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L’objet d’étude du présent article est la littérature de voyage pour enfants, illustrée par la photographie[1]. Cette sous-catégorie de la photolittérature est sortie de l’ombre en 1999 avec From the Mundane to the Magical. Photographically Illustrated Children’s Books de Mus White, une bibliographie commentée et illustrée comportant plus de 1400 entrées. Dans son introduction, White offre un panorama du corpus mondial de 1854 à 1945, en précisant l’évolution des techniques de reproduction ainsi que les sujets les plus populaires, puis elle démontre, en analysant plusieurs ouvrages, que si la photographie semble particulièrement apte à illustrer les récits de voyage, c’est surtout la cohérence entre le texte et l’image qui est importante lorsqu’il s’agit de faire passer un message (politique, notamment)[2]. Quant aux albums photo-illustrés publiés en langue française et destinés à la jeunesse, Laurence Le Guen en commente une bonne sélection en 2022 dans Cent cinquante ans de photolittérature pour les enfants, permettant au lecteur francophone d’apprécier l’étendue de ce corpus sous-étudié, et d’y découvrir nombre d’ouvrages consacrés à des pays étrangers.

David Martens propose de distinguer deux sortes d’ouvrages : le « portrait de pays » et le récit de voyage. Dans le premier, la description prime, dans le deuxième, l’itinéraire l’emporte[3]. Le « portrait de pays » semble particulièrement bien choisi pour un grand nombre d’ouvrages publiés en série qui partagent un même mode opératoire : en dressant le portrait d’un enfant en particulier, qui sert de guide, d’ami ou de personnage principal, l’auteur esquisse le portait d’un territoire étranger dans son ensemble, tel qu’il est vécu par les enfants et les adultes du pays. Dans les mots de Martens, ces ouvrages « ont recours au topos de l’enfant-miroir du lecteur[4] ».

Il est utile d’évoquer ce cadre d’approche — qui est aussi une formule à succès pour les écrivains et les maisons d’édition d’après-guerre —, car les deux ouvrages que nous allons étudier proviennent du tout début du xxe siècle et donnent à voir non seulement une photolittérature non encore touchée par la photographie « humaniste » ou par l’agenda des Nations Unies, mais aussi une configuration du récit de voyage qui infléchit de manière intéressante le « portrait de pays ».

Le personnage principal sera une petite Américaine (le « snow baby »), et un aperçu du Groenland nous sera donné par une perspective extérieure, et non selon la perspective intérieure que pourrait offrir le témoignage d’une Inuite. Les textes que nous allons lire signalent les différences entre les Groenlandais et les Américains, plus qu’ils n’exposent les « éléments de la vie quotidienne […] communs à l’ensemble de l’humanité et qui pourront ainsi parler à un jeune lecteur occidental[5] ». La photographie dite « humaniste » et l’idée selon laquelle tous les humains vivent les mêmes expériences (naissance, enfance, jeux, amour, labeur, vieillesse, et ainsi de suite), sans que soient pris en compte le contexte sociopolitique ou les discriminations, sont des perspectives qui se sont imposées après la Deuxième Guerre mondiale, dont l’exposition The Family of Man est la célèbre icône[6]. Bien que née au Groenland, Marie, en grandissant, affirmera son identité américaine, comme nous allons le voir. Un contre-exemple du « portrait de pays » classique, formaté, humaniste, sera donc proposé ici, puisqu’il s’agit avant tout de dresser un portrait de l’identité américaine, avec ses valeurs domestiques et son niveau de vie, se détachant d’un arrière-plan groenlandais. Le genre connaît ces deux tendances, identitaire ou humaniste, cette deuxième étant marquée par l’après-guerre[7], et la première, aux États-Unis, par Theodore Roosevelt et le culte de la virilité (cult of masculinity). Ici, une femme trouve un moyen d’écrire en adaptant un genre stéréotypé, en louant les exploits de son mari et plus encore la relation mère-fille.

Pour les Nord-Américains, Robert Peary est un personnage historique célèbre. Il a ses musées et ses monuments[8], car il est connu pour avoir le premier atteint le pôle Nord en 1909, après plusieurs tentatives infructueuses pendant une vingtaine d’années, chacune aboutissant à un rapport de mission, un récit d’exploration, des conférences, des articles, des histoires pour enfants publiées dans des revues ou dans des livres, souvent illustrés de dessins ou de photographies. Ces récits ont été écrits par la famille Peary, d’autres encore par des membres de l’équipage. Chaque mission peut être reconstituée en croisant les témoignages et les papiers personnels qui ont été conservés. Leurs livres pour enfants font donc partie d’un bien plus large ensemble de publications destinées à différents publics : le gouvernement et la marine qui confient à l’officier Peary ses missions (cartographier le nord du Groenland, par exemple[9]), les mécènes du Peary Arctic Club qui les financent, le grand public anglophone (puis francophone) qui s’intéresse aux récits d’exploration, les lectrices des journaux féminins (The Home Queen), puis les familles qui cherchent des livres pour enfants sur le thème des voyages lointains. Cet article est consacré à deux livres pour enfants dont les histoires se situent au Groenland, écrits par Josephine Peary et, en partie, par sa fille : The Snow Baby. A True Story with True Pictures (1901) et Children of the Arctic (1903).

Figure 1

Josephine Diebitsch Peary, The Snow Baby. A True Story with True Pictures, New York, Frederick A. Stokes Co., 1901, couverture.

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Figure 2

Josephine Diebitsch Peary et Marie Ahnighito Peary, Children of the Arctic, by the Snow Baby and Her Mother, New York, Frederick A. Stokes Co., 1903, couverture.

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Rapport de force

À l’époque des expéditions de Peary, le Groenland était administré par le Danemark, mais la population plus au nord n’avait pas de contact avec le monde extérieur, ce qui la rendait vulnérable lors de sa rencontre avec les explorateurs nord-américains. Les Inuits, en effet, manquaient de matières premières telles que le fer et le bois, et Robert Peary se félicite alors des « dons » qu’il leur fait :

Madame Peary distribua des ustensiles de cuisine aux femmes du village, qui en furent ravies […] elles reçurent aussi un butin inestimable envoyé par des amis attentionnés de l’expédition vivant à Philadelphie, sous forme de bois, couteaux, bouilloires en fer, et ainsi de suite… des trésors d’une valeur inouïe dans l’esprit des Esquimaux. […] Pour eux, quelque chose d’aussi ordinaire qu’un bout de bois était aussi inaccessible que la lune pour un enfant capricieux qui crie pour l’avoir. Doit-on s’étonner que dans de telles circonstances un homme m’ait offert ses chiens, son traîneau et toutes ses fourrures rien que pour une planche de bois pas plus haute que lui ; ou qu’un autre m’ait offert sa femme et ses deux enfants pour un couteau brillant ; ou encore qu’une femme m’ait offert tout ce qu’elle possédait rien que pour une aiguille[10]?

Le rapport de pouvoir était en faveur de Robert Peary, à cause des outils et des fournitures qu’il pouvait échanger contre le labeur et les chiens des Inuits : fusils, couteaux en fer, aiguilles en fer, conserves, et ainsi de suite. Ce rapport de force inégal conditionne tous les échanges sociaux entre les explorateurs et la population autochtone. Ces échanges peuvent donc être qualifiés de colonialistes, même s’il n’était pas possible pour l’Amérique du Nord de conquérir le Groenland et d’en faire une colonie.

Du rapport officiel aux histoires pour enfants, la description que les Peary font du voyage sur les terres des Inuits est un exercice littéraire d’écriture exotique, quel que soit le genre : il s’agit toujours d’une aventure où un terrain hostile est conquis par un héros qui reste calme face au péril. Selon le critique Martin Green, l’aventure est le « mythe énergisant » de l’empire[11] et, de l’avis du critique Sean Willcock, les « romans impérialistes », les journalistes (de guerre) et les magazines pour garçons (tels que The Boy’s Own Paper, hebdomadaire britannique, 1879-1967) puisent dans un fonds commun de tropes littéraires qui subliment la violence coloniale[12]. Une certaine idée de la masculinité est véhiculée par ces tropes — valeurs militaires, stoïcisme, sens pratique, courage et force physique —, d’où l’intérêt particulier d’étudier la manière dont une femme écrivaine arrive à se situer dans cette tradition.

Les livres des Peary suivent en partie la logique de l’orientalisme tel que défini par Edward Saïd. Pour reprendre une version adaptée de la définition dite « générale » de l’orientalisme énoncée par Saïd : les différents récits des aventures reconduisent « une pensée qui se fonde sur la distinction ontologique et épistémologique[13] » entre l’Occident et — ici — le monde polaire. Il est donc possible de forger le concept d’« orientalisme polaire », si l’on substitue à l’imaginaire de l’Orient celui des régions arctiques. La « deuxième qualification » de l’orientalisme d’après la définition de Saïd est que « les idées, les cultures, les histoires ne peuvent être comprises ni étudiées sérieusement si leur force, ou plus précisément les configurations de pouvoir ne sont pas étudiées en même temps[14] ». C’est précisément ce rapport de force entre les Nord-Américains et les Inuits qui rend les deux livres pour enfants intéressants à analyser.

Voyage en famille

Pour cette analyse, je m’appuie sur le fonds d’archives de la famille Peary qui se trouve à la Maine Women Writers Collection de la University of New England à Portland dans le Maine. Le fonds s’intéresse aux productions écrites et visuelles de Josephine Peary et de sa fille Marie Ahnighito Peary, toutes deux écrivaines semi-professionnelles et photographes amateurs. Si leur production se focalise de manière attendue sur la trajectoire de Robert Peary, sa particularité réside dans l’importance accordée à l’aspect familial des expéditions.

Pour certains de ses voyages, au début des années 1890, Robert Peary fut accompagné de sa femme et de sa fille. Josephine Peary publia le carnet de son premier voyage (My Arctic Journal), puis ses deux livres pour enfants illustrés de photographies qui connurent au moins 10 retirages. Marie Peary écrivit des histoires pour enfants, une autobiographie (The Snowbaby’s Own Story) et une biographie de son père, et elle traduisit The Snow Baby en français en 1913 (La Snow Baby, publié en 1927 aux États-Unis[15]). Toutes les deux tinrent à jour leur journal intime et les ouvrages publiés se fondent sur leurs écrits privés, aujourd’hui documents d’archives.

L’histoire du Snow Baby s’appuie sur les troisième, quatrième et cinquième expéditions de Robert Peary, entre 1893 et 1897. Josephine Peary est enceinte à son départ, et ce premier livre raconte la naissance de Marie Peary (le 12 septembre 1893) au Groenland et présente des généralités sur les Inuits et leur mode de vie. Il relate la vie de tous les jours de la famille Peary, puis le retour aux États-Unis en août 1894 de Josephine avec son bébé, accompagnés d’une fille inuite de 12 ans qui leur sert de domestique, et que la famille appelle « Miss Bill ». Après un an passé à Washington D.C., séjour qui lui aurait déplu, « Miss Bill » rentre au Groenland (le 3 août 1895). L’histoire passe ensuite à l’enlèvement de deux grandes météorites ferreuses durant l’été 1895, au voyage de la famille jusqu’à l’American Museum of Natural History à New York, puis à son retour à « Snowland », le « Royaume des Neiges », en 1897 pour s’emparer de la troisième et plus grosse des météorites, et à la rentrée triomphale des Peary en septembre 1897.

Children of the Arctic reprend le fil de l’histoire : Francine, la petite soeur de Marie, meurt (août 1899), un an après le départ de Robert au Groenland (juillet 1898). Son navire étant coincé dans la glace, Josephine et Marie partent avec l’équipe qui doit aller le secourir en juillet 1900. Leur bateau (le Windward) devient lui aussi prisonnier des glaces, et l’histoire raconte la vie à bord, les parties de chasse (narvals, morses, ours blancs, phoques), auxquelles Josephine Peary participe, au péril de sa vie[16], et leurs escales, alors qu’elles tentent de rejoindre Robert. Le récit alterne entre la narration de Josephine et les extraits du journal intime et de la correspondance de Marie jusqu’à ses neuf ans — et Marie cosigne le livre.

La structure des deux livres pour enfants montre au lecteur que le projet de Josephine Peary est d’apprendre à écrire à sa fille en y intégrant ses lettres. Marie publiera effectivement une demi‑douzaine d’ouvrages de fiction et de non-fiction (ses journaux intimes, qui sont volumineux, demeurent inédits). Les archives Peary confirment que le premier journal de Marie était écrit par sa mère, puis par elle-même dès l’âge de six ans ; ensuite, à neuf ans, Marie commença à taper ses textes à la machine. Les archives révèlent aussi que les livres pour enfants étaient une réécriture des carnets de Marie par Josephine, et non de ceux de Josephine elle-même, dont les entrées sont souvent succinctes (son petit agenda est imprimé avec trois jours sur chaque page, ne lui laissant que peu de place pour écrire). Les archives de Josephine Peary prouvent également qu’il s’agissait d’asseoir une version patrimoniale des faits, c’est-à-dire une image positive de la famille qui deviendra la légende familiale pour les générations à venir. Sont alors écartés les scandales et controverses, et tout ce qui pourrait troubler Marie. Josephine rend compte de façon enfantine et toujours positive des aventures polaires, ce qui lui est également utile lorsqu’elle donne des conférences publiques pour financer les expéditions de son mari[17].

Les livres pour enfants de Josephine Peary sont lacunaires, surtout en ce qui concerne la vie de son mari. Une autre histoire est racontée par des témoins de l’époque. Un historien canadien, Kenn Harper, est allé interwiewer un survivant inuit en 1967, entretien publié dans Give Me My Father’s Body : The Life of Minik, the New York Eskimo, et il reproduit le témoignage de Minik[18]. On apprend que les Inuits cachaient leurs meilleures fourrures et pièces en ivoires pour ne pas avoir à les leur donner. Grâce aux recherches menées par Harper et sa transcription plus fidèle des noms propres, et aux autres récits de l’époque, il est possible de reconstituer la vie des Inuits et celle des Peary à l’époque des deux livres pour enfants.

Selon les récits des autres membres de l’équipage, à partir de 1898 environ, Robert était adultère : il eut deux enfants avec une Inuite[19] qu’il fréquentait alors qu’elle avait environ 14 ans. Josephine découvrit la vérité, mais elle fit en sorte que Marie ne l’apprenne jamais, malgré l’amitié qui liait les enfants[20]. Selon l’historien Kenn Harper, Robert collaborait avec l’American Museum of Natural History de New York pour organiser un trafic d’ivoire et de fourrures. Robert Peary pillait aussi les tombes[21]. En 1897, il vola au peuple inuit ses trois météorites géantes, alors qu’elles étaient depuis des centaines d’années sa source de fer[22]. La grande météorite se trouve aujourd’hui à l’American Museum of Natural History, mais rien sur place n’en rappelle le vol et toute l’exposition la concernant fut démantelée. L’historien Harper se pencha tout particulièrement sur la mort par maladie des Inuits, spécimens vivants ramenés au musée new-yorkais par Robert, sur demande expresse de Franz Boaz en 1897.

Éléments d’un récit colonialiste

Certains des éléments constitutifs d’un texte colonialiste (et d’un « orientalisme polaire ») se dégagent et seront étudiés dans ce chapitre : la légende (pour une illustration) qui généralise/essentialise, la photographie anthropométrique et l’ethnographie romantique (salvage ethnography), le mythe du bon sauvage, le racialisme environnemental (environmental determinism), l’omission stratégique, la mystification par la métaphore, le manque d’empathie, la transmission (à sa fille) de cette rhétorique pour écarter l’adoption des coutumes locales (« go native », selon l’expression américaine). Il manque toutefois aux photographies amateurs le style « pittoresque » conventionnel — style critiqué par John Ruskin au milieu du xixe siècle lorsqu’il s’agit d’une attitude principalement esthétique devant les signes de la pauvreté[23] —, car les illustrations s’apparentent à des photos de famille et non à des oeuvres à part entière.

Photographies, légendes et stéréotypes

Les légendes ont un effet généralisant, alors que les Peary connaissaient tous les Inuits par leur nom. Ils sont parfois nommés, mais le plus souvent les individus sont pluralisés : « Eskimos in their strange skin boats[24] », « Eskimo family[25] », ou « They were not very clean[26] », et ainsi de suite. Comme l’explique l’historienne Elizabeth Edwards,

[…] le « type » est établi par la combinaison d’un mode de représentation spécifique et d’une légende, et l’individu devient une généralité. Les légendes généralisantes […] fonctionnent ainsi. L’approche ethnographique « classique » en propose une version plus sophistiquée où une scène générale est composée, telle que « Groupe autour d’un feu de camp » […][27].

Un des membres de l’équipage, Frederick Cook, fut mandaté par l’American Museum of Natural History pour prendre en photo des Inuits posant nus devant un fond neutre, photos accompagnées de mesures anthropométriques, comme le rapporte Josephine Peary dans My Arctic Journal, pour l’entrée du 28 octobre 1891[28]. Certaines d’entre elles furent publiées dans les livres de Robert Peary[29], qui commença à prendre des photos aussi par « amusement[30] » :

Pendant la saison sombre, mon travail photographique se limitait presque exclusivement aux sujets ethnographiques. Dès que mes amis inuits commencèrent à nous rendre visite, nous nous mettions en devoir de les mesurer et de les photographier. Le Dr Cook, qui, lui, était chargé de la recherche ethnographique, prit les mesures anthropométriques de soixante-quinze individus pendant l’hiver, et je pris des séries complètes de photographies de chacune de ces mêmes personnes, c’est-à-dire des portraits, ainsi que des vues de face, de profil, et de dos des modèles nus.

Je me plaçais avec l’appareil photo sur un côté du poêle, près de la cloison qui séparait l’appartement de Madame Peary de la pièce principale. De l’autre côté se tenait Matt [Henson], d’où il faisait partir le flash. Quant au Dr Cook, il faisait poser le sujet à l’autre extrémité de la pièce […].

Il fut intéressant d’observer la pudeur et des hommes et des femmes. Au début, ils ne pouvaient comprendre la raison pour laquelle je souhaitais prendre leur photographie dans le costume d’Adam, et je ne suis pas sûr qu’ils aient jamais compris très bien pourquoi. Je leur disais que nous souhaitions comparer leur corps à celui des autres peuples dans le monde, et il ne fallut pas longtemps avant que certains d’entre eux saisissent l’idée de manière suffisamment claire pour qu’ils concluent que notre travail était au service d’une curiosité tout à fait saine et louable[31].

Pas de nudité, en revanche, dans les livres pour enfants de Josephine Peary, qui s’offusque dans son journal que les Inuits se mettent nus une fois sous leur tente, même devant leurs invités. Elle participa, toutefois, aux prises de vue, aidant Cook pendant l’absence de son mari, déplaçant, mesurant, regroupant leurs sujets pour composer des scènes d’action « caractéristiques[32] ». À propos de ses activités pendant l’hiver 1894, Robert Peary écrivit :

[…] et lorsqu’un grand nombre d’indigènes nous rendaient visite, ce qui arriva fréquemment, il y avait toujours des renseignements utiles à apprendre d’eux, et un certain amusement à les prendre en photo.

J’ai continué à travailler sur l’enregistrement photographique, ethnographique, de la tribu, comme pendant les hivers précédents, mais maintenant que les nouveaux sujets se faisaient comparativement rares, j’avais l’occasion d’effectuer une série parallèle d’images montrant de l’action, des positions spéciales, des caractéristiques, etc.[33]

Le fait de considérer que la photographie peut contribuer à une étude anthropologique date des années 1850, selon l’anthropologue Frank Spencer[34]. Cela correspond à l’idéologie colonialiste, telle que résumée par Iskander Mydin (conservatrice au musée national de Singapour[35]) : la pratique de la photographie anthropologique, selon elle, se faisait à l’époque de la conquête colonialiste et de la consolidation des territoires, avec une vision de l’évolution des cultures dans laquelle le « noble savage », le « bon sauvage », représentait un état proche de la nature, adapté à l’environnement, technologiquement rétrograde et voué à la disparition. La salvage ethnography est la production d’images stéréotypiques, oeuvrant à « préserver » la mémoire des ethnies avant leur disparition supposée inévitable. Ce mythe du « bon sauvage » est explicite dans le journal de Josephine Peary :

Ce pauvre peuple ignorant, totalement isolé du reste de l’humanité, a-t-il réellement bénéficié de notre contact, ou lui avons-nous seulement ouvert les yeux sur le fait qu’il manque de tout ? J’espère que ce n’est pas le cas, car je n’ai jamais rencontré de gens plus heureux, ni plus joyeux : le moment présent les occupait totalement, et, à part se nourrir et se vêtir, ils n’avaient aucun souci dans la vie[36].

Elle n’intègre pas de telles considérations à son récit pour enfants, mais elle inclut une photographie montrant le premier contact des Inuits avec le phonographe, symbole de l’avancée technologique de l’Occident[37].

Robert Peary rédige tout un chapitre de Northward sur sa description du « Smith-Sound Eskimos », qu’il qualifie de brave, joyeux et enfantin[38]. Il établit un lien fort entre le caractère des Inuits et leur habitat, selon la logique du racialisme ou du déterminisme environnemental. Il écrit qu’ils vivent :

[…] sous le stress extrême d’un environnement sauvage […] avec des habitudes et des conditions de vie guère au‑dessus de celles de l’existence animale […] ces peuples semblent se situer près du bas de l’échelle de la civilisation […]. L’expérience accumulée des générations leur a enseigné comment tirer le maximum des maigres possibilités offertes par leur pays stérile […] en conséquence, ils négocient les humeurs variables de leur habitat comme d’autres les variations climatiques des latitudes plus clémentes[39].

Josephine Peary ne théorise pas ainsi dans ses livres pour enfants, mais elle assimile l’esprit enfantin qu’elle croit découvrir chez les Inuits adultes aux aventures et expériences enfantines de sa fille Marie, puisque tout le récit se compose d’émerveillements successifs. Marie s’émerveille des Inuits comme les Inuits de cette fille blanche, selon le prisme de l’exotisme[40]. Métaphores et comparaisons contribuent à rendre ce monde merveilleux : dans le royaume appelé « Snowland », les icebergs sont confondus avec « the palace of the Frost King[41] » — « le palais du Roi des Neiges ».

Ivoire et os

Il n’est pas surprenant que Josephine Peary, dans un livre pour enfants, ne fasse aucune mention du commerce de fourrures ou du pillage des ossements. Pour éviter toute polémique, et sans doute aussi pour préserver « la magie de l’enfance », tous les objets culturels mentionnés, ramenés et photographiés (collier en ivoire, jouets en ivoire ou poupée) sont des cadeaux, offerts à sa fille. Une illustration montre 18 petits jouets sculptés à partir des défenses d’un morse, représentant en miniature des hommes, des femmes, des animaux et des ustensiles, le tout étalé harmonieusement sur fond neutre, chaque objet ayant sa légende en inuktitut et en traduction anglaise, comme dans la vitrine d’un musée ethnographique. Une autre représente un collier en perles d’ivoire (morse et narval) se terminant avec une croix chrétienne — preuve s’il en est qu’il s’agit d’un cadeau —, étalé symétriquement lui aussi sur fond neutre[42].

Selon la logique colonialiste, raciale, la culture la plus forte en armes, en technologie et en science a le droit de prendre, de mettre en valeur et de révéler au monde entier ce qui l’intéresse. C’est ainsi que Robert Keely et G. G. Davis justifient la profanation de sépultures avec vol d’ossements, d’un corps momifié et de « votive offerings » (« offrandes votives ») :

Les crânes et autres éléments anthropologiques que nous avons eu la chance d’obtenir se sont révélés de très utiles additions à l’excellente collection qui se trouve actuellement au musée de l’Académie. […] Chaque objet, qu’il soit le jouet d’un enfant esquimau ou une masse météorite, a sa valeur aux yeux du savant véritable, celui qui sait où chaque chose trouve sa place dans la grande économie de la nature[43].

L’ambiguïté de l’expression « où chaque chose trouve sa place » suggère fortement que les biens culturels d’un peuple sont le butin légitime d’un « savant véritable », selon la logique racialiste qui sous-tend tous ces ouvrages.

Les météorites vont au musée

Josephine Peary justifie quant à elle le vol des météorites en disant « qu’en Amérique, tout le monde pourrait les voir[44] ». Robert Peary savait que les météorites servaient encore aux Inuits, et on lui avait même fait une démonstration expliquant comment en extraire le fer[45]. Il eut l’idée de présenter les météorites au musée avec un diorama montrant des Inuits à l’oeuvre sur la pierre ferreuse, et il prit des photos d’eux dans des poses appropriées[46]. Mais, lorsqu’il revient sur cet épisode, il met systématiquement l’accent sur la désuétude de cette coutume[47], sur la volonté des Inuits de l’aider[48], et sur l’intérêt scientifique de la possession par un musée occidental de ce qu’il croyait être la plus grosse météorite au monde. Josephine Peary raconte brièvement l’enlèvement des deux plus petites météorites en 1895, et reproduit les photos qui les montrent in situ [49]; en revanche, elle les présente comme des curiosités antiques, et elle s’attarde surtout à la légende qui veut que ceux qui tentent de les déplacer trouvent la mort : « La vitesse et le poids ont dû emporter le traîneau sous la glace, car ni les hommes ni les chiens n’ont pu remonter à la surface[50]. » Or, les versions de cette légende diffèrent selon les auteurs[51] : les Inuits qui veulent ramener chez eux le bloc de fer perdent soit la pierre, soit leur traîneau, soit leurs chiens, soit la vie, et la version extrême de la légende choisie par Joséphine lui permet d’insister à la fois sur l’impossibilité pour les Inuits de s’approprier les météorites — puisqu’elles se trouvent loin sur une île peu accessible — et sur le courage de Robert Peary qui sut dompter les éléments, déjouer l’enchantement maléfique et vaincre la volonté des dieux. Nulle photo de l’exploit long et compliqué consistant à déplacer une masse de 30 tonnes par voie ferrée et sur un navire, seulement la photo d’une nuit polaire étoilée, comme pour évoquer une étoile filante et l’origine céleste de la météorite[52]. Ce sont d’ailleurs les termes qu’emploient Robert Peary, qui désigne la météorite comme « their heavenly guest[53] » (« leur visiteur céleste »), et Josephine Peary, qui parle de « heaven-born stone[54] » (« pierre née au Ciel »). En tant que fragment de bolide extraterrestre, la météorite appartient donc à toute la planète, à l’Homme et au musée de l’homme (à New York).

Spécimens vivants

En 1897, Josephine Peary explique le refus des Inuits de monter à bord du navire qui transportait la météorite de 30 tonnes par le mauvais sort qui menaçait cette entreprise contre-nature : « Il fut impossible de les persuader de monter à bord. Ils étaient sûrs que le navire et toute sa cargaison couleraient, comme les hommes, le traîneau et les chiens qui avaient péri lorsqu’ils emmenaient la tête de la femme de fer[55]. » Or on sait que les Inuits sont bien embarqués à bord du bateau, puisque six d’entre eux ont fait le chemin fatidique jusqu’aux États-Unis. Josephine Peary laisse pourtant entendre le contraire : « lorsque les Inuits lui dirent adieu, ils craignaient ne plus jamais le revoir, car ils étaient sûrs que le vaisseau et tout son équipage sombreraient au fond de l’océan. Ils avaient l’air bien tristes lorsque partait au loin le navire à vapeur[56]. » Elle s’attarde, en revanche, au séjour américain, entre août 1894 et août 1895, d’E‑Klay‑I‑Shoo/Eqariusaq[57] (« Billy-Bah »), amie ou plutôt servante de Marie. Aucune photo prise aux États-Unis ne figure dans ses livres ; au contraire, pendant que l’autrice résume les 12 mois passés hors du Groenland[58], les illustrations, portraits d’Inuits sur fond blanc, visages et plans américains, ponctuent le texte[59]. Petites vignettes rondes, pour la plupart, comme des médaillons représentant des êtres chéris… ou comme des personnes observées à travers une longue-vue. Qui sont ces personnes ? L’une est nommée « Ahtungahnaksoah ». C’est la mère de « Miss Bill »/Eqariusaq, et elle fait partie des six Inuits ramenés à New York par Robert Peary. Josephine Peary parle de Nook-Tal/Nuktaq et Ahtungahnaksoah/Atangana[60], mais seulement en tant que parents de « Billy- Bah »/Eqariusaq ; elle ne dit pas que tous les deux, à l’heure où elle écrit, sont morts à New York, et dans des circonstances qui mettent en cause Robert Peary[61]. « Billy-Bah »/Eqariusaq est souvent mentionnée dans les deux livres, sans que son deuil soit évoqué. Comment le lecteur est-il supposé réagir face au portrait photographique de sa mère, Ahtungahnaksoah/Atangana [62]? Les noms des victimes avaient pourtant été donnés dans la presse quatre ans avant la publication de Snow Baby. Il règne dans ses livres pour enfants une « innocence » qui n’est pas toutefois celle d’un enfant, car il ne s’agit pas de « ne pas savoir », mais de « ne pas voir », de ne pas voir au-delà de ce qui est dit dans le texte. La photographie apparaît comme illustration, et sa qualité de document est policée par le texte.

Les deux livres pour enfants soulignent constamment la différence entre les moeurs américaines et inuites, et conduisent Marie à reconnaître que sa vraie maison est aux États-Unis, bien qu’elle soit née et ait été élevée au Groenland (Marie l’affirmera dans la toute dernière phrase de Snow Baby : « “Bonne nuit, ma chère maman […] Je me suis bien amusée […] J’ai bien aimé le grand bateau et notre petite chambre rigolote […] mais j’aime par-dessus tout la maison de Grand-mère, comme toi aussi[63] ?” »). Le souci de Josephine Peary était d’empêcher sa fille de « go native », c’est-à-dire d’adopter les moeurs des Inuits. L’attitude du gouvernement danois allait dans le même sens[64]. Ces deux livres sont conformes aux centaines d’autres livres pour enfants produits entre la fin du xixe et la première moitié du xxe siècle, où les enfants voyagent partout dans le monde, en famille ou avec leur école, découvrent le mode de vie de peuples étrangers, avant de rentrer aux États-Unis, plus confiants que jamais qu’ils sont bien « américains ».