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Dans un chantier de recherche qui s’est récemment achevé[1], j’ai voulu comprendre quels avaient été les liens unissant les vies littéraire et parlementaire au Québec, depuis la Conquête jusqu’à la première élection (1936) de Maurice Duplessis. J’ai constaté que tout au long du xixe siècle, plusieurs hommes de lettres[2] avaient été également des hommes d’État. Ils avaient su utiliser leur capital culturel, c’est-à-dire produire des oeuvres, citer des auteurs en Chambre et se présenter comme des lettrés, afin de se faire connaître politiquement.

Une fois devenus députés, ces écrivains appartenaient toujours au champ littéraire canadien-français, qui était, à l’époque, largement dépendant des idéologies clérico-nationalistes. Mais ce champ, pour reprendre le vocabulaire bourdieusien, a cherché de plus en plus à s’autonomiser, c’est-à-dire à exister selon ses propres règles et ses propres enjeux. Au début du xxe siècle, les écrivains ont gardé de plus en plus jalousement les frontières de ce champ, écartant notamment les hommes politiques qui avaient des prétentions littéraires. C’est ce que tentaient encore quelques-uns d’entre eux, au début du xxe siècle, comme Charles Langelier, ancien ministre d’Honoré Mercier, avec ses Souvenirs politiques en deux tomes (1909 et 1912). Le milieu nationaliste et littéraire de l’époque, Olivar Asselin en tête, s’était non seulement attaqué à ce qu’on considérait alors comme l’engeance libérale, mais aussi à la qualité « littéraire » de l’ouvrage de Langelier. Cette attaque n’était pas innocente et dépassait la confrontation idéologique et la dénonciation du népotisme libéral et son système de justice, dont Asselin et Jules Fournier avaient fait les frais. Il s’agissait aussi de marquer son territoire littéraire. En 1934, quand Athanase David, secrétaire de la province, fait paraître En marge de la politique, ouvrage que plusieurs critiques considèrent alors comme résolument littéraire, le principal intéressé refuse cette étiquette et rappelle plutôt son statut d’homme politique[3]. Entre les champs littéraire et politique, il y a eu rupture.

Parallèlement (ou en conséquence), l’exercice des lettres et la représentation de soi en lettré ont fini par ne plus être les signes de distinction sociale qu’ils avaient été pour les députés, souvent issus de la petite bourgeoisie professionnelle francophone. En quelques décennies, le développement des ressources du territoire québécois a donné aux parlementaires de nouveaux pouvoirs. De nouveaux moyens de s’enrichir, aussi. Dès lors, comme l’écrivent Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy, les « hommes politiques optimistes et mégalomanes [ont pris] des allures d’administrateurs et [se sont acoquinés] aux financiers[4] ». L’homme politique ne tirait plus guère d’avantages à citer Racine ou Cicéron en Chambre.

Pendant la crise économique des années 1930, des politiciens nouvelle manière, aux accents populistes, se sont démarqués. Ils ne devaient cependant pas passer pour des esthètes pendant que les champs brûlaient. Camillien Houde, maire de Montréal et chef de l’opposition conservatrice de 1929 à 1932 à l’Assemblée législative, jouait bien le rôle de celui qui n’avait pas le loisir de lire les classiques. C’est ainsi que l’un de ses députés décrivait, en Chambre, ses lectures : « Il dévore l’histoire, ancienne et contemporaine, les biographies et les revues. Les romans l’intéressent peu et il aime surtout lire entre 1 heure et 3 heures du matin, car il ne peut disposer d’autres loisirs[5]. » Cela annonce, pour l’essentiel, le rapport que le régime duplessiste (1936-1939; 1944-1960) entretiendra avec la littérature : les députés et les ministres, sauf exception (comme Antoine Rivard, Onésime Gagnon[6] et Antonio Barrette) ne seront nullement reconnus comme des lecteurs. En Chambre, ils ne feront que très peu référence aux classiques français ou latins, citant parfois les Évangiles, mais sans une réelle profondeur[7].

À l’orée des années 1960, le rapport à l’écrit et le rôle du livre semblent se modifier dans le champ politique. Pourrait-on parler d’une renégociation du rapport des hommes (et bientôt des femmes[8]) politiques avec la culture comme outil politique? Chose certaine, des hommes politiques ont pris à nouveau la plume. Pour une saisie nécessairement partielle de ce changement, je propose de m’attacher ici à deux ouvrages écrits par des hommes politiques et qui bornent la décennie 1960 : Jean Lesage s’engage (1959), de Jean Lesage, et L’Union vraiment nationale (1969), de Jean-Guy Cardinal. On découvrira que ce n’est pas tant la littérarité des livres en question que les circuits de production qu’ils empruntent qui les intègrent dans une modernité à la fois culturelle et technique. Et qui leur permettent de rejoindre le lectorat ciblé, qui n’est plus lettré comme autrefois.

Jean Lesage s’engage et l’écrit

Dans l’édition du quotidien Le Devoir du 17 octobre 1959, le directeur Gérard Filion note ce qui a tous les traits d’un phénomène nouveau :

Des hommes engagés dans la vie publique écrivent : ou du moins ils publient des livres. Le premier à commettre le péché d’écriture a été Jean Drapeau. Devant le succès de son concurrent, Jean Lesage a lancé : « Jean Lesage s’engage ». La rumeur veut que le même éditeur lance prochainement une brochure de Madame Casgrain. À quand le livre de Paul Sauvé? Les hommes politiques sachant écrire ont toujours été une espèce rare au Canada français, peut-être parce que les gens capables de tenir la plume ne se sont jamais laissé tenter par la politique. Pour un Athanase David, il y eut des douzaines de Maurice Duplessis, de Camillien Houde, de Ti-Pit Bertrand et de William Tremblay[9].

Le duplessisme a peut-être fini par faire oublier ce qui l’a précédé. On publiait encore, dans les premières décennies du xxe siècle, des recueils de discours des hommes politiques du temps, comme Wilfrid Laurier[10] et Cyrille Delâge[11]. À partir des années 1930 et jusqu’au début des années 1960, les députés ou ex-députés québécois ne publieront plus grand-chose, sinon quelques discours, çà et là, mais de façon tout à fait marginale. Voilà ce qui explique sans doute l’impression de nouveauté ressentie par Gérard Filion dans son éditorial d’octobre 1959.

Lesage s’engage est lancé au Cercle universitaire, à Montréal, le 8 octobre 1959, à peine un mois après la mort de Maurice Duplessis. Un journaliste (anonyme) du quotidien La Presse, soulignant au passage que la publication de ce livre est « un fait rare, sinon exceptionnel », rend compte de l’événement dans l’édition du 9 octobre :

Un nouveau livre sur le marché! Mais pas un livre comme les autres. Il n’est pas l’oeuvre d’un écrivain de métier ni d’un jeune homme qui tente l’aventure dans le domaine littéraire. Il est d’un homme politique; il est d’un chef de parti. […] C’est un livre-programme. Son titre : « Lesage s’engage » indique immédiatement qu’il s’agit de la pensée politique du chef du Parti libéral provincial, l’hon. Jean Lesage. Le bouquin de 128 pages est son oeuvre[12].

L’insistance du journaliste sur la signature de l’ouvrage est révélatrice. Par ce livre, il ne fait nul doute que Jean Lesage cherche à s’approprier les plans dont son prédécesseur comme chef du Parti libéral, Georges-Émile Lapalme[13], a été le principal artisan. Ce dernier avait écrit quelque temps auparavant Pour une politique, essai à peu près confidentiel et non destiné à la publication, qui servira de matrice au programme du Parti et au livre de Lesage[14]. Mais le titre de ce dernier ouvrage s’apparente aussi à un contrat. Il a une fonction illocutoire, même. Lesage s’engage ne pouvait être écrit qu’au « je », fût-il construit autour d’idées et de prises de parole écrites par d’autres. La subjectivité de Lesage fait « irruption » dans quelques passages, comme ceux-ci : « [J]e lisais dans le journal La Presse du 16 février 1959 un reportage de M. René Montpetit qui était en tournée en Grande-Bretagne »; « J’ai emprunté d’un article du Bulletin distribué par le Service d’Information du Royaume-Uni le texte suivant concernant cette commission… »; « Non seulement parce que je manque d’espace, mais parce que c’est une histoire très compliquée et qui déborde ma compétence[15] ».

Mais pourquoi s’engager par le truchement d’un livre, quelque temps avant les élections générales? De manière personnelle, il y a là, peut-être, une volonté de s’élever à la hauteur intellectuelle de Lapalme, laquelle est déjà reconnue. En outre, à un moment où le Parti libéral s’engage dans la défense de l’éducation pour tous et où il cherche aussi à se distinguer du régime précédent en matière de culture, la parution du livre est tout indiquée. Lesage le dit bien dans son texte :

Il n’y a pas à s’étonner de cette absence de politique culturelle quand on sait que le chef de l’Union nationale se vantait de ne jamais lire, qu’il méprisait les intellectuels et qu’il les faisait traiter de « gauchistes » par ses valets. À tous les mouvements intellectuels et artistiques qui ont travaillé sans relâche au cours de ces dernières années pour enrichir notre culture et la faire rayonner à l’extérieur de la province et qui, en ce moment, ont besoin d’aide et de support du gouvernement provincial pour continuer à se développer, le chef du gouvernement a dit non[16]!

Ainsi, Lesage prend position en faveur de la culture et le montre en renouant avec une tradition perdue en politique, celle de prendre la plume pour faire connaître ses idées.

Le livre de Lesage n’est pas composé que de textes originaux. En plus des écrits de Lapalme, d’autres sources peuvent être repérées. Selon l’historien Jocelyn Saint-Pierre, qui prépare une biographie de Jean Lesage, il y a là plusieurs « extraits de discours partisans de la fin des années 1950 et de notes prises à l’occasion d’allocutions[17] ». Ses discours étaient alors écrits par des collaborateurs, comme Maurice Sauvé, René Arthur et Lorenzo Paré[18]. Cela explique peut-être un certain manque de cohésion de l’ensemble. On constate, dans Jean Lesage s’engage, des redites, des passages plus lourds, une structure bancale, malgré un essai, en deuxième partie, contre le duplessisme, qui est d’assez bonne tenue. Il n’empêche que l’ouvrage recoupe certains thèmes des discours intellectuels ou artistiques de l’époque. On relève notamment la quête de l’authenticité et la volonté de jeter bas tous les masques. Les métaphores du masque et du déguisement sont nombreuses dans les pages du livre de Lesage : « Sous l’Union Nationale, l’autonomie provinciale n’est qu’un masque de politicien. Sous notre gouvernement, l’autonomie sera le visage de notre peuple »; « je refuse d’accepter que le duplessisme soit devenu le vrai visage du Québec »; « pour découvrir le vrai visage de notre province, nous devons regarder les transformations et les progrès qui se sont accomplis sur d’autres plans dans notre société »; « Cette brève évocation me permet de répéter que le duplessisme n’est pas le vrai visage de la province, mais qu’il en est plutôt le masque »; « le régime hypocrite a exploité l’idée nationale comme il a exploité l’idée démocratique, s’en réclamant non pour la servir, mais pour s’en couvrir comme d’un manteau d’emprunt en vue de mieux séduire l’électorat »; « l’étiquette des tenants de l’Union Nationale et leur profession de foi nationale ne [sont] que camouflage et fausses représentations »; « le présent gouvernement […] se déguise en “Union Nationale”[19] ». De telles images sont bel et bien en phase avec la quête d’authenticité et le refus des illusions sociales qu’on retrouve dans le champ intellectuel et littéraire de l’époque, comme dans le Journal de Saint-Denys Garneau (écrit pendant les années 1930, mais paru chez Beauchemin en 1954), ou encore dans L’homme d’ici (1952) du jésuite Ernest Gagnon, professeur à l’Université de Montréal, selon qui le Christ-Jésus est le « seul être sur la terre […] absolument sans masque[20] ». Le masque de l’Union nationale; le masque des croyants face à Jésus : des lexiques analogues pour des sujets bien différents.

Un même réseau

S’il est loisible de constater, à partir de ces exemples, que l’on taille les oeuvres littéraires et les ouvrages d’actualité dans un même discours social, pour reprendre la théorie de Marc Angenot, il y a peut-être une voie encore plus intéressante pour comprendre les liens entre l’institution littéraire de l’époque et la prise de parole d’hommes politiques, comme Jean Lesage. Il s’agit de la matérialité du livre et des circuits de sa production. Reprenons ce propos du journaliste de La Presse, dans son texte d’octobre 1959 sur le lancement du livre de Jean Lesage :

On a voulu que ce livre atteigne le plus grand nombre de lecteurs possible. On l’a publié dans une édition populaire, à prix exceptionnellement bas, et d’ici quelques jours, si la chose n’est pas déjà faite, quelque 3000 dépôts de journaux pourront l’offrir au public. Celui-ci pourra toujours évidemment se le procurer dans les diverses librairies.

Quelles sont donc ces « Éditions politiques du Québec » qui publient le livre de Lesage? Cette maison ne semble pas exister autrement que pour la parution du livre. Il en allait de même, quelques mois auparavant, pour l’ouvrage Jean Drapeau vous parle, tout à fait analogue à celui de Lesage tant par la forme que par le contenu, dont l’éditeur, les Éditions de la Cité, demeure inconnu. S’agit-il d’éditions à compte d’auteur, à peine déguisées? Chose certaine, Jean Drapeau vous parle et Jean Lesage s’engage ont été imprimés à l’Imprimerie judiciaire de Montréal. Ils ont ensuite été distribués par l’Agence de distribution populaire, aussi située à Montréal. Ces détails ne sont pas anodins : ils montrent comment ces ouvrages participent de la modernité du livre québécois et de l’épanouissement de la littérature d’ici. Comment? Il faut remonter le fil.

Il n’est pas exagéré de dire que l’Imprimerie judiciaire, fondée en 1941 par les frères Lespérance[21], suivie en 1959 par l’Agence de distribution populaire, toutes deux sises rue Craig, à Montréal, ont transformé le monde du livre au Canada français. Au début des années 1940, les frères Lespérance ont commencé à publier des romans fasciculaires. Si la généalogie de ces entreprises d’édition et d’imprimerie est parfois difficile à suivre, il semble que les frères Lespérance ont fait enregistrer le nom des Éditions Police-Journal, comme le titre du magazine policier qu’ils imprimaient depuis 1942, d’abord pour le compte des Éditions du Bavard d’Eugène Larchevêque[22]. Les Éditions Police-Journal publieront plus de 50 % de tous les fascicules qui seront vendus au Québec[23] entre 1940 et 1970. Le roman fasciculaire le plus connu demeure, sans aucun doute, Les aventures étranges de l’agent IXE-13, l’as des espions canadiens, dont le tirage s’élèvera, de 1947 à 1966, à près de 30 000 exemplaires par semaine[24].

La structure est donc bien établie à la fin des années 1950 : Edgar Lespérance, qui a racheté les parts de son frère Antonio en 1948[25], règne désormais seul dans les secteurs de l’édition, de l’impression et de la distribution de ses ouvrages. L’homme d’affaires va plus loin et lorgne l’édition de livres à coût modique, qui s’est développée en Angleterre au milieu des années 1930[26]. Il se trouve rapidement un complice, le journaliste Jacques Hébert. En 1958, Hébert avait publié à compte d’auteur (il avait lui-même enregistré le nom des « Éditions de l’Homme » pour dix dollars) un ouvrage sur l’affaire Wilbert Coffin, qui avait défrayé la chronique quelques années auparavant. Il l’avait fait imprimer chez Lespérance. Devant le succès que connaît le livre, les deux hommes s’unissent et lancent officiellement les Éditions de l’Homme[27]. Comme l’écrit l’historien du livre Jacques Michon, « le pamphlet d’Hébert popularise un genre éditorial appelé à connaître un immense succès : la publication d’essais politiques et de livres d’actualité à bon marché dans un format adapté au circuit de grande diffusion[28] ». Michon rappelle les caractéristiques du genre :

Au poche, [Jacques Hébert] emprunte le bas prix, le papier newsprint, la couverture illustrée en couleurs, la reliure allemande, une diffusion à grande échelle et des tirages initiaux qui ne sont jamais inférieurs à 10 000 exemplaires, À l'édition courante, il emprunte le format régulier (14 x 20 cm) et un contenu inédit[29].

L’un des plus grands succès des Éditions de l’Homme a été Les insolences du frère Untel, paru en 1960 et qui s’est vendu à plus de 130 000 exemplaires[30]. L’édition québécoise a été transformée à jamais par cette « démocratisation » du livre, qui trouvait désormais sa place un peu partout, entre autres, dans les kiosques à journaux et dans les restaurants. Parus en 1959, les ouvrages politiques de Jean Drapeau et de Jean Lesage ont non seulement fait partie de ce mouvement, mais en sont même parmi les premiers exemples. Ils rejoignent, voire inaugurent un circuit nouveau dans l’édition.

La démocratisation du support facilite la diffusion de la parole, cela va de soi. Mais l’édition à faible coût existait avant l’Imprimerie judiciaire et l’Agence de distribution populaire. Par exemple, en 1935 et 1936, l’Union nationale avait largement diffusé Le catéchisme des électeurs[31], petit ouvrage à faible coût dans lequel on vilipendait le régime de Taschereau et encensait l’Union nationale sous forme de questions et de réponses. Une fois au pouvoir, le gouvernement de Duplessis ne s’était pas non plus gêné pour distribuer dépliants et brochures sur ses politiques et ses ministres. Pourquoi, à partir de Jean Lesage, faut-il en plus engager sa parole, son « je », comme homme politique? Pourquoi ressent-on le besoin de signer un livre pour se mettre en valeur, alors que, quelques années auparavant, une telle chose n’était pas souhaitable? En poussant plus loin dans la décennie, au bout même de celle-ci, on trouvera peut-être d’autres éléments de réponse.

Cardinal est dans le vent

La décennie 1960 a été ponctuée d’ouvrages politiques prétendument rédigés par des ministres ou des hommes politiques. Quelques exemples : Le Nouveau Parti de Stanley Knowles, ancien député et président du Conseil national pour le Nouveau Parti, traduit par Michel van Schendel et publié aux Éditions du Jour en 1961; Pourquoi le Bill 60 de Paul Gérin-Lajoie, ministre de la Jeunesse et bientôt ministre de l’Éducation, paru aux Éditions du Jour en 1963; Égalité ou indépendance de Daniel Johnson, en 1965, publié aux Éditions Renaissance, qui loge à la même adresse que le club politique de l’Union nationale à Montréal, au 427, rue Sherbrooke Est; Option Québec de René Lévesque, aux Éditions de l’Homme, en 1968. Le format est à peu près toujours le même et conforme aux caractéristiques relevées par Jacques Michon : l’homme politique qui signe l’ouvrage est représenté en page couverture, le prix du livre est peu élevé (un ou deux dollars, comme dans le cas d’Option Québec), la reliure est allemande (les pages sont collées avec de la colle chaude dans une couverture), la diffusion se fait à grande échelle.

Mentionnons un autre exemple de ce type de publications, le livre L’Union vraiment nationale de Jean-Guy Cardinal, paru en 1969 aux Éditions du Jour. Rappelons le contexte politique. L’Union nationale est au pouvoir depuis 1966. Le premier ministre Daniel Johnson meurt le 26 septembre 1968. Jean-Jacques Bertrand assure l’intérim jusqu’au congrès à la chefferie qui a lieu du 19 au 21 juin 1969, à Québec, principalement au Colisée et dans les édifices de l’Exposition provinciale, dans le quartier Limoilou. Un candidat s’oppose à Bertrand, largement favori pour remporter la course à la direction du parti. Il s’agit de Jean-Guy Cardinal, alors ministre de l’Éducation. Notaire, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, il avait été recruté par Daniel Johnson en octobre 1967. Il fut d’abord conseiller législatif puis, à la suite de l’abolition de la Chambre haute, élu député de Bagot à la fin de l’année 1968.

Cardinal axe sa campagne au leadership sur la (sa) jeunesse et, à ce titre, est soutenu officiellement par les fils du défunt premier ministre Johnson, Pierre-Marc et Daniel. Si l’on en croit le carnet du congrès de l’équipe Cardinal, distribué à tous les délégués, le candidat organise une « Cardinathèque » au palais central de l’Exposition provinciale, des danses avec orchestre au pavillon Pollack de l’Université Laval, des spectacles mettant en vedette, entre autres, les Bel Canto, Jean-Pierre Ferland, Ginette Reno, France Gall, Yoland Guérard, Louise Forestier, Yvon Deschamps et Robert Charlebois[32]. Certains journalistes, rappelle Normand Lépine dans Le Devoir, disent que « Cardinal a tout d’un Trudeau sauf le style, i.e. la coupe César, le célibat, les millions et la Rolls…[33] ». Il y a aussi le goût pour la culture. Le candidat Jean-Guy Cardinal rappelle, dans L’Union vraiment nationale, qu’il a été un élève de Paul-Émile Borduas et qu’il continue à peintre, malgré ses obligations de ministre. C’est d’ailleurs ainsi qu’il se présente sur la page couverture du numéro de mai 1969 du magazine Maclean, auquel il accorde un long entretien : l’homme est accoudé sur l’une de ses toiles non figuratives.

Figure 1

Page couverture du numéro de mai 1969 du magazine Maclean

Crédit photo : François Cardinal

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Pendant le congrès à la chefferie, en juin, il exposera même certaines de ses toiles à la bibliothèque du Château Frontenac[34]. Un élève de Borduas à l’Union nationale? On n’aurait pas cru une telle chose possible en 1948, au moment où le peintre était renvoyé de l’École du meuble. C’est peut-être pour tempérer cette image de modernité « flamboyante » que le candidat propose aux congressistes un programme en quatre points : « “Cardinal” (!) : force, autorité, stabilité et efficacité[35] ». On est loin ici des slogans de Mai 68. Ces mots d’ordre ont peut-être pour but de réconforter les délégués qui n’ont pas oublié les bonnes années de Duplessis.

La veille du congrès, au restaurant Les remparts de Montréal, Cardinal lance son livre, L’Union vraiment nationale[36]. Il a été distribué, au préalable, à tous les délégués qui vont assister au congrès de Québec[37]. Il s’agit d’un recueil de ses discours et d’entretiens divers publiés dans les périodiques (autant sur ses positions constitutionnelles que sur sa vie personnelle), accompagnés de son curriculum vitae et de la liste de ses publications. L’ouvrage est préfacé par le ministre des Affaires culturelles, Jean-Noël Tremblay, qui soutient Cardinal. Ce dernier ne compte d’ailleurs que deux appuis au Conseil des ministres et trois au sein du caucus ministériel.

Cela peut surprendre, mais en dix ans, malgré tous les changements survenus au cours de la décennie, malgré toutes les ruptures sociopolitiques engendrées par la Révolution tranquille, la recette de L’Union vraiment nationale sera la même que celle de Lesage s’engage. Même prix modique (un dollar) et même distributeur (l’Agence de distribution populaire) qui a un réseau partout au Québec, ce qui assure une vaste diffusion à l’ouvrage, notamment dans les petits restaurants et kiosques à journaux. L’ouvrage est publié par les Éditions du Jour, que Jacques Hébert a fondées en 1961, après avoir quitté les Éditions de l’Homme. L’objectif d’Hébert était alors d’utiliser la formule du livre à un dollar pour éditer des oeuvres littéraires. Cette maison d’édition, dont Victor Lévy-Beaulieu assumera la direction littéraire de 1969 à 1973, sera ainsi l’un des principaux lieux de diffusion des auteurs des décennies 1960 et 1970, comme Jacques Ferron, Jean Basile, Jacques Poulin, Yves Thériault, André Major, Michel Tremblay, Gilbert Langevin, Louis Geoffroy, Marie-Claire Blais et Gatien Lapointe, pour ne nommer que ceux-là. Afin de financer la publication d’oeuvres littéraires, Hébert continuera à faire paraître, dans sa « Petite Collection », des documents d’actualité et des ouvrages politiques[38], comme L’Union vraiment nationale.

Comme chez Lesage, il y a dans le livre de Cardinal des redites, une structure plus ou moins solide, qui tient davantage de l’accumulation que de la progression des idées. Cela ne fait pas de doute : Lesage et Cardinal n’ont pas écrit des essais. La littérarité de leurs ouvrages peut être qualifiée, au mieux, de pauvre. Le but n’était visiblement pas littéraire, bien que les deux hommes politiques aient emprunté les mêmes circuits (ceux des Éditions du Jour, par exemple) que ceux de plusieurs auteurs contemporains. Sans compter que l’Agence de distribution populaire diffuse non seulement les ouvrages de ces hommes politiques, mais aussi la revue Parti pris, tout comme, d’ailleurs, plusieurs des ouvrages de la maison d’édition du même nom, qui marquent le début de ce qu’on appellera la « littérature québécoise », telle que revendiquée dans le célèbre numéro de janvier 1965 de Parti pris. Une même origine, donc : celle de l’édition québécoise à coût modique, formée pendant les années 1940 et 1950, tandis que les romans fasciculaires inondaient le marché québécois. À l’instar des écrivains québécois, les hommes politiques ont pu en récolter les fruits.

Littérature industrielle

On a beau ajouter des éléments de réponse, on peut toujours se questionner sur l’objectif que poursuivent les hommes politiques en écrivant des livres et, surtout, en les signant. Le développement du lectorat canadien-français, depuis les romans fasciculaires au Québec, se révèle une piste intéressante pour tenter de mieux comprendre le phénomène. Denis Saint-Jacques, dans le collectif Le phénomène IXE-13, rappelle que le lectorat de cette littérature était « alphabétisé, mais non lettré[39] ». S’attachant tout particulièrement aux « pratiques concrètes de consommation », Saint-Jacques constate que ce lectorat était essentiellement formé d’« adolescents masculins en cours de scolarisation », lesquels trouvaient « dans la série une formation à la lecture[40] ». Le roman d’IXE-13 est un « récit d’espionnage parmi d’autres[41] », remplacé par un autre récit après sa disparition, comme n’importe quel bien de consommation jetable. Le lecteur ou la lectrice goûtait surtout les ressorts d’une bonne histoire, mais était peu sensible aux aspects littéraires, à la qualité de la forme. La répétition des mêmes scénarios ou des mêmes « recettes », d’un fascicule à l’autre, ne lui posait pas problème. On était dès lors entré dans une ère de littérature industrielle : « IXE-13 présente un exemple remarquable du comportement du capital québécois dans le domaine culturel au moment où, après la crise et la guerre, se réorganise la reproduction élargie. Ce qui spécifie ce régime c’est la “diffusion aux travailleurs du mode de consommation antérieurement réservé aux diverses couches de la petite bourgeoisie”[42]. » Dans ce sillage, ma collègue Rachel Nadon et moi écrivions ailleurs, à propos des romans d’IXE-13 : « [L]’écriture procède non pas du fonds commun des humanités, mais plutôt de méthodes, de techniques, qui ont bien quelque chose d’industriel. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si [Pierre] Daigneault [l’auteur d’IXE-13] se dit “écrivain – diplômé – cours par correspondance – New Method of Plotting Lessons de Ellis Publishing – Battle Creek, Michigan”, un peu comme on devenait, à l’époque, dessinateur industriel ou technicien[43] ».

Et s’il en allait de même pour les livres de Lesage et de Cardinal? D’abord, ils sont produits comme des objets de consommation, largement diffusés dans des lieux qui n’ont rien de littéraire – des restaurants, des kiosques, des tabagies. Comme dans les romans fasciculaires des années 1940 et 1950, la structure du livre importe bien moins que la répétition des mêmes idées, qui s’y accumulent de manière éparse, comme autant d’éléments d’un scénario sans cesse répété.

L’âge technique chez Jean Lesage

En outre, si les hommes politiques empruntent des circuits bien établis, qui servent également la littérature québécoise, c’est qu’ils visent le lectorat auquel on s’adresse depuis les années 1940 : un lectorat alphabétisé, mais non lettré. La culture n’est plus l’apanage de l’élite. Tout à fait au diapason de la décennie, les membres de la commission Parent l’affirmeront dans le second volume de son rapport, paru en 1964 :

L’unique critère traditionnel de culture, la culture littéraire, est aujourd’hui non pas périmé mais tout à fait partiel. Il est aussi important, pour notre milieu culturel, de former des ingénieurs que des écrivains et de posséder, en nombre suffisant, des hommes capables d’aménager les pays, de construire des routes, de harnacher les rivières et d’édifier des villes harmonieuses[44].

Ces travailleurs spécialisés, qui succèdent aux ouvriers de la première révolution industrielle[45], prennent de plus en plus de place au début des années 1960 et apparaissent même essentiels à la modernité québécoise. Après tout, ce sont « des hommes capables d’aménager les pays ». Ils doivent se multiplier. Ce sont les travailleurs et les futurs travailleurs de l’« âge technique », comme le disait le jésuite Pierre Angers en 1958, dans une conférence qui annonçait à maints égards les défis de l’éducation au Canada français pendant les années 1960[46]. Voilà un lectorat que Lesage semble vouloir rejoindre par les mêmes canaux que les romans fasciculaires d’hier.

C’est cet âge de la technique, si important dans le discours politique de la décennie 1960, que met déjà en exergue le livre de Lesage :

Je ne le répéterai jamais assez, ce qu’il faut à tout prix et au plus tôt, c’est un système d’éducation répondant aux besoins d’une civilisation industrialisée et qui, à aucun de ses paliers, ne soit fermé au talent et au mérite. À cette condition seulement, assez des nôtres pourront se hisser par leur compétence aux niveaux supérieurs de la direction et de l’administration de notre économie pour que nous n’ayons plus l’humiliante impression de jouer les serviteurs dans notre propre maison. La diversification des activités professionnelles, qu’implique l’urbanisation croissante de notre société, crée en même temps dans tous les secteurs de notre vie collective un besoin pressant de compétences nouvelles. Seul un système d’éducation renouvelé à tous ses degrés, et accessible à tous ceux qui ont le talent et la volonté d’y parvenir pourrait y satisfaire[47].

L’approche notariale de Cardinal

Chez Cardinal, on s’adresse à un lectorat qui prise l’efficacité, qui souhaite que les questions les plus complexes soient traitées comme des questions techniques. Un peu comme si on démontait le Québec tel un mécano. À le lire, et malgré son intérêt pour les arts, Cardinal semble préparer des devis plutôt que des poèmes sur le pays. Il est d’abord et avant tout notaire et cela transparaît dans la façon dont il traite les choses. D’ailleurs, dans sa « liste des publications », on n’inclut pas les textes qu’il a fait paraître dans Le Quartier latin, journal des étudiants et des étudiantes de l’Université de Montréal. Parmi ceux-ci, des critiques de ballet et de danse[48]! Rien de cela n’est consigné. Il y a, en revanche, toutes ses collaborations à la Revue du Barreau et à la Revue du notariat, à peu près toutes consacrées à des questions très précises du droit civil. Il est présenté comme un homme rationnel. Ainsi, lorsqu’il parle de la Constitution, il le fait comme un notaire traitant froidement une question de clôture : « Il y a dans notre droit civil des prescriptions relatives à ce qu’on appelle l’action en bornage. Il est plus que temps de délimiter les bornes de notre pouvoir politique, de notre territoire, de notre économie et de notre autorité[49]. »

Le candidat à la chefferie de l’Union nationale est pragmatique, met l’accent sur les réformes qu’il veut imposer à la machine étatique, pour plus d’efficacité :

Attention, le gouvernement devrait être bien administré, comme une grande entreprise. Mais il n’est pas question de supprimer la démocratie! Je parle seulement d’éliminer tous les mécanismes pénibles qui ralentissent la marche des gouvernements et qui font qu’un projet entre en vigueur six mois après la date souhaitable, alors que les besoins mêmes ont changé. De par son efficacité seulement, un tel gouvernement pourrait résoudre en partie les problèmes soulevés par la contestation[50].

Paradoxalement, dans la mesure où le premier ministre du Canada n’a pas bonne presse chez les unionistes de l’époque, Cardinal suit la direction que Pierre Elliott Trudeau proposait, au début des années 1950, dans Cité libre, à propos d’une « politique fonctionnelle » : « Le temps est venu d’emprunter de l’architecte cette discipline qu’il nomme “fonctionnelle”, de jeter aux orties les mille préjugés dont le passé encombre le présent, et de bâtir pour l’homme nouveau. Renversons les totems, enfreignons les tabous. Ou mieux, considérons-les comme non avenus. Froidement, soyons intelligents[51]. » En cet âge technique, cela semble être la voie à suivre, même pour Jean-Guy Cardinal, qui s’adresse aux électeurs et aux électrices par les canaux tout désignés, mis en place depuis les années 1940.

Conclusion

En 1964, le rapport Parent évoquait la formation de ces « hommes capables d’aménager les pays, de construire des routes, de harnacher les rivières et d’édifier des villes harmonieuses[52] ». À l’âge de la parole, dirait-on en reprenant le titre du recueil de poèmes de Roland Giguère, où l’on tentait de nommer le pays pour le faire advenir dans les textes littéraires, s’est ajoutée une prise en main du territoire québécois, menant à la création effective du pays. C’est du moins ainsi qu’une certaine mythologie de la Révolution tranquille s’est ancrée dans notre imaginaire.

Cette construction du pays est au coeur des discours des hommes politiques auxquels je me suis intéressé ici. Pour exprimer leurs idées, ils reprennent la plume. Mais cette fois, il ne s’agit pas de se créer un capital culturel. Ils produisent des livres qui ne sont plus des objets culturels, qui empruntent de nouveaux réseaux, qui s’adressent à un lectorat alphabétisé, formé notamment de techniciens et de travailleurs qui lisaient, autrefois, les histoires d’IXE-13 ou d’autres petits romans fasciculaires.

Combien de temps ce nouveau régime d’écriture durera-t-il au Québec? Peut-on présumer qu’il y aura un changement dans les années 1970, avec l’arrivée des premiers députés péquistes, représentant une nouvelle génération d’hommes politiques plus éduqués, lettrés même? Y aura-t-il un retour en force d’un capital culturel se monnayant en capital politique? Cela reste à voir.