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1776 : indépendance des États-Unis, 1789 : Révolution française, 1811 : indépendance vénézuélienne[2]. En à peine plus d’un quart de siècle, trois pays appartenant à trois régions bien distinctes vivent le même processus d’émancipation d’une monarchie de droit divin ou parlementaire. Les raisons d’une telle coïncidence sont certes nombreuses et de divers ordres. Nous soulignerons, par l’étude des textes fondamentaux de ces trois « révolutions » et de leurs traductions, la contribution intellectuelle et politique des traducteurs hispano-américains et, d’une manière générale, de l’intertextualité qui a présidé à la diffusion des idées émancipatrices en Amérique hispanique à la fin du xviiie siècle et au début du xixe.

Introduction

Les textes, comme les concepts, n’ont pas une signification statique ni ahistorique. Des auteurs comme Bassnett, Hermans, Lambert, Lefevere, Toury et Venuti ont remis en question la notion de fidélité interprétative pour mettre la traduction en rapport avec les normes et les systèmes culturels, les institutions sociales et les convictions idéologiques des communautés historiques (Lianeri 2002 : 3). C’est pourquoi notre approche discursive de la traduction « vise à déterminer non pas si la traduction transforme, et donc trahit, un original, mais plutôt à définir comment est effectuée cette transformation et quelles conditions la rendent possible » (St-Pierre 1993 : 82 ; notre traduction). En effet, l’intérêt d’une étude historique de la traduction ne réside pas dans l’évaluation de la qualité des traductions par le biais d’une analyse des « fautes » commises par le traducteur. Il s’agit plutôt de constater le rôle de la traduction en tant que discours historique « contribuant à la prise de conscience des éléments sous-jacents à une culture propre, conditionnant la définition d’un je collectif en termes (et souvent au mépris) d’un autre, de l’autre » (St-Pierre 1993 : 61, notre traduction). Les textes ci-dessous étudiés appartiennent à un genre discursif nouveau pour l’époque. Les traducteurs n’ayant pas eu à leur disposition de textes « parallèles », leurs traductions n’en sont que plus « expérimentales ».

Les traducteurs dont nous parlerons ici étaient chacun empreints d’un projet historique propre pour leur pays ou région : l’émancipation. Nous verrons qu’ils sont arrivés à la traduction parfois par opportunisme ou sans grandes compétences, mais cela importe peu devant la portée de leur entreprise. La traduction a donc été pour eux un instrument – très efficace – au service de leurs convictions, de leur projet. Elle a joué un rôle capital pour l’avenir d’un sous-continent.

I. Le contexte de production

Il est malaisé de démêler l’écheveau que constituent les oeuvres philosophiques, les déclarations d’Indépendance et des droits de l’homme, et les Constitutions parce qu’il existe entre elles des liens très étroits, une profonde intertextualité, à la fois idéologique sur le fond et littérale sur la forme. Les philosophes ont, en effet, inspiré les concepteurs des déclarations des droits de l’homme, et celles-ci ont servi de base littérale aux déclarations d’Indépendance, puis aux Constitutions, lesquelles ont subi de nombreuses révisions et suscité de nouvelles réflexions au fur et à mesure de leur application. Notons par exemple que Lafayette, membre de la Commission de l’Assemblée nationale chargée de la rédaction de la Déclaration de 1789, avait soumis son propre projet basé sur la déclaration d’Indépendance Américaine et sur la Déclaration des droits de Virginie (Brewer-Carías 1992 : 199-200).

Nous verrons d’abord quels sont les philosophes en question, les textes historiques et les traducteurs impliqués.

I.1. Les philosophes

Parmi les oeuvres philosophiques qui ont exercé une influence majeure et directe sur l’émergence des idées émancipatrices et qui se trouvent donc à l’origine des textes politiques qui ont consacré l’émancipation, citons d’une part : Rights of Man de Thomas Paine (1737-1809), le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et An Essay Concerning Human Understanding de John Locke (1632-1704). Il faut d’autre part ajouter les écrits de Montesquieu et de Voltaire, d’ailleurs étudiés en Amérique du Nord. Bien que complètement étrangers à la réalité sud-américaine, ces philosophes étaient bien connus des milieux intellectuels et politiques de l’Amérique espagnole[3] et ont directement inspiré des écrits « incendiaires » tels la « Lettre aux Espagnols américains » (1793) de Viscardo y Guzmán (Bastin et Castrillón 2003) et « Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes » de Guillaume Raynal (1713-1796), ouvrage anticolonialiste et anticlérical publié clandestinement en 1770, qui, tous deux, ont abondamment circulé en Amérique en dépit des efforts de l’Inquisition. Finalement, les idées de quelques philosophes espagnols tels que Feijoo, Jovellanos, Floridablanca, Campomanes (Ocampo 1999 : 122), transmises par les Jésuites, ont aussi exercé leur influence émancipatrice.

I.2. Les textes originaux

a) Les déclarations des droits de l’homme

L’idée d’une déclaration des droits de l’homme est ancienne. Le premier texte possédant cette caractéristique est le Code d’Hammurabi (xviie siècle av. J.C.). Avec la Magna Carta Libertatum (1215, 63 articles), les Anglais entament une série de textes allant tous dans le même sens : Petition of Rights (1628, 11 articles), Bill of Rights (1689), puis les Nord-Américains avec la Déclaration des droits de Virginie (1776, 18 articles) et la Déclaration d’Indépendance américaine (1776), textes qui ont conduit à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (de 1789, 17 articles et de 1793, 35 articles) de la Révolution française.

b) Les Constitutions et déclarations d’Indépendance

Des principales Constitutions, la toute première a certainement été celle du Mayflower Compact (1620) signée par 41 passagers masculins du Mayflower en route vers l’Amérique, dans le but de constituer un corps politique, une espèce de gouvernement qui régirait les activités d’établissements humains une fois débarqués sur le sol d’accueil. Pour la suivante, il faudra attendre la Constitution of the United States de 1787, immédiatement précédée par celle de l’État de Virginie en 1776 et bien sûr de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis la même année ; ensuite viennent les Constitutions françaises de 1791 et de 1793.

II. Les traducteurs

Les traducteurs qui nous intéressent sont au nombre de trois : l’un, Manuel García de Sena, pour les textes nord-américains et les deux autres, Antonio Nariño et Juan Bautista Picornell pour la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

II.1. Manuel García de Sena (La Victoria 1780-1816)

En 1802, il est jeune cadet dans le bataillon des Milices des vallées de Aragua sous les ordres du marquis del Toro (beau-père de Simon Bolívar). En 1803, il élit domicile à Philadelphie où se trouve son frère Domingo. En 1810, il entreprend la traduction de plusieurs textes de Thomas Paine extraits de différents ouvrages. Il les réunit et les publie à Philadelphie en 1811, comme ouvrage unique, sous le titre de La Independencia de la Costa Firme justificada por Thomas Paine treinta años ha[4]. Dans cette « compilation », le traducteur insère une traduction de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis et de Constitutions de plusieurs colonies nord-américaines. Il traduit ensuite un ouvrage de John M’Culloch intitulé Historia Concisa de los Estados Unidos desde el Descubrimiento de la América hasta 1807[5]. Il réintroduira la même Déclaration d’Indépendance corrigée dans sa traduction de M’Culloch (Grases 1981 : 400).

Son action politique en faveur de la cause émancipatrice ne se limite pas, si l’on peut dire, à la traduction. Il dédie aux « americanos españoles » sa traduction de Historia concisa… ; dans sa dédicace, dont nous reparlerons plus loin, il exhorte ses compatriotes à continuer la lutte. En 1814, le traducteur « improvisé », nous y reviendrons, est représentant du Gouvernement patriotique de Cartagène. En 1815, on le retrouve comme ministre de la Guerre du gouverneur de Cartagena, Pedro Gual.

Comme pour d’autres traducteurs (notamment Miranda et sa traduction de la Lettre de Viscardo, Picornell et sa traduction de la Déclaration des droits de l’homme et Miguel de Pombo dans sa version de la Constitution des États-Unis), non seulement le choix des textes traduits est significatif, mais surtout le fait de se servir de la traduction pour inclure un texte propre : un avertissement et une dédicace dans le cas de García de Sena, un avertissement au lecteur dans le cas de Miranda.

II.2. Antonio Nariño y Alvarez (Bogotá 1765-1823)

Fils d’un Galicien, comptable en chef du Vice-roi de la Nouvelle-Grenade. Souffrant d’une grave affection pulmonaire durant son enfance, Nariño n’est jamais allé à l’école ; il s’est dès lors consacré à lire la volumineuse bibliothèque de son grand-père et s’est ainsi doté d’une culture considérable. Il apprit le français en lisant Voltaire et s’intéressa aux philosophes anglais et aux encyclopédistes français. Militaire pendant une très courte période, il décida de se consacrer aux affaires où il brilla rapidement. Il organisa un Cercle littéraire pour lire et commenter les livres subversifs et les journaux étrangers. Il devint libraire et éditeur à succès. Devenu un notable, il occupa divers postes publics importants, notamment celui de maire. Il est élu président de la Colombie en 1811 et fonda, la même année, le premier quotidien politique du pays La Bagatela, dont le premier numéro vit le jour un 14 juillet.

Il a traduit, en décembre 1793, et imprimé, au début de 1794, la Declaración de los Derechos del Hombre y del Ciudadano de 1789 (17 articles). Cette traduction, qui ne représentait que quatre feuillets, a commencé à circuler clandestinement mais, très vite, Nariño sentit le danger et rassembla tous les exemplaires et les brûla[6]. Aucun exemplaire n’est aujourd’hui conservé. Un an plus tard, il est traduit en cour pour sa traduction ; il est condamné à la saisie de tous ses biens, dont sa précieuse bibliothèque, et envoyé en Espagne pour purger une peine d’emprisonnement. Il réussit à s’enfuir et parcourt l’Europe à la recherche d’aide pour l’indépendance de son pays. Il rentre en Colombie où il participe d’une manière très active dans la guerre d’indépendance.

Selon Forero Benavides (1993), Nariño est le premier américain à introduire les idées et les principes de la révolution française dans les colonies espagnoles, « le premier à inoculer le virus révolutionnaire ».

II.3. Juan Bautista Picornell (Palma de Mallorca 1759–Cuba 1825)

Pédagogue éminent et franc-maçon (comme Nariño), Picornell, sous l’influence de la Révolution française, dirige, à Madrid, une conspiration en vue de renverser la monarchie espagnole et de proclamer un régime républicain. La conspiration devait avoir lieu le 3 février 1796, fête de San Blas. (Il est intéressant de remarquer que parmi les conspirateurs de San Blas, il n’y avait pas moins de trois traducteurs en plus de Picornell : José Lax, Bernardo Garasa et Juan Pons Izquierdo.) Le complot dénoncé, Picornell et ses camarades sont emprisonnés et condamnés à mort, peine commuée ensuite en prison à perpétuité dans « les ports malsains d’Amérique ». Il arrive à La Guaira (Venezuela) en décembre 1796, avec ses camarades dont Manuel Cortes Campomanes, traducteur de la Carmagnole américaine. C’est là qu’avec les révolutionnaires vénézuéliens Pedro Gual et José María España, Picornell organise une nouvelle conspiration, connue sous le nom de Gual y España, mais qui, comme la précédente, échoue. Picornell s’enfuit aux Antilles (Guadeloupe) d’où il publie les textes qui avaient été préparés à La Guaira. C’est le cas de la traduction des Derechos del Hombre y del Ciudadano, con varias máximas republicanas ; y un discurso preliminar, dirigido a los americanos[7], avec un faux lieu d’impression « Madrid, Imprenta de la Verdad, año de 1797 » (une imprimerie qui n’a jamais existé) ; les droits de l’homme, les maximes, le discours et deux chansons, dont la Carmagnole, font partie de l’ouvrage (tiré à deux mille exemplaires pour être envoyés aux consuls français des Antilles et distribués sur tout le continent y compris le Mexique), dont la paternité de Picornell est attestée.

Si les historiens sont en mesure de confirmer la contribution de Picornell à cette traduction, notamment grâce à la confession de José María España devant le Tribunal de l’Audience le 3 mai 1799 (López 1997 : 235-240), certains doutes subsistent quant à la participation d’autres personnes, comme l’affirme Grases (1997 : 150) : « Il reste à savoir qui est l’auteur de la traduction. Picornell ? Ou s’agit-il de la traduction de Pons Izquierdo à laquelle on fait parfois référence, amenée d’Espagne par Picornell et ses amis en 1797 ? S’agit-il d’une oeuvre collective d’Espagnols et d’Américains en terre américaine au moment de la préparation de la Conspiration de Gual y España ?[8] »

Comme Miranda, García de Sena et Nariño, Picornell est traducteur par la force des choses, mais comme eux il est aussi éditeur. Comme eux, il ne laisse dans la publication aucune trace de la paternité de la traduction (López 1997 : 234), mais laisse à l’Amérique espagnole un héritage incalculable. Directement influencé par la Révolution française, la révolution était, pour Picornell, politique et sociale. Il prêchait la liberté et l’égalité sans restriction, alors que les traductions de Nariño et de García de Sena visaient l’élite créole qui avait de ces deux concepts une idée différente.

III. L’analyse des textes

Les traductions ne présentent qu’un intérêt limité comme matériel d’analyse comparative au sens traditionnel. Elles sont généralement assez littérales, et complètes, sauf dans le cas de García de Sena qui a choisi des extraits de Paine.

La nature juridique des textes justifie cette littéralité. En effet, ce genre de texte (déclaration ou Constitution) ne laisse au traducteur qu’une bien mince marge de manoeuvre ou de liberté pour ôter, ajouter ou transformer dans quelque but que ce soit. C’est ailleurs que les traducteurs prennent leurs distances : Picornell en faisant de la traduction de la Déclaration le centre de son ouvrage dans lequel la présence du Discours préliminaire ne se justifie que comme explication, au lecteur, du contenu de la Déclaration ; García de Sena, quant à lui, effectue un choix d’extraits adaptés aux besoins de ses lecteurs. Les vraies transformations ou les adéquations des textes proprement dits sont exécutées plus tard par les législateurs aux prises avec le texte « national » qui aura force de loi. C’est alors que l’on peut apprécier l’effet d’imitation ou d’appropriation.

Chacun avec ses motivations : García de Sena avec sa volonté d’être utile (Grases 1981a : 398), Nariño avec l’opportunisme associé au romantisme et Picornell avec la fabrication d’une « arme de guerre », les trois traducteurs ont exécuté servilement la tâche de transmettre l’expérience, le succès et le bonheur de l’Autre, nord-américain et français. García de Sena parle en effet du « bonheur de ses [les États-Unis] habitants que je ne cesse d’admirer et qui est celui que je souhaite ardemment pour nous » [en estos países la felicidad de sus habitantes, que yo jamás me canso de admirar, y que es la misma que deseo con ansia para los nuestros](Grases 1981a : 396). Tous les trois savaient que leur « humble » tâche allait entraîner de « grandes » choses.

III.1. La traduction des textes américains

L’analyse comparative de la déclaration d’Indépendance et de la Constitution, et de leurs traductions, ne révèle pas de stratégie de traduction particulière si ce n’est l’ajout d’une note en bas de page de la version espagnole de la déclaration. Là où l’original énumère les exactions du Roi d’Angleterre, le traducteur ajoute en note : « Tout ce à quoi il est permis d’ajouter, au bénéfice des Américains du Sud et par rapport aux derniers gouvernements espagnols en Europe : ils veulent nous gouverner sans plus de droit que nous n’en avons de les gouverner[9]. »

Cette seule note, et d’autres stratégies révélées non dans les textes juridiques mais dans les textes plus généraux de Paine et de M’Culloch, confirment l’hypothèse de traducteurs engagés dans une lutte politique et usant de leur exercice traductionnel comme d’une arme au service de leur dessein.

Par contre, les conditions dans lesquelles sont réalisées les traductions de l’ouvrage de Paine apportent certaines informations utiles.

En premier lieu, la traduction est une initiative propre de García de Sena, elle n’a été ni commandée ni commanditée. L’intérêt du traducteur n’est cependant pas philanthropique ni économique, mais clairement politique : à partir de la situation sociale, politique et économique des États-Unis, illustrer, pour ses concitoyens, la légitimité de l’indépendance et les bénéfices qui en découlent.

En second lieu, cet intérêt politique semble justifier les lacunes linguistiques dont le traducteur a pleinement conscience et qu’il expose amplement dans sa Dédicace du livre de M’Culloch : « […] telles sont les raisons qui m’ont poussé à le traduire, en dépit des mes maigres connaissances de l’anglais et de ma propre langue » [y esto me ha inducido, no obstante mis pocos conocimientos en el idioma inglés, y aun en el mío mismo, a traducirla], et « […] il est évident que l’on ne trouvera pas dans cet ouvrage ni une belle langue ni les termes les plus appropriés » [es fácil conocer que no se encontrarán en ella aquel bello lenguaje y propiedad de voces que se encuentran de ordinario hasta en las obras más comunes ]. C’est ce qui fait dire à Grases (1981a : 398) : « […] le texte espagnol est loin d’être un modèle de perfection stylistique » [El texto castellano está lejos de ser un dechado de perfección estilística.]. Ces bémols n’enlèvent toutefois rien à l’importance historique de cette traduction qui s’est étendue à toute l’Amérique latine[10] ; sa diffusion du Mexique jusqu’en Argentine a été attestée par de nombreux historiens. L’ouvrage avait été imprimé en cinq mille exemplaires dont mille destinés au Venezuela (« Costa Firme ») et le reste envoyé à Veracruz, Cartagena, La Havanne et Porto Rico (Grases 1981a : 420). Manuel Segundo Sánchez (Grases 1981a : 410) fait aussi observer que la traduction de García de Sena était devenue une « lecture à la mode ». Ajoutons encore que le jour de l’Indépendance du Venezuela, le 5 juillet 1811, la traduction de García de Sena de la Constitution américaine a été lue par Antonio Nicolás Briceño devant la jeune Assemblée (Grases et Harkness 1953 : 56).

En troisième lieu, le traducteur fait précéder sa traduction de Paine (1811) d’une Dédicace aux « américains espagnols », utilisant la même expression que celle utilisée par Miranda dans l’Avertissement au lecteur ajouté à la version originale de la Lettre de Viscardo (publiée en 1799) et à sa traduction espagnole (publiée en 1801), dont García de Sena avait certainement eu connaissance. La traduction de l’ouvrage de M’Culloch (1812) est, quant à elle, précédée d’une longue Dédicace. Celle-ci est divisée en deux parties très nettes : dans la première, le traducteur fait montre d’une louable humilité « professionnelle » du traducteur en reconnaissant ses lacunes linguistiques et rédactionnelles ; dans la seconde, il exhorte ses compatriotes à demeurer unis afin d’occuper leur place dans le concert des nations. Il conclut en souhaitant : « Que le Nouveau Monde tout entier donne à l’Ancien une leçon de vertu ! Quel bonheur lorsque, des terres froides du Labrador au recoin le plus éloigné de la Terre de Feu, on n’assistera plus qu’à des congrès, dont on pourra dire avec dignité : “Puisse ce grand monument élevé à la Liberté servir de leçon aux tyrans et d’exemple aux opprimés !” »[11]

Voilà qui ne caractérise pas un traducteur timide !

Un examen comparatif sommaire des textes originaux et de leurs traductions révèle que la sélection des textes de Paine rassemblés par García de Sena n’a pas été faite au hasard. Le traducteur a choisi les textes les plus pertinents à l’Amérique espagnole et, parmi ceux-ci, ceux qui permettaient une application générale. Il omet par exemple ce qui a plus particulièrement trait à la « condition actuelle » de l’Amérique du Nord, moins susceptible d’intéresser ses concitoyens (Grases 1981a : 404). D’autre part, le traducteur ajoute au texte original des observations « pour la meilleure compréhension des lecteurs hispano-américains » [para la mejor comprensión de los lectores hispanoamericanos] (Grases 1981 : 405). Il se heurte également à un aspect clé de la pensée anglo-américaine : le rôle de l’Église, par exemple l’interdiction faite aux prêtres, dans la Constitution de Virginie, d’exercer une fonction publique. García de Sena ne se limite pas à traduire, mais explique les raisons d’une telle interdiction. Cet aspect revêt une importance singulière dans l’application des modèles européens et nord-américains à l’Amérique espagnole dont de nombreux chefs répugnent à s’opposer à l’Église et à la religion, et à les écarter des nouveaux devoirs de l’État[12]. García de Sena écrit d’ailleurs à son frère Ramón en décembre 1810 (Grases 1981a : 406) : « […] convaincu qu’elle [ma traduction] ne contient pas un seul mot contraire à notre religion, [j’ose espérer] qu’elle circulera librement parmi mes concitoyens » [“cerciorado pos su lectura de no contener una sola palabra contraria a nuestra religión tenga un libre pasaje entre mis conciudadanos”].

III.2. La traduction des textes français

Contrairement aux traductions de l’anglais, en réalité des extraits d’ouvrages traduits, qui nous ont permis de tirer certaines conclusions quant aux stratégies employées par García de Sena, les deux traductions du français ici traitées ont été publiées, telles quelles, soit à peine quatre feuillets, dans le cas de Nariño, et, dans le cas de Picornell, comme partie d’un ouvrage original du traducteur.

Le premier texte est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, soit 17 articles, traduite par Nariño, dont l’original avait été interdit en Amérique dès 1789 par le Tribunal de l’Inquisition de Cartagène, par décret du 13 décembre 1789, avant qu’elle n’ait été diffusée dans le Nouveau Monde et traduite (Grases 1997 : 13). Elle sera interdite plus tard, le 11 décembre 1797, par la Real Audiencia de Caracas (Grases 1997 : 30). Le littéralisme est la caractéristique essentielle de cette traduction qui, par son style, semble avoir été exécutée à la hâte. Elle est d’ailleurs qualifiée par López (1997 : 234) de « traduction incomplète et imprécise ». Ce qui est assez surprenant de la part d’un intellectuel de haut vol comme Nariño. L’explication se trouve peut-être dans l’opportunisme et le sens des affaires qui caractérisaient Nariño en cette époque de sa vie où il n’était pas encore le « révolutionnaire » qu’il devint. Devant le tribunal qui le juge, Nariño justifie d’ailleurs son « geste » de traducteur par l’appât du gain. En fait, sa plus grande motivation est peut-être son tempérament romantique et aventurier qui le font se lancer dans l’entreprise de traduction sans en mesurer les conséquences (Forero Benavides 1993). Fait certain, Nariño n’a pas donné le meilleur de sa plume pour ce texte.

Le second est la traduction des 35 articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui sont insérés au début de la Constitution française de septembre 1793, correspondante à l’époque de la Terreur, donc la plus violente des « déclarations » issues de la Révolution Française. Beaucoup plus radicale en tout cas que les 17 articles traduits par Nariño (Grases 1997 : 150). Cette traduction a connu de très nombreuses rééditions dans tous les pays de l’Amérique espagnole et a exercé une énorme influence sur la rédaction des différentes constitutions indépendantistes du continent tout entier (Grases 1997 : 67-69). C’est en 1795 qu’a eu lieu à Coro le premier soulèvement provoqué directement par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que les hommes de couleur appelaient la « Loi des Français » de par la connaissance qu’ils en avaient de leurs frères de Haïti, plus avancés dans leur rébellion et dans leurs conquêtes.

Ce qui distingue la traduction de Nariño de celle de Picornell est le fait que la première avait été le fait d’un éditeur flairant la bonne affaire commerciale, alors que la seconde s’inscrit dans la philosophie et dans les actions révolutionnaires de la conspiration de Gual y España, soit, selon Grases (1997 : 27), « la tentative de libération la plus sérieuse avant celle de Miranda en 1806 »[el intento de liberación más serio en Hispanoamérica antes del de Miranda en 1806].

Autre distinction notoire, le caractère idiomatique du texte de Picornell. L’analyse comparative révèle une tendance très claire à éviter les termes et les structures les plus ressemblants au français (ex. : garantir = asegurar ; par la nature et devant la loi = por naturaleza y por la ley). De même, le traducteur privilégie un vocabulaire qui invite à l’action (perlocutoire) d’une manière plus directe que l’original (ex. : la loi est l’expression libre = la ley es la declaración libre ; la nécessité d’énoncer ses droits = la necesidad de dar a conocer ; tous les citoyens sont admissibles aux emplois publics = todos los ciudadanos tienen igual derecho para obtener los empleos públicos).

L’intervention la plus visible du traducteur est son intention de présenter son texte non comme une traduction (à aucun endroit de l’ouvrage dans lequel est insérée la déclaration, Picornell ne laisse entendre qu’il s’agit d’une traduction ni ne mentionne son nom en tant qu’auteur) mais comme un texte original adressé aux Vénézuéliens. Il omet d’ailleurs de traduire tout le « Préambule » de la déclaration dont la première phrase dit : « Le peuple français, convaincu que… ».

Une fois de plus, l’hypothèse de la stratégie d’appropriation des textes originaux se confirme.

IV. Le contexte de réception

IV.1. Évolution des concepts

L’histoire de la traduction et l’examen des textes amènent le chercheur à se poser des questions parfois inattendues et souvent complexes. Il est en effet intéressant d’observer que certains concepts, en apparence universels, peuvent revêtir une signification différente selon qu’il s’agisse de l’original ou de la traduction. Les quelques exemples ci-dessous, tirés des textes français, en témoignent.

Prenons le cas de « liberté – égalité ». Le sens que prennent les concepts de « liberté » et d’« égalité » est différent de celui qu’ils avaient en France dans les textes originaux. « Liberté », en plus du sens des philosophes, est ce sentiment substantiel du Don Quichotte[13] pour lequel on lutte et donne sa vie. Cette aspiration fondamentale a été cependant « conditionnée » par les révolutionnaires en ce qui concerne l’esclavage. Tous les hommes étaient libres devant Dieu et devant la Loi, mais selon Bolívar : « Il n’y aura plus d’esclaves au Venezuela que ceux-là qui le souhaitent le rester » [“No habrá más esclavos en Venezuela que los que quieran serlo”]. « Tous ceux qui préfèrent la liberté au repos prendront les armes pour défendre leurs droits sacrés et seront citoyens » [Todos los que prefieran la libertad al reposo, tomarán las armas para sostener sus derechos sagrados, y serán ciudadanos.] (Escudero 1998 : 62). Quant à l’« égalité », elle est authentique et totale. Le seul ennemi de la révolution étant la couronne espagnole, les Américains créoles, indiens, noirs et métis n’ont pas de ressentiments entre eux et se considèrent vraiment égaux. Parfois davantage sur le papier que dans les faits[14] selon les détenteurs du pouvoir, cette « égalité » était celle préconisée depuis le début de l’émancipation par Picornell (concepteur des conspirations de San Blas et Gual y España), à savoir que tous les groupes doivent participer à la Révolution et donc à la République (blancs, métis, noirs et indiens), d’où son drapeau à quatre couleurs.

Les concepts de « peuple », « citoyen », « État » et « nation » soulèvent des questions difficiles. La « nation » est-elle synonyme d’« État » ? Est-elle composée du « peuple », de la « population » ou des « citoyens » ?

« Pueblo » dans les constitutions vénézuéliennes, selon Ríos (1991 : 237), ne correspond pas à la masse de travailleurs définie par l’Encyclopédie comme « la partie la plus nombreuse et la plus nécessaire de la nation ». En Amérique hispanique, « pueblo » se réfère à un idéal de classe de souveraineté populaire. Un article de la Constitution vénézuélienne de 1811 énonce : « La population des provinces est celle qui détermine le nombre de ses représentants, à raison de un par 20 000 “âmes” de toute condition, sexe et âge […] » [“La población de las provincias será la que determine el número de representantes que le corresponda, en razón de uno por cada veinte mil almas de todas condiciones, sexos y edades…”]. Les électeurs et les candidats font donc partie de ces « âmes », mais doivent avoir bénéficié du statut de « citoyen », c’est-à-dire ceux qui ont un certain revenu, des biens ou une profession, qui savent lire et écrire ou qui possèdent un grade militaire. C’est dans les « Dispositions générales » que référence est faite aux autres groupes qui constituent la nation : les Indiens, les Noirs, les métis et les étrangers. Indiens et métis sont considérés comme citoyens, mais l’esclavage n’est pas encore aboli… Il convient toutefois de noter l’emploi du terme “pueblo” que faisait Bolívar. Escudero (1998 : 97) écrit : « La présence du terme ‘pueblo’ dans le discours [de Bolívar] est constante et capitale… Il l’emploie cependant selon plusieurs acceptions sémantiques et à partir de positions interprétatives qui, bien qu’en interrelation, varient en fonction des circonstances ; ces acceptions s’enrichissent au gré des nouvelles réalités qui marquent des changements profonds dans la pensée du Libérateur[15]. »

L’idée de « nation », selon Chabod (1987 : 86), est particulièrement importante pour les peuples qui ne sont pas encore unis politiquement ; c’est du principe de nationalité que dérivent les éléments qui leur permettront de s’intégrer. Théoriquement, la distinction entre « État » et « nation » est relativement simple. « État » est l’organisation politico-juridique alors que « nation » est une communauté de personnes dont les membres se trouvent unis par un sentiment de solidarité, une culture commune et, surtout, une conscience nationale. Mais ces deux expressions sont ambiguës du fait qu’à l’époque de l’émancipation la lutte vise précisément à donner un sens à ces idées !

Ce n’est que plus tard, dans la Constitution de l’État vénézuélien de 1830, que la souveraineté ne réside plus dans le « peuple » mais dans la « nation » (Ríos 1991 : 238-239). Le double concept de « nation » joue donc un rôle de premier plan dans les premières constitutions américaines. L’idée de « nation » comme somme d’individus entraînera les droits politiques subjectifs, alors que le concept de « nation » comme somme de provinces ouvre la voie au fédéralisme. Ce dernier concept, celui de la « souveraineté fractionnée », base des luttes d’indépendance, permettra d’assimiler davantage les théories fédéralistes nord-américaines. Bolívar s’y est d’ailleurs farouchement opposé pour privilégier une conception centralisatrice de l’État. Selon le Libérateur, en effet, le fédéralisme « rompt les pactes sociaux et sème l’anarchie des nations ». Même si le fédéralisme représentait la meilleure organisation possible de l’État, il semble qu’elle n’était pas recommandable pour les territoires qui, leur indépendance à peine conquise, n’y étaient pas préparés.

IV.2. Les influences nord-américaine et française

Une certaine polémique entoure l’influence réelle exercée par les textes fondamentaux nord-américains et français en Amérique hispanique. Selon Grases (1981a : 271) :

Le cliché selon lequel l’influence de la Révolution française a été le facteur déterminant de l’émancipation hispano-américaine a prédominé durant deux cents ans. Aujourd’hui, cette affirmation est non seulement remise en question, mais nous avons de plus en plus la conviction documentée que l’idéologie et le succès de l’indépendance des États-Unis ont été un élément clé dans la décision du continent de langue espagnole[16].

Un autre facteur déterminant a été, selon Grases le « sentiment de liberté profondément enraciné dans la nature hispanique » [al arraigado sentimiento hispánico por la libertad] (1981a : 271), celui-là même qu’illustre Don Quichotte (voir ci-dessus).

Il existe une raison de poids en faveur de l’influence prédominante des déclarations d’Indépendance américaines de 1776 et suivantes en Amérique latine par rapport à la française de 1789 ; Brewer Carías (1992 : 202-203) l’exprime de la façon suivante :

« La déclaration française n’avait pas pour objet d’établir un nouvel État, mais elle a été adoptée plutôt comme un acte révolutionnaire au sein de l’État national et monarchique qui préexistait. Les déclarations américaines, en revanche, étaient des manifestations destinées à construire de nouveaux États, et partant, de nouveaux citoyens[17]. »

Brewer-Carías (1992 : 20-22) distingue sept apports de la Révolution française et de l’Indépendance des États-Unis à l’indépendance des nations hispano-américaines :

  1. L’idée d’une Constitution comme unique garantie de l’existence d’un État.

  2. Le rôle prépondérant du peuple, base de la démocratie et du républicanisme.

  3. La nature constitutionnelle des droits naturels de la personne et des citoyens.

  4. L’idée de la séparation des pouvoirs.

  5. L’apparition des systèmes de gouvernement les plus répandus aujourd’hui : le présidentialisme et le parlementarisme.

  6. L’idée du pouvoir judiciaire administré par des juges indépendants.

  7. Un nouveau système d’organisation territoriale de l’État : le fédéralisme de la Révolution américaine et le municipalisme qui a son origine dans la Révolution française.

L’influence prédominante des textes nord-américains est encore illustrée par Aldridge (1982 : 278) :

So far we have seen several parallel themes that have united the Enlightenment in North and South America, but very little in the way of direct influence of one area upon the other. Before the beginning of the nineteenth century, practically none existed. The first and major impact of the United States upon the land to the south was political. The writings of Thomas Paine, Jefferson, Hamilton, and Monroe were quoted, reprinted, discussed during the struggle for independence from Spain and the succeeding period of quest for sound government.

puis confirmée par Grases (1981a : 282) lorsqu’il affirme que l’influence de la Constitution des États-Unis sur la première Constitution vénézuélienne n’admet pas de discussion. L’examen comparatif révèle en effet que cette dernière est une copie presque parfaite de la première. De la même manière, Grases a démontré l’intertextualité des premières Constitutions vénézuéliennes et des déclarations des droits de l’homme.

Conclusion

L’examen des traductions des déclarations des droits, des déclarations d’Indépendance et des Constitutions, que nous venons d’évoquer sommairement, montre comment les idées révolutionnaires des philosophes des deux côtés de l’Atlantique ont alimenté des déclarations de droits qui ont constitué la base des déclarations d’Indépendance des pays hispano-américains et des constitutions des nouveaux États. Ces divers textes se sont « mondialisés » par la traduction, mais celle-ci, du moins en Amérique espagnole et au xviiie siècle, ne s’est pas limitée à « reproduire » les idées et les concepts. Elle les a plutôt « localisés » par la stratégie d’appropriation. Les traducteurs avaient entre les mains un énorme pouvoir et n’ont pas hésité à en faire usage à leur manière : par la sélection des textes traduits, par certaines transformations qu’ils leur ont fait subir et souvent par leur édition et diffusion. La traduction était une arme révolutionnaire, elle a jeté les bases du constitutionalisme, de la démocratie, du fédéralisme, bref les fondements de nouveaux États.