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Dans son ouvrage paru à l’automne 2022 aux Presses de l’Université de Montréal, Philippe Rioux se propose de retracer les conditions du transfert du genre superhéroïque depuis les États-Unis jusqu’au Québec. À l’heure où les superhéros font partie intégrante du paysage culturel et médiatique contemporain, l’ouvrage tiré de la thèse de l’auteur permet de comprendre de quelle manière le genre a, depuis les années 1960, traversé la frontière américaine et s’est redéployé au Québec. La notion de transfert culturel, puisée chez les historiens Michel Espagne et Michael Werner, fédère toute l’analyse. Dans cette optique, il s’agit de voir comment un objet passe d’une aire culturelle à l’autre et se transforme tant sur le plan macrostructurel que microstructurel. L’étude a ainsi pour but de voir « comment se conçoit, dans chacune de[s] manifestations singulières [du genre superhéroïque], une québécitude induite par une “dynamique de resémantisation” et caractérisée par une américanité plus ou moins manifeste » (p. 11).

L’analyse de Rioux repose sur une structure en trois parties, qui correspondent aux trois temps de ce transfert culturel : l’apparition de la bande dessinée américaine dans la province et sa réception marquée par la censure, la réédition des comics de superhéros américains en français et, finalement, la production de superhéros locaux. Ces trois étapes signalent, par ailleurs, un transfert culturel de plus en plus marqué et une autonomie grandissante. Si le genre superhéroïque naît aux États-Unis à la fin des années 1930, c’est l’année 1968 qui a été choisie par Rioux comme point de départ pour commencer son histoire du transfert culturel du genre superhéroïque dans la bande dessinée de la province. Cette date a été retenue parce qu’elle marque le début des activités de la maison d’édition Héritage qui, pendant près de vingt ans, a publié des traductions en français de comic books américains. La date de 1995 signale, quant à elle, la fin de la première vague de création de superhéros locaux, qui sera suivie d’une disparition du genre dans le paysage éditorial au Québec jusqu’au début du xxie siècle.

Le chapitre introductif de l’ouvrage de Rioux jette ainsi les bases du projet en nous présentant à la fois la méthode, le corpus, l’hypothèse de lecture et les bases théoriques sur lesquelles repose l’analyse. L’approche employée par l’auteur pour expliquer ce transfert culturel est composite : il s’agit à la fois de brosser un portrait historique du phénomène, tout en posant des constats d’ordre sociologique et en offrant des analyses textuelles et paratextuelles de son corpus. Puisque la publication dans la presse quotidienne implique d’autres enjeux analytiques, Rioux se concentre judicieusement sur la publication en fascicules et met de côté la publication en strip dans les journaux. Le corpus est composé de deux volets et a été établi en tenant compte de plusieurs facteurs : l’« accessibilité », la « richesse [du] paratexte et […] [l’]appartenance manifeste au genre superhéroïque » (p. 18). Ce sont d’abord les rééditions en traduction française de comic books américains, publiées au Québec entre 1968 et 1995, qui sont au coeur de l’analyse de Rioux. Pour pallier l’indisponibilité de certains fascicules causée par leur caractère éphémère, Rioux a recours à des sources secondaires, comme l’entreprise de recension du Guide des comics Héritage. Ce sont par la suite les bandes dessinées québécoises de superhéros locaux qui sont étudiées. Si ce chapitre introductif annonce clairement le contenu de l’analyse, il aurait peut-être été souhaitable de présenter le corpus avant de donner des exemples de transferts culturels tirés de celui-ci. De plus, l’introduction aurait probablement bénéficié de se déployer davantage, tant pour insister sur la notion de transfert culturel, centrale dans l’analyse, que pour clarifier la tétrade « Mission-Pouvoir-Identité-Distinction générique » au fondement du genre superhéroïque et qui, selon Rioux, « comporte quelques imprécisions et […] souffre parfois d’une trop grande malléabilité » (p. 16).

La première partie de l’ouvrage recense les premières incursions du genre superhéroïque au Québec et porte ainsi sur la période qui précède 1968. Il s’agit principalement d’un panorama de la censure, tant celle qui sévit aux États-Unis, notamment à la suite de l’instauration en 1954 de la Comics Code Authority, que celle qui prend forme au Québec par l’entremise des institutions religieuses et politiques. La peur des comics s’explique alors, de part et d’autre de la frontière, par la crainte d’une hausse de la délinquance juvénile devant l’omniprésence de la représentation de la violence et de la sexualité dans la bande dessinée. La promotion d’un mode de vie trop éloigné de celui véhiculé par le catholicisme est, elle aussi, au centre des préoccupations : « Les super pouvoirs, la victoire inévitable du héros et sa condition quasi immortelle sont interprétés comme une substitution, voire une atteinte à l’omnipotence et à l’autorité divines. » (p. 45) La stratégie adoptée afin de détourner la jeunesse de ces mauvaises lectures sera de faire la promotion de revues proposant des bandes dessinées saintes. C’est par la médiation de ces publications qu’une partie du transfert culturel a lieu : « [C]es illustrés proposent un nouveau mode pour l’édition de bandes dessinées au Québec en adaptant des comics américains et, par le fait même, certaines de leurs caractéristiques éditoriales et paratextuelles. » (p. 51) Le transfert du genre superhéroïque s’amorce donc par la mise en place d’un système éditorial qui verra l’émergence de futures initiatives d’édition de comic books.

La deuxième partie du livre – la plus substantielle – se concentre sur la deuxième étape du transfert culturel, soit les rééditions de comics de superhéros au Québec qui ont cours à partir de 1968, année où « [l]a longue absence du comic book de superhéros en français se voit […] renversée subitement par l’arrivée d’un joueur majeur dans ce secteur » (p. 61) : les éditions Héritage. À la fin des années 1960, après avoir survécu à la menace censoriale, le milieu de la bande dessinée américaine est non seulement en plein essor, mais s’est réinventé, notamment grâce aux initiatives de Marvel Comics, qui misent sur un lectorat plus âgé et sensible aux nuances. Les éditions Héritage capitalisent donc sur le regain de ce secteur éditorial et publient, jusqu’en avril 1987, des traductions des parutions les plus populaires des superhéros américains : Spiderman, Batman, les Avengers, etc. L’adaptation du contenu américain concerne d’abord et avant tout la traduction linguistique (de l’anglais vers le français), mais aussi la substitution de référents culturels et géographiques américains pour des référents spécifiquement québécois. Cependant, hormis la traduction, ces adaptations sont souvent mineures ou le fruit d’initiatives individuelles ne découlant pas d’une ligne éditoriale. L’auteur poursuit son analyse en portant son attention sur le péritexte des comics publiés aux éditions Héritage, un espace où, comme il le montre bien, le transfert culturel s’opère véritablement. C’est notamment à travers des rubriques éditoriales, comme le « Coin du lecteur », que le genre superhéroïque se transforme en contexte québécois : « L’objet transféré s’épaissit et se rapproche d’une culture d’admirateurs commençant à se déployer par le biais d’activités et d’espaces de socialisation diversifiés. » (p. 177) À la suite d’un déclin de l’intérêt du lectorat, Héritage cesse la publication des comics books de superhéros traduits en 1987 et aucune initiative similaire ne réussit à se mettre réellement en place. Les superhéros servent, pendant un certain temps, à sensibiliser la jeunesse canadienne à quelques causes, comme l’alphabétisation, ou deviennent des véhicules publicitaires. L’éditeur Bandes Dessinées Fantastiques tente, quant à lui, de reprendre le flambeau en 1993, mais ferme ses portes l’année suivante.

La dernière étape du transfert culturel du genre superhéroïque analysée par Rioux consiste en la naissance, pendant les années 1980, d’un milieu éditorial qui se donne alors comme mission de créer des superhéros locaux. Ces nouvelles structures, influencées par la contre-culture américaine, se distancient de la production mainstream. Cette distance s’incarne dans l’adoption d’un modèle de production et de distribution indépendant et par la reprise, sur le plan visuel, de l’esthétique grim and gritty. Les séries qui voient alors le jour se collent à des degrés variables au modèle américain, puisque, « [a]rrivé à son stade le plus avancé, le transfert culturel résulte donc en une variété d’objets aux identités multiples » (p. 332). Cette troisième partie de l’ouvrage propose également l’analyse de quelques figures superhéroïques québécoises et présente certains enjeux identitaires dont elles sont les emblèmes.

Au terme de ce parcours historique et culturel, l’auteur nuance son hypothèse de départ et conclut que « la québécité des comics de superhéros originaux produits au Québec est plus complexe et plus fuyante qu’escomptée » (p. 340). Si cette réalisation ne compromet en rien la qualité et la cohérence de l’analyse de l’auteur, il nous semble que ce constat arrive un peu tard. On ne peut toutefois que se réjouir de voir un nouvel ouvrage se consacrer à l’étude de la bande dessinée et à son histoire au Québec. Avec Alter ego, Rioux solidifie ainsi le champ québécois des études bédéistiques, tout en nous permettant de comprendre davantage l’influence des changements qui animent le milieu de la bande dessinée américaine sur le secteur éditorial québécois.