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Comme son titre l’indique, l’ouvrage collectif Reading Gender in Judges : an Intertextual Approach, valorise une lecture intertextuelle du Livre des Juges à partir des études de genres.

Le projet, qui réunit une quinzaine de textes, se justifie bien : d’une part, comme l’ont observé les éditeurs·trices dans le chapitre introductif, l’absence de cohérence thématique dans le Livre des Juges rend nécessaire sa lecture en parallèle à d’autres textes de la Bible hébraïque (p. 1-2). Il résulte de cette lecture intertextuelle un jeu d’échos entre les récits bibliques à la fois riche et stimulant devant être davantage étudié. D’autre part, il est bien connu aujourd’hui que le Livre des Juges, par ses féminicides et ses excès de violences genrés, a longtemps été l’un des plus importants champs de bataille féministe dans sa lutte contre les interprétations bibliques androcentriques ainsi que dans son effort de réappropriation des figures féminines violentées, injuriées, voire oubliées de la Bible. En queue de comète de ces travaux, l’approche par le genre privilégiée dans le présent volume entend poursuivre une lecture against the grain du Livre des Juges (p. 3-4), mais aussi élargir cet horizon de lecture en s’intéressant simultanément aux femmes, aux hommes et à tout personnage de ces récits échappant aux traditionnelles frontières binaires du genre (p. 3). Renversant à plusieurs reprises les attentes genrées stéréotypées, le Livre des Juges s’impose donc naturellement comme un lieu privilégié pour creuser ces potentialités interprétatives. La discussion autour du Livre des Juges n’a cessé de croître au fil des dernières années[1], il est aisé de voir comment la rencontre d’approches intertextuelles et du genre redynamise la recherche dans le domaine.

Outre sa présentation des différents articles composant le livre, le chapitre introductif permet de circonscrire les limites conceptuelles et méthodologiques de l’ouvrage. Deux définitions fonctionnelles pour le genre et l’intertextualité sont ainsi proposées afin de naviguer confortablement à travers la collection d’essais. Déclarant d’entrée de jeu que « gender is neither static nor permanent. It is performed » (p. 5), l’approche du genre des éditeurs·trices est à situer dans le sillage des travaux de Judith Butler, bell hooks et Caryn Tamber-Rosenau. Par-delà les facteurs purement biologiques, le genre est le résultat du croisement et de la co-extensivité de nombreux enjeux comme la race, l’ethnicité, la complétude corporelle, l’âge, la condition socio-économique, la religion ainsi que plusieurs autres facteurs. Il résulte, dans l’expression de genre, une certaine fluidité (p. 5-7). De son côté, l’approche intertextuelle valorisée dans le cadre de cette collection d’essais est inséparable du travail effectué en amont par Julia Kristeva. Ayant laissé une trace indélébile en étude biblique, l’intertextualité tel que développée par Kristeva soutient que « any text is constructed as a mosaic of quotations ; any text is the absorption and transformation of another[2] ». Cette relation n’en est toutefois pas une de dépendance. Plutôt, Kristeva souligne la dynamique conversationnelle entre les textes qui s’interprètent mutuellement afin de produire sens et signification. Appliquée à la Bible hébraïque, cette conversation peut aussi bien se jouer entre différents livres bibliques, qu’entre différents chapitres ou avec toute littérature exogène (contemporaine ou ancienne). Une bibliographie composée des textes phares de ces deux approches accompagne également chacune de ces définitions, un complément qui est bienvenu et qui permet, une fois la lecture achevée, de poursuivre les discussions amorcées au sein de l’ouvrage.

Si la qualité des contributions de Reading Gender in Judges : an Intertextual Approach atteste de la fécondité du croisement des approches de genres et de l’intertextualité, certains textes se démarquent des autres. Ainsi, à défaut de pouvoir revenir sur chacun des quinze articles du collectif, il sera question désormais de présenter deux chapitres qui, par leur ambition, la finesse de leur analyse ou encore leur originalité, s’élèvent du lot.

L’un des textes ayant réussi un tel tour du chapeau est à repérer dans celui de Susan E. Haddox intitulé « Bizarro Genesis : an Intertextual Reading of Gender and Identity in Judges ». Haddox y propose une exploration synchronique convaincante du Livre des Juges — et particulièrement de ses enjeux d’identité et de genres — à la lumière du Livre de la Genèse (p. 19-33). Croisant habilement les récits de Lot et ses filles (Gn 19) avec celui du Lévite et sa femme (Jg 19), le récit d’Abraham et Isaac (Gn 22) avec celui de Jephté et sa fille (Jg 11), et finalement le récit de Juda et Tamar (Gn 28) avec celui de Caleb et Akhsa (Jg 1), Haddox découvre une tension inhérente entre les deux livres bibliques qui ne peuvent — une fois la lecture de l’article achevée — se lire indépendamment. Si tel est le cas, c’est parce que, toujours selon Haddox, le Livre des Juges procède à une certaine relecture des récits génésiaques tout en opérant trois renversements de fond et de forme en ce qui a trait aux questions d’identité et de genres (p. 19). Elle relève ainsi différents stratagèmes narratifs à l’oeuvre dans les récits de la Genèse établissant le critère généalogique et la notion d’héritage comme fondements de l’identité israélite. Elle souligne ensuite comment le Livre des Juges, de son côté, reconfigure ces paradigmes narratifs alors que les conflits liés à la propriété et à la souveraineté y deviennent des thèmes récurrents. Dans le contexte de ces préoccupations territoriales, Haddox suggère que la construction de l’identité israélite subit une transformation, s’éloignant des critères purement généalogiques, tels qu’observés dans la Genèse, pour englober d’autres facteurs tels que l’allégeance communautaire et le dévouement envers l’alliance divine. La représentation genrée des différents personnages agirait ultimement, dans le contexte de cette transformation, comme un baromètre illustrant l’état de la nation. En effet, alors que la majorité des victimes des péricopes étudiées par Haddox en Genèse sont de genre masculin, celles de Juges font état de victimes exclusivement féminines : un constat effrayant sans pour autant être surprenant[3]. Enfin, l’ouverture vers une analyse diachronique, en fin d’article, permet d’envisager de poursuivre la recherche entamée par l’autrice à l’aune d’un possible contexte de rédaction postexilique des deux livres bibliques (p. 33). Somme toute, il s’agit donc d’un article concluant permettant d’apprécier l’étonnante synergie opérant entre deux livres bibliques pourtant bien éloignés.

Par sa proposition et ses réflexions plus « méta », la contribution de Gregory T.K Wong, « Synchrony versus Diachrony - Reader versus Author centered : Shall the Twain Ever Meet », se distingue tout autant du reste de la collection de textes. Clôturant le livre, le chapitre de Wong se permet de raviver un court instant l’une des plus vives tensions au sein des études bibliques, soit celle entre les adeptes d’une lecture dite synchronique et ceux d’une lecture dite diachronique dans un effort de conciliation (p. 264, 275-276). Cet exercice se déploie à partir de deux récits d’obligation et d’enlèvement présents en Juges 11 et 21, soit ceux de la fille de Jephté et de l’enlèvement des femmes pour les Benjamites. Alors que le premier de ces récits appartient au noyau deutéronomique, les experts considèrent davantage le second comme un ajout tardif [4] (p. 272). Ces deux données sont importantes pour le reste de l’analyse de Wong alors qu’il cherche à repérer des liens de filiation ou de dépendance entre les deux récits qui partagent, à première vue, bien peu en commun sinon quelques connivences thématiques (p. 264-265). Si la promotion d’une lecture conjointe synchronique-diachronique n’est pas nouvelle, l’exploration de Wong est rafraîchissante puisqu’il se penche sur des textes peu étudiés conjointement. Il conclut son article en soulignant l’apport concret des lectures diachroniques qui permettent de mettre en lumière les allusions bibliques intra et intertextuelles et de déterminer quelques états de dépendance possibles entre ces textes (p. 271), mais également la contribution des lectures synchroniques qui permettent de mettre en relation des textes éloignés, ouvrir le dialogue entre eux et ainsi faire advenir de nouvelles voies interprétatives (p. 275-276). Enfin, le positionnement stratégique de cet article en fin de livre permet, rétroactivement, de revenir sur la somme des articles consultés et d’en apprécier toute la complémentarité des angles favorisés par les différents auteurs et autrices. Il s’agit d’un article fort, contemporain et cherchant à dépasser certaines limites méthodologiques fréquemment rencontrées en études bibliques.

Plus globalement maintenant, Reading Gender in Judges : an Intertextual Approach est appréciable pour plusieurs raisons. Déjà, l’ouvrage collectif ratisse large et réunit, sous une même couverture, de nombreux spécialistes aux confessions ainsi qu’aux champs d’expertise variés. Il en résulte une collection d’essais personnalisée, intuitive et étonnamment cohérente. L’un des apports les plus substantiels du livre concerne le choix des textes et des péricopes bibliques étudiés. Délaissant dans la majorité des cas les grandes trames narratives du Livre des Juges comme celles de Déborah, Jaël et de Samson, un soin particulier est porté aux microrécits de Juges et en particulier à ses « petits personnages » trop souvent oubliés : l’analyse des personnages féminins non nommés au chapitre 5 d’Elizabeth H.P. Backfish en est un bon exemple (p. 71-89).

Un aspect plus critiquable du livre, dans son ensemble, est néanmoins à repérer dans l’attention quasi exclusive portée par les différents spécialistes aux personnages féminins. L’approche par le genre privilégiée par les éditeurs·trices et la section réservée aux études sur les masculinités dans le chapitre introductif laissent présager davantage d’études sur les masculinités dans le Livre des Juges. Or, il n’en est rien. Seulement deux textes abordent des personnages masculins, soit Abimélech (chapitre 9) et Jonathan (chapitre 13), sans pour autant puiser dans le giron des études sur les masculinités qui est pourtant en pleine effervescence. La question de la fluidité observable dans les performances de genres évoquées en introduction a elle aussi été remisée, mises à part quelques exceptionnelles mentions (chapitres 3, 4 et 11). Cependant, ce fut presque toujours en lien à des personnages féminins comme Akhsa et Déborah et jamais avec des personnages masculins. Pourtant, les éditeurs·trices remarquent bien, en introduction, que le Livre des Juges déborde de personnages uniquement genrés et outrepassant les attentes de genres (p. 7). Un travail est certainement à poursuivre en ce sens.

Dans l’ensemble, Reading Gender in Judges : an Intertextual Approach propose donc une série de textes spécialisés contribuant significativement à la recherche en ce qui a trait au Livre des Juges et à la manière dont le genre est représenté, construit et interprété en son sein. Cet angle d’approche, couplé avec la perspective intertextuelle du livre, conduit nécessairement à une relecture inusitée de personnages et de récits bien connus des Juges qui remettent en question les interprétations traditionnelles de ces passages en plus d’ouvrir et poursuivre la discussion sur les dynamiques de pouvoir et la subversion des normes de genres qui s’y jouent.