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La Révolution tranquille occupe une place privilégiée dans les mémoires collective et publique, comme en témoignent les nombreuses commémorations dont elle fait l’objet tous les cinq ou dix ans. Sujet (ou objet) encore « chaud[1] », elle est devenue un lieu de mémoire régulièrement évoqué dans un contexte de luttes politiques, sociales et culturelles visant à maintenir ou à revoir le rôle de l’État, les composantes identitaires du « nous », le rapport aux « autres » et la hiérarchisation des principaux enjeux de société. Malgré la place centrale qu’elle occupe dans les débats publics, la Révolution tranquille comme objet d’histoire mérite une attention plus soutenue de la part des chercheurs et des chercheuses en sciences humaines, de manière à nuancer certains aspects de son récit qui demeure, à maints égards, teinté par la mémoire des acteurs qui ont vécu ou qui ont bénéficié des réformes mises en place à partir des années 1960. C’est dans cette perspective que nous avons conçu et réalisé ce dossier thématique.

Depuis une vingtaine d’années, il est vrai que la période des années 1960 et du début des années 1970 a suscité un vif intérêt dans les travaux portant sur les mouvements sociaux associés à des enjeux de société, tels que l’indépendantisme et la question nationale[2], l’éducation[3], la langue[4], le syndicalisme et les conditions de travail[5], les rapports sociaux de sexe[6], ou encore la protection de l’environnement[7]. Plusieurs de ces recherches ont notamment participé à décloisonner l’histoire québécoise en l’inscrivant dans le courant historiographique associé à l’histoire politique et culturelle des années 1960, tout en préservant et en mettant en relief la nature originale de la Révolution tranquille[8]. Or, nous sommes d’avis qu’il importe aujourd’hui d’élargir l’horizon de nos connaissances sur le sujet et de favoriser l’émergence de nouvelles perspectives analytiques sur la Révolution tranquille.

Les politologues sont parmi les premiers à avoir analysé la Révolution tranquille à la lumière des théories associées au développement, à la modernisation et à l’économie politique dans un contexte nord-américain[9]. Certains ouvrages collectifs parus dans les décennies 1990 et 2000 se sont surtout concentrés sur la Révolution tranquille en tant que produit des réformes politiques instaurées par les ministres et les premiers ministres québécois, dans une perspective passéiste nettement associée à l’histoire des grands hommes politiques[10]. D’autres études se sont plutôt intéressées aux origines catholiques[11] et autres[12] de la Révolution tranquille, ayant comme objet d’analyse une modernité à multiples visages. Ces travaux ont jeté des ponts entre la Révolution tranquille et les périodes précédentes. Dans le même temps, ils ont contribué à déboulonner le mythe de la Grande Noirceur édifié par les opposants au régime duplessiste, qui ont participé activement aux réformes politiques et aux transformations socioculturelles des années 1960.

Plus récemment, les historiens Martin Pâquet et Stéphane Savard ont offert une synthèse historique[13], la première depuis le livre posthume et inachevé de Léon Dion[14]. Brève histoire de la Révolution tranquille offre une définition de la Révolution tranquille prise comme un bloc, proposant ainsi une analyse synthétique de cette période marquante du Québec contemporain. Constituant une brique de plus dans l’édifice du savoir sur la Révolution tranquille, la synthèse nécessite assurément de nombreux approfondissements, et quelques nuances, diront certains[15]! Offrant une perspective complémentaire, l’ouvrage collectif dirigé par Stéphane Paquin et X. Hubert Rioux s’intéresse quant à lui au modèle québécois de gouvernance socioéconomique hérité en grande partie de la Révolution tranquille. La Révolution tranquille 60 ans après porte davantage son regard sur les années 1980 et 1990 que sur les décennies 1960 et 1970[16]. Même constat pour le collectif La Révolution tranquille en héritage, qui analyse les legs de cette dernière et les enjeux mémoriels qui y sont rattachés, en donnant notamment la parole aux acteurs qui ont été à l’origine des réformes socioéconomiques et politiques associées aux années 1960 et 1970[17].

Ces travaux, et d’autres encore, témoignent de l’importance de la Révolution tranquille dans les cercles du savoir et, plus largement, dans l’imaginaire collectif québécois. Il s’agit, à n’en point douter, d’un moment que d’aucuns qualifieront de crucial pour mieux comprendre l’histoire du Québec contemporain et sa trajectoire historique originale en Amérique du Nord et en Occident.

Or, malgré l’attention accordée à cette période et aux acteurs qui l’ont façonnée, force est de constater que de nombreux phénomènes et processus associés à la Révolution tranquille demandent encore à être mieux explicités. Pensons notamment à l’histoire politique « genrée » et à la conception du politique chez les femmes, qui invitent à revoir le récit dominant de la Révolution tranquille au Québec[18]. Ou encore à l’histoire autochtone qui, trop souvent, a été étudiée en parallèle, voire en dehors de l’histoire des Canadiens français devenus Québécois, et ce, malgré une relation coloniale certes complexe, mais pas moins réelle, de plus en plus mise au jour[19]. C’est le cas aussi de la place des intellectuels et des intellectuelles dans le Québec de la Révolution tranquille, de leurs écrits littéraires, artistiques ou scientifiques, des idées qu’ils débattent, de leur engagement et de leur militantisme. Qu’en est-il de ces hommes et de ces femmes qui portent un regard intéressé – réflexif ou réactif – sur les enjeux de leur époque et les processus politiques, sociaux et culturels à l’oeuvre? Aussi importants que complémentaires, ces thèmes méritent d’être explorés davantage et d’être mis en relation avec les discours et les perspectives qui dominent les courants historiographiques relatifs à la Révolution tranquille.

L’objectif de ce dossier thématique[20] vise donc à diversifier ainsi qu’à élargir les focales analytiques disponibles pour saisir les contours et les effets de ce moment fondateur. Concrètement, il s’agit d’approfondir l’histoire de la Révolution tranquille en faisant appel aux regards intellectuels. Ces regards sont doubles. Ce sont d’abord ceux portés par des acteurs et des actrices de cette révolution qui, par leur plume, leur parole ou leur art, formulent des idées et proposent ainsi une manière de nommer et de décrire le Québec en mouvement. Ce sont aussi les regards de chercheurs et de chercheuses qui offrent des schémas interprétatifs et comparatifs pour mieux comprendre cette période jugée marquante pour le Québec contemporain. En puisant dans l’un ou l’autre de ces registres, les textes qui suivent ont en commun le souci d’analyser les influences internationales des idées formulées et débattues, de même que les valeurs et les représentations symboliques et identitaires qui y sont rattachées. Ce faisant, le dossier contribue notamment à l’avancement des connaissances en établissant de nouveaux liens entre les réseaux d’acteurs et d’actrices qui participent à la circulation des idées en matière de mémoire et d’identité québécoise.

Pour des fins éditoriales, le dossier thématique a été divisé en deux volets. Le premier volet, qui est publié dans le présent numéro, rassemble les textes de trois chercheurs qui portent un regard original sur la Révolution tranquille québécoise. Le second volet paraîtra dans la prochaine livraison de Mens.

Jonathan Livernois présente d’abord une analyse centrée sur un corpus d’ouvrages écrits par des hommes politiques et qui ont ponctué la « grande » décennie 1960. Il s’intéresse particulièrement aux conséquences des transformations du champ littéraire sur la vie politique québécoise.

Puis, Jean-Philippe Carlos étudie les idées et la place occupée par les intellectuelles qui collaborent aux principaux périodiques indépendantistes de la Révolution tranquille. En se basant sur un corpus de revues influentes de l’époque, il montre que les intellectuelles ont joué un rôle important dans la démocratisation de l’idéal indépendantiste ainsi que dans les transformations de la culture politique et intellectuelle du Québec durant les décennies 1960 et 1970.

Enfin, Frédéric Parent propose une réflexion sur la manière d’étudier un phénomène proprement historique à partir d’une focale analytique sociologique. Il prend l’exemple de la Révolution tranquille québécoise, qui lui sert de cadre pour analyser la complexité du changement social dans un sens large (politique, économique et culturel). Il s’interroge plus globalement sur les motivations qui ont mené aux réinterprétations de la Révolution tranquille aujourd’hui, mais aussi sur les fondements sociaux à l’origine de ces nouvelles lectures.

À la lecture des articles qui composent ce dossier thématique, nous sommes convaincus que les lecteurs et les lectrices partageront l’idée que la Révolution tranquille ne concerne pas seulement « quatre ministres, […] une vingtaine de fonctionnaires et […] une vingtaine de chansonniers, de poètes[21] », mais qu’elle est plutôt un événement multiforme qui implique une foule d’acteurs et d’actrices et qui a des répercussions aussi variées que déterminantes dans les manières d’être de ceux et celles qui l’interprètent et en font l’objet de leurs réflexions.