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La multiplication des canaux de diffusion des textes[2] depuis deux décennies oblige à repenser l’idée même de la lecture. Aujourd’hui, les supports numériques deviennent l’outil de prédilection d’un nombre grandissant de lecteurs et orientent nécessairement leurs modes et conditions de lecture. Ces derniers sont devenus un objet de recherche multidisciplinaire à part entière autour de la notion clé de littératie médiatique multimodale. Celle-ci rend compte du changement non seulement des médias un à un, mais de tout un environnement médiatique qui intègre l'imprimé, l'audiovisuel, la téléphonie et l'ordinateur. Selon Livingstone (2004) et Hobbs et Frost (2003), la littératie médiatique est l'habileté à accéder à des textes multimodaux, à les analyser, à les évaluer ou à les créer à travers une variété de contextes. En première partie, nous présentons la genèse de la littératie médiatique multimodale, particulièrement dans le contexte scolaire, et, dans les deux parties subséquentes, nous en analysons les paradigmes épistémologiques et empiriques afin d’actualiser la compréhension de la lecture.

Un historique de la littératie médiatique multimodale

Nous décrirons l’apparition et l’évolution du concept de littératie médiatique multimodale en le rattachant au concept plus connu, voire même fondateur, d’éducation aux médias.

Une distinction préalable : éducation aux médias et par les médias

Le concept de « littératie médiatique » (media literacy), auquel on accole souvent le qualificatif de « multimodale » se répand de plus en plus, particulièrement en français. Il faudrait cependant bien voir qu’il s’agit d’une acception particulière de l’ « éducation aux médias » (media éducation) misant de façon spécifique sur les habiletés de lecture et d’écriture/production avec les nouveaux médias, donc des compétences « textuelles » d’un nouveau genre. On doit à Piette (2007) d’avoir distingué l’ « éducation aux médias » de l’ « éducation par les médias ». Selon lui, dans l’éducation par les médias, les productions médiatiques sont au service de l’enseignement des matières scolaires (ex. : utilisation de films, d’émissions de télévision, d’affiches publicitaires). Dans le cas de l’éducation aux médias, on s’intéresse aux médias pour eux-mêmes. On étudie alors la production et la réception d’oeuvres médiatiques, leurs effets sur le public, individuellement et collectivement. L’éducation aux médias est donc liée à une perspective critique. Piette (2007) précise que les médias ne sont pas des miroirs de la réalité : ils ne sont que des points de vue (à déchiffrer) sur cette réalité. C’est la « non-transparence » des médias, qui suppose que les médias font des choix dans la sélection et la présentation de l’information.

Leaming (2009), de même que Christ et Potter (1998), font remarquer que le terme « média » accolé à celui de « littératie » forme une expression contestée. Dans un sens strict, le mot « littératie » évoque des compétences textuelles, ainsi que nous le soulignions plus haut. On doit donc donner ici au mot « littératie » un sens qu’il n’avait pas dans son acception classique, le colorer pour ainsi dire des diverses formes de communication que supposent les médias : la littératie médiatique devient donc celle qui permet de lire et produire des nouveaux médias ou de lire et produire du sens avec eux. Selon Buckingham (2003), il faut une éducation aux médias qui les concerne tous (anciens et nouveaux) et selon d’autres, dont Merrin (2009), il convient d’insister sur les nouveaux médias. La situation se complique encore lorsqu’on parle de la différence entre les « supports » médiatiques (ex. : radio, télévision, technologies Web, consoles de jeu vidéo, journaux, téléphone, etc.) et les « textes » médiatiques (ex. : blogs, pages Web, documentaires, publicités imprimées, film, etc.). Enfin, on peut opposer le contenu médiatique à sa forme, ce qui nous conduit à l’effet du média sur l’individu (par exemple, l’effet de certains jeux vidéo sur la propension à la violence chez leurs utilisateurs), approche qui a été très critiquée.

Surgissement et approfondissement d’un concept et de sa définition

L’éducation aux médias et la littératie médiatique sont nés au milieu du XXe siècle à partir des débats sur les mass média concernant la valeur éducative de ceux-ci. Avec le temps, ce débat en est venu à changer la conception de l’éducation (Kubey, 2001). La définition de la littératie médiatique s’est fixée au National Ledearship Conference on Media Literacy de 1992 (Aufderheide, 1993), alors que l’ordinateur personnel commençait à se répandre (mais non Internet). On a alors défini la personne compétente en littératie médiatique comme celle qui pouvait décoder, analyser, évaluer et produire divers médias, tant imprimés qu’électroniques, après y avoir accédé. On voit ici clairement apparaître les quatre composantes (accès, création de contenu, analyse et évaluation) d’une approche de la littératie médiatique basée sur les habiletés. Ces habiletés s’entrecroisent dans un processus non linéaire d’apprentissage : ainsi, apprendre à créer du contenu médiatique aide l’élève à analyser les productions médiatiques professionnelles.

Silverblatt (1995) a précisé l’aire d’extension de la littératie médiatique : analyse du processus de la communication de masse, développement de stratégies pour analyser/produire des contenus médiatiques, préoccupation pour le contenu culturel des médias, évaluation du contenu des médias et souci de l’impact des médias sur la société et les individus. Selon Livingstone (2004), depuis l’arrivée des ICT (information and communication technologies), appelées TIC ou technologies de l’information et de la communication en français, et surtout depuis l’émergence d’Internet, les nouvelles littératies se sont développées de façon fulgurante : nous sommes vraiment dans l’âge du numérique décrit et analysé par Tyner (1998) et Warnick (2002), et même de la cyberlittératie (Gurak, 2001). Cependant, ces littératies ne se construisent pas à partir de zéro et ne font pas table rase des avancées des recherches antérieures. Ainsi, les habiletés analytiques (en compréhension et en production) trouvent racine, entre autres, dans les travaux sémiotiques de Eco (1985) et Iser (1985), ainsi que dans les travaux des premiers chercheurs sur les médias audiovisuels (dont Hall, 1980). Par ailleurs, les habiletés évaluatives sont indispensables, bien que difficiles à enseigner, car on se situe dans le domaine de la pensée critique, qui tient compte des contextes sociaux, culturels, politiques, économiques et historiques dans lesquels les médias ont été produits. C’est ici qu’on doit situer la distinction que fait Buckingham (1998) entre vision paternaliste et autoritaire d’une part et vision démocratique d’autre part, de la littératie médiatique et de l’éducation aux médias. Les habiletés de création de contenu, enfin, ont été moins étudiées que celle de leur compréhension. Certains les situent dans la foulée de la culture participative; c’est le cas de Livingstone (2004), pour laquelle les productions médiatiques développent des habiletés de haut niveau, socialement et mentalement.

Des littératies multiples à la littératie multimodale

La route conduisant au paradigme de la multimodalité a d’abord croisé des territoires épistémologiques en ébullition à la fin des années 1990 principalement en Australie, en Angleterre et aux États-Unis. Les champs des littératies multiples[3] et des multilittératies ont ouvert, en quelque sorte, la voie à celui de la multimodalité[4]. Cope et Kalantzis (1999), parmi d’autres tenants du New London Group, ont décrit les multilittératies en termes de multiplication des canaux de communication et des médias et de saillie grandissante de la diversité culturelle et linguistique. D’après eux, on pouvait distinguer deux formes majeures de littératie : la littératie « mère », ou littératie traditionnelle, centrée exclusivement sur le langage et un mode d’expression en particulier, et les multilittératies, déployées à partir de plusieurs modes de représentation, outre le seul langage textuel ou oral. Face aux conceptions répandues s’imposait alors, explosion communicationnelle oblige, une urgente ouverture à la pluralité grandissante des formes, supports et modes médiatiques, notamment en contexte éducatif.  

Être « lettré » dans le contexte des multilittératies signifiait désormais l’être dans plusieurs modes (à la fois avec les supports imprimés traditionnels et les supports numériques/électroniques), mais aussi et surtout de façon socialement responsable, c’est-à-dire en étant activement impliqué dans la vie sociale et culturelle en tant que citoyen bien informé (Anstey et Bull, 2006). D’où l’omniprésence, dans ce champ, de la prémisse critique, la nouvelle réalité médiatique nécessitant un usage beaucoup plus pointu de l’analyse rigoureuse des messages et de leur contenu (McLaughlin et DeVoogd, 2004; Kellner et Share, 2007; Stevens et Bean, 2007). Ce détour par les multilittératies permit aux théoriciens de mettre en évidence l’importance des modes, sans toutefois en expliquer l’essence profonde. D’où ce besoin d’aller plus loin, épistémologiquement parlant, tel que le suggèrent Unsworth et Cléirigh (2009) en insistant fortement sur la nécessité de procéder à un réexamen conceptuel de la nature même de la littératie et de sa pédagogie à partir d’une perspective multimodale, préfigurant ainsi l’émergence du concept de littératie multimodale.

Parler d’habiletés médiatiques n’est pas tout. Il faudrait se garder d’oublier l’évolution de toutes les technologies médiatrices de cette communication nouvelle. Il conviendrait également de se rendre compte que ces technologies s’entremêlent sur de nouveaux supports et qu’on devrait plutôt parler de littératie médiatique multimodale, soit une littératie qui conjugue différents modes (iconiques, linguistiques et auditifs), souvent sur le même support, dans la même production (une séquence vidéo, par exemple, comprend images animées et sons, les deux étant livrés conjointement). Le domaine est donc devenu interdisciplinaire, sollicitant la collaboration de spécialistes de la littératie classique, de la culture, de l’éducation aux médias, de l’interaction humain-ordinateur et des nouvelles technologies. Les politiques éducatives ont commencé à s’y intéresser, voyant poindre une nouvelle définition de l’homme alphabétisé.

Le paradigme multimodal et ses fondements épistémologiques et sémiotiques

La multiplication sans frein des canaux et surtout des modes de transmission de messages de plus en plus nombreux génère plusieurs interrogations quant à la teneur réelle, aux impacts quotidiens et aux enjeux de fond que sous-tend la littératie médiatique, notamment dans le cadre éducatif. Une telle métamorphose sociale et culturelle ne pourrait être comprise, critiquée et soutenue sans fondement conceptuel. C’est du côté de la multimodalité3 que les spécialistes de l’éducation aux médias et surtout ceux de la littératie médiatique, a fortiori critique, ont trouvé à la fois des pistes de réponses rigoureuses à leur questionnement ainsi qu’une solide légitimation de leur compréhension de cette révolution communicationnelle toujours en cours. Par exemple, la montée en flèche du recours au numérique semble favoriser l’abolition progressive de la distinction entre « lecteur » et « scripteur »: en lecture multimodale, le lecteur n’est pas guidé uniquement par le texte et sa linéarité dit Buckingham (2003), car le seul texte possible devient celui qu’il choisit d’« écrire ». Ainsi, ce que l’on constate dans une posture subjective et interprétative monomodale serait magnifié par le recours au multimodal. Un tel postulat, pour qu’on puisse bien le saisir, nécessite qu’on procède à un réel changement de paradigme (Kellner, 1998), car les modèles traditionnels expliquant la communication s’avèrent ainsi insuffisants. En réalité, ce que l’on sous-entend ici, c’est l’interactivité suscitée par la lecture des textes multimodaux. Certes, tout texte, qu’il soit ou non sur support numérique, peut interpeller son lecteur, mais, dans le cas du texte numérique, le « support » même du texte, par sa convivialité, stimule l’interactivité.

Un retour au sens

L’élaboration d’un cadre conceptuel pouvant expliquer de façon satisfaisante, cohérente et rigoureuse le phénomène (multi)médiatique a suscité un intérêt marqué du côté anglo-saxon au cours des deux dernières décennies, principalement chez les sémioticiens impliqués en linguistique, en éducation ou en communication (Jewitt, 2009a; Kress, 2010). Pourquoi un tel foisonnement, un tel intérêt, envers la production du sens et la mobilisation des modalités impliquées dans cette dynamique précise? L’évolution — révolution — très actuelle et fortement accélérée de la communication humaine qui tire sa synergie d’un amalgame de plus en plus dense de changements économiques, culturels, sociaux et technologiques impose une relecture sémiotique d’envergure des mutations qui ont actuellement cours dans le « champ du sens »: changements des représentations et des productions sémiotiques partagées, changement de la dissémination et de la distribution des messages, changements de la médiation et de la communication (Kress, 2010).

Autour de la multimodalité et de ses ancrages épistémologiques

Précisons à nouveau, à l’instar de Kress (2009; 2010) et Jewitt (2009b) que l’idée de la multimodalité n’est pas nouvelle; ce qui est nouveau à son sujet, c’est la manière dont on conçoit désormais le relais des messages et leur distribution via une pluralité grandissante de médias de communication (Bearne et Wolstencroft, 2007). Beaucoup plus de moyens techniques et technologiques, donc, et bien davantage de relais, cadres et designs sémiotiques deviennent nécessairement incontournables dans la mesure où prédominent alors ce que nous oserons appeler les (multi)messages dans un contexte où la question du sens demeure l’enjeu majeur de la communication contemporaine (Kress, 2010). Théoriquement parlant, le concept de multimodalité s’inspire fortement des postulats épistémologiques de la sémiotique social issue entre autres des travaux de Halliday, dont le principe fondamental demeure la réception/compréhension/production — en contexte réel de communication — du sens (Kress, 2010, van Leeuwen, 2005). Plutôt que d’être conçu comme un système organisé de sens, tel que chez Barthes ou Eco, la sémiotique sociale se fonde et insiste sur l’existence d’un répertoire culturellement transmis et partagé de ressources sémiotiques. Ces dernières génèrent de multiples effets qui permettent à la personne de (re)construire le sens.

Ainsi, on pourrait tout d’abord dire de la multimodalité qu’il s’agit de l’usage, en contexte réel de communication médiatique, de plusieurs modes sémiotiques pour concevoir un objet ou un événement sémiotique (Kress et van Leeuwen, 2001). Évidemment, la question de la production du sens qu’on veut médiatiser y est absolument intrinsèque et celle-ci s’incarne par la mobilisation d’un vaste éventail éminemment culturel de modes de représentation (ressources sémiotiques) : par exemple l’image, l’écriture, la gestuelle, le regard, la parole, etc. (Jewitt, 2009a). Buckingham (2003) ajoute alors, de façon pragmatique, que la multimodalité est constituée par l’ensemble des possibilités techniques permettant de médiatiser différentes formes pour communiquer : pas seulement la langue écrite, mais aussi les images fixes et mobiles, la musique, les sonorités ou la parole. Cette vision assez techniciste reste limitative; Bearne et Wolstencroft (2007) le dénotent et relèvent, au contraire, sa complexité intrinsèque, symbiose des modes oblige; selon eux, la multimodalité implique l’interaction complexe du mot, de l’image, du geste/mouvement et de la sonorité, qui inclut la parole, ces éléments se combinant alors de différentes façons et étant diffusés à partir d’une kyrielle de plus en plus diversifiée d’outils médiatiques.

Si Van Leeuwen (2005) considère que la multimodalité reste une combinaison de différents modes sémiotiques, par exemple le langage et la musique, en vue de la production de ce qu’il appelle un objet ou évènement communicatif, Jewitt (2009a) remet en question l’idée du simple amalgame des modes sémantiques en insistant sur le caractère foncièrement réfléchi, délibéré et surtout autorisé de la multimodalité, qu’elle conçoit comme l’ensemble des modes et des ressources sémiotiques qu’une personne choisit délibérément — ou non — d’utiliser afin de façonner la communication et le sens. C’est d’ailleurs la raison qui invite Kress (2010) à préciser l’importance des différentes conséquences qu’ont sur leurs destinataires les messages médiatiques multimodaux, leurs effets dits… sémantiques. 

Foncièrement culturelle et sociale, parce qu’il s’avère tout simplement impossible de séparer les représentations sémiotiques des pratiques sociales et des contextes dans lesquels les (multi)messages sont produits (Street, Pahl et Rowsell, 2009), la multimodalité, malgré ses apparences pragmatiques, comporte sa part de responsabilités, que celles-ci soient éthiques, politiques ou philosophiques, ce qui implique dès lors un enjeu pédagogique aujourd’hui incontournable : parce que les jeunes baignent quotidiennement dans un univers de textes multimodaux, Bean et Wolstencroft considèrent impératif qu’on enseigne enfin la multimodalité, si l’on souhaite vraiment les aider à réaliser leur plein potentiel en tant que lecteurs/scripteurs. Stafford (2011) va même un peu plus loin en soulignant le fait que si les jeunes n’apprennent pas au plus vite à lire, comprendre et interpréter de façon critique la multitude de médias auxquels ils sont régulièrement exposés, ils ne seront pas en mesure, dans un avenir de plus en plus rapproché, de participer de façon significative et libératrice, à la vie sociale, et ce, aussi bien d’un point de vue individuel que dans une perspective professionnelle. Avec une telle posture critique, les lecteurs, qui sont des participants actifs de la médiation, cessent ainsi de recevoir passivement le texte; au contraire, ils l’analysent, l’interrogent et même argumentent à son sujet; ils font de même avec son contexte de production et au-delà (McLaughlin et DeVoogd, 2004). On peut donc affirmer que l’émergence actuelle d’une littératie médiatique résolument multimodale — et idéalement critique — présuppose une médiation nouvelle de la communication, certes, mais aussi une didactique complètement remaniée du lire/écrire.

Autour du mode et des ressources sémiotiques

On dira d’un mode qu’il s’agit d’une ressource socialement construite et culturellement transmise servant à créer du sens, par exemple l’image, l’écriture, la gestuelle, la parole, la musique, etc., bref ce que Kress appelle des moyens de faire du sens (2009). Ces moyens de production du sens demeurent tributaires des contingences culturelles, c’est-à-dire des interactions sociales quotidiennes des gens dans différents contextes spatio-temporels (Jewitt, 2009b). En multimodalité, la question du mode reste étroitement associée, selon Kress (1999; 2010) et Pink (2011), à celle des sens, physiologiquement parlant. Kress soutient d’ailleurs que la mobilisation d’un mode aux dépens d’un autre découle, dans notre civilisation actuelle, du rapport de force qui, historiquement et socialement, prévaut entre les deux sens dominants de la vue et de l’écoute et les autres. Si les modes peuvent être considérés comme des systèmes qui permettent au sens de prendre forme, d’être transmis et d’être reçu puis interprété, cela impose un recours à ce que les théoriciens de la multimodalité appellent des ressources sémiotiques (Jewitt, 2009b). Par exemple, nos muscles, nos expressions faciales, notre appareil vocal, des mains sur un manche de guitare, un crayon à mine de plomb, un clavier, un téléphone intelligent ou une tablette numérique sont autant de ressources sémiotiques. Celles-ci regroupent les actions, matériaux et objets que nous utilisons dans des buts communicatifs, qu’ils soient physiologiquement ou technologiquement produits ainsi que les manières dont nous les organisons (van Leeuwen, 2005). Cette organisation demeure de l’ordre des choix que nous effectuons à l’égard des systèmes de sens — modes — que nous souhaitons déployer afin de communiquer de façon multimodale (Jewitt, 2009b).

Le paradigme empirique

Si les bases conceptuelles de la littératie médiatique commencent à être bien établies, il n’en va pas de même pour ses bases empiriques. Plusieurs travaux en littératie médiatique ne tiennent pas compte de l’école. Hobbs (1998), reconnaît elle-même que la variété des buts et des défis de la littératie médiatique dépassent l’école. La meilleure solution demeure selon elle la création d’un curriculum spécifique à la littératie médiatique afin de tenir compte des connaissances et compétences particulières des jeunes. Actuellement, les textes des divers médias sont surtout utilisés comme source d’information. Il faut aller plus loin, c’est à dire du côté de l’analyse et de la production médiatique multimodale. Comme le remarque Walsh (2008), les chercheurs explorent encore à tâtons le champ pédagogique. Entre autres, Kress (2003) a analysé les différents systèmes sémiotiques des textes multimodaux ainsi que les processus de construction de sens propres à ces textes. La recherche empirique doit, selon lui, s’intéresser à la manière de développer en classe des expériences d’apprentissage qui intègrent la littératie classique aux nouvelles formes de littératies, soit à la création de design pédagogiques originaux utilisant les sites Web, les blogues, les DVD pour enrichir les curriculums actuels.

Nécessité d’une clarification conceptuelle du paradigme empirique

Encore au stade de la clarification conceptuelle, la recherche empirique sur la littératie médiatique en milieu scolaire demeure modeste : petits échantillons, souvent des études de cas ou des expériences dans la classe d’un seul enseignant. Elle cherche surtout à valider l’existence d’une problématique autour du développement de compétences spécifiques chez les élèves et d’indicateurs pour leur progression. Cela est particulièrement observable dans certains champs disciplinaires qui intègrent l’éducation aux médias, tel le cours de langue. L’usage du terme littératie médiatique pour désigner l’éducation aux médias illustre bien comment le domaine des communications et des technologies se sont appropriés le champ de la lecture et de l’écriture par les médias. Il en résulte que la plupart des recherches en cours de langue misent plus sur les connaissances et les habiletés technologiques que sémiotiques : on met les élèves dans des situations d’utilisation des médias sans faire une étude approfondie des modes d’expression et de réalisation. Même la formation à l’esprit critique passe rarement par une formation systématique à l’analyse des codes des textes médiatiques; on mise essentiellement sur des compétences informationnelles de type identification, validation des sources.

Littératie médiatique, postmodernisme et pédagogie critique

Puisque les étudiants d’aujourd’hui sont grandement socialisés à travers les médias, un changement dans les pratiques pédagogiques s’impose. Il faut développer une pédagogie critique, c’est à dire qui donne à chaque citoyen le pouvoir d’accéder à la démocratie, selon Carducci et Rhoads (2005); et apprendre aux jeunes à « lire » politiquement et culturellement (Livingstone, 2004). Selon Livingstone (2004), plus les technologies évoluent, plus la littératie devient plurielle et plus nous devons nous approprier d’autres « conventions ». Buckingham et alii (2005) se questionnent sur la capacité des jeunes à gérer de manière suffisamment efficace les changements qu’impose la société en évolution. Selon eux, la diversité de ce monde devrait aussi être au centre d’une pédagogie de la littératie médiatique qui favorise une lecture hétérogène du monde postmoderne. Ils rejettent l’idée que les nouveaux médias ont un pouvoir presque entièrement négatif et qu’ils manipulent des enfants vulnérables. D'après eux, les approches vygotskyennes, centrées sur l’étayage cognitif et l’interaction entre pairs, peuvent guider les éducateurs aux médias (ex. : l’engagement créatif). Buckingham et alii (2005) ne considèrent pas qu’une consommation excessive des médias puisse conduire, entre autres, à un comportement agressif et antisocial de même qu’à des résultats scolaires plus bas. Le constat de Hobbs (1998) est que la littératie médiatique convie les étudiants à identifier les codes culturels, à analyser leur fonctionnement comme partie d’un système social et à suggérer des interprétations alternatives. Vue ainsi, la littératie médiatique est partie prenante d’un projet politique postmoderne. Les élèves peuvent, de ce point de vue, jouer la carte de la soumission à l’enseignant et du politiquement correct. Ils peuvent aussi choisir d’approfondir leur propre questionnement. Certains enseignants ne se voient pas comme des agents de changements sociaux et veulent surtout que les étudiants développent des savoirs et des attitudes liées à la littératie médiatique; ils sont généralement pour l’autonomie critique de leurs étudiants. En ce sens, ils peuvent les pousser à l’analyse, mais sans buts cachés. Cette tendance est forte aux États-Unis: une orientation plus politique serait mal vue.

À notre époque de hauts standards dans l’évaluation, il faut reconceptualiser la littératie, de même que son rôle personnel et social (Kellner, Share, 2007). Comme la littératie traditionnelle, la littératie médiatique nécessite un apprentissage formel, même si toutes les deux jouent également sur le terrain de l’apprentissage informel. Nous hésitons donc à adopter la position de St-Clair (2004), selon lequel le progrès en littératie est davantage une question d’accès au texte et d’expérimentation individuelle que d’apprentissage formel. En effet, pour nous, seul le rôle structurant de l’école permet de développer la pensée critique du lecteur « moyen »[5].

La littératie médiatique peine à investir le terrain des disciplines scolaires. Elle fraie sa voie difficilement mais patiemment entre le cours de français, l’initiation à la recherche documentaire, voire le cours d’histoire ou d’éducation civique (Arfeuillère, 2010). Pourtant, on le sait, les habiletés en littératie médiatique ne peuvent réellement s’acquérir que grâce à un enseignement formel. Ainsi, afin de soutenir les élèves dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture multimodale sur des supports médiatiques variés, les enseignants doivent être en mesure de proposer des activités didactiques intégrant les blogues/réseaux sociaux, les bandes dessinées, les productions vidéo, les romans-photos, les jeux vidéo (serious games), par exemple. Ces outils très performants devraient permettre de développer des habiletés complémentaires à celles de la littératie classique. On peut songer entre autres à des habiletés sémiotiques telles que reconnaître ou produire des messages médiatiques faisant appel aux codes textuels et iconiques (images fixe et mobile). On peut y intégrer un souci pour l’idéologie critique, une incorporation des médias alternatifs, de même qu’une extension de l’analyse textuelle qui inclut le contexte social.

R. Hobbs et R. Frost, (2003) ont mesuré l’acquisition des compétences en littératie des médias en milieu scolaire. Leur étude a permis d’examiner la compréhension en lecture des élèves, les compétences en écriture, la lecture critique, l’écoute et le visionnement critiques de messages informatifs non fictionnels. Les résultats suggèrent qu’un enseignement de la littératie des médias développe la capacité des élèves à identifier les idées principales dans les médias écrits, audios et vidéos, améliore leur écriture quantitativement et qualitativement et enfin, développent des compétences spécifiques en analyse de textes, notamment la capacité à identifier le but, le public visé, le point de vue, les techniques de construction utilisées dans les messages des médias et la capacité à identifier une information omise par une chaîne, qu’elle soit écrite, audio ou vidéo. Dans une recension des recherches empiriques en littératie médiatique, Buckingham etalii (2005) démontrent que, si plusieurs travaux parlent de l’accès des jeunes aux nouveaux médias, il y en a peu sur la façon dont les jeunes interprètent et évaluent les médias de toutes formes. Bearne et Wolstencroft (2007) ont élaboré et mis à l’essai une approche intégrant écriture, lecture et communication visuelle. Selon Walsh (2008), la recherche ne fait que commencer à comprendre la complexité d’une pédagogie et d’une évaluation qui tiennent compte du potentiel d’enseigner la lecture multimodale.

Au Québec, les recherches de ce type commencent à peine. Il ressort de la recherche de Lacelle (2009) visant à décrire l’activité du lecteur/spectateur du roman/film en situation scolaire que les mécanismes de compréhension et d’interprétation sont complémentaires et qu’ils s’activent de manière itérative tout au long du parcours de lecture et de spectature; que le parcours double de la lecture-spectature en situation scolaire aide les élèves à tisser plus solidement le sens qu’ils donnent aux oeuvres; que les différences entre contenus et codes augmentent la fréquence et l’intensité du recours à des mécanismes de compréhension et d’interprétation. Lebrun et Lacelle (2011) se sont intéressées à l’évaluation des compétences manifestées lors de la compréhension/production d’outils médiatiques de type multimodal. Elles ont bâti, dans la foulée d’une étude préliminaire, des grilles ad hoc d’évaluation de compétences. Elles ont expérimenté à diverses reprises une approche de littératie médiatique critique basée sur la lecture et l’analyse critique de la présence de stéréotypes dans les médias. Quant à Boutin (2007), ses travaux sur la bande dessinée et le roman graphique interrogent le rapport texte-image et s’inscrivent de plain-pied dans le nouveau courant de la littératie médiatique multimodale.

Conclusion

Le défi actuel, en littératie médiatique, est de rattacher les apprentissages médiatiques aux apprentissages scolaires fondamentaux, au premier chef la maîtrise des langages et la formation esthétique. Il faut (ré)examiner la place que peut prendre l’éducation aux médias dans tout le curriculum scolaire, matière par matière, multiplier les projets en littératie médiatique et proposer une formation universitaire systématique des enseignants dans le domaine. Quant à ce qui regarde la recherche scientifique en éducation aux médias et en littératie médiatique, elle est encore embryonnaire. Les sémiologues et sociologues des médias n’ont pas encore appris à travailler dans le monde de l’éducation sur des problématiques de littératie médiatique afin que la jeune génération puisse mieux accéder au monde postmoderne par une meilleure appréhension de ce qu’est la multimodalité.