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Le dernier ouvrage de Frédérique Ildefonse, Le multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème, constitue un événement pour tout connaisseur de philosophie antique et tout spécialiste d’histoire de la philosophie, tant son analyse, aussi exigeante que documentée, renouvelle un débat devenu classique : celui de l’intériorité antique, laquelle ne se confond pas avec la subjectivité.

Car en effet, si la question de la psychologie de l’intérieur antique (peut-on parler de sujet, de moi, et de personne antique ?) fait l’objet d’une abondante littérature secondaire — tant du côté des défenseurs que des adversaires —, F. Ildefonse insiste sur la nécessité de partir d’une notion négligée : le multiple. Que cette multiplicité intérieure ait été passée sous silence n’est pas anodin : comment tenir ensemble et sans contradiction l’unité apparente d’un être, vivant une vie particulière et possédant une âme inscrite dans un corps, avec l’idée d’une complexité interne ? Comment parler d’un intérieur multiple sans que ce multiple ne fasse éclater l’unité de l’âme à laquelle nous sommes accoutumés ? Si nous sommes multiples, est-ce à dire que nous ne sommes plus « un » ? Ce questionnement renvoie explicitement à un problème métaphysique ancien, développé par Aristote sur les rapports de l’un et du multiple (comme par exemple le lien entre la substance et la multiplicité des accidents).

En repartant de la notion d’intériorité, F. Ildefonse montre les limites d’un travail collectif qu’elle avait dirigé avec Gwenaëlle Aubry, Le moi et l’intériorité[1]. Se concentrant sur les textes littéraires et philosophiques classiques de l’antiquité grecque (Homère, Platon, Aristote, Plutarque, Marc Aurèle, Épictète et quelque peu Plotin[2]), l’A. défend ainsi la thèse selon laquelle l’intériorité n’est qu’une manière de problématiser l’intérieur, et qu’accéder à cet intérieur, si on se refuse à le réduire « au brouillon ou aux balbutiements de la conceptualité d’un moi unique et intérieur à lui-même » (p. 18), nécessite de tenir compte des « degrés d’intérieur » (p. 15). Refuser un postulat d’unité, c’est ainsi admettre une dynamique et une prolifération intérieures que l’on ne peut nier. D’où une attention particulière accordée aux images dans les textes étudiés, qui rendent compte des diverses expériences de la multiplicité, telles que le ventriloque du Sophiste, l’enfant en nous qui a peur, ou encore les descriptions d’une amitié envers soi-même, d’une injustice envers soi ou d’une « hospitalité » envers le démon intérieur. Loin d’être de simples ornements à reléguer au rang d’artifices ou de métaphores, ces images explicitent comment les anciens vivaient et conceptualisaient leur âme, et ne doivent pas être jugées « conceptuellement ridicules » (p. 561). Il est temps d’abandonner ce patrimoine « chrétien » de l’âme, qui cherche à tout prix à la protéger comme une, simple, et qui ne saurait recevoir en elle un quelconque « démon ».

Cette thèse implique de nombreux choix méthodologiques et philosophiques forts, à commencer par le refus d’user de concepts modernes tels que le moi, le soi, le sujet, la personne ou l’individu. Cette projection trop systématique, loin de rendre justice aux textes, occulte au contraire « l’événement » que constitue l’apparition de certaines problématisations, qui s’inscrivent elles-mêmes dans une trame conceptuelle. De cela découle un retour au « détail » des textes dans leur langue originale, ainsi qu’aux traductions — ce qui permet à Ildefonse de rendre hommage aux travaux des historiens de la philosophie qui l’ont précédée.

S’ajoute à ce dense corpus philosophique, une littérature secondaire d’ordre anthropologique d’habitude écartée d’une telle recherche scientifique, et qui enrichit considérablement les questionnements philosophiques sur l’intérieur. L’A. rappelle par là le lien étroit de la lecture scientifique avec l’ethnographie, d’où la mobilisation des travaux de P. Descola pour ne citer que lui. Assimiler le philosophe ancien à l’étranger que rencontre l’ethnographe permet de ne pas perdre de vue ce qui, en lui, nous est étranger (voire paradoxal et même absurde). Et loin de se dérober aux difficultés rencontrées, F. Ildefonse rappelle qu’il faut faire preuve d’humilité, car loin d’être un aveu de faiblesse, celle-ci est une marque de respect envers le passé. On peut néanmoins se demander si cette démarche ne risque pas de nous rendre aveugles à ce que nous avons en commun avec cet étranger. Ce dernier joue en effet un rôle central dans notre propre culture.

Un dernier élément central de la méthodologie de F. Ildefonse consiste à ne pas procéder chronologiquement, mais à avancer par thématiques et rayonnements thématiques, ce qui a le mérite de donner forme à une vision synoptique des reprises et reconfigurations de certaines thématiques.

Pour mener à bien cet ambitieux travail, Le multiple dans l’âme se divise en deux grands mouvements, eux-mêmes subdivisés en deux grandes parties. S’il est évidemment impossible à cette recension d’énumérer et de détailler les profondes analyses de l’ouvrage, nous tâcherons d’en restituer la trame.

Le premier mouvement est un mouvement critique, qui explicite la nécessité de sortir de la conceptualisation moderne, et légitime la mise en place de la méthodologie, d’où une première partie (« Ni moi, ni personne ») qui interroge la validité des concepts modernes, souvent présupposés dans les textes anciens. Un tel éclaircissement est fondamental pour comprendre le projet de l’ouvrage : retrouver une forme de naïveté pour atteindre un savoir objectif et honnête des thèses.

La deuxième partie (« Le multiple dans l’âme ») poursuit la réflexion critique en analysant notamment des termes difficilement traduisibles, tels que le thumos présent dans l’Iliade d’Homère. Ce thumos fut évincé de certaines traductions, car jugé trop « encombrant »[3]. Or encombrant, s’il l’est pour les contemporains, il doit le rester pour nous. C’est pourquoi il faut accepter d’être surpris par les textes, et ne pas en tordre le sens, car notre perplexité ne tient qu’à notre incapacité à rassembler sous notre concept moderne de soi l’expérience d’une multiplicité intérieure (indécision, dialogue, conflits intérieurs, etc.).

Dans la même recherche de l’expression du soi à soi, Ildefonse développe ensuite un chapitre sur l’histoire du « souci de soi » avant Foucault, qui porte une attention particulière au texte de la marionnette des Lois de Platon (chapitre V) et en propose un commentaire détaillé passionnant au regard de ce que la littérature secondaire en a dit.

Ce premier mouvement souligne que la multiplicité intérieure touche à un certain nombre de thèmes dont elle est inséparable : le lien entre les êtres, le rapport au monde, les sensations et la pensée, l’hospitalité d’un autre à l’intérieur de soi. C’est donc à l’analyse positive — et non plus critique — de ces différents thèmes que le second grand mouvement de l’ouvrage est dévolu.

La troisième partie (« Intérieur, sensation ») retrace le lien entre intérieur et sensation, et, partant, la relation entre l’intérieur et l’extérieur par les multiples sens que l’être vivant possède. Ces liens posent à nouveau la question de l’unité : peut-on parler d’unité lorsque nous possédons une diversité de sens qui répandent une diversité d’informations ? Les pages consacrées à l’épisode historique du cheval de Troie, qui implique plusieurs types d’intérieur, rendent parfaitement compte de ce problème. En posant également la question de savoir comment les anciens thématisaient ce que nous nommons « conscience », Ildefonse rappelle la nécessité de s’en rapporter à l’étymologie, car ce n’est pas une unité première et principielle qui s’impose, mais un rassemblement a posteriori de différentes sensations (p. 416). La conscience est avant tout un cum. La dernière sous-partie s’attarde sur une innovation stoïcienne : l’appropriation (oikeiōsis), qui pose le rapport entre le vivant et le sentiment qu’il a de lui-même. Cette analyse est remarquable, car l’auteur assume avec force l’étrangeté de cette formule et la difficulté à en trouver des équivalences.

La quatrième et dernière partie (« Singularité, monde ») s’ouvre sur une enquête de la solitude, qui croise l’enquête sur l’intérieur entendu comme un abri pour la divinité. Si avec Platon, la solitude était exceptionnelle, le stoïcisme impérial opère à nouveau un réel changement doctrinal : être seul devient nécessaire pour rejoindre à l’intérieur une présence divine. Le premier chapitre montre que le démon met en crise une double opposition : l’opposition entre solitude et compagnie d’une part, et l’opposition jugée opérante entre intérieur et extérieur d’autre part. Ni radicalement autre, ni totalement moi, le démon est ce à quoi je dois hospitalité. Et ainsi, toute solitude devient sollicitude divine. Prendre en compte cette présence, c’est s’interroger de surcroît sur le cycle des vies et sur la réincarnation, puisque le démon est ce qui accompagne l’âme au cours d’une vie particulière, avant qu’elle ne recommence à vivre. Poursuivant un travail précédent[4], F. Ildefonse met alors en garde contre une erreur induite par la grammaire : une fausse identité, ayant son point de départ dans le « je » de cette vie actuelle.

Ce rejet du « je » comme point de référence ouvre une nouvelle enquête sur la validité des concepts d’individu et de sujet (chapitre II). Une multiplicité d’instances disparates, qui sont reliées et solidaires les unes aux autres, se meut dans l’âme. Dès lors, même une expression comme « division de la personne » est trompeuse, puisqu’elle suppose une unité préalable à diviser, là où il y a une hétérogénéité d’instances, qu’une unité recouvre (p. 633).

On comprend que suive alors une réflexion sur l’inscription dans le monde (chapitre III), puisque tout vivant est une partie du cosmos. Cela confirme le déplacement du point de référence : c’est de l’ensemble dont il faut partir, et non du moi. Comme l’écrit Ildefonse, « le monde antique qui unit Platon, Aristote et les Stoïciens, quelles que soient par ailleurs leurs divergences théoriques, n’est pas ce monde » (p. 704). D’où un triple décentrement de temps, de lieu et de vocabulaire à opérer pour lire minutieusement les textes.

En refusant que ces textes nous parlent directement, ces derniers peuvent devenir pour nous des objets au sens scientifique du terme, puisque ce avec quoi je suis en relation ne saurait être « jeté devant moi » et soumis à mon impartial examen. Et l’A. évite ici remarquablement l’écueil inverse : celui de neutraliser tout l’intérêt que nous pouvons leur porter. Car ce refus est corrélatif de celui de rechercher en eux des concepts que nous maîtrisons et des descriptions connues, et permet ainsi mettre au jour un autre vocabulaire, comme celui de « chacun » qui implique une réflexion sur les parts et la répartition au sein de la vie sociale (chapitre IV).

Le dernier chapitre de l’ouvrage, qui introduit deux nouvelles analyses (« Amorces »), prolonge tout d’abord la référence à la communauté comme point de départ, en rappelant que l’individuation fut d’abord perçue comme une erreur de jugement, que la philosophie doit rectifier. S’amorce ensuite le thème cosmologique de l’éternel retour, qui met en jeu la répétition de l’individualité, loin de la théorisation nietzschéenne devenue classique, et qui recouvre une lecture attentive des théorisations antiques.

Nul doute que Le multiple dans l’âme restera une oeuvre incontournable pour sa richesse et sa précision sur l’intérieur antique, ainsi que pour la transformation qu’elle accomplit de sa discipline et de son lecteur. Ce travail ne suscite qu’un unique regret — que l’auteur justifie et assume néanmoins dès l’introduction (p. 27) — : l’absence d’une analyse d’Augustin, de son Deus interior intimo meo[5] et de la figure du maître intérieur, tant on pressent la force de la problématisation de F. Ildefonse pour l’étude de la pensée augustinienne. Ce regret n’occultera pas l’essentiel : F. Ildefonse montre ici avec force que l’histoire de la philosophie est philosophique.