Article body
Comprendre la linguistique est un ouvrage qui servira de repère dans l’histoire de la linguistique. Il arrive à un moment où la discipline a relativement dépassé les hésitations des disciplines nouvelles et l’esprit conquérant affiché par les détenteurs des vérités vraies. Nous pouvons dire que cet ouvrage est fondé sur un bon diagnostic concernant l’évolution de la linguistique en tant que discipline : celle-ci a suffisamment mûri pour qu’une réflexion approfondie soit menée en vue d’en apprécier l’objet, les concepts, les outils méthodologiques et les résultats. Nous pensons que Robert Martin a vu juste ; la preuve : le succès que cet ouvrage a eu auprès des linguistes. Une deuxième édition a vu le jour deux ans à peine après la parution de la première.
Cet ouvrage revendique dès le sous-titre, « épistémologie élémentaire d’une discipline », son terrain de réflexion. Pour l’auteur, il est clair que la discipline a besoin qu’on fasse le point pour poser les bonnes questions relatives aux domaines, aux méthodes et aux applications qu’on peut faire des travaux des linguistes. Aucune facette n’est omise : linguistique descriptive, linguistique théorique, linguistique générale, philosophie du langage, linguistique historique, linguistique appliquée, linguistique « stylistique ». L’auteur aurait pu mener également sa réflexion sur la base des découpages reconnus au sein de la discipline : phonétique, phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique, analyse du discours, etc. ; il a préféré à cette approche celle qui situe la réflexion à un niveau beaucoup plus élevé, lui permettant ainsi d’englober ces derniers domaines dans sa présentation. Tous les domaines sont évoqués avec des illustrations suffisamment abondantes pour que le non-spécialiste saisisse les vrais enjeux de cette discipline.
Il serait difficile de rendre compte des mérites de cet ouvrage qui peut être considéré déjà comme un classique dans la matière. Nous nous contenterons de les ramener à trois : la limpidité de l’expression, la profondeur de la réflexion et la densité de la matière.
La limpidité de l’expression se vérifie sur plusieurs plans : le style, l’usage des termes techniques, le ton choisi pour mener une réflexion aussi profonde. Le style est dépouillé de toutes les lourdeurs propres aux textes de spécialité que leurs auteurs, par souci de clarté, surchargent le plus souvent d’explications et de toutes sortes de détails et de précisions qui finissent par les rendre hermétiques. Robert Martin réduit l’expression à l’essentiel. En quelques mots, il définit par exemple d’une manière très claire les trois concepts de langue, parole et discours : « la langue est un système inscrit dans la mémoire commune, qui permet de produire et de comprendre l’ensemble des énoncés effectivement produits » ; « la parole est l’ensemble des énoncés effectivement produits » ; « le discours est l’ensemble infini des énoncés possibles, dont la parole est un sous-ensemble réalisé » (p. 56).
L’aspect terminologique est traité dans tout l’ouvrage avec une grande élégance qui attire l’attention sur la difficulté à en déterminer les contours avec précision et l’exigence à en faire un usage le plus précis possible. On a réellement du plaisir à lire certains passages où l’auteur marque un recul qui manque le plus souvent aux linguistes quand ils présentent le fruit de leurs travaux : qu’on prenne l’exemple de la détermination du nombre des unités minimales que comporte un énoncé comme Il a épluché les pommes de terre (p. 20-23), ou celui de la variété des logiques descriptives (p. 51-52), on succombe à chaque fois au plaisir de voir le linguiste qui cherche à partager ses préoccupations avec les autres, en montrant que les exemples les plus simples sont parfois très délicats à traiter.
L’élégance du style se voit également dans la vérité du ton : Robert Martin écrit comme il parle avec un naturel et un humour d’une extrême légèreté et plein d’allusions et de recul qui aident à mieux apprécier les enjeux de la discipline. La sérénité qui transparaît à travers cet ouvrage va de pair avec une vision globale complètement détachée des partis pris théoriques. Tous les collègues consultés dans plusieurs pays l’ont déjà programmé dans leurs cours ; leur argument est simple : Robert Martin a situé la réflexion à un niveau rarement atteint dans des ouvrages qui s’adressent à la fois au grand public et à un public averti. C’est un texte qui se prête à des lectures différenciées selon le degré d’approfondissement qu’on désire atteindre.
La profondeur de la réflexion se mesure par la nature des questions soulevées. S’agissant des procédures descriptives, l’auteur nous fournit une belle synthèse (p. 33-45) sur la commutation et la combinaison des signes linguistiques, le concept de transformation, la dimension sémantique telle qu’elle se décrit en termes d’inférence et l’approche quantitative. Qu’il s’agisse d’approche qualitative ou quantitative, la valeur de la description ne peut s’apprécier sans une cohérence générale dans laquelle les descriptions doivent s’inscrire pour assurer la convergence des procédures en mettant en relation plusieurs phénomènes jusque-là ignorés par la grammaire traditionnelle. Ainsi les champs d’investigation se multiplient et de nouvelles perspectives se dessinent : la grammaire dite textuelle en est un exemple.
Les théories sont évaluées entre autres sur leur pouvoir explicatif et leur capacité de prédictibilité. L’auteur choisit des exemples pour illustrer les deux exigences. Pour la prédictibilté combinatoire, il fournit l’exemple de l’emploi d’éléments tels que quoi que ce soit, peu et l’ordre des clitiques (p. 60-64). La prédiction inférentielle est un autre exemple de prédictiblité illustré par les emplois du verbe savoir et celui de la conjonction bien que (p. 66-67). Le pouvoir explicatif d’une théorie se vérifie au degré de généralisation et de l’étendue des aspects qu’une théorie prend en charge. L’explication de l’emploi du subjonctif par la logique dite des mondes possibles fournit un bon exemple où l’évolution et le perfectionnement des explications avancées sont remarquables (p. 70-72). Le tout est mis dans la perspective d’un « relativisme épistémologique tout à fait salutaire » (p. 76).
D’autres pans de la linguistique sont sollicités : la linguistique générale (p. 77-102), la philosophie du langage (p. 103-134), la linguistique historique (p. 135-157) et la linguistique appliquée (p. 159-177).
De la linguistique générale, l’auteur retient la typologie des langues et les universaux. Il distingue deux types de typologie : celle qui classe les langues par famille et qui est dite génétique et celle qui s’intéresse aux structures que les langues privilégient comme l’ordre des mots en syntaxe ou « l’intégration plus ou moins forte des éléments linguistiques les uns dans les autres » (p. 79-80). Pour ce qui est des universaux, il fait la distinction entre les universaux fonctionnels et les universaux conceptuels. Les premiers renvoient au fonctionnement des langues. Plusieurs caractéristiques peuvent être retenues à cet égard : la double articulation, le fonctionnement des langues en tant que systèmes symboliques, une syntaxe de base fondée sur la prédication, le fait d’avoir des procédures référentielles « pour marquer l’ancrage dans le réel des entités prédiquées » comme les signes indexicaux et les déictiques (p. 87), « le même comportement au regard de la véridiction » (p. 88), une liberté combinatoire doublée d’une forte tendance au figement, la redondance des langues, la polysémie des unités lexicales, l’organisation hiérarchique, l’aptitude des langues à l’analyse. Pour les universaux conceptuels, l’auteur retient la négation comme exemple partagé par les langues. Il y ajoute les universaux d’expérience traduisant une expérience commune qui ne donne pas uniquement lieu à des universaux cosmogoniques ou biologiques, mais également à des universaux cognitifs comme la négation, la relation de cause et de conséquence.
Pour la philosophie du langage, l’auteur commence par opérer une distinction entre la philosophie du langage et la philosophie de la linguistique. Cette dernière peut être illustrée par l’objet de cet ouvrage. La première s’intéresse à des questions « qui portent sur la nature [du langage] et sur ses relations avec ce qui n’est pas le langage, mais qui n’en est pas indissociable, la réalité, la vérité, la pensée, voire une certaine forme d’action » (p. 105).
Parmi les questions les plus récurrentes relatives à la nature du langage, il y a lieu de mentionner l’innéisme de cette faculté chez les humains. Plusieurs travaux de recherche, notamment en imagerie cérébrale, appuient une telle hypothèse. C’est ce qui explique entre autres la différence entre le langage humain et les autres formes de langage comme celui des animaux et les langages formels et conventionnels. Le symbolisme du langage animal « ne va pas au-delà du simple signal ». « Aucune des fonctions principales du langage humain n’est remplie, ni la conceptualisation et la prédication qui en résulte, ni la communication réversible, qui irait dans un sens et dans l’autre » (p. 108). Si « le langage naturel est orienté vers la prédication, vers la référence au monde et l’infinie diversité des situations », les langages formels se prêtent à des opérations calculatoires (p. 109). L’auteur ne se limite pas aux langages formels ; il y ajoute les langages conventionnels comme le code de la route et les langages dérivés comme le code écrit. Pour ce qui est de la relation avec la réalité, l’auteur discute la thèse de la dénomination pour aboutir à la conclusion que « l’hypothèse de la dénomination est insoutenable » (p. 115). Même si les signifiés linguistiques naissent du réel, « ils le structurent et l’interprètent » (p. 115). Robert Martin prend comme exemple le partitif pour étayer cette thèse.
La vérité est une autre question qui interpelle les linguistes. Même si certains considèrent que seul le concept de validité intéresse le linguiste parce qu’il sert à vérifier si un énoncé est bien formé ou pas, cela n’empêche pas que la notion de vérité s’inscrive dans la structuration des langues, dans ce sens qu’il est « impossible de produire aucun énoncé, dans aucune langue, sans prendre position sur sa vérité » (p. 121). Ce lien avec la vérité ne se limite pas aux énoncés ; il fait partie intégrante du fonctionnement même de la langue comme en témoignent les énoncés dits analytiques qui sont vrais par leur seul sens. « Le lexique d’une langue, par le jeu des définitions, peut se représenter par un vaste réseau de relations analytiques » (p. 123). Par ailleurs, la vérité en linguistique ne peut être appréhendée que d’une manière relative, c’est-à-dire par rapport à un des « univers de croyance », « des mondes possibles » et « des échelles qui supposent qu’elle est multivaluée » (p. 125).
Le rapport qu’entretient le langage avec la pensée a fait l’objet de plusieurs spéculations philosophiques que l’auteur rappelle brièvement (p. 126-129). De cette question, il retient l’idée que « les langues sont aptes à générer des concepts au moyen de deux sortes d’opérations : la définition conventionnelle et la dénomination d’abstractions construites » (p. 129). Le premier cas concerne toute l’activité scientifique qui a recours à une terminologie qui fait un usage monosémique des mots de la langue, leur donnant une consistance conceptuelle et les soustrayant à la polysémie généralisée du langage courant. Le second renvoie à la dénomination des « concepts élaborés en logique ou en mathématiques » (p. 130).
Le chapitre se termine par une brève synthèse sur la relation qui existe entre le langage et les actes.
La linguistique historique est abordée sous la double perspective de sa justification et de ses méthodes. Même si les locuteurs n’ont pas besoin de connaître l’histoire de la langue pour l’utiliser, il n’empêche que la connaissance de l’histoire de la langue éclaire plusieurs aspects intéressants : l’histoire d’une langue n’est-elle pas la description des strates qui la composent, c’est-à-dire les différentes synchronies ? Pour comprendre plusieurs aspects de la langue, qu’ils soient syntaxiques, morphologiques, lexicaux ou tout simplement orthographiques, on ne peut pas se passer des données historiques. Ajoutons à cela que la langue est le réceptacle des croyances partagées telles qu’elles se présentent à travers la polysémie et le figement.
Sur le plan de la méthode, l’auteur oppose l’histoire externe, « qui traite de la langue comme un objet social, comme un instrument de relations humaines, de culture et de transmission du savoir » (p. 143), à l’histoire interne qui s’intéresse à l’évolution de la langue elle-même. Nous retenons des développements consacrés à l’histoire interne les éléments que l’auteur fait figurer dans les paragraphes relatifs aux facteurs internes de l’évolution des langues : les objets linguistiques sont des objets aux contours flous (p. 149-150) ; les objets linguistiques sont des objets déformables (p. 150-151) ; les systèmes linguistiques sont, par nature, des systèmes instables (p. 151-153). Chaque caractéristique est illustrée par des exemples portant sur le lexique, la sémantique et la syntaxe. La dernière partie du chapitre comporte des analyses sur les tendances typologiques. En plus de la déflexivité, l’auteur passe en revue l’évolution dans l’ordre des mots, la dissociation des pronoms et des déterminants, la grammaticalisation, la création de paradigmes doubles, surtout pour les pronoms. Il finit par attirer l’attention sur la nécessité et l’urgence « d’harmoniser au mieux l’accès aux données ». « L’avenir de la linguistique historique passe sans doute par l’invention d’hyperbases où l’on pourra commodément s’orienter » (p. 157).
Le dernier chapitre consacré à la linguistique appliquée couvre des domaines aussi variés que la didactique, la thérapeutique, l’aménagement linguistique et la linguistique automatique. Robert Martin attire l’attention sur tous les bénéfices que les enseignants des langues peuvent tirer des enseignements que la linguistique peut leur apporter et sur l’apport de la discipline dans des domaines aussi variés que l’orthophonie et le traitement des troubles du langage comme la dyslexie, l’agrammatisme, le paragrammatisme et l’aphasie. Quant à l’aménagement linguistique, il couvre à la fois l’interventionnisme politique (aménagement externe) et l’aménagement interne qui cherche « à influer sur le langage lui-même » (p. 66). L’enrichissement du vocabulaire scientifique et technique, la normalisation en terminologie et les réformes orthographiques sont autant d’actions qui cherchent à agir sur le fonctionnement même de la langue.
La linguistique automatique constitue indéniablement « un domaine d’application d’une extraordinaire importance » (p. 169). En plus des différentes tâches qui consistent à faire intervenir l’automatisation comme la constitution de bases de données ou la présentation de certains dictionnaires sous une forme informatisée, il y a lieu de retenir un domaine où l’on cherche à « automatiser certaines tâches langagières » (p. 170). La reconnaissance et la génération des objets linguistiques sont nécessaires à plusieurs applications, notamment la traduction automatique, qui a connu une évolution marquée par le grand nombre de difficultés à aplanir. Même si on réussit actuellement à traduire automatiquement certains textes de spécialité comme dans le domaine météorologique, le chemin à parcourir est vraiment long. On a certes réussi à réaliser des analyseurs morphologiques très performants, mais dès qu’on touche au sens, les difficultés surgissent : il faut lever les ambiguïtés que comporte le langage naturel et procéder à un calcul inférentiel permettant de dégager la signification d’un énoncé. Robert Martin fournit, à partir d’un exemple, « une vague idée des procédures » (p. 177) tout en insistant sur le fait que « le problème est non plus seulement de les [les grammaires et les dictionnaires] accroître encore et de les rendre plus [adéquats], mais de les réaménager en les systématisant et les rendant entièrement explicites, en sorte qu’[ils] deviennent utilisables par l’automate » (p. 177). « Les perspectives [de la linguistique automatique] sont multiples – et pas seulement pratiques, car les options à prendre mettent fortement en cause et les méthodes de description et les fondements théoriques » (p. 181).
Dans la seconde édition, l’auteur ajoute en appendice un chapitre consacré à la linguistique stylistique. Après avoir justifié la place que doit occuper la stylistique en linguistique, en tant qu’expression de la dimension poétique du langage, l’auteur fournit des éléments de réflexion en rapport avec le style et ses composantes et les aspects de la stylistique. Pour ce qui est du premier, Robert Martin observe que la variation stylistique repose sur les trois caractéristiques suivantes du langage : sa flexibilité, sa créativité et sa musicalité. Le style peut se définir grâce à la grande diversité du possible linguistique : le fait de choisir une formulation parmi tant d’autres pour exprimer le même contenu représente un élément constitutif du style. « Le style est avant toute chose affaire de choix » (p. 186). La créativité est une autre dimension du style : le recours à toutes les figures offertes par la langue donne des possibilités inédites d’expression. « Une chose est sûre : la créativité langagière participe largement à l’émergence du style » (p. 188). Quant au rapprochement avec la musique, il s’explique par plusieurs points communs : le rythme, les sonorités et l’harmonie. Il finit par dégager trois stylistiques : celle des procédés, celle des genres et celle des textes.
La densité de la matière se constate aisément à la lecture de l’ouvrage. Derrière une simplicité de façade se cache une grande consistance de la matière traitée. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’oeil sur l’index où il est clair que toute la linguistique y passe. S’ajoute au grand nombre de questions évoquées l’abondance des exemples illustrant les problèmes abordés. Rien qu’en nous limitant à l’introduction et au premier chapitre qui traite de la linguistique descriptive, on constate combien est impressionnante la liste des faits analysés : le contrôle épilinguistique (p. 10-11), le rapport écrit/oral (p. 11), la segmentation (p. 20-22), les phonèmes (p. 23), l’impersonnel (p. 28-30), l’emboîtement (p. 31), la commutation (p. 34-36), les sèmes (p. 36), l’adverbe bien (p. 37 et 46), les procédures combinatoires (p. 38), les procédures transformationnelles (p. 38-40), l’hyperonymie (p. 41), la paraphrase (p. 41), la polysémie (p. 42), l’inférence (p. 42-43), le fonctionnement de mais et de même (p. 47)… Il en est ainsi du reste de l’ouvrage qui est truffé d’exemples et de questions qui illustrent parfaitement l’apport de la linguistique dans le domaine de la connaissance des langues. Le lecteur y trouve, en plus de la réflexion épistémologique, une information linguistique sûre faisant la synthèse d’un très grand nombre de questions étudiées par la linguistique moderne.
On ne peut pas finir ce compte rendu sans attirer l’attention du lecteur sur la dualité systématique du style de Robert Martin : au sérieux du propos et à la profondeur de la réflexion s’associe presque systématiquement une touche d’humour agréable qui fait de la lecture de cet ouvrage un réel plaisir. Méditons ensemble cet exemple qu’il donne à la page 121 pour illustrer l’idée que la langue est un lieu de vérité :
Si les hommes étaient des poissons, seuls les océans seraient pollués.
Mais pas du tout ! Ils auraient évidemment inventé l’aquarium roulant pour polluer tout le reste.