la vitesse à l’épreuve : amener les étudiants en fin de formation à traduire sous pression. L’article présente l’expérience en détail et déduit des résultats que les exercices de traduction éclair contribuent à la formation des apprentis traducteurs parce qu’il leur permet de prendre confiance en eux-mêmes.

Une bonne partie du numéro concerne la traduction scientifique en contexte historique. Les contributions de Rachel Lung et de Guillaume Jeanmaire explorent, sous des angles différents, la relation entre la modernisation et l’activité de traduction. Ainsi, Rachel Lung présente les travaux de l’Arsenal Jiangnan à la fin du xixe siècle, dont la mission, élaborée à la suite des revers militaires subis par la Chine, était de traduire des traités de science et de technologie occidentale. Cet article met en lumière le rôle très important, sur le plan qualitatif, qu’ont joué les traductions de l’Arsenal dans la modernisation de la Chine au tournant du xxe siècle. Quant à Guillaume Jeanmaire, il retrace le parcours de concepts scientifiques d’origine occidentale que le Japon, la Corée, la Chine et le Vietnam intégrèrent à leur culture aux xixe et xxe siècles sous l’impulsion de la modernisation. Nous apprenons que le Japon fut le plus productif sur le plan de la néologie scientifique et que les autres pays empruntèrent à son lexique en traduisant les traductions japonaises d’ouvrages occidentaux. L’article expose par ailleurs les facteurs géopolitiques et identitaires qui influèrent sur la création néologique en Asie du Sud-Est.

Tournons-nous maintenant vers l’Occident. Marie-Alice Belle se penche sur la traduction de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien par Philemon Holland au début du xviie siècle. Traditionnellement envisagée comme la retraduction d’un classique antique, la traduction de Holland est présentée ici comme une oeuvre scientifique pour laquelle le traducteur a mis en place des stratégies spécifiques, tant sur le plan du discours traduit que sur celui du paratexte. L’analyse proposée mène à situer l’oeuvre au sein de l’histoire des sciences et suggère que les choix stratégiques de Holland sont le reflet de la mutation du monde savant anglais de l’époque. Marie-Ève Gendron-Pontbriand examine les traductions de l’oeuvre phare de Charles Darwin, On the origin of species. Cet écrit a fait l’objet de six éditions dont certaines ont été traduites, en leurs temps, par la controversée Clémence Royer, puis par Jean-Jacques Moulinié et Edmond Barbier, et retraduites à la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle. Darwin faisait preuve de prudence dans ses écrits, mais qu’en est-il de ses traductions ? L’examen des modalités épistémiques, effectué avec une méthode d’annotation de corpus, montre que la traduction de Royer est en fait plus proche de celle de Moulinié et de Barbier qu’on le pensait, et que la traduction moderne d’Aurélien Berra est plus proche de l’original. Delphine Olivier-Bonfils se penche, quant à elle, sur la traduction de l’oeuvre de Joseph Lister, connu pour sa contribution majeure à la mise en oeuvre de l’antisepsie, par Gustave Borginon, un médecin belge. Elle montre que Borginon atténue, dans sa traduction, les références aux éléments les plus controversés, comme la référence à la théorie des germes de Pasteur ou les marques de certitude de Lister. Toutefois, plusieurs indices donnent à penser que ces changements ont été faits avec l’accord même de Lister.

Holland adoptant certaines stratégies paratextuelles, Royer modifiant le but recherché par Darwin par ses préfaces ou Borginon atténuant certains points de la pensée de Lister, tout cela montre que la traduction scientifique n’est pas neutre. Elle s’inscrit dans des flux soumis aux aléas socioéconomiques, politiques voire idéologiques. Tablant sur l’idée que la traduction est un vecteur par lequel circulent les savoirs scientifiques et techniques, Akram Odeh constate que le flux de traduction vers certaines cultures arabes est faible depuis deux décennies comparativement aux statistiques qu’affichent d’autres pays, mais aussi historiquement par rapport aux grands projets de traduction commandités par les souverains en quête de modernisation. Après un exposé critique des différents rapports faisant état des flux de traduction, l’article propose de réfléchir aux facteurs socioéconomiques et politiques qui expliqueraient les obstacles à l’importation. L’article de PierPascale Boulanger s’intéresse à la dimension idéologique de la langue technique dans les pages financières de la presse généraliste canadienne. Elle présente une étude de cas sur les métaphores utilisées pendant la crise des prêts hypothécaires à risque américains (subprimes) dans quatre quotidiens montréalais et torontois. Une analyse critique du discours révèle que les métaphores propres à la finance renforcent une idéologie libérale de l’économie. L’article invite à réfléchir au rôle du discours technique dans la perpétuation des rapports de domination par les usagers, dont font partie les traducteurs.

Enfin, à l’une des extrémités du continuum de communication, se trouvent les textes destinés au grand public. Mariana Raffo s’est penchée sur le défi que représentent les textes journalistiques. Examinant un corpus comparable d’articles, en français et en espagnol, et analysant la manière dont sont exprimés les concepts scientifiques, elle montre que les stratégies habituellement utilisées dans un contexte de vulgarisation sont, étonnamment, peu exploitées et que la conceptualisation métaphorique à l’oeuvre est cohérente avec celle qui est utilisée dans des textes spécialisés. Enfin, elle soulève la question de la vulgarisation vue comme une opération de traduction.

Pour conclure, mentionnons que ces articles constituent les suites du colloque, organisé sur le même thème par les directrices du numéro, dans le cadre du congrès annuel de l’Association canadienne de traductologie (ACT), à l’Université de Victoria, en 2013 et qui avait réuni plus de cinquante conférenciers. À cette occasion, nous remercions les entités qui ont rendu possible le colloque et la publication du présent volume, notamment le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ) et l’Université de Montréal. Il est bien entendu exceptionnel que les articles sélectionnés à partir des soumissions qui ont suivi le colloque soient publiés ailleurs que dans TTR : Traduction, Terminologie, Rédaction, l’organe de publication habituel de l’ACT. Des contraintes matérielles résultant des délais imposés par la subvention Connexion obtenue auprès du CRSH ont mené à cet état de fait. Que cela soit perçu, sans nul doute, comme une marque de la bonne relation entre les deux revues et de la grande ouverture d’esprit de tous les intervenants, auteurs compris, qui ont approuvé le changement de lieu de publication. Nous voudrions aussi souligner que le présent volume ne constitue pas des actes et que l’évaluation des articles soumis a été menée par TTR, en double anonymat, dans les mois qui ont suivi le colloque. Nous remercions donc les nombreux relecteurs qui nous sont restés entièrement anonymes. Le présent volume contient intégralement tous les articles qui avaient passé la barre de l’évaluation menée par TTR.