Abstracts
Résumé
Cet article se propose d’examiner la spécificité de la traduction des textes ayant des ambitions conceptuelles, qu’ils relèvent des sciences humaines et sociales ou de la philosophie. En effet, outre les problèmes que leur traduction partage avec la traduction littéraire, le travail sur les concepts à l’oeuvre dans ces textes requiert une attention et un engagement particuliers de la part du traducteur. Les recherches qui président à ses choix, et souvent reléguées aux coulisses de la science, soutiennent sa fonction auctoriale propre. La spécificité de cette pratique est analysée ici à la lumière de deux propositions théoriques : d’une part, la distinction entre concept thématique et concept opératoire, introduite par Eugen Fink, et, d’autre part, la distinction entre incertitude-nuance et incertitude-alternative qui nous vient de la philosophie de l’aléatoire. Rapprocher ces ressources catégorielles permet tout à la fois de documenter cette pratique traductive particulière et d’avancer quelques hypothèses sur la tâche du traducteur et sa responsabilité auctoriale dans ce champ particulier de la traduction. Les séquences argumentatives de l’article s’appuient sur des exemples empruntés à diverses expériences de traduction (notamment de George Herbert Mead, d’Aristote, du Coran et de Paul Ricoeur).
Mots-clés :
- traduction,
- incertitude,
- responsabilité,
- concept thématique,
- sciences humaines
Abstract
The purpose of this paper is to examine the specificity of the translation of texts dealing with abstract concepts, whether these texts come from social or human sciences or from philosophy. Indeed, besides common issues shared with literary translation, working on concepts in such texts requires from the translator particular attention and commitment. The investigations carried out by the translator to make his choices are often relegated behind the scientific scenes and support his own auctorial function. The specificity of this practice is analysed here in the light of two theoretical propositions: on the one hand, the distinction between thematic and operatory concepts, submitted by Eugen Fink. On the other, the distinction between shade-uncertainty and shift-uncertainty which comes from the philosophy of randomness. Bringing these category resources together allows all at once to clearly document this specific translational practice and to highlight some hypothesis about the task of the translator and his auctorial responsibility, in this particular translation field. The different argumentative stages of this paper are based on samples borrowed from some translation experiences (including translations of George Herbert Mead, Aristotle, The Qur’an and Paul Ricoeur).
Keywords:
- translation,
- uncertainty,
- responsibility,
- thematic concept,
- humanities
Article body
En réalité, lorsque quelqu’un déploie une véritable acuité intellectuelle, cela s’accompagne toujours d’un exil. Et cet exil peut être entièrement psychologique, ça peut être d’une langue à l’autre, ça peut être d’un domaine de la connaissance à l’autre, c’est l’« inter ». Or cette acuité intellectuelle (…) met en crise toutes les convictions. Et quand je dis « acuité intellectuelle », j’entends par là une forme de fonctionnement de l’esprit qui n’a pas pour finalité de reconduire une forme de sédentarisation. (…) Parce que le consensus virorum doctorum est ce qu’il y a de plus suspect du point de vue de l’acuité intellectuelle. Or l’acuité intellectuelle, qui est le propre de l’exilé, suscite invariablement la méfiance des sédentaires, qui refusent de se dessaisir de leurs certitudes immédiates. Ils sont des « enracinés » qui se contentent, comme une plante, de l’immobilité absolue dans laquelle ils trouvent leur satisfaction (…). On appelle ça les préjugés.
Wissman 2012 : 99
1. Introduction
Les textes de philosophie et sciences humaines et sociales[1] ne sont ni langage formel ni littérature. À ce titre, leur traduction mérite une attention spécifique. Les nombreux débats entre chercheurs de ces champs disciplinaires, suscités par la traduction d’articles ou d’ouvrages, témoignent des dilemmes de cet exercice. D’un côté, ces textes de sciences humaines (ou de simples extraits) sont parfois traduits par les chercheurs eux-mêmes au risque pour le lecteur de ne plus pouvoir reconnaître dans la langue d’arrivée les filiations entre les textes d’un même auteur, traduits par des chercheurs différents. C’est le cas par exemple pour les traductions françaises des oeuvres d’Erving Goffman. À l’inverse, on a pu aussi déplorer que tel ou tel traducteur professionnel ignore les subtilités de la discipline et du coup ne saisisse pas les enjeux théoriques attachés à un choix particulier de concept. On peut imaginer des réponses pragmatiques à ces dilemmes en recommandant de recourir à des traductions collaboratives ou délibératives associant spécialiste de la discipline et traducteur professionnel (Leclerc-Olive 2011). Mais les choix méthodologiques reposent sur l’analyse de ce qui fait la particularité du traduire en sciences humaines : toute théorie de la traduction est une théorie du langage. Comme pour toute traduction, le traducteur se fait auteur dès lors qu’il est amené à explorer des possibles et à décider d’un terme, d’une formulation. Mais cette zone d’incertitude où se déploie la recherche du traducteur reste le plus souvent dans l’ombre, lorsqu’elle n’est pas ignorée, oubliée au moment de la publication. L’effacement des traces serait même recommandé dès lors que l’on prescrit l’éclipse du traducteur comme individu (Pym 1997). En opérant une distinction entre les concepts que ces disciplines travaillent et utilisent – entre concepts thématiques et concepts opératoires –, cet article propose d’explorer les incertitudes propres au « traduire » et par là de documenter les responsabilités que le traducteur est amené à endosser, et ce, en deçà de l’évaluation de tel ou tel choix de traduction (Larose 1994). Mais pour ce faire, il nous faudra revenir également sur la notion même d’incertitude. Parce qu’elle est définie de manière négative, cette catégorie subsume des situations d’une grande diversité, ce qui fait obstacle à la qualification des zones d’incertitude correspondantes et, partant, à une analyse circonstanciée des procédures de décision (Leclerc-Olive 2014) et de leurs effets. Les figures de l’incertitude proposées dans cet article sont le fruit de l’articulation entre plusieurs lignes de réflexion largement autonomes : d’un côté, une analyse philosophique des catégories abstraites de l’incertitude, informée des savoirs mathématiques contemporains, et de l’autre, des études de cas empiriques issus de notre pratique de traductrice[2]. Si elles n’épuisent pas toutes les modalités de l’incertitude, elles semblent suffisantes pour schématiser les situations que rencontre le traducteur dans son atelier.
2. Concepts opératoires, concepts thématiques
D’un côté, dans les sciences de la nature et dans les disciplines formelles, la traduction des concepts définis de manière monosémique est réputée ne poser aucun problème (Levy-Leblond 2007) ; de l’autre, en traduisant une oeuvre romanesque ou poétique, le traducteur « embraye » un écrit littéraire sur le texte d’origine : dans le texte traduit s’entrecroisent style de l’auteur et style du traducteur (Kundera 1993). Les traductions sont datées, comme les mises en scène d’une pièce de théâtre. Les sciences humaines sont à la fois ancrées dans le langage commun de leur époque et de leur univers culturel, mais elles ont aussi la prétention d’utiliser et de créer des concepts. Il faudrait en toute rigueur parler de « quasi-concepts » en ce qu’ils n’ont pas de signification univoque, ni stable dans le temps, ni transversale aux divers espaces culturels ; ce sont des concepts « locaux ». S’il convient de reconnaître aux écrits de sciences humaines leur ancrage dans la langue commune – et à ce titre le fait que leur traduction connaît les inquiétudes générales de la traductologie –, il n’en reste pas moins qu’ils ont pour la plupart une ambition conceptuelle que le traducteur ne peut ignorer. Leur traduction n’a donc ni la liberté partielle de la traduction littéraire ni le caractère parfois obligatoire de la traduction dans les sciences de la nature et les disciplines formelles, lorsqu’elle croit pouvoir s’appuyer sur l’établissement de glossaires[3]. Si la présence structurante de concepts par laquelle on caractérise ici les textes de sciences humaines semble plus féconde que de les spécifier de manière négative par l’absence de travail sur le style, il n’en reste pas moins que cette caractérisation est encore trop massive pour proposer une description de la langue du texte qui soit utile pour le traducteur.
En 1957, lors du colloque international de phénoménologie qui s’est tenu à Royaumont, Eugen Fink présente une conférence consacrée aux concepts opératoires (Operative Begriffe) dans la phénoménologie d’Husserl (Fink 1994 : 147). La distinction qu’il propose entre concepts thématiques et concepts opératoires s’avère très précieuse pour décrire et analyser la spécificité de la traduction des textes de sciences humaines. Avant d’en examiner quelques exemples, un bref détour théorique est nécessaire.
En effet, dès lors qu’un tel texte de sciences humaines recourt de propos délibéré à des concepts, il constitue par là même une intervention dans l’espace de débats didactiques, publics ou virtuels qui se forment autour des questions affiliées à ces concepts. Le texte s’insère ainsi dans un vaste ensemble réticulaire et ouvert qui inclut des fragments discursifs, iconiques des récits d’expérience, etc. Il apparaît donc fécond, sinon nécessaire, de ne pas gommer les éléments de continuité qui lient mot et concept, terme et interprétation, discours et expérience, texte et espace de débat, énoncé et énonciation, fond et forme, par exemple. La distinction introduite par Fink permet précisément d’analyser les formes d’intertextualité qui affilient un texte à l’espace de débat dans lequel il apporte sa parole propre. On pourrait dire, en prolongeant la visée du texte de Fink, que les concepts thématiques soutiennent la contribution créative de l’auteur et que les concepts opératoires lui servent tout à la fois à expliciter l’originalité de sa pensée – penser sur – et à permettre l’accueil de celle-ci – penser avec – dans un environnement conceptuel hypothétiquement partagé, notamment par l’auteur et ses lecteurs. Mais la réception de ces concepts opératoires est peu contrôlée par les argumentaires de l’auteur. Dans les concepts thématiques, « la pensée fixe et préserve ce qui est pensé par elle ». « Mais dans la formation des concepts thématiques, les penseurs créateurs utilisent d’autres concepts et modèles de pensée. Ils opèrent avec des schèmes intellectuels qu’ils ne portent pas du tout à une fixation objective. Ils pensent à travers certaines représentations de pensée, pour atteindre les concepts thématiques fondamentaux essentiels à leurs yeux. Leur compréhension conceptuelle se meut dans un champ conceptuel, dans un médium conceptuel qu’ils ne sont pas eux-mêmes capables de prendre en considération[4] »(Finck 1994 : 151-152). La créativité d’un auteur, et surtout sa réception, sont, tout à la fois, contraintes et portées par ces concepts de second rang, laissés à leurs significations implicites : ils sont au coeur de l’« effectuation » du texte. Les concepts opératoires d’un auteur sont de fait empruntés aux concepts thématisés par d’autres. Et l’auteur peut employer un concept à titre opératoire dans un texte et le discuter dans un autre[5]. Paul Ricoeur explique ainsi le cheminement général de sa recherche. « Chaque livre procède du résidu du précédent, d’une question non résolue. Il y a une sorte de phénomène de rebondissement qui fait effectivement qu’on a une impression saccadée et que le fil n’est pas évident à suivre pour les lecteurs, mais je dirais que c’est plutôt la continuité d’une jeunesse que la continuité des oeuvres » (Bouchindhomme et Rochlitz 1990 : 18).
Les concepts utilisés par Ricoeur dans Temps et Récit illustrent la distinction introduite par Fink et sa fécondité pour analyser les enjeux attachés à leur traduction. Dans le chapitre de Temps et Récit que Ricoeur consacre à la lecture de la Poétique d’Aristote, les concepts thématiques muthos (mise en intrigue) et mimèsis (imitation ou représentation) sont soutenus par « l’usage impensé de concepts qui restent dans l’ombre » (Fink 1994 : 152) et dont les traductions ne sont pas interrogées. Les traductions des concepts thématiques font souvent l’objet de débats, voire de différends irréductibles. En français, muthos a été traduit par ‘fable’, ‘histoire’ ou ‘intrigue’. En espagnol, selon les traducteurs, on trouvera intriga, trama ou fábula. En anglais, il semble à l’inverse qu’il y ait un consensus pour traduire muthos par plot. Sans doute parce qu’au-delà du mot, ce concept est lui-même polysémique : « It is also disconcerting to find a term carefully defined in one place and elsewhere used in disregard of the definition : muthos, defined as “plo”, sometimes means “myth” or “story” […] », écrit James Hutton dans l’introduction de sa traduction de la Poétique (Hutton 1982 : 7). C’est peut-être pour cela que Ricoeur déclare que c’est précisément ce terme plot qui condense au mieux la singularité de sa pensée (Ricoeur 1983 : 69). Pour se dire, la pensée mobilise d’autres concepts souvent disséminés dans le texte et dont la réception est à la fois faiblement contrôlée et pourtant décisive. Dans ce même chapitre, le raisonnement de Paul Ricoeur s’appuie ainsi sur des expressions empruntées à la traduction de la Poétique – « selon le nécessaire ou le vraisemblable » (81), « il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif » (100) – qui toutes emploient le terme vraisemblable, sans que Ricoeur commente ce terme ni interroge les choix de traduction qui ont conduit de eikoz à ‘vraisemblable’.
En général, la reconnaissance des concepts opératoires ne va pas de soi[6], mais certaines unités linguistiques (par exemple celles sur lesquelles bute la lecture du traducteur) sont de bons candidats[7]. En tous cas, leur traduction requiert une attention spécifique, même s’ils forment « l’ombre d’une philosophie » car c’est grâce à eux qu’une interprétation de la pensée créative de l’auteur se consolide : ils permettent au lecteur d’ancrer la pensée de l’auteur dans un arrière-fond non interrogé mais que l’on suppose partagé. Leur traduction, moins contrôlée par les argumentaires de l’auteur, requiert de la part du traducteur une vigilance spécifique (Leclerc-Olive à paraître) ; l’usage non critique de traductions héritées – comme celle d’eikoz par ‘vraisemblance’ (Riu 2011) – peut générer de véritables bifurcations dans la réception des oeuvres, alors même que ces concepts opératoires constituent en même temps des points d’entrée précieux vers les espaces de débats dans lesquels le discours à traduire intervient.
Les choix conceptuels d’un auteur valent autant pour leur contenu que pour les écarts marqués par rapport aux usages antérieurs et aux notions voisines : les concepts thématiques investissent un espace de débats dont le contexte est souvent inféré à partir des concepts opératoires et de la langue courante, de l’époque et du lieu. Alors que la traduction des concepts thématiques s’adosse à des expressions opératoires, la traduction de celles-ci, à l’inverse, ne bénéficie d’aucun arrière-plan stable dans le texte. Traduire un concept thématique s’opère au coeur d’une incertitude complexe produite par au moins trois écarts : celui qui sépare le parcours sémantique du concept de l’auteur (l’histoire des usages d’eikoz) et le parcours sémantique de son « tenant-lieu » dans la langue d’accueil (les significations successives de vraisemblable) ; l’écart entre le contexte de débat de ce concept « source » dans le présent de son émergence et celui de son « tenant-lieu » dans le présent de son usage ; et enfin les dissemblances d’une langue courante à une autre. L’ouverture de cette zone d’incertitude rend hautement providentielle la possibilité d’une simple équivalence biunivoque entre deux termes. La traduction des concepts opératoires ne fait pas toujours l’objet d’une enquête analogue à celle qui est menée pour les concepts thématiques : on pense parfois pouvoir distribuer les nuances qu’on y projette dans le reste de la phrase alors même que c’est sur leur forme cristallisée que repose la pensée de l’auteur. S’introduit ici une source d’incertitude propre au travail du traducteur et pour laquelle l’auteur n’est, par définition même, d’aucun secours. En effet, s’ouvre pour le traducteur un champ d’investigation que l’auteur n’a pas lui-même exploré.
3. Traçabilité et héritages
Traduire consisterait au fond à opérer des arbitrages où les réductions d’écarts peuvent se contrarier, voire prendre la forme de véritables apories : forcer des rapprochements inédits, rompre des affinités établies, tisser de nouveaux liens. De l’impossibilité de réduire simultanément tous les écarts s’ensuit que le traducteur de textes de sciences humaines assume une responsabilité[8] spécifique ; les raisons de trancher en faveur d’un tenant-lieu ou d’un autre sont rarement suffisantes, et font de l’exercice de traduction un parcours de rencontres et de décisions, dès lors que le choix ne s’impose pas par simple déhiscence des arguments rassemblés pour trancher. Chaque concept présent dans le texte traduit est la trace d’un évènement (Nouss 1994) dont la richesse, l’épaisseur et la complexité sont raturées, effacées, voire censurées si on n’en garde pas la mémoire.
Des filiations entre textes et auteurs restent visibles, d’autres ne se reconstituent qu’à l’issue d’enquêtes approfondies, certaines se perdent. La traçabilité, catégorie analytique, qui nous vient du monde économique, peut servir ici à identifier les concepts dont on veut repérer la circulation entre des textes, des oeuvres, des époques historiques. Son application à des idées ne manquera pas de soulever des objections que l’on ne peut écarter aisément, mais, à l’inverse, un déficit avéré de traçabilité permet d’aborder une série de questions sur le rôle et la responsabilité des traducteurs et des éditeurs, l’hypothèse étant que le lecteur qui découvre une oeuvre à partir de ses seules traductions, devrait pouvoir reconstituer les liens que l’auteur lui-même a établis entre ses propres textes et ceux qu’il a visités, que ces derniers aient été rédigés par des contemporains qu’il a éventuellement rencontrés ou par des auteurs plus anciens dont il a lu les publications. On notera que cette hypothèse en cache d’autres : à savoir que le traducteur de sciences humaines traduit des fragments d’une oeuvre et non des textes isolés, et que la pensée d’un auteur n’est pas un système achevé et clos, représenté par un corpus cohérent de textes, mais une pensée en mouvement qui s’élabore au fil des textes (notamment les siens mais pas seulement) et des controverses qu’ils suscitent. Dans le repérage de ce cheminement, de ce parcours de traçabilité, les concepts thématiques bien sûr, mais aussi les concepts opératoires qui travaillent les textes plus souterrainement sont de précieuses balises, notamment parce qu’ils sont empruntés à d’autres penseurs.
Dès lors que l’on accepte l’hypothèse selon laquelle un texte est un élément d’une oeuvre en chantier et qu’il appartient plus largement à un vaste réseau plurilingue de textes qui débattent entre eux, cette notion de traçabilité acquiert une certaine pertinence, en ce qu’elle permet d’identifier une des spécificités de la responsabilité afférente à la fonction auctoriale du traducteur. Les deux études de cas qui suivent semblent en tout cas l’indiquer : la première concerne le devenir d’un corpus de termes cardinaux de la philosophie politique contemporaine, la seconde concerne le concept de sciences physiques consentient set, défini par Alfred North Whitehead et « importé » dans les sciences humaines par George Herbert Mead.
3.1. Brouillage des ancrages conceptuels et héritages
À première vue, les notions de société civile et d’espace public, telles qu’elles sont utilisées en français, ne posent aucun problème de traduction, en anglais ou en espagnol. Sociedad civil et espacio público par leur graphie même s’imposent comme équivalents des termes français. Civil society et public sphere se donnent d’emblée comme les « tenant-lieu » anglais incontestés.
Une première manière de percevoir un possible écart de sens au-delà des mots eux-mêmes consiste à faire un détour par les traductions patentées de titres d’ouvrages portant explicitement sur ces notions. En France, c’est l’ouvrage de Jürgen Habermas, L’espace public, publié une première fois en 1962 qui assura la diffusion la plus large de cette expression. En fait, c’est l’expression « sphère publique » qui est employée dans le corps de l’ouvrage pour dénoter l’un des concepts thématiques majeurs du livre, même si Habermas reconnaît sa dette à l’égard du concept d’espace public d’Hannah Arendt. L’analyse de la traçabilité de ce concept ne peut ignorer ici le rôle de l’éditeur qui décida du titre. Le titre allemand de l’ouvrage original – Strukturwandel der Öffentlichkeit : Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft – focalise l’attention sur les deux notions qui nous occupent ici : Öffentlichkeit et bürgerlichen Gesellschaft. Öffentlichkeit, ‘publicité’, est dépourvu du caractère possiblement concret, urbain, physique qui est attaché en français à l’expression espace public. En revanche, ‘publicité’ en français évoque immédiatement ce qui en allemand se dit Werbung, ‘Annonce’. En espagnol, le titre de l’ouvrage a été traduit par Historia y crítica de la opinión pública. La transformación estructural de la vida pública. On a perdu la référence à la société bourgeoise. La version anglaise est plus laconique : The structural transformation of the public sphere. An Inquiry into a Category of Bourgeois Society.
La constellation plurilingue – Öffentlichkeit, ‘espace public’, opinión pública, public sphere – présente une certaine stabilité au-delà de l’oeuvre de Habermas. Ces décisions de traduction ont visiblement déterminé d’autres choix. En témoignent par exemple les traductions d’un ouvrage de Dewey, devenu classique aujourd’hui. The public and its problems, publié en 1927, a été traduit en allemand par Die Öffentlichkeit und ihre Probleme, en espagnol par La opinión pública y sus problemas et par ‘Le public et ses problèmes’ en français. Ces traductions « héritées », réalisées entre 1996 et 2004, sont toutes postérieures à celles de l’ouvrage de Habermas (dont la version anglaise, la dernière des quatre, date de 1991). Les traductions de l’ouvrage de Dewey donnent à voir le tropisme exercé par les choix de traduction antérieurs, illustrant la responsabilité scientifique du traducteur. Seule la traduction française déroge à cette filiation. La traduction du substantif anglais public (très présent dans les débats nord-américains du début des années 1920) par un substantif en français coïncide avec le déclin du concept d’espace public dans les débats didactiques en France.
En 1985, les Ediciones Península publient la traduction de l’ouvrage de Wilhelm Heinrich Riehl, Die bürgerliche Gesellschaft (1976), sous le titre La sociedad burguesa. R. Bein Mayer souligne dans l’avertissement du traducteur, que « Die bürgerliche Gesellschaft admite la doble traducción de « sociedad burguesa » y de « sociedad civil » y que el autor basa buena parte de su teoría en este doble sentido del término bürgerlich ». Trancher et choisir l’une des deux appauvrit, sinon déforme le propos de l’auteur. Ce problème n’est pas propre à la traduction de Riehl. Parmi les traductions patentées de Hegel, on aura déjà noté que bürgerliche Gesellschaft est traduit en français par ‘société civile’ alors que dans les textes de Marx, cette expression est rendue par ‘société bourgeoise’. Dans l’ouvrage de Habermas, intitulé en français L’espace public, l’expression bürgerliche Gesellschaft a été traduite par ‘société bourgeoise’. Mais à partir de l’édition de 1990, une préface de la main de Habermas introduit l’expression Zivilgesellschaft, que l’auteur décrit dans des termes très voisins de ceux habituellement employés par les agences de coopération internationale pour définir aujourd’hui la Civil Society telle qu’elle est conçue au sein des relations internationales. Cet entrelacs illustre la fécondité de la notion analytique de traçabilité – en ce qu’elle invite à ne pas laisser dans l’ombre cet enchevêtrement de décisions – qui recommande d’accorder une attention particulière à cette figure de l’incertitude dont la forme alternative place le traducteur devant des dilemmes. On aura noté que le traducteur anglais a opté pour une traduction rugueuse en décidant que ce serait Bourgeois Public Sphere qui serait le « tenant-lieu » de l’expression bürgerliche Gesellschaft, mais qu’il a renoncé au terme Publicness pour traduire Öffentlichkeit. Ces choix conditionnent et expriment tout à la fois la réception des concepts thématiques de la philosophie habermassienne dans les aires linguistiques convoquées ici. La responsabilité scientifique du traducteur est plus patente encore lorsqu’il s’agit de concepts opératoires.
3.2. Consentient set : concept thématique ou opératoire ?
George Herbert Mead consacre les dix dernières années de sa vie à confronter les acquis de la philosophie pragmatiste, qu’il a lui-même contribué à forger, aux résultats des sciences physiques du début du xxe siècle. Au cours des années 1920 (il meurt en janvier 1931), Mead se familiarise peu à peu avec les théories einsteiniennes de la relativité et, pour ce faire, il se fait un lecteur assidu du mathématicien philosophe Alfred North Whitehead. Ce dernier n’a pas encore publié son ouvrage majeur – Process and Reality – qui paraîtra en 1929. Pour mener à bien cette entreprise, Mead procède à un double exercice de rapprochement – de traduction réciproque pourrait-on dire – entre les thèses de Whitehead et les siennes. Introduire un terme ou un concept dans un jeu de langage qui n’est pas celui où il a été forgé – ce que fait Mead du vocabulaire whiteheadien –, traduire une notion d’un langage technique dans un autre, s’apparente à notre travail de traducteur. Mead prend les sciences physiques du début du xxe siècle comme « interprétant » de ses propres thèses, pour tester leur analogie. Il emprunte de nombreux concepts à Whitehead mais aussi aux sciences physiques elles-mêmes. Lorsqu’on traduit Mead, il convient donc de veiller à traduire ces termes par leurs équivalents communément utilisés dans les sciences physiques de la langue d’accueil pour en sauvegarder le potentiel connotatif. D’autant que l’inventivité conceptuelle de Whitehead émaille ses textes de néologismes encore fortement inspirés, au début des années 1920, par son expérience de mathématicien. Leur traduction devra se souvenir de ce contexte si l’on veut restituer l’évolution de la pensée meadienne et l’étrangeté du monde dans lequel il s’aventure.
Quelques syntagmes, comme consentient set emprunté à Whitehead, occupent cette position de « passeur » entre les jeux de langage des sciences mathématisées et de la philosophie pragmatiste. Les éditeurs de Mead (presque tous ses écrits ont été publiés à titre posthume), peu familiers des sciences de leur temps, et encore moins de la philosophie whiteheadienne, commentent cette expression dans les différentes introductions des recueils de textes de Mead (Leclerc-Olive 2012). Ils en orientent l’interprétation en l’écartant peu à peu du champ de la physique pour en faire finalement un concept purement opératoire qualifiant des relations sociales. L’enquête sur la signification de l’expression conceptuelle consentientset place le traducteur devant deux options. Il trouve d’un côté que l’adjectif consentient est un terme ancien et déjà très peu utilisé à la fin du xixe siècle, qui appartient au langage religieux et qualifie une opinion. Il signifie dans ce cas, being in agreement, united in opinion. De l’autre, il est clair que c’est l’expression lexicalisée consentientset et non le seul qualificatif qui est thématisé par Whitehead et par Mead à sa suite. Et Whitehead la dote d’une définition inscrite sans ambigüité dans le jeu de langage de la cinématique :
[…] si l’espace n’est rien d’autre que des relations entre des corps matériels, les points, en tant qu’entités simples, disparaissent. Car un point pour un certain type d’observation est une trajectoire de points pour un autre. Galilée et l’Inquisition ne sont dans l’erreur que là où ils sont d’accord, à savoir qu’une position absolue est un fait physique – le Soleil pour Galilée, la Terre pour l’Inquisition.
Chaque corps rigide définit donc son propre espace, avec ses propres points, ses propres lignes, ses propres surfaces. Deux corps peuvent s’accorder dans leur espace : un point pour l’un peut être un point pour l’autre. L’ensemble complet des corps, réels ou hypothétiques, qui s’accordent dans leur formation spatiale s’appellera un ensemble « consentient ».
Un corps « dissident » (dissentient) à l’espace d’un ensemble « consentient » est en mouvement dans cet espace. Le corps dissident appartiendra lui-même à un autre ensemble consentient. Tous les corps de ce second ensemble seront en mouvement dans l’espace du premier qui a les mêmes caractéristiques spatiales que tout autre corps du second ensemble consentient ; c’est-à-dire (en langage technique) que son mouvement instantané est un mouvement hélicoïdal de même axe, de même pas, de même intensité – en bref on a le même mouvement hélicoïdal pour tous les corps du second ensemble. Nous parlerons ainsi du mouvement d’un ensemble consentient dans l’espace d’un autre ensemble consentient. Par exemple, un tel mouvement peut être une translation sans rotation, et la translation peut être uniforme ou accélérée. […]. »
Whitehead 1919 : 31-32 ; notre traduction
Cette citation (un peu longue) ne laisse aucun doute sur la signification que Whitehead accorde à ce concept. Les traducteurs de Mead qui n’ont pas reconnu son ancrage dans le langage des sciences physiques l’ont de fait considéré comme une simple notion opératoire relevant de la langue des sciences humaines. C’est ainsi que coperception, ensemble cosensitif ont été adoptés comme « tenant-lieu » de consentient set par certains d’entre eux[9], compromettant ainsi toute visibilité des emprunts que fait Mead aux sciences physiques, et dénaturant radicalement le travail philosophique entrepris par Mead au cours des années 1920 en gommant l’infléchissement qu’il est en train de donner à sa pensée (Leclerc-Olive 2012).
Ce qualificatif consentient, qui n’apparaît que dans l’expression lexicalisée consentient set, est pourtant justement le « passeur » précieux entre les sciences de la nature et le monde social, que Whitehead semble avoir choisi à dessein pour tout à la fois créer cette passerelle – il évoque avec beaucoup d’humour à la fois Galilée et l’Inquisition – et emploie le terme dissentient pour qualifier un ensemble, lui-même consentient, mais non consentient avec d’autres, échappant ainsi à l’absolu des terminologies de la mécanique classique.
La chaîne d’interprétation/traduction ainsi reconstruite, révèle les ruptures de traçabilité : les décisions des éditeurs de Mead, puis celles des traducteurs, rendent très improbable la rencontre du lecteur de ces traductions avec la pensée en chantier de Mead et avec l’espace de débats scientifiques et philosophiques dans lequel le texte original s’inscrit. Le fil est rompu.
Ce n’est donc pas tant une faute de traduction que la trace d’une responsabilité scientifique mal assumée. Même si l’objet de la critique n’est à première vue qu’un concept opératoire de second rang, il engage en réalité la postérité d’une oeuvre.
La configuration du champ des possibles contraint évidemment les choix de la traduction de consentient set[10]. Elle illustre les figures de l’incertitude que l’on se propose d’examiner dans le paragraphe suivant. Les options articulent en effet un choix de type « alternatif » – passerelle entre sciences physiques et sciences humaines ou unanimité au sein d’un groupe social – avec un autre choix, secondaire, entre diverses nuances en écho aux termes cosensitif, copercevant, concordant ou solidaire, lié, attaché, etc. L’arborescence des choix esquisse un champ de possibles qui ne s’équivalent pas dès lors que le traducteur entend restituer l’étrangeté, pour Mead, de cette rencontre avec le monde des sciences physiques.
Nous entrons par là dans cette zone d’incertitude qui vibre dans tout atelier de traduction.
4. Dans l’atelier du traducteur
4.1. Zones d’incertitude
L’incertitude, en tant que catégorie philosophique, est elle-même le plus souvent traitée comme un concept opératoire non thématisé. Il est donc expédient d’en déployer les significations éclairantes pour penser l’acte du traducteur. Les enjeux attachés à ce concept sont d’une importance cruciale aujourd’hui et débordent très largement le cadre de ces réflexions[11]. Il n’est pas possible ici d’examiner en détail le parcours sémantique de ce concept (Leclerc-Olive 2014). La pensée de l’incertitude est en partie encadrée aujourd’hui par la théorie des probabilités à laquelle on accorde le privilège exorbitant d’arriver à qualifier tout ce qui, à un titre ou à un autre, est aléatoire[12]. On voudrait aussi qu’elle soit balisée par la théorie économique pour laquelle l’incertitude est précisément ce qui échappe à cette modélisation. Ces attitudes épistémiques exercent une censure théorique qui bannit du champ de l’incertain les paradoxes, les expériences limites, et opèrent une forme de détemporalisation analogue à celle subie par l’espace dans la physique classique. Mais nous n’aurons besoin ici que de figures simples de l’incertitude pour styliser les situations dans lesquelles le traducteur arbitre et réduit au mieux les différents écarts de sens auxquels il a affaire dans cette zone d’incertitude qu’est son atelier.
Dans la sociologie des organisations de Michel Crozier, laquelle gravite autour du concept thématique de ‘zone d’incertitude’ (Crozier et Friedberg 1977), la notion d’incertitude elle-même se trouve en position opératoire. Rappelons sommairement ce que ce concept thématique aide à penser. Dans une organisation, les tâches ne sont pas définies de manière absolue par les règles formelles (fiche de poste, note de montage, conventions, etc.) qui les encadrent : il en découle une marge d’autonomie (parfois réduite, mais souvent aussi inattendue) pour tout poste de travail. La maîtrise de cette incertitude confère un pouvoir à celui qui la détient. À partir de nombreuses enquêtes de terrain, Crozier nous livre un récit fictionnel qui permet d’en saisir le mécanisme général même si celui-ci dépend dans sa forme de la singularité de la situation. Il a ainsi imaginé une entreprise publique – le Monopole Industriel – où, dans les ateliers de production, travaillent trois catégories de personnels : les ouvriers de production, les ouvriers d’entretien et les chefs d’ateliers dont les relations interpersonnelles révèlent un construit organisationnel différent de l’organigramme formel. Ce vécu relationnel, fait d’animosité, voire d’agressivité, prend sens et cohérence dès que l’on se rend compte que ce sont « les ouvriers d’entretien qui sont, en fait, les véritables ‘patrons’ des ateliers » (Crozier et Friedberg 1977 : 51). Bien que l’organisation technique n’a, en principe, rien laissé à l’arbitraire ou à la négociation interpersonnelle, leur position particulière – apporter les réparations qui permettent à la fabrication de ne pas être interrompue – leur permet de jouer sur l’attente des uns et des autres, leur conférant de fait un pouvoir issu de la maîtrise de cette incertitude.
Cependant, la plupart des auteurs qui utilisent cette notion d’incertitude ne la travaillent pas pour elle-même. Ils supposent implicitement que le lecteur comprendra sans déformation excessive ce dont il s’agit. À la lecture de l’ouvrage de Crozier et Friedberg, on comprend néanmoins que la figure de l’incertitude qui opère dans leur réflexion est d’un style particulier : on peut la rapprocher des notions de déformation, de variation ou d’approximation. Cette figure de l’incertitude – un « halo d’indétermination » qui ouvre un jeu possible autour d’une règle – et le contexte organisationnel de sa réflexion conduisent l’auteur à privilégier les enjeux de contrôle et de pouvoir. « Ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs » (Crozier et Friedberg 1977 : 20). Mais si le pouvoir d’un éditeur ou d’un relecteur s’exerce parfois pour contraindre les choix faits par le traducteur, en général, les relations établies entre un texte et son auteur, son traducteur ou son lecteur ne relèvent pas à proprement parler de rapports de pouvoir. En effet, la manière dont se dissout, se résout ou s’éclipse l’incertitude attachée à un problème de traduction n’est pas tant affaire de pouvoir ou de contrôle que de responsabilité. En revanche, dans les zones d’incertitude autour du texte ouvertes respectivement par l’auteur, le traducteur et le lecteur s’imaginent des significations qui cherchent à se rencontrer. Les concepts thématiques ont à première vue plus de chances, grâce au travail explicite de l’auteur, d’être interprétés de façon analogue par ces trois protagonistes, alors que les concepts opératoires qui souvent ne bénéficient pas d’une attention aussi prononcée, tant de la part de l’auteur – c’est ce qui les définit comme tels – que du traducteur, jouent un rôle décisif pour la réception du texte. La traçabilité de l’expression lexicalisée consentient set en témoigne.
4.2. Figures de l’incertitude et coulisses de la traduction
Surtout, autour de ces concepts opératoires peut agir une incertitude qui relève d’une figure qui n’est plus celle de la variation, de l’approximation ou de la nuance ; jouer à pile ou face, lancer un dé, sont autant de situations relevant d’une figure de l’incertitude que l’on nommera ‘incertitude-alternative’ (shift-uncertainty), afin de la distinguer de l’‘incertitude-nuance’ (seule présente dans la théorie de Crozier) où l’hésitation se cristallise dans une constellation de termes, de « tenant-lieu » aux tonalités subtilement différentes, où l’on passe d’un terme à l’autre de manière presque continue. Sans évoquer la situation qui valut à Buridan une part de sa célébrité[13], beaucoup d’autres situations empiriques ou imaginaires peuvent être convoquées pour exemplifier cette idée de bifurcation ou de dilemme.
L’anthropologie exhibe aisément des situations où le champ des possibles se décrit comme un registre fini d’options bien distinctes (voire incompatibles) les unes des autres. Avoir ou non des papiers d’identité aujourd’hui en France détermine des systèmes d’incertitudes secondes, qui gouvernent des pratiques quotidiennes bien distinctes (Leclerc-Olive et Engrand 2000). On pense également aux racines d’une équation qui sont formellement en nombre égal à son degré ; dans certains cas, leurs valeurs numériques sont calculables, dans d’autres, on ne peut en fournir qu’une valeur approximative. Exhiber les racines d’une équation nous met possiblement en présence de ces deux figures de l’incertitude évoquées jusqu’ici. Nous disposons ainsi de deux idéaux-types majeurs de l’incertitude – ils ne forment pas une typologie mais des catégories analytiques – grâce auxquels nous sommes en mesure de porter un regard particulier sur les enjeux propres à la traduction en sciences humaines. Ces deux idéaux-types, l’incertitude-alternative et l’incertitude-nuance, n’épuisent pas les figures de l’incertitude (Leclerc-Olive : 2014), mais ils semblent, au moins à première vue, éclairer un grand nombre de situations auxquelles nous nous heurtons dans notre atelier de traduction.
On pourra objecter que l’incertitude-alternative qualifie ce que d’autres appelleraient faute de traduction. L’éventail des traductions de consentient set cité plus haut montre que la problématique de la culpabilité masque l’enjeu autrement plus important de la responsabilité scientifique. Quant à l’incertitude-nuance, un exemple parmi cent illustrera cette figure de l’incertitude qui semble être parfois la seule identifiée dans le champ de la traductologie.
Un texte de Walter Benjamin a été publié en français sous trois titres différents. En 1936, dans la revue suisse Orient und Okzident, Benjamin publie un essai intitulé Der Erzähler. Betrachtungen zum Werk Nicolai Lesskows. Une traduction française, attribuée à Walter Benjamin lui-même, paraît dans le Mercure de France en 1952 sous le titre Le narrateur. En 2000, Maurice de Gandillac et Pierre Rusch publient une nouvelle traduction du texte allemand. Bien que Benjamin lui-même ait utilisé le terme ‘narrateur’, ces derniers justifient le nouveau titre : « Nous avons pourtant choisi le terme ‘conteur’ pour traduire l’allemand Erzälher, qui désigne celui qui raconte une histoire, alors que le ‘narrateur’ tend de plus en plus à désigner une figure interne au discours, en quelque sorte le ‘représentant’ de l’auteur dans le texte » (Rusch dans Benjamin 2000 : 114). Grâce à cette très brève mention, nous avons accès à un fragment du travail de traduction, ses hésitations, ainsi que l’argumentaire qui a motivé la préférence des traducteurs. Plus récemment, en 2014, une autre traduction est publiée sous le titre Le raconteur. Le texte de Benjamin, traduit par Sibylle Muller, est suivi d’un long commentaire fort intéressant de Daniel Payot, mais qui ne dit pas un mot des choix de la traductrice. Ces termes – narrateur, conteur, raconteur – appartiennent au même champ lexical, exemplifiant cette figure de l’incertitude-nuance. L’avenir dira si ces différentes traductions du titre auront orienté les lecteurs vers des courants divergents d’interprétation ou si, à l’inverse, le débat qu’elles déclenchent reste confiné au sein d’une même communauté de lecteurs. Si cette brève enquête attire l’attention sur la fonction auctoriale du traducteur, elle nous laisse encore sur le seuil de son atelier : l’ouvrage ne nous dit rien des raisons qui ont conduit à cette troisième traduction. Les échafaudages ont été retirés, alors que la question, tranchée par le traducteur, reste ouverte pour le lecteur. On aimerait avoir accès à ce travail de recherche et aux réflexions critiques qui ont abouti au texte que le traducteur et son éditeur nous présentent. Et ce, d’autant plus si les figures de l’incertitude en jeu sont de type alternatif, comme dans le cas du verset 2/275 du Coran, brandi comme principe cardinal de la finance islamique.
4.3. Un verset du Coran au coeur de la finance islamique
Depuis quelques années, la finance islamique prend argument de la crise financière du monde occidental pour promouvoir ses propres produits financiers qui, à la différence de ceux proposés par la finance conventionnelle, présenteraient des garanties éthiques en raison de leur certification par des sharia-boards opérant au sein des banques (islamiques ou non).
L’argumentation avancée pour justifier l’éthicité des produits financiers islamiques est qu’ils respectent l’interdit du riba’ – concept thématique au centre des doctrines financières – édicté par le Coran. Cette assertion est reprise sans précaution par bon nombre d’économistes qui, selon l’école de droit musulman à laquelle ils se reportent, affirmeront l’interdiction coranique du prêt à intérêt ou de l’usure, selon la traduction préconisée. Les conséquences pratiques qui en découlent sont considérablement différentes. Et une armée d’agents bancaires et leurs clients se contentent de la « traduction » qui prévaut dans les institutions auxquelles ils ont affaire. Pourtant, l’examen comparatif des diverses traductions autorisées du verset coranique concerné invite à revisiter le contexte sociohistorique et linguistique de son émergence. L’enquête sur ce passé mal documenté nourrit l’espoir que les pratiques commerciales et financières en vigueur au moment où ces phrases furent notées (et donc notamment sur le corpus de Hadith, qui peuvent les éclairer) permettront de trancher.
La traduction de Blachère[14] du verset 275 de la sourate dite de la Vache, au coeur de la question, est considérée comme une version de référence.
Ceux qui se nourrissent de l’usure ne se dresseront [, au Jugement Dernier,] que comme se dressera celui que le Démon aura roué de son toucher. Ils disent en effet : « Le troc est comme l’usure. » [Non !] Allah a déclaré licite le troc et déclaré illicite l’usure. Celui à qui une exhortation est venue de son Seigneur et qui cesse [de pratiquer l’usure], à celui-ci restent ses profits et son cas relève d’Allah. Ceux qui [au contraire] récidiveront, ceux-là seront les Hôtes du feu où ils seront immortels[15].
Blachère 1951 : 813
Mais beaucoup d’autres traductions circulent, parfois anonymes, qui à l’endroit des concepts majeurs – thématiques et opératoires – présentent pour notre réflexion des différences importantes.
Ceux qui mangent de l’intérêt ne font que se lever comme se lève celui que le toucher du Diable accable. Cela, parce qu’ils disent : « Rien d’autre : le commerce, c’est comme l’intérêt ! » Alors que Dieu a rendu licite le commerce et illicite l’intérêt ! Celui, donc, qui cesse dès que lui vient une exhortation de son Seigneur, alors, à lui ce qui est passé ; et son affaire dépend de Dieu. Mais quiconque récidive… alors les voilà, les compagnons du Feu ! Ils y demeureront éternellement. ()
Hamidullah 1986 : 58-59
Notre attention se focalise ici sur quelques termes, bien qu’évidemment l’élucidation de la signification d’un tel verset ne se réduit pas à cette seule enquête. Notre propos n’est d’ailleurs pas de resserrer le champ des possibles mais au contraire d’en esquisser l’ouverture. En « tamisant » ainsi les traductions, il apparaît que les incertitudes ainsi mises au jour autour des traductions de riba’ engagent des pratiques et des comportements dictés par la traduction/interprétation de ce concept thématique. Nous avons affaire à une incertitude-alternative qui enclenche des raisonnements aux postérités divergentes[16]. Non seulement les actes prohibés diffèrent mais aussi le sort même du croyant dans l’au-delà. Ce n’est pas rien. Mais riba’ n’est pas le seul terme dont la traduction a des conséquences considérables. En fait, celle de bay’ – concept opératoire souvent négligé alors que, pour certains commentateurs, c’est de la comparaison des significations accordées à ces deux termes, riba’ et bay’, qu’émergent les significations respectives de chacun. La signification de ces termes est tellement peu assurée que certains traducteurs conservent les mots arabes.
Les incertitudes se concentrent dans le fragment de phrase qui, dans l’une des traductions citées supra, a été rendu par « Dieu a rendu licite le commerce, et illicite l’intérêt ». Mais bien d’autres formulations circulent, notamment : « Dieu autorise la vente et prohibe l’usure », « Allah hath permitted trade and forbidden Riba », « Allah autorise le profit mais interdit le riba », « Allah permitted bay’ and forbidden riba’ », « Dieu a rendu licite le commerce et illicite l’intérêt usuraire », etc.
Les deux concepts riba’ et bay’ – l’un thématique, l’autre opératoire – soulèvent des incertitudes-alternatives majeures : troc, vente ou commerce, d’une part, et intérêt, intérêt usuraire ou usure, d’autre part.
Azzemuddin Subhani participe à divers sharia-boards, en tant que praticien et professeur de finance islamique à l’Université d’Ajman aux Émirats arabes unis. Sa thèse[17] sur la loi divine du riba’ et du bay’, soutenue en 2006 à l’Université McGill de Montréal, est considérée comme un travail séminal en droit islamique en ce qu’elle propose une interprétation pionnière de l’injonction divine. Nous suivrons son argumentation à la fois théologique et philologique, telle qu’il l’a résumée dans un article plus récent (Subhani 2011) afin d’exemplifier les enjeux que les choix de traduction peuvent déterminer, et partant, la responsabilité possible du traducteur. Subhani soutient que la traduction correcte de bay’ n’est pas ‘commerce’, mais ‘vente’. C’est-à-dire que l’interdit coranique porte sur les comportements au moment même de l’échange : tous les actes (livraison ou paiement) doivent être opérés dans le même présent, sans délai, faute de quoi l’échange cesse d’être sharia compliant. Cette traduction de bay’ par vente est indispensable à la thèse de l’auteur selon laquelle toute transaction différée fait encourir les foudres de Dieu. Si on extrapole le raisonnement de l’auteur, l’usage même de la monnaie pourrait être prohibé : ce qui caractérise la monnaie n’est-il pas précisément d’être à la fois un titre de paiement et une réserve de valeur ? Toujours susceptible d’entrer dans des transactions ultérieures, sa valeur ne peut être garantie absolument. Le risque de dévaluation rendant sa valeur incertaine ferait de toute transaction qui l’engage une transgression des préceptes coraniques. Le propos n’est évidemment pas de discuter le raisonnement de Subhani ni de contester sa traduction. On a déjà souligné plus haut que les enjeux de traduction ont des impacts bien au-delà de la seule carrière des textes. Cet exemple montre surtout qu’il est possible de discuter la traduction et l’interprétation de Subhani, car il a rendu publics le travail de recherche et l’argumentaire qui l’ont conduit à cette traduction/interprétation. Il a mis à disposition du lecteur l’enquête sur la base de laquelle il a tranché et mis fin aux hésitations qu’il a traversées pour traduire ces concepts, thématiques ou opératoires qui déterminent la réception future de l’oeuvre ou du texte.
5. Incertitudes et fonction auctoriale du traducteur
Les réflexions présentées dans cet article appellent des réactions et des commentaires. Loin de constituer un corpus de conclusions, elles veulent ouvrir un chantier : elles ont besoin du dialogue pour prendre toute leur consistance.
Mais pour poursuivre ce cheminement, il convient d’en schématiser les principaux résultats, fussent-ils provisoires. Rappelons que le point de départ de cette enquête s’enracine dans notre propre pratique de traduction[18] : le travail de recherche engagé pour lever les incertitudes, la nécessaire attention aux concepts de second rang – notamment ceux qui peuvent échapper au traducteur mais sautent aux yeux du spécialiste de la discipline – sont autant d’expériences qu’il semblait fécond d’analyser et de mettre en débat. Cette formalisation de la tâche du traducteur prolonge également l’expérience du lecteur de sciences humaines qui ne peut s’approprier l’oeuvre d’un auteur dont il ne connaît pas la langue qu’à travers les traductions qui lui sont proposées : pouvoir circuler entre les textes traduits pour saisir le parcours de la pensée de cet auteur donne corps à la catégorie analytique de traçabilité.
De cette enquête, deux propositions principales se dégagent : la première porte sur la fonction auctoriale du traducteur et la responsabilité scientifique qui en découle. La seconde, sur les dispositions scientifiques et éditoriales qui permettent tout à la fois de sauvegarder le travail de recherche mené dans l’atelier de traduction et de soutenir les choix retenus, de documenter cette responsabilité scientifique.
Le travail de recherche qui conduit aux arbitrages habituellement soustraits au regard du lecteur gagnerait à être sauvegardé, au même titre que les commentaires savants sur un auteur ou un texte : cette recherche participe à la spécificité du travail créatif du traducteur et soutient la part de responsabilité qui lui incombe dans la circulation des idées. La description du modus operandi de la traduction révèle des arbitrages, des choix qui engagent le devenir des oeuvres. Il ne s’agit pas de réunir une documentation en vue de plaider à charge ou à décharge en faveur d’une traduction particulière, citée à comparaître dans un hypothétique procès en fidélité, mais de construire philosophiquement la question de la responsabilité et de la fonction auctoriale du traducteur de textes de sciences humaines. Cette fonction auctoriale est couramment reconnue au traducteur de fiction ; il semble pertinent de l’attribuer également au traducteur dans ces champs disciplinaires subsumés ici sous l’intitulé « sciences humaines ». Les concepts opératoires, qui ne sont pas travaillés par l’auteur sous les yeux du lecteur, sont essentiellement chargés des significations que ce dernier projette sur eux. Leur performativité souterraine non contrôlée est redoutable, pour cette raison même. Ces concepts que l’auteur ne thématise pas, qui ne sont pas déconstruits, manipulés, disséqués et enrichis, resteraient enkystés et condamneraient le lecteur à les doter de ses propres hypothèses de sens, si le traducteur ne s’en saisissait pas pour les soumettre à une enquête plus approfondie que celle menée par l’auteur. En s’autorisant à poursuivre la schématisation développée jusqu’ici afin de souligner les nervures du débat, on peut dire que les fonctions auctoriales respectives de l’auteur et du traducteur sont pragmatiquement arrimées à des fragments différents du texte – les concepts thématiques pour le premier, les concepts opératoires pour le second. La fonction auctoriale du traducteur n’est pas homothétique de celle de l’auteur, comme si la première venait simplement redoubler la seconde. Les lieux d’effectuation de leur acuité intellectuelle diffèrent et se complètent. Le traducteur ne refait pas le même chemin que l’auteur, dans un effort proportionnel, réparti de manière similaire. Les concepts opératoires indiquent sa fonction auctoriale propre. Et les incertitudes-alternances, parce qu’elles conditionnent la traçabilité des concepts, orientent la postérité de l’oeuvre. La traduction porte dès lors, à ce double titre, une responsabilité épistémologique et scientifique qui interdit de confiner cette activité dans les arrière-boutiques de la science[19].
Appendices
Remerciements
Cet article a été préparé avec Cécile Soudan, membre d’ARTESS (Atelier de Recherches et de Traductions en Sciences Sociales).
Notes
-
[*]
et responsable du groupe ARTESS.
-
[1]
Dans la suite du texte, l’expression « sciences humaines » désignera l’ensemble de ces champs disciplinaires.
-
[2]
C’est pour rendre compte de cette hybridité que nous avons recours à la notion de « figure ». Ni classe, ni pure catégorie, ni définition, mais des espèces « bifaces » (Whitehead 1926) nées de la rencontre flottante entre matériaux empiriques et réflexions conceptuelles.
-
[3]
Il ne faudrait pas croire pour autant que ce modus operandi simplifié appliqué aux concepts garantit la traductibilité sans reste d’un énoncé entier (Leclerc-Olive 2010).
-
[4]
Les italiques sont de l’auteur, Eugen Fink, ou du traducteur de l’ouvrage, Jean Kessler.
-
[5]
Concepts thématiques et concepts aléatoires sont des idéaux-types et non des classes. Dans Moïse l’Égyptien, Jan Assmann (2001) définit sommairement la catégorie « distinction mosaïque » mais pour l’employer comme concept opératoire. Cette catégorie devient explicitement un concept thématique dans Le prix du monothéisme : « La critique littéraire nous a appris à établir la distinction entre « intention de l’auteur » et « sens » d’un texte. Il m’a été donné de faire l’expérience de cette distinction en tant qu’auteur de Moïse l’Égyptien. Il m’a fallu attendre la réception critique du livre pour que, à ma propre surprise, la thèse de la « distinction mosaïque » se révèle en être le coeur sémantique ou, si l’on veut, l’objet central » (Assmann 2007 : 12).
-
[6]
Les concepts avec lesquels le texte établit un débat peuvent même parfois être complètement implicites, comme chez Veblen. La traduction de tels textes gagne d’autant plus à être dialogique.
-
[7]
La numérisation des textes facilite cette recherche.
-
[8]
Le champ exploré ici n’inclut pas, rappelons-le, la traduction de contrats ou de documents techniques et juridiques.
-
[9]
Guillaume Durand (Durand et Weber 2009), traducteur de Whitehead, a rendu consentient à l’aide de l’adjectif ‘concordant’, choix beaucoup plus respectueux de la définition qu’en donne Whitehead lui-même, mais ce qui nous importe ici, c’est l’effet induit dans la réception des exercices de pensée de Mead.
-
[10]
On notera que la littérature de science-fiction est familière de l’Univers de la CoSentience (Herbert 1970 Herbert 1973 dans les références. Si autre ouvrage, insérer référence complète).
-
[11]
Les outils contemporains de la finance visent tous à maîtriser l’incertitude qui règne sur les marchés (Leclerc-Olive 2014).
-
[12]
Cette réclusion de l’incertain dans le domaine du calculable contribue au renforcement des cloisonnements disciplinaires.
-
[13]
On a attribué à Jean Buridan, penseur scholastique du xive siècle, le dilemme d’un âne qui finit par mourir de faim devant deux bottes de foin, faute d’avoir trouvé une raison de choisir celle par laquelle il allait commencer.
-
[14]
Hassan Elboudrari a eu la gentillesse de me fournir tout à la fois le texte original et cette traduction française de ce verset 2 :275. Qu’il en soit vivement remercié.
- [15]
-
[16]
Personne n’a oublié les commentaires d’Averroès qui découvre la Poétique d’Aristote au travers de la traduction arabe du xe siècle réalisée par Abû Bishr Mattâ (voir Badawi 1987 : 93-94) qui, lui-même, s’était appuyé sur la traduction syriaque du texte grec. Alors qu’Averroès cherchait dans la Poétique « les lois universelles de la Poésie, commune à toutes les nations, ou à la plupart », il se heurtait, à l’inverse, à ce qui lui paraissait constituer une spécificité grecque : Mattâ avait en effet traduit tragédie et comédie respectivement par panégyrique et satire, installant ainsi le commentaire d’Averroès sur un malentendu lourd de conséquences, puisqu’il se perpétua dans le monde arabe pendant près de neuf siècles (voir Kilito 1999 : 62). Ernest Renan (2002) et Jorge Luis Borges (1962) ont été inspirés, chacun à leur époque, par cette « bifurcation sémantique » qui marqua l’oeuvre d’Averroès.
-
[17]
Subhani, Azzemuddin (2006) : Divine law of riba’ and bay’. New critical theory, Thèse de Doctorat. Montréal : Université McGill.
-
[18]
Pratique de traduction délibérative menée depuis de nombreuses années avec Cécile Soudan dans le cadre d’ARTESS.
-
[19]
Créer des dispositifs de dialogue entre chercheurs scientifiques et traducteurs professionnels constituerait sans doute une réponse aux dilemmes que les études de cas présentées ici suggèrent.
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