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Le tour de la France par deux enfants (1877 pour la première édition[1]), livre de lecture courante illustré de plus de 200 gravures, se situe dans la filiation de ces fictions pédagogiques qui, à l’instar du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1788), entendent délivrer un savoir en recourant à un dispositif simple mais efficace : des personnages parcourent un territoire qui est décrit à mesure de leur progression. Au fil de la lecture prend forme peu à peu un portrait délimité par un cadre (possiblement des frontières), pris dans une série de différentes temporalités (celles de l’intrigue, de l’histoire d’une nation ou d’une communauté culturelle, des réceptions successives de l’ouvrage) et se mettant au service d’une visée didactique et idéologique (indissociablement). À la croisée de différents genres (le roman édifiant, le texte viatique et la littérature pédagogique), le livre recourt massivement à la description. Il donne à voir et à comprendre, par l’image et le texte, un pays qui, quelle que soit la diversité de ses aspects, est défini par une identité qui lui est propre.

Ce best-seller ne peut être appréhendé indépendamment de la tradition associant voyage et éducation par le truchement, notamment, de la pratique du « Tour » qui consistait à compléter, sur le terrain, la formation de l’individu. Mais, puisqu’il est question d’un espace national, l’enjeu est ici éminemment politique : c’est la patrie qu’il s’agit ici de faire connaître et aimer[2]. La représentation du territoire n’est donc pas déduite de l’itinéraire des deux héros, elle est fortement contrainte, en amont, par « une certaine idée de la France » qui préside à la sélection des événements et choses vues (ou entendues) rapportés dans le livre. On comprend que le manuel de G. Bruno[3] ait retenu, particulièrement, l’attention des historiens : son audience considérable (corrélée à une exceptionnelle longévité)[4], son inscription dans un moment historique particulier (après une défaite qui remet en cause les limites du territoire français[5]) et le fait qu’il ait été l’un des instruments de l’école de la République (et pris à ce titre dans une série de controverses politiques) font de ce petit livre un poste d’observation privilégié à partir duquel peut se penser l’idée de la nation et son identité, mise en mots et en images par le périple d’André et de Julien qui apprennent la France en en faisant le tour.

Je me situerai ici dans une perspective sensiblement différente, en proposant une série de réflexions centrée sur une approche générique qui alimentera, je l’espère, l’enquête menée dans le présent volume sur le « portrait de pays ». Cette dernière dénomination convient parfaitement, à première vue, au Tour de la France par deux enfants. Il s’agit bien, en effet, de figurer la nation au terme d’un projet descriptif qui met en relation un thème-titre (la France) et une expansion schématiquement organisée selon trois orientations majeures : géographique, historique et morale. Les aspects et qualités du pays sont déclinés à partir d’un itinéraire, en l’occurrence circulaire, au terme duquel le tout prend forme grâce à la succession des parties qui le composent. Nous ne nous trouvons pas très loin de la relation de voyage, de la composante encyclopédique qui lui est consubstantielle et de la visée didactique qui la sous-tend. Sur chaque toponyme, qu’il est possible de situer sur les cartes régionales qui ponctuent le livre, se greffent des variations censées fournir au lectorat les informations essentielles concernant les localités traversées ou habitées par les personnages. Le fait qu’elles soient dispensées selon un ordre chronologique ne fragilise en rien l’hypothèse selon laquelle nous aurions affaire à un portrait : la logique textuelle, dans le cas présent adossée aux gravures qui illustrent le parcours, interdit une appréhension globale du modèle. On pourrait objecter que la forte coloration axiologique ou évaluative du livre fait passer au second plan la fonction mathésique de la description[6]. Il faut bien admettre pourtant qu’un portrait n’a pas nécessairement à être ressemblant et qu’il est aussi composé pour susciter jugements et interprétations.

Il est plus délicat d’accorder cette littérature géographique, historique et morale au régime ouvertement fictionnel de l’ouvrage, sauf à accepter que nous nous trouvions dans une configuration qui est celle du mentir-vrai. André et Julien, c’est entendu, sont des personnages de roman. Est-ce suffisant pour invalider les assertions sérieuses qui forment le corps du texte? Le manuel scolaire est soumis à une double contrainte avec laquelle tout pédagogue qui connaît un tant soit peu son métier doit nécessairement composer. Il faut plaire pour instruire et les beaux mensonges de la fable sont à ce titre bien pardonnables. Quant aux portraits de fantaisie, on sait qu’ils donnent accès, peut-être plus sûrement que les oeuvres soumises à une exigence stricte de référentialité, à l’intériorité du modèle. À quelles conditions est-il possible de lire ce Tour de la France comme un portrait de pays? La réponse sera négative si l’on y voit un récit de quête ou un roman de formation. Elle sera positive si nous privilégions les contenus positifs qui forment la matière essentielle du livre. Elle sera nuancée si nous parvenons à concilier la strate de l’aventure et celle de l’inventaire — conformément, très probablement, au souhait de l’autrice.

Savoir la France

Cet ouvrage est donc destiné à enseigner la patrie aux enfants des écoles. Le savoir progressivement engrangé par les deux jeunes héros, André et Julien, provient de la narration de leurs pérégrinations, mais également de personnages secondaires, voire de livres, qui prennent en charge, à un second niveau, la divulgation des connaissances. Le territoire est circonscrit par le trajet que suivent les garçons, mais le recours à des intercesseurs autorise que soient décrites des contrées non parcourues et donne accès à la dimension temporelle du pays, notamment grâce à l’évocation de grands hommes, de hauts faits ou de scènes historiques qui scandent le texte. Il était ainsi délicat, pour des raisons aisément compréhensibles (qui tiennent à la vraisemblance des situations), de faire entreprendre aux personnages l’ascension du mont Blanc. Qu’à cela ne tienne, Gertal[7] relate les expéditions de Balmat et de Saussure après avoir décrit le paysage sublime qui s’offre aux yeux des alpinistes intrépides et administré une leçon de choses sur la raréfaction de l’air à haute altitude (ch. xxxix). Il fallait bien, en Auvergne, narrer l’histoire de « nos ancêtres de la Gaule » et de leur chef, Vercingétorix (ch. lvii) : Julien lit alors à voix haute à Jean-Joseph, jeune vannier de son âge, l’extrait du livre que lui a donné une bonne dame pour le récompenser de son honnêteté (p. 102). Il contient « les histoires des hommes illustres de la France », et comprend des vignettes dont la façon est semblable à celle des autres gravures du Tour de la France[8]. De tels exemples pourraient être multipliés. Ils témoignent de l’une des propriétés du portrait de pays. Ce dernier doit tendre à l’exhaustivité[9] ou, au moins, offrir une image la plus complète possible de ses différentes composantes[10] — étant entendu qu’elle est dépendante de la visée globale de l’ouvrage.

De la même manière qu’un guide recense en priorité les destinations qui valent le voyage, ou le détour, ce manuel offre le portrait flatteur et consensuel d’une France qui doit être aimable à ses jeunes lecteurs. La liste des choses vues ou des événements du passé est donc gouvernée par cet « art de choisir et de cacher » qui a longtemps prévalu dans l’art de la description[11]. Le parallèle avec le guide, toutefois, n’est pas entièrement satisfaisant (même si ce dernier ne s’émancipe que très progressivement des modèles du texte viatique[12]). Ce tour est en effet fortement scénarisé[13], il délivre en outre explicitement les leçons qu’il convient de tirer des divers épisodes (chaque chapitre est ainsi précédé d’une moralité qui oriente sa lecture et transforme chaque séquence en apologue). L’itinéraire est ponctué, comme dans un récit de voyage, par une succession de stations. Chacune d’entre elles est prétexte à un apprentissage, ce dernier visant à parfaire l’éducation des protagonistes qui deviennent plus savants, et meilleurs, à mesure qu’ils « savent la France[14] ». Nous nous trouverions alors dans la droite lignée de l’Émile : il ne s’agit évidemment pas de voyager pour voyager (ce qui équivaudrait à un vagabondage), ni de chercher exclusivement à s’instruire (ce serait un objet « trop vague »), mais de viser un perfectionnement moral de l’être[15]. Le rapprochement a cependant ses limites car le livre de Bruno est aussi une encyclopédie à usage de la jeunesse, qui présente à ce titre la somme des connaissances jugées utiles pour un élève de l’école de la République[16].

Guide, récit de voyage, essai. C’est sans doute à partir de ces trois polarités que peut s’appréhender Le tour de la France par deux enfants — et vraisemblablement le portrait de pays. Ajoutons une autre donnée, essentielle pour l’ouvrage de G. Bruno, et probablement pour le genre qui nous occupe : pour établir le portrait d’un pays, il faut supposer que ce dernier existe. L’essence, ici, précède l’existence. Quelle que soit la diversité de ses aspects, la France est une, possède son génie propre et on l’imagine, comme l’écrira plus tard de Gaulle dans l’incipit de ses Mémoires de guerre, « vouée à une destinée éminente et exceptionnelle ». On s’accordera rapidement sur le fait qu’est ainsi exemplifiée la topique de « l’unité dans la diversité » qui paraît l’un des marqueurs les plus forts du genre[17]. Il faut en revanche insister sur la dimension toute spirituelle de ce pays qu’il faut donner à voir, de manière sensible. Voici ce qu’écrit Bruno dans sa préface : « La patrie ne représente pour l’écolier qu’une chose abstraite à laquelle, plus souvent qu’on ne croit, il peut rester étranger pendant une assez longue période de la vie. Pour frapper son esprit, il faudrait lui rendre la patrie visible et vivante » (p. iii). « En mettant à profit l’intérêt que les enfants portent aux récits de voyage » on parvient à transmettre « une sorte de morale en action » (même page) qui est donc couplée à une description de la France.

Voir et toucher la France

Cette France qui se dessine au fil de la lecture n’est pas une entité abstraite : elle est appréhendée et habitée par deux enfants qui en font le tour et séjournent, pour des durées plus ou moins longues, dans diverses localités. Les premières séquences du roman sont à ce titre programmatiques : il s’agit de faire coïncider la carte et le territoire et d’éprouver physiquement, par la plante des pieds, la réalité du trajet qui mène à la frontière avant de rejoindre la patrie. On franchit une porte fortifiée pour quitter ce qui est devenu l’Allemagne, puis un col qui fait rejoindre le « pays aimé vers lequel [nos héros] s’étaient dirigés au prix de tant d’efforts » (p. 25). Ceci ne peut advenir qu’à plusieurs conditions : on doit disposer d’une carte, tracer à partir d’elle l’itinéraire à suivre, recueillir l’expérience de celui qui connaît le pays, être capable de s’orienter même lorsque les repères font défaut. Un tel rite de passage équivaut à une entrée dans le cadre, et dans le vif du sujet. Ici point peut-être une donnée qui permet de spécifier ce récit de voyage : ce sont des Français qui voyagent en France et, au début du livre, reviennent chez eux, puisque l’histoire les a privés de leur petite patrie (et de leur père). Ils ne cèdent en rien à un désir d’ailleurs et, même s’ils ne connaissent pas encore cette France qu’il faudra apprendre, ils savent déjà qu’elle est leur — et sont donc tout disposés à en prendre possession[18].

Une succession d’épreuves fournit l’armature romanesque du livre. Il s’agit en premier lieu de gagner l’argent nécessaire au voyage et André, à l’instar des compagnons (il est apprenti serrurier), trouve à s’employer auprès de divers maîtres alors que Julien se rend utile à chaque fois que lui en est donnée l’occasion. Mais il faut également échapper à des dangers de diverses natures (mauvaise rencontre, incendie, versade, naufrage…) et surmonter bien des déceptions avant qu’une famille ne soit reconstituée, à la ferme de la Grand’Lande. Dans Le tour de la France par deux enfants, la narration est fermement centrée sur le devenir des personnages : des orphelins retrouvent une famille et réintègrent, dans un bout de France, leur patrie commune. Ces épisodes, même s’ils sont relativement peu nombreux, nous éloignent bien évidemment du portrait de pays et il en va de même de l’abondance des dialogues qui rythment le récit et l’ancrent dans le domaine de la fiction[19]. Cela dit, la narration, les péripéties et les prises de parole des personnages visent à parer les énoncés sérieux des séductions de la fable (il en va ainsi, somme toute, de ces récits de voyage qui consignent volontiers des anecdotes et exploitent à l’envi les ressources du roman). Ce roman est pédagogique et édifiant avant d’être un roman, même s’il reste tel.

Le référent de l’ouvrage est l’expérience qui est faite du pays, plus que le pays lui-même[20], ce qui a pour corollaire une subjectivation du portrait. André et Julien voient la France et font voir ce qu’ils ont vu ou entendu dire. La parenté avec le texte viatique, là encore, est flagrante[21]. En position d’observateurs, ils accumulent des connaissances acquises sur le terrain[22], dispensées selon la logique de l’intrigue. La majeure partie des chapitres est construite selon un patron commun. Un nouveau site est découvert, ses caractéristiques sont déclinées, la vie des hommes illustres de la région est relatée, d’éventuelles anecdotes sont rapportées, on s’achemine vers une nouvelle destination. Il en va ainsi, par exemple, dans la section consacrée à Saint-Étienne. Un « grand nuage de fumée [distingué par Julien] annonce la ville ». Le cicerone, en l’occurrence Gertal, explique le phénomène. Il est relancé par André puis par Julien et nous apprenons ce qui fait la fortune de la ville (les industries alimentées par la houille). Puis, la voiture se dirige vers la « grande Manufacture nationale d’armes » (p. 158). Une nouvelle explication s’ensuit, prise en charge cette fois par André, qui bifurque rapidement sur une autre industrie du lieu : la confection « des soieries, des rubans, des velours » qui motive la venue du marchand, lequel remet à Julien le cadeau qu’il lui avait promis auparavant (un parapluie) avant que la petite troupe, peu après, ne quitte la ville (et se sépare, puisque Gertal retourne vers le Jura). Cet exemple, parmi cent autres possibles, illustre la manière dont est produit le portrait de pays : il est vu par des acteurs/observateurs qui prennent en charge le faire descriptif, il est évalué par eux, il est relié à un dispositif narratif postiche qui motive la série des informations que le texte dispense. Nous nous trouvons au plus près des mécanismes touchant à la motivation et à l’organisation du système descriptif en régime romanesque réaliste. Ici, le portrait de pays décrit en feignant de raconter et en indiquant la provenance du regard (ou des conditions du savoir-voir). On peut étendre ces propriétés au genre : tout portrait renvoie à celui qui le brosse; il est pris, dès lors qu’il est mis en texte, dans une chronologie (descriptions d’actions et narration).

Dans un tel processus, l’image, il est temps d’y venir, joue un rôle d’importance. Elle donne à voir de grands hommes, des scènes, des paysages, des planches botaniques, des objets, des mécanismes, des phénomènes, des plans et cartes, des schémas… qui viennent pallier les insuffisances du texte en matière de représentation et, surtout, permettent de figurer, mieux que ne le ferait la photographie[23], un agrégat de données hautement informatives dans une même vignette, accompagnée de sa légende. On songe ici aux planches de l’Encyclopédie, aux Voyages pittoresques, aux illustrations des publications à l’usage de la jeunesse (comme le célèbre Tout l’Univers) ou encore aux guides, avant que ne s’impose pour eux l’usage systématique de la photographie. La préface du livre justifie ce parti pris de l’image, sans en relever toutes les potentialités :

On remarquera que ce livre contient plus de deux cents gravures, cartes ou portraits, et que ces gravures ont toutes un but instructif. Si nous les avons multipliées ainsi dans une proportion que n’offre aucun autre livre de lecture courante, c’est pour rester fidèles à la méthode déjà employée par nous dans nos deux premiers volumes pour l’enfant et pour l’adolescent, méthode à laquelle nos maîtres ont fait un si favorable accueil. Sous chacune de ces gravures, se trouve une notice explicative qui est déjà l’esquisse d’une petite leçon de choses, et à laquelle le maître saura ajouter tous les développements nécessaires. Ces dessins auront l’avantage de graver dans l’esprit des enfants les objets, les contrées, les villes et monuments, les hommes illustres dont on leur parle.

p. iv

L’illustration est ici louée pour sa seule vertu pédagogique (elle explique, elle joue le rôle de support à une leçon, elle favorise la mémorisation). Mais elle possède d’autres pouvoirs que savent exploiter les éditeurs qui ciblent un jeune public : elle dramatise, elle synthétise, elle schématise. Ainsi peut-on typologiser dans une même représentation « Les quatre races d’hommes » (p. 184), donner à voir « l’ensemble des forces motrices » dans un paysage arrangé (p. 49), amplifier l’effroi procuré par l’épisode de la tempête en mer en montrant concomitamment le bateau en train de sombrer, l’éclair striant la nuée, le canot prêt à être englouti par la lame (p. 249). Peut-on généraliser? Le portrait de pays est régi par une propension à la simplification et à l’essentialisation — comme s’il s’agissait de sélectionner, par l’image et grâce au programme interprétatif qui l’accompagne, des traits significatifs qui auraient pour but de donner à voir et à comprendre un pays imaginaire, censément plus vrai que le pays réel.

Inventer la France

On sait qu’il existe des « équivalents » du Tour de la France par deux enfants dans d’autres sphères linguistiques et culturelles[24]; ils sont peu ou prou adossés à la construction de l’idée de nation, nécessairement prise dans une temporalité historique et dépendante de l’espace politique et culturel envisagé. Des ouvrages de ce type sont-ils exportables et, surtout, peuvent-ils résister à l’épreuve du temps? On est tenté de répondre par la négative à ces deux questions. S’agissant de la première, on peut sans doute soutenir que la « communauté imaginée » par Le tour de la France par deux enfants n’est accessible qu’à ceux qui en font partie et partagent (ou comprennent, ou apprennent) les valeurs que le livre entérine et propage à la fois. Est-ce à dire qu’il faille distinguer le portrait de son pays du portrait du pays de l’autre — comme on peut vraisemblablement faire le départ entre littérature viatique et topique? Je serais tenté de le penser — même si ce partage ne fait que reculer la résolution du problème : un pays étranger est-il le même selon qu’il est vu par un Français ou un… Chinois? On se doute que le descripteur importe dans sa représentation les schèmes culturels qui sont les siens, quelle que soit par ailleurs la distance critique dont il fait preuve vis-à-vis de ces derniers[25]. Dans le cas qui nous occupe, nous avons affaire à un ouvrage qui est conçu pour des Français et fonctionne selon le double mécanisme de la reconnaissance et de l’apprentissage, la proportion entre les deux opérations variant selon les compétences du lecteur. Mais le processus est partiellement faussé parce qu’il s’agit de cerner une entité qui est une pure construction ou reconstitution, à l’image de Carcassonne (p. 208), inscrite dans la période contemporaine au patrimoine mondial de l’Unesco comme exemple de cité médiévale qui doit cependant « son importance exceptionnelle aux travaux de restauration entrepris pendant la deuxième moitié du xixe siècle par Viollet-le-Duc qui influença fortement l’évolution des principes et des pratiques de conservation[26] ». Le pays figuré par cet ouvrage est bien évidemment une invention, qui raconte la France éternelle du point de vue d’un xixe siècle finissant. La fabrique du territoire national est ici avérée, indissociable d’un Zeitgeist et du récit très français de l’école de la République : c’est à ce titre que Le tour de la France figure parmi les lieux de mémoire recensés dans l’ouvrage dirigé par Pierre Nora[27].

La France inventée par ce manuel est un pays qui appartient déjà au passé au moment où le livre paraît — même si les éditions successives se sont adaptées aux évolutions politiques ou ont intégré de nouvelles données pour éviter que le manuel ne vieillisse prématurément. Il en va ainsi, par exemple, de la mention des usages de la photographie dans l’un des chapitres (cxxiv) qui complétèrent l’édition originale. Gertal montre et commente des clichés de navires de guerre (ce sont dans le texte des gravures qui les représentent). Un dictionnaire, une encyclopédie, un guide… sont dépassés le jour même où ils paraissent, c’est une chose entendue et tous les suppléments possibles ne feront que réduire sans le combler l’écart qui se creuse entre un monde qui ne cesse de vieillir et une mise en mots et en images qui en donne un instantané. Sans doute faudrait-il ajouter deux autres éléments. L’intrigue se déroule en 1871, l’épilogue se situe après une ellipse de six années, soit à la date de la première édition. La narration est donc rétrospective, les malheurs de la France appartiennent au passé et le pays est désormais lancé sur la voie de la prospérité et de l’union nationale, fondée sur les valeurs de la patrie et du travail. En outre, la vision qui est celle du manuel, si l’on prend cette fois en compte le seul moment de l’intrigue, est elle aussi anachronique — et idéalisée. Nous évoluons dans un univers partiellement utopique ou anhistorique[28] (comme l’atteste le locus amoenus conclusif) et apolitique (le mot « république » ne figurera dans le livre qu’à partir de l’édition laïcisée de 1906). L’histoire du pays est elle-même lissée, ou quasi immobilisée, sous l’effet de la juxtaposition de séquences renvoyant à des périodes extrêmement diverses, sortes d’isolats organisés selon le modèle de la scène ou de la Vie des hommes illustres. Les gravures, quant à elles, parce qu’elles s’inscrivent toutes dans une même esthétique (quel que soit le motif qu’elles donnent à voir), contribuent enfin à cet effet de déréalisation.

La France de G. Bruno est à ce point datée qu’il est impossible aujourd’hui de la lire autrement qu’à distance de nostalgie ou en étant sensible à la patine du temps. On a bien du mal, en ce début de xxie siècle, à accorder les petites « mythologies » dont le livre regorge à un état actuel de la France : nous nous trouvons, avec ce manuel scolaire, avant un exode rural qui est aujourd’hui consommé, les rapports de classe (par ailleurs invisibles ou presque dans le manuel) ont été profondément remodelés, rien ou presque ne subsiste des activités et métiers décrits dans l’ouvrage, les paysages ont été transformés, les préceptes moraux divulgués dans le livre paraissent bien désuets… Inutile d’ajouter que la liste des grands hommes[29] et de leurs biographies a subi elle aussi l’outrage du temps. Je doute par exemple que les figures d’Augustin Fresnel ou de Philippe de Girard (p. 249 et 266) soient aujourd’hui familières au grand public et leur insertion dans le panthéon du Tour de la France s’explique sans doute par la fascination que l’époque éprouvait alors pour cet artisan du progrès qu’était l’ingénieur, le héros moderne par excellence. Ce pays nous est devenu étranger, presque exotique, folklorisé[30] — et c’est sans doute ce qui explique pour partie le succès des rééditions contemporaines qui prennent argument du lieu commun : laudator temporis acti. Il est évidemment facile de moquer la facture un peu vintage du portrait de pays. Il irrite (et séduit) parce qu’il est inactuel, même s’il témoigne dans le même temps avec force d’un moment particulier de l’idée de nation. Nous aurions donc affaire à un genre voué à péremption, sauf à considérer qu’il puisse être relu pour d’autres raisons que celles qui présidèrent à son élaboration, en le faisant entrer en littérature ou en privilégiant son statut de document.

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Le manuel de G. Bruno oscille constamment, et c’est aussi à ce titre qu’il peut alimenter la réflexion sur le genre, entre « la poésie et l’histoire[31] » : il suffirait en effet de faire subir quelques légères transformations au livre pour le débarrasser du romanesque ou, à l’inverse, alléger sa composante encyclopédique. Selon qu’on se place du point de vue du maître (qu’on supposera motivé par la divulgation des savoirs et l’enseignement d’une morale patriotique) ou de l’élève (qui peut-être s’attachera davantage au destin des deux orphelins), la lecture risque fort, en effet, d’être sensiblement différente. Dans les deux cas, cependant, il faut bien admettre, et ceci relève de l’évidence, que le portrait de pays crée son modèle — ce qui ne suffit pas à contester radicalement sa dimension référentielle : le sens commun n’hésite pas à tracer une frontière, aussi incertaine soit-elle, entre les fictions qui s’avouent ouvertement telles[32] et les phototextes ou récits de voyage illustrés qui prétendent approcher un modèle préexistant à la fabrique d’un livre, lequel ne peut complètement s’émanciper de données factuelles[33]. Le tour de la France, il va sans dire, ne renonce pas à quadriller le pays en proposant notamment la description des monuments des hommes et de la nature adossée à une histoire : ceci l’apparente à un guide. Il est composé selon le modèle d’un itinéraire emprunté par des personnages et serait alors un récit de voyage[34]. Il entend délivrer des leçons de vie et s’apparente à l’essai. La plasticité de ce texte lui permet de faire feu de tout bois et d’éviter somme toute de choisir un cadre générique stable. Tel pourrait être le cas de ce que nous nommons dans le présent volume le portrait de pays.

De tels ouvrages doivent constamment négocier et affirmer leur place en cherchant des équilibres, toujours instables, entre des polarités parfois difficiles à accorder dont on peut tenter de dresser une liste (elle sera ici non exhaustive et passablement composite) que je choisirai de décliner en proposant quelques couples (plus ou moins) antinomiques : reconnaissance ou découverte, documentaire ou propagande, instruction ou plaisir, louange ou blâme, stéréotypage ou innovation… Peut-on supposer que chaque portrait de pays invente des solutions qui ont pour but, parfois, de neutraliser autant que faire se peut ces oppositions (Le tour de la France entend par exemple plaire et instruire) ou, au contraire, de faire des choix dénués d’ambiguïté (la France de ce manuel est, comme patrie du beau, du bien et du vrai, prise dans un système axiologique parfaitement cohérent)? Il va sans dire que ces réponses vont varier au fil du temps et des ouvrages mais, si tel était le cas, on pourrait imaginer, ne serait-ce qu’à titre heuristique, un portrait de pays totalement insolite, exempt de partis pris trop affirmés ou abandonnant toute prétention au classement et aux opérations de sélection et de hiérarchisation qui lui sont consubstantielles. Il reste à trouver, dans un corpus qui n’est, il est vrai, que partiellement exploré, un tel objet — ou à admettre, comme semblent le laisser supposer les études à présent disponibles[35], que nous avons affaire à un genre ayant vocation à entériner (au besoin en les refigurant, tout est question de proportions) des préconstruits qui contraignent sa façon et son contenu. Une lecture anachronique (nous ne sommes plus en 1877) et décontextualisée (qui oublierait que nous nous trouvons face à un manuel de lecture courante) peut conduire à évaluer de manière très négative Le tour de la France par deux enfants[36]. C’est donc, in fine, une question de lecture qui est posée à celui qui appréhende un portrait de pays. Il a le choix d’y voir une production définitivement ancrée dans son époque ou d’essayer de lui faire dire quelque chose qui puisse encore nous parler. La question reste à mon sens ouverte quant à cette deuxième option.