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Dans l’ouvrage L’écrivain imaginaire[1], José-Luis Diaz propose le concept de scénographie auctoriale pour penser les créations textuelles comme paratextuelles par lesquelles un auteur réel se met en scène. À la fois « regard sur soi-même et prise en considération de sa propre image publique[2] », la scénographie auctoriale dont se dote l’« homme de lettres » ne doit être confondue ni avec l’écrivain réel, dont une recherche d’ordre biographique et sociologique fixerait les traits[3], ni avec l’« auteur » en tant qu’instance purement textuelle – ce qui ne signifie pas que l’un doive être étudié sans référence à l’autre. Dans le cadre de cet article, nous souhaitons réfléchir à la production par Zola d’une image de soi : nous proposons d’analyser la figure du romancier Sandoz dans L’Oeuvre comme un double fictif construit par Zola. Nous postulons que la production d’une image de soi a des conditions sociales de possibilité. Alors que José-Luis Diaz[4] pense que l’écrivain choisit une posture parmi toutes celles existantes, nous croyons que l’image de soi n’est pas déterminée par l’auteur parmi l’ensemble des postures disponibles[5]. Il ne s’agit pas de faire du choix d’une image de soi le simple résultat de la « rencontre entre un habitus socialement constitué et une certaine position[6] », mais de considérer que le choix par un écrivain d’un mode de représentation donné (personnage éponyme, personnages médiés…) est à la rencontre de dispositions socialement construites, littéraires comme extralittéraires. On se demande ce que l’écrivain « cherche à opérer sur lui-même par le moyen de l’écriture littéraire[7] ».

« L’autofiction, c’est la fiction que j’ai décidé en tant qu’écrivain de me donner de moi-même[8] » écrit Doubrosky. Ni fiction à 100% romanesque, ni autobiographie, L’Oeuvre mêle deux pactes contradictoires, où le fictionnel et l’autobiographique, le virtuel et le référentiel se croisent. Publié en 1886, L’Oeuvre est le quatorzième roman de la série des Rougon-Macquart. Ce roman occupe au sein de la série une place singulière : il est à la fois l’un des rares romans où Zola donne à voir un écrivain (avec Pot-Bouille), mais il est également celui où la projection autobiographique est la plus nettement perceptible dans la fiction. Si l’ambition affichée est d’observer un milieu et de mettre en scène des personnages appartenant au monde des artistes, l’artiste qu’Émile Zola dépeint le mieux est peut-être lui-même à travers le personnage de l’écrivain Sandoz et, de façon plus médiée, à travers le personnage du peintre Claude Lantier[9]. Nous pensons que, sans gommer les différences entre l’écrivain fictif et l’auteur réel, on peut à l’instar du programme proposé par André Belleau « interroger l’auteur réel à travers l’auteur énonciateur produit par le discours[10] ». Nous nous demandons dans cet article comment l’on peut, « dans certaines limites, envisager le personnage-écrivain comme une forme d’inscription du sujet réel et reconnaître dans les romans où il apparaît quelques-uns des signes de l’autobiographie[11] ». Il ne s’agit pas de parcourir le roman et de rechercher minutieusement des petits traits tirés de la vie intime de Zola, puis de recomposer sa figure par assemblage sous les détails de la fiction[12]. Attitude contre laquelle André Belleau nous met en garde : l’analyse d’un « personnage-écrivain requiert qu’on lutte contre la pente biographique de la lecture[13] », écrit-il. Selon la formule de Sylvie Ducas, l’« écrivain imaginaire[14] » que compose Zola « prend le pas sur le document brut et “le petit fait vrai” autobiographique[15] ». Cependant, nous faisons le pari que le fait de se doter, dans le roman, de façon latente mais explicite, d’une instance de représentation fictive n’est pas anodin pour l’auteur réel. Il s’agit de réfléchir aux implications d’une telle représentation. Quelle représentation Zola donne-t-il de lui-même dans L’Oeuvre? À quelles fins est-elle mobilisée? Dans une première partie, nous montrerons que le personnage de Sandoz peut être considéré comme une « version potentielle » d’Émile Zola. Ensuite, nous découvrirons que celui-ci mobilise le personnage de Sandoz à des fins de mise en valeur de soi.

Sandoz, une « version potentielle de soi »

Avec l’écrivain Sandoz, Zola présente un double fictif qui est une instance d’autoreprésentation délibérée. Les origines familiales du romancier rappellent à des variations près celles de Zola : d’Italien, le père de Zola devient Espagnol, de Beauceronne, sa mère devient Bourguignonne. Si Zola brouille les pistes en modifiant les origines de ses parents, il n’en veut pas moins être reconnaissable. Le portrait d’ensemble de l’écrivain fictif Sandoz lui ressemble. Physiquement d’abord, la ressemblance est notable d’après les portraits et photographies conservées d’Émile Zola. Sandoz est décrit comme un « garçon de vingt-deux ans, très brun, à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux yeux doux, dans un masque énergique, encadré d’un collier de barbe naissante[16] ». Les qualificatifs « volontaire » et « énergique » que Zola associe dans cette citation au visage de Sandoz sont tous deux mélioratifs et ont pour objectif de poser le caractère du romancier. Zola met en avant les deux traits de son caractère qu’il prise le plus.

De ses débuts à Paris, Zola a conservé l’emploi ennuyeux aux douanes, devenu pour son personnage un emploi au bureau des naissances. L’émergence de sa carrière d’écrivain, représentée par la publication des Contes à Ninon en 1864, est reprise dans L’Oeuvre : « L’hiver précédent, il avait publié son premier livre, une suite d’esquisses aimables, rapportées de Plassans[17]. » Le romancier a pris soin de placer dans la bouche du personnage des formules déjà employées pour son compte dans la préface des Nouveaux Contes à Ninon. Zola évoque également la série des Rougon-Macquart de façon à peine voilée :

Je vais prendre une famille, et j’en étudierai les membres, un à un, d’où ils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur les autres; enfin, une humanité en petit, la façon dont l’humanité pousse et se comporte... D’autre part, je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée, ce qui me donnera le milieu et les circonstances, un morceau d’histoire... Hein? tu comprends, une série de bouquins, quinze, vingt bouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun son cadre à part[18].

Le pacte de l’autofiction ainsi conçue reste bien autobiographique : Zola propose de fondre (et non pas de confondre) les deux figures de l’auteur et du personnage. Dans le prière d’annoncer de L’Oeuvre, rédigé par Émile Zola lui-même, celui-ci écrit « […] L’auteur a mis ce drame dans le milieu de la jeunesse, il s’y est confessé lui-même, il y a raconté quinze ans de sa vie et de la vie de ses contemporains. Ce sont des sortes de Mémoires [….][19] ». L’expression « des sortes de Mémoires » attire l’attention sur ce qui aux yeux de Zola fait sens : non pas l’exactitude des éléments pris un à un, mais la vision d’ensemble produite. Cette projection fictive sous les traits de l’écrivain Sandoz est un instrument d’« objectivation d’une version potentielle de soi[20] », qui participe d’une stratégie de positionnement dans le jeu littéraire. Sandoz n’est pas Zola, il est une version de Zola, comme Frédéric Moreau n’est qu’une version potentielle de celui qu’a été Gustave Flaubert[21].

Si Sandoz est une version de Zola, on pourrait montrer qu’Eugène Rougon, Octave Mouret et le docteur Pascal en sont d’autres[22]. Ce dernier, personnage éponyme du dernier roman de la série des Rougon-Macquart, est la caution scientifique du naturalisme zolien. Personnage de savant (il est médecin), seul descendant des Rougon-Macquart épargné par les origines funestes de tante Dide, Pascal Rougon mène des recherches sur l’hérédité à partir de sa famille. Il amasse dans son cabinet de travail des documents sur chacun des membres du clan, de la même manière que Zola lorsqu’il compose ses dossiers sur ses personnages, dont Pascal Rougon fait partie. La mise en récit de la méthode de composition des Rougon-Macquart permet à Émile Zola de publiciser et de donner du crédit à celle-ci. Zola reprend la comparaison constante à cette époque du romancier ou du critique avec le médecin. Il ne se lasse pas de souligner le lien entre les sciences et les lettres grâce à la méthode expérimentale de Claude Bernard, qu’il a transférée aux lettres dans Le Roman expérimental. Le romancier « scalpel à la main[23] » est comme le médecin « devant le cadavre humain[24] ». Le mot « méthode » est fondamental, car le Naturalisme n’est pas une rhétorique comme le Romantisme, mais un état d’esprit de recherche, une attitude intellectuelle appliquée à l’analyse des personnages et des milieux dans lesquels ils évoluent. La démarche consiste à accumuler le plus de documents possible sur le sujet observé afin de les analyser minutieusement. Le mérite du roman repose sur l’exactitude de l’observation, la pénétration de l’analyse, la rigueur des déductions. Cette stratégie esthétique est à relier à la foi en la science de Zola et au positivisme de la fin du xixe siècle[25]. Christophe Charle montre combien la posture du savant a pu faire l’objet d’un véritable culte à cette époque[26]. Si chaque représentation fictive peut être ramenée à un souci de placement sur le jeu littéraire, il ne faut pas les réduire à cela. Bernard Lahire rappelle qu’« à insister sur la dimension stratégique du comportement de l’écrivain, on finit par oublier que l’institution littéraire (ou le champ) ne fournit pas aux écrivains toutes les raisons d’écrire ce qu’ils écrivent comme ils l’écrivent[27] ». Notre seconde partie vise précisément à resituer le personnage de Sandoz dans le parcours de Zola, partant de l’idée que « les écrivains et, plus généralement, les artistes, n’entrent pas en littérature, ou dans n’importe quel autre art, pour jouer des coups, mais parce que leurs parcours les poussent à dire des choses qu’ils jugent importantes[28] ».

« Je suis jeune et, je l’avoue, j’ai foi en moi[29] »

Se donnant à voir sous les traits de Sandoz, Zola campe l’image d’un écrivain fortement ambitieux. Il fait dire à Sandoz :

Alors, j’ai trouvé ce qu’il me fallait, à moi. Oh! pas grand-chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour une vie humaine, même quand on a des ambitions trop vastes... […] Hein? tu comprends, une série de bouquins, quinze, vingt bouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun son cadre à part, une suite de romans à me bâtir une maison pour mes vieux jours, s’ils ne m’écrasent pas[30]!

Dans cette citation, l’expression « oh! pas grand chose » sonne comme un paradoxe en écho aux « ambitions trop vastes » et aux « quinze, vingt bouquins ». Plus avant dans le roman, Zola se décrit sous les traits de Sandoz comme « épris des besognes géantes, [ayant] eu le projet d’une genèse de l’univers[31] » et évoque déjà « sa vaste ambition[32] ». Le 24 septembre 1865, Zola écrit à Antony Valagrègue :

Si vous saviez, mon pauvre ami, combien peu le talent est dans la réussite, vous laisseriez là plume et papier, et vous vous mettriez à étudier la vie littéraire, les mille petites canailleries qui ouvrent les portes, l’art d’user du crédit des autres, la cruauté nécessaire pour passer sur le ventre des chers confrères[33].

Le terme de « cruauté », tout comme celui de « lutte », sont souvent mobilisés par Zola pour parler du jeu littéraire : « Je vous le répète, battez-vous, il n’y pas d’autres moyens pour vaincre[34] ». La volonté de Zola de mener sa carrière littéraire d’une main de fer ne peut cependant s’envisager exclusivement comme une stratégie de conquête du paysage éditorial. Il faut y voir l’expression d’une « problématique existentielle[35] ».

Orphelin de père à sept ans, Émile Zola vit ses années de formation dans un manque d’argent constant, comme le montre Henri Mitterand[36]. À sa mort, le père de Zola laisse à sa femme et à son fils de lourdes dettes et des prêteurs avides de tirer parti de la situation. Vivant aux côtés de ses grands-parents maternels (son grand-père maternel est un petit entrepreneur vitrier et, par intermittence, peintre en bâtiment, et sa grand-mère est couturière), Émile Zola connaît la condition précaire des petits artisans retirés. Cette expérience du déclassement social sera redoublée par le statut de boursier du petit Émile. Il faut prendre acte de ce que cette situation de boursier pouvait avoir de classant dans la ville aristocratique qu’était, sous le second Empire, Aix-en-Provence. Les camarades de Zola, parmi lesquels figurent Paul Cézanne, dont le père a édifié une fortune immense, Jean-Baptistin Baille, fils d’aubergiste, et Marguery, dont le père est avocat, sont tous beaucoup plus fortunés que lui. Émile Zola fait l’expérience du déclassement social face à ceux pour qui « la vie […] semblait toute mâchée », se rappelle-t-il dans l’article de 1877 « L’école et la vie scolaire en France[37] ». Émile Zola ne s’est jamais véritablement guéri d’être un déclassé.

Dans L’Oeuvre, Zola reconfigure son propre parcours en un scénario cohérent ascensionnel : il met en scène son ascension sociale. Ce roman propose une analyse du travail qu’a accompli Sandoz-Zola sur son propre destin au moyen d’une retraduction spatiale : ce qui fait sens, c’est l’aboutissement de cette trajectoire (le confort bourgeois) conquis par un labeur constant[38]. Dans la vraie vie, Zola investit particulièrement sa trajectoire immobilière. Son avancement dans la carrière d’écrivain est en effet ponctué de déménagements successifs vers des appartements de plus en plus vastes et bourgeois, de l’acquisition et d’agrandissements de la propriété de Médan[39]. Signes visibles et ostensibles de la réussite par les lettres et de la possibilité de Zola de vivre de son travail d’écriture, ses déménagements doivent être lus comme une série d’ajustements sociaux. Ils sont initiés par sa volonté de (re)trouver une place sociale qu’il puisse investir durablement. Le nouveau statut social que Zola entend conquérir par l’entrepreneuriat des lettres doit servir de pendant et de revanche à la mise en mobilité contrainte de son enfance (à Aix, à Paris), qui a été vécue comme une succession d’exils résidentiels. Zola donne à lire trois scènes de repas organisés par Sandoz; décrites sur le même scénario, elles peuvent aisément être comparées entre elles. Or, à chaque repas correspond un nouvel état littéraire et économico-social de Sandoz : appartement plus grand, repas plus savoureux, service d’un personnel de maison. Ces scènes visent à montrer l’ascension sociale de Zola, elles dessinent progressivement l’accession à un nouveau statut, qui est saisi comme le produit d’un travail « obstiné et régulier[40] ».

Nous pensons que la volonté de Zola de se représenter sous la figure de Sandoz (dont la réussite littéraire s’incarne dans une ascension sociale notamment immobilière[41]) illustre son souci d’établir la légitimité de sa propre réussite. On retrouve un comportement typique des boursiers, tel que l’a mis en évidence Vincent de Gaulejac : « Pour réussir malgré ces difficultés diverses, le boursier est obsédé par la hantise de bien faire, de se faire bien voir des professeurs sans pour autant se faire récompenser[42] ». On peut assimiler « la hantise de bien faire » du boursier à la volonté de Zola de montrer qu’il « [peut] très bien écrire une oeuvre dramatique[43] ». Il se met au défi de réussir; l’analogie avec les situations décrites par Émile Durkheim est éclairante lorsque celui-ci affirme qu’il « est vrai que toutes ces pratiques sont souvent présentées comme des ordalies destinées à éprouver la valeur du néophyte et à savoir s’il est digne d’être admis dans la société[44] ». Et ce d’autant plus que Zola n’est en effet détenteur d’aucun titre scolaire. La traversée biographique des mondes sociaux, des faubourgs d’Aix-en-Provence et de Paris à la banlieue pavillonnaire, de la condition d’employé au service des expéditions chez Hachette à celle d’écrivain reconnu, est au principe d’une forme de dissonance cognitive et culturelle qu’exprime sans conteste son souci d’accumuler les preuves de son élection, au rang desquelles on doit ranger le personnage de Sandoz. Le potentiel symbolique de la description des appartements tient à la condition précaire qu’a longtemps connue Zola. Si son père est à sa mort une haute figure de la société aixoise, bourgeois aisé et estimé, il est décédé avant d’avoir pu assurer aux siens une aisance matérielle. Madame Zola semble avoir eu pour toute ressource une pension de 150 francs par mois. La famille doit déménager pour aller habiter dans des appartements de plus en plus modestes. En dix ans, les Zola déménagèrent cinq fois, leur situation matérielle allant en s’aggravant. Ce passif explique la valorisation dans ce roman de l’habitat.

Le premier repas organisé par Sandoz se déroule rue d’Enfer en juillet 1862, dans un « petit logement au 4ème [qui] se composait d’une salle à manger, d’une chambre à coucher et d’une étroite cuisine[45] ». Sandoz est encore célibataire, le repas (une soupe à l’oignon, de la raie, un gigot, un morceau de brie, du vin) est simple, on mouille le vin parce qu’il fait défaut, on manque de pain pour la soupe à l’oignon. C’est un repas frugal entre bons camarades. Pierre Sandoz travaille pour gagner sa vie à la mairie du 5e arrondissement et se consacre la nuit à la littérature. Le second repas aux Batignolles, rue Nollet, nous fait voir Sandoz dans un petit pavillon avec jardin, « vaste à côté des greniers de jeunesse, égayé déjà d’un commencement de bien-être et de luxe[46] ». À l’amélioration des conditions de vie s’ajoute un menu nettement élaboré : bouillabaisse (qui rappelle les attaches provinciales de Sandoz), civet de lièvre, volaille rôtie et salade, biscuits. Cette fois-ci, en novembre 1866, Pierre est marié à Henriette, et une bonne sert le repas. Ces changements sont présentés comme le résultat des efforts de Sandoz; ainsi le vin de Bourgogne est-il acheté « sur les droits d’auteur du premier roman[47] ». Le pavillon est décrit comme une « petite maison de travail[48] », de même le salon a-t-il été transformé en cabinet de travail, où trône « une table de chêne pour écrire[49] ». Ce qui importe surtout à Zola, c’est de rapporter sa réussite à son labeur. Si rêve de gloire littéraire il y a chez lui, force est de constater qu’il est d’abord un rêve matériel : il s’agit pour Zola de gagner sa vie par sa plume. Sa relation intéressée à l’écriture, si elle s’exprime d’abord dans des articles et des prises de position théoriques, se concrétise également dans un rapport aux choses matérielles. Investissement immobilier[50], achat de meubles et de bibelots, comportement dépensier disent autrement le rapport à l’argent que les thèses littéraires ou les romans (La Curée, L’Argent entre autres) dessinent. Le souci accordé aux aspects pécuniers peut être interprété comme une manière de prendre une revanche sur le sort, et de prouver et de se prouver sa réussite sociale.

Le troisième repas a lieu dix ans plus tard, en novembre 1876. Il scelle l’achèvement de l’ascension de Sandoz : le couple dispose de tout un petit personnel à diriger (une cuisinière, un valet de chambre), Sandoz reçoit en jaquette, Henriette en robe de satin noire. Si, rue Nollet, cette dernière cuisine elle-même et accueille les premiers invités avec un tablier blanc sur sa robe de popeline noire, rue de Londres, Sandoz et elle ont du personnel de maison et ne servent plus des plats communs ou provinciaux : rouget de roche grillés, filet aux cèpes, raviolis, gélinottes, salade de truffes, caviar, kilkis, glace pralinée. Le « ménage [a] le goût des curiosités gastronomiques, venues des quatre coins du monde[51] »; trois vins différents accompagnent le repas, et, pour le dessert, les Sandoz cherchent à se distinguer en servant « un vin mousseux de la Moselle […] en remplacement du vin de champagne, jugé banal[52] ». Gagné par l’aisance financière, le romancier remplit sa maison de vieux meubles, bibelots et tapisseries « de tous les peuples et de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure, qui avait commencé aux Batignolles[53] ». Aux familles aisées qui ouvrent le salon de leur hôtel particulier ou de la maison bourgeoise individuelle aux amis et aux relations pour montrer leur réussite sociale, Zola répond par le biais de la fiction par la description de ses appartements[54]. En un sens, Zola sacrifie à la morale de l’apparence qu’il dénonce chez les bourgeois dans Pot-Bouille (1882). Le salon de l’appartement de la rue de Londres doit attester de la réussite sociale de Sandoz, par la présence d’objets qui ont valeur de signes[55]. Ce quatorzième roman des Rougon-Macquart fonctionne comme un acte performatif : comme l’établit Jean Hébrard pour l’autobiographie de l’autodidacte Valentin Jamerey-Duval, nous pensons que la fictionnalisation de soi à travers ce roman a pour Zola une valeur pragmatique plutôt que représentative. C’est un acte performatif, un acte d’écriture par lequel il cherche à dessiner son image publique. L’écrivain fictif joue le rôle d’une carte de visite qu’il brandit.

Mais le souci de composition de son image ne vaut pas seulement pour la représentation de l’écrivain public, mais également pour la figuration de l’homme en privé. Zola se dépeint sous les traits d’un ami fidèle, et d’un fils et mari aimant. L’exemple du premier repas est à cet égard notable. Sandoz, qui habite avec sa mère, va par trois fois au cours de la soirée l’embrasser. « Lorsque Sandoz eut fait entrer les quatre autres chez lui, il disparut dans la chambre de sa mère; il y resta quelques minutes, puis revint sans dire un mot, avec le sourire discret et attendri qu’il avait toujours en en sortant[56] », « Sans doute, il était allé embrasser sa mère, dont il bordait le lit chaque soir, avant qu’elle s’endormit[57] », « Ne faites pas de bruit, ma mère dort[58] » : Zola apparaît ainsi comme un fils dévoué et attentionné. Le personnage de Sandoz travaille pour lui et sa famille : « Du lundi au samedi, Sandoz s’enrageait à la mairie du cinquième arrondissement, dans un coin sombre du bureau des naissances, cloué là par l’unique pensée de sa mère, que ses cent cinquante francs nourrissaient mal[59] ». Dans le portrait qu’il fait de son double fictif, Zola respecte la voie socialement morale d’existence de la petite bourgeoisie provinciale du xixe siècle. Lors d’un repas donné par Sandoz, celui-ci exprime à Claude son désir de ne pas recevoir Christine, avec qui il n’est pas marié : « Tu n’es pas marié... Oh! moi, tu sais, je recevrais bien volontiers ta femme... Mais ce sont les imbéciles, un tas de bourgeois qui me guettent et qui raconteraient des abominations...[60] ». Le roman a bel et bien pour vocation de présenter une image orientée de Zola, apte à satisfaire un lectorat élargi : image à la fois défensive et préventive.

Conclusion

« Comment cesser d’être un auteur illégitime? » : telle est la question que tentent de résoudre par l’écriture Jean Rouaud et Pierre Michon selon l’analyse de Sylvie Ducas[61]. Ces deux écrivains actualisent dans leurs oeuvres un « désir de légitimité auctoriale », qui passe par une certaine présentation de soi. De même, nous avons montré dans le cadre de cet article que dans son roman L’Oeuvre, Émile Zola propose une représentation fictive qui doit lui permettre de gagner en légitimité. « L’écrivain imaginaire » qu’il construit en la figure de Pierre Sandoz est un double fictif, dont la fonction n’est pas cantonnée au seul plan textuel. Ce n’est pas la correspondance exacte entre lui-même et son double que Zola cherche par la fictionnalisation de soi, mais une reconnaissance de son ascension sociale. Émile Zola se représente avec sérieux et non sans quelque orgueil : Pierre Sandoz objective sa réussite sociale.