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Selon plusieurs interprètes il serait impossible d’établir une argumentation bien définie dans le discours sur le pain de vie dans sa présentation actuelle (Jn 6,35-58). Pour expliquer ce désordre et retrouver une suite logique, on recourt alors à la méthode de la critique littéraire[1], ce qui, par ailleurs, laisse plusieurs auteurs très sceptiques[2]. Si au contraire on considère que ce discours est « admirablement composé […] et d’une structure complexe […][3] », on cherchera en ce cas à déterminer le modèle utilisé par l’auteur ou à mettre en lumière le principe qui règle le déroulement de sa pensée et assure la cohérence de l’ensemble jusqu’au v. 58. C’est dans cette perspective que s’inscrit le présent travail. I. Après avoir passé en revue les principales solutions privilégiées par l’exégèse récente pour démontrer, en tout ou en partie, l’unité littéraire du discours, nous proposerons notre hypothèse : pour l’ensemble du discours nous utilisons des données qui relèvent à la fois de l’arrangement (dispositio) standard du discours délibératif dans la rhétorique gréco-romaine et de l’élaboration (ἐργασία) d’une argumentation complète au sujet d’une chrie (χρεία) ou parole mémorable attribuée à une autorité, telle qu’on les trouve exposées chez Théon d’Alexandrie et chez Hermogène. Notre exposé suivra l’ordre suivant : II. L’état de la question (status quaestionis) (Jn 6,25b-34). III. Le discours délibératif proprement dit (Jn 6,35-58). IV. Le dialogue final et la prise de décision (Jn 6, 60-71). V. Un discours christologique ou eucharistique ?

I. Introduction : solutions privilégiées par l’exégèse récente[4]

1. L’évangéliste[5] suivrait le modèle de l’homélie juive. Selon P. Borgen[6], on retrouve dans le discours sur le pain de vie la structure d’un midrash homilétique : une introduction présente un texte du Pentateuque en le divisant d’une façon déterminée. Suit une paraphrase qui reprend certains termes de la citation et la commente en suivant la division donnée dans l’introduction. Dans cette paraphrase s’insère une citation secondaire tirée aussi de l’Ancien Testament. Une conclusion, qui reprend les principaux termes de l’introduction, termine l’exposé. Cette structure se retrouverait en tous points en Jn 6,31-58 :

  • v. 31 introduction : citation d’Ex 16,4 (Ps 78,24)

    • a) « Il leur a donné du pain du ciel

      b) à manger »

  • v. 32-48 paraphrase de la partie a) de la citation ;

    • citation secondaire (Is 54,13), débat exégétique (v. 41-48).

  • v. 49-57 paraphrase de la partie b) de la citation ;

    v. 58 conclusion qui reprend les termes du v. 31.

Dans ce modèle, les v. 53-58, dits eucharistiques, ne peuvent être un ajout rédactionnel, puisqu’ils font partie de la paraphrase qui commente le terme « mange » de la partie b) de la citation.

Un bon nombre de commentateurs de l’Évangile de Jean ont adopté l’hypothèse de Borgen[7]. Par ailleurs, plusieurs n’ont pas manqué d’en souligner les faiblesses[8] :

a) En effet, Borgen laisse de côté toute la première partie du dialogue, les v. 26-29[9]. Or ces versets ne sont pas seulement des versets de transition[10]. Comme nous le démontrerons, ils font partie d’un dialogue dont la fonction propre est d’établir le point à débattre (status causae) en vue du discours qui va suivre[11].

b) L’élaboration du discours ne se fait pas à partir de la citation des interlocuteurs, mais à partir de la parole de Jésus en 6,35bc[12] et l’argumentation s’appuie sur les deux définitions données dans le dialogue : Jésus est le vrai pain, parce qu’il est celui qui « descend (ὁ καταβαίνων) du ciel » (v. 38 et 50) et qu’il est « le vivant (ὁ ζῶν) » (v. 51) pour donner la vie au croyant (v. 40.57). De plus, en chaque partie du discours (v. 37-47 et v. 48-58), c’est son statut d’envoyé qui fonde son pouvoir de donner la vie (v. 38-39 ; v. 57). D’où la nécessité de croire en lui.

c) Dans les v. 48-58, le verbe « manger » ne provient pas de la citation du v. 31, mais du v. 49, qui fait référence au séjour des Pères au désert, à leurs récriminations et à leur demande de viande. On a ici un phénomène d’intertextualité : l’auteur renvoie à « un récit qui n’est pas cité[13] ». Plusieurs textes entrent en ligne de compte, mais surtout Ex 16, Ps 78 (77),20-27 et Nb 11,4.7-9.13.18-20[14]. En outre, dans les v. 48-51, ce n’est pas le terme « manger » que souligne l’élaboration, mais l’opposition mort/vie[15].

2. D’autres exégètes préfèrent chercher le principe qui structure les v. 25-58 et assure leur unité dans la forme littéraire du dialogue. Ainsi, J. Beutler se sert des éléments dialogiques et des différentes interventions des interlocuteurs, des mentions de lieu et de temps, des changements thématiques, des inclusions, chiasmes et parallélismes, pour établir une structure composée de cinq scènes disposées en forme de chiasme :

  • a) v. 25-27 a') v. 52-59

    b) v. 28-29 b') v. 41-51

    c) v. 30-33 c') v. 34-40

L’auteur voit dans cette structure un indice de la cohérence interne du discours, y compris les versets eucharistiques[16].

Sans proposer la structure en chiasme, plusieurs auteurs divisent aussi le texte selon la forme dialogique et font une unité littéraire des v. 25-58. Entre autres, R. Kysar répartit le texte de la façon suivante : Jésus et la foule, A) v. 25-27 ; B) v. 28-29 ; C) v. 30-33 ; D) v. 34-40 ; Jésus et les Juifs, E) v. 41-51 ; F) v. 52-58[17].

Selon M. Theobald, ce qu’on appelle discours sur le pain de vie (Jn 6,26-59) est en fait un dialogue. La structure qu’il propose s’appuie sur la place des formules amen, amen (v. 26, 32, 47, 53), les interruptions dialogiques et les mots-clés voir/croire. L’ensemble se divise en quatre parties :

  • 1) Introduction (v. 26-29) : « Que devons-nous faire ? »

    2) Partie principale (v. 30-58) : « Je suis le pain de vie ».

    • 2.1) le fondement avec la parole fondamentale (v. 30-35)

      2.2) interprétation de la parole fondamentale (v. 36-51d — « […] vivra à jamais » —)

      • — croire en moi (v. 36-40)

        — venir à moi (v. 41-46)

        — « Je suis le pain de vie » (v. 47-51d — « […] vivra éternellement » —)

    • 2.3) pointe eucharistique/extension à partir du mot « manger » (v. 51e-58)

  • 3) Notice scénique (v. 59)

    4) Conclusion/épilogue (v. 60-65) « C’est l’Esprit qui vivifie »)

Le coeur de ce dialogue sur le pain de vie serait constitué par la parole de Jésus au v. 35 et par son explication dans les v. 36-51d. Les v. 36-46, d’abord, commentent en deux étapes l’appel à la décision du v. 6,35cd (« Qui vient à moi […], qui croit en moi […] », les v. 36-40 interprétant l’expression « qui croit en moi » (v. 35d) et les v. 41-46, la métaphore « qui vient à moi » (v. 35c). L’autoprésentation du v. 35b, expressément reprise sous forme d’inclusion au v. 48, se trouve ensuite commentée du v. 47 au v. 51d. L’important serait de reconnaître que ce commentaire se termine de façon définitive avec le v. 51d, tous les éléments de la parole de Jésus ayant été commentés. Ainsi se trouverait confirmé le caractère rédactionnel et secondaire des v. 51e-58 du dialogue eucharistique. Les v. 40d et 44c (« […] je le ressusciterai […] ») relèvent aussi d’une rédaction secondaire[18].

Selon K. Scholtissek[19], les questions et réponses rythment le déroulement de la pensée, mais il ajoute en outre que le processus de composition est celui de la relecture (Fortschreibung) et de la réécriture (Um-Schreibung). Selon lui, le paradigme de la relecture est un processus d’écriture par lequel un texte reçu est repris et réinterprété dans un second texte, en relation et non en opposition avec ce texte, alors que la réécriture, qui se situe au niveau synchronique, consiste en la reprise variée et à plusieurs niveaux, par le même auteur, de ses idées de base[20]. Dans le cas du discours sur le pain de vie, la relecture prend son point de départ dans le récit des deux signes (6,1-15 ; 6,16-21) et se poursuit surtout à partir de la citation de l’Écriture présentée en 6,31[21].

J. Zumstein affirme également que le passage qu’on appelle discours sur le pain de vie est en fait un entretien entre Jésus et la foule (v. 25.28.30-31.34) et les « Juifs » (v. 42-52). En tout six questions sont adressées à Jésus. « Les trois premiers échanges préparent la parole en “Je suis” du v. 35 tandis que les deux derniers interprètent cette parole matrice en la développant en trois variations (v. 41.48.51) ». À partir de ces observations, l’auteur présente la structure d’ensemble de ce dialogue : a) retour de la foule à Capharnaüm (v. 22-24) ; b) premier échange (v. 25-29) ; c) deuxième échange (v. 30-33) ; d) troisième échange (v. 34-40) ; e) quatrième échange (v. 41-51) ; f) cinquième échange : « parenthèse eucharistique » (v. 52-59)[22].

Mais est-ce vraiment le dialogue qui détermine le développement de la pensée dans les v. 35-58 ? Dans les v. 25, 28, 30 et 34, les interlocuteurs s’adressent directement à Jésus, mais à partir du v. 35, il n’y a plus de véritable dialogue : aux v. 41-42, « les Juifs murmurent au sujet de Jésus » ; au v. 52, ils « discutent entre eux » ; on parle de Jésus à la troisième personne et Jésus ne répond pas directement aux questions de ses interlocuteurs. Comme nous le verrons, une autre structure que le dialogue règle le déroulement de la pensée.

3. D’autres commentateurs ont préféré rechercher la structure des v. 35-58 en se servant des principes de l’analyse structurelle. On a remarqué depuis longtemps que plusieurs écrivains bibliques structuraient leurs textes selon des procédés de composition en usage dans les cultures sémitiques. En se servant des marques stylistiques laissées dans le texte : récurrences de mots, constructions syntaxiques, mots crochets, inclusions, etc., on a identifié des figures de construction stéréotypées, soit au niveau des phrases, soit au niveau d’ensembles plus vastes. C’est ainsi qu’on parlera principalement de parallélisme ordinaire : a-b-c/a'-b'-c', de parallélisme chiastique ou chiasme : a-b-c/c'-b'-a', de parallélisme concentrique : a-b-c/d/c'-b'-a'[23].

Si on consulte maintenant la liste des auteurs qui se sont servis de cette méthode pour structurer le discours sur le pain de vie, on est frappé par l’étonnante diversité des propositions[24], ce qui, à notre avis, pose un problème d’ordre méthodologique. Comment ne pas remarquer aussi l’effet de morcellement que produisent certaines des structures proposées, où l’on voit un seul verset dispersé en deux ou trois membres d’un chiasme, alors qu’un autre membre d’un même chiasme se verra attribuer plusieurs versets. Cette façon de procéder désarticule complètement la logique du texte. Par exemple, comment décider si, en Jn 35-58, le v. 48 forme inclusion avec le v. 35 ou bien marque le point de départ d’un nouveau développement ? Il faut peut-être se demander si le discours n’obéirait pas à un modèle susceptible de rendre compte de la fonction de chacune des propositions dans le déroulement de la pensée[25].

II. L’état de la question (Jn 6,25b-34)

La rhétorique gréco-romaine distinguait trois genres de discours : 1) le judiciaire, lorsqu’il s’agissait de régler un litige devant une cour de justice ; 2) le délibératif, qui visait à persuader ou à dissuader une assemblée relativement à une décision à prendre ; 3) l’épidictique, qui avait pour objectif de promouvoir des valeurs communes en formulant un éloge ou en énonçant un blâme[26].

Puisque le discours délibératif s’adressait aux membres d’une assemblée (cf. ἐν συναγωγῇ, 6,59) dans le but de les amener à prendre une décision au sujet d’une question les concernant, il devait être précédé d’un état de la question (status causae) et suivi d’une prise de décision. Dans le cas présent, les versets 25b-34 constituent l’état de la question, les v. 35-58, le discours délibératif proprement dit, et les v. 60-71, la prise de décision. Pour ce qui est de la question à débattre (status causae), on distinguait 1) la conjecture (an sit), 2) la définition (quid sit), 3) la qualité (quale sit)[27].

Dans un article antérieur[28], nous avons déjà analysé les v. 25b-34 pour eux-mêmes, sans tenir compte de leur fonction d’établir le status causae dans le cadre d’un discours délibératif. Il s’avère cependant que la structure argumentative que nous avons alors proposée correspond exactement à l’état de la question dans le cas présent ; puisqu’il s’agit d’une question de définition[29].

Ainsi le volet A du dialogue (v. 26-29) vise à définir pour la foule, qui a recherché Jésus comme « le prophète qui doit venir dans le monde » (6,15 ; cf. Dt 18,15), ce qu’est la foi authentique : croire en l’envoyé (v. 29). Cette foi donnera accès à la nourriture (βρῶσις) qui demeure pour la vie éternelle, celle que donnera le Fils de l’homme (v. 27), « lui que le Père, Dieu, a marqué de son sceau[30] ». Le volet B (v. 30-33) s’adresse aux interlocuteurs qui prétendent définir les conditions de leur foi en exigeant un signe et en rappelant à Jésus le signe de la manne opéré par Moïse. À leur intention, Jésus définit le vrai pain (ἄρτος) de Dieu : « c’est celui qui descend (ὁ καταβαίνων) du ciel et donne la vie au monde » (v. 33), et c’est le Père qui le donne (δίδωσιν) maintenant (v. 32).

III. Le discours délibératif (Jn 6,35-58)

1. L’autoprésentation de l’envoyé : (Jn 6,35a) et le lien avec l’état de la question

La parole de Jésus, au v. 35a, introduit le discours christologique et constitue le terme de l’argumentation développée dans le dialogue précédent (v. 26-34). Elle opère la jonction du thème christologique avec celui de la nourriture : Jésus est à la fois l’envoyé[31] en qui l’on doit croire (6,29) et le pain de vie que procure cette foi. Les formules d’autoprésentation : « Je suis » (ἐγώ εἰμι) suivies d’un prédicat[32] marquent chez Jean l’aboutissement d’un développement christologique centré sur la présentation de Jésus comme envoyé eschatologique, détenteur unique du salut pour les hommes. En certains textes, le salut ou le don de la vie est concentré sur le moment de la rencontre entre l’envoyé et le destinataire. C’est dans l’acceptation de la personne même de l’envoyé que se fait la rencontre entre la volonté salvifique de l’envoyeur et le destinataire. L’envoyé plénipotentiaire est en possession de la vie et c’est dans l’accueil de l’envoyé que l’homme accède au don de la vie (cf. 3,16-18.35-36 ; 6,28-29). Jésus est non seulement le messager porteur de la parole vivifiante, comme par exemple en 5,24 : « celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé a la vie éternelle », il est lui-même le vivificateur. Les paroles en ego eimi (« Je suis le pain de vie […] la lumière du monde […] la résurrection et la vie […] ») représentent les expressions les plus concentrées de la radicalisation du message de l’envoyé sur sa personne même. On peut raisonnablement les considérer comme des compositions de l’évangéliste[33].

Toutefois l’évangéliste associe dans sa démonstration la figure juridico-rabbinique de l’envoyé à celle, apocalyptique, du Fils de l’homme : Jésus n’est pas qu’un envoyé terrestre nanti d’une mission prophétique, comme celle de Moïse ; il est aussi un envoyé descendu du ciel (6,38) et qui doit y remonter (6,62). Au parcours horizontal de l’envoyé — envoi-exécution de la mission-retour à l’envoyeur —, l’évangéliste a donc superposé un itinéraire vertical — descente-remontée. Mais le paradoxe réside dans le fait que le terme de la mission de Jésus sera la crucifixion. Il s’agira pour l’évangéliste de montrer que cette crucifixion constituera une élévation salvifique. Pour étayer sa démonstration, il ira puiser dans les Écritures deux « signes ou symboles de salut[34] » qu’il pourra associer à ce double mouvement : pour la remontée, le serpent élevé sur un étendard et qui avait guéri ceux qui avaient été mordus mortellement (3,14-15 ; cf. Nb 21,4-9 ; Sg 5,7-12) ; pour la descente, la manne descendue du ciel et qui avait nourri les Pères dans le désert (Jn 6,31.58). L’évangéliste utilisera chaque schème christologique avec son champ sémantique propre pour construire son argumentation. L’emploi de ce double schème christologique explique ici l’association du vocabulaire de la descente au schème christologique de l’envoyé, et c’est la citation de l’Écriture mentionnée par les interlocuteurs au v. 31, « Un pain du ciel […] », qui a permis à l’évangéliste d’associer les deux champs sémantiques[35].

Par ailleurs, en introduisant chaque partie du discours avec le v. 35a, l’évangéliste indique aussi qu’il en fait la parole d’autorité (chrie) à commenter et qu’il fonde son argumentation avant tout sur la christologie de l’envoi. Ce choix impose la division du discours en deux volets principaux, chacun introduit par la formule d’autoprésentation de l’envoyé : « Je suis le pain de vie » (v. 35-47 et v. 48-58). Le premier volet (v. 35-47) présente l’envoyé dans l’accomplissement de sa mission de prédication, face à ses contemporains et selon la perspective développée dans le volet B du dialogue (v. 30-33), qui met en évidence le Père comme donateur. D’où le sigle B' pour ce volet du discours. Le second volet (v. 48-58) considère l’envoyé au terme de sa mission, face à sa mort tragique. La perspective est celle du volet A du dialogue (v. 26-29), d’où le sigle A' : le donateur est identifié au Fils de l’homme (6,27) et le don est annoncé pour le futur (cf. v. 29 et v. 51c). Le rapport dialogue/discours se présente donc de la façon suivante :

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2. L’autoprésentation de l’envoyé (6,35a) et sa paraphrase (6,35bc)

L’étude de la structure générale du discours nous a permis de faire le lien avec le dialogue et de repérer deux unités argumentatives bien distinctes. Mais pour l’enchaînement de ses énoncés et le développement de son argumentation, l’auteur utilise des données qui relèvent à la fois de l’arrangement (dispositio) standard du discours délibératif dans la rhétorique gréco-romaine[36] et de l’élaboration (ἐργασία) d’une argumentation complète au sujet d’une chrie (χρεία) ou parole mémorable attribuée à une autorité, telle qu’on les trouve exposées par exemple dans les exercices préparatoires (προγυμνἀσματα) chez Théon d’Alexandrie et chez Hermogène[37].

Chez Hermogène, l’argumentation complète comprend : 1) l’éloge du personnage (ἐγκώμιον) ; 2) la parole, citée ou paraphrasée (παράφρασις) ; 3) une preuve rationnelle (ἡ αἰτία) ; 4) une justification par contraste (κατὰ τὁ ἐναντίον) ; 5) une analogie (ἐκ παραβολῆς), tirée de l’expérience commune ; 6) un exemple (ἐκ παραδείγματος) tiré de l’histoire ; 7) une citation empruntée aux Anciens (ἐκ κρίσεως) ; 8) une exhortation (παράκλησις)[38].

Ces données fournies par Hermogène nous permettent de comprendre que l’auteur interprète l’autoprésentation de Jésus en 6,35a comme une chrie, suivie de sa paraphrase dans l’invitation qui suit, en 6,35bc[39] :

  • Qui vient à moi n’aura plus faim ;

    qui croit en moi n’aura plus soif, jamais.

Par sa forme et une partie de son contenu, cette parole s’apparente à la proclamation de Jésus lors de la fête des Tentes (7,37b) :

  • Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi,

    et il boira, 38a celui qui croit en moi[40].

Dans les deux passages, l’expression « venir à » est mise en parallèle avec « croire en ». En Jean, l’expression « suivre » ou « venir à » est fréquente pour décrire la démarche du croyant (cf. 1,38-40 ; 3,21 ; 5,40 ; 8,12 ; 10,4 ; 12,26 ; etc.). En 7,37, seule la métaphore de la soif est utilisée et la démarche du croyant est explicitée par l’action de « boire ». En 6,35bc, les deux métaphores de l’assouvissement de la faim et de l’étanchement de la soif sont employées pour décrire le don de la vie, mais la démarche du croyant n’est pas explicitement décrite par les actions de manger et de boire, bien que cela soit présupposé par les métaphores. On peut donc établir une équivalence entre « venir à », « manger » et « boire », « croire en ».

Mais quel est le lien de cette parole avec l’autoprésentation de Jésus comme pain de vie en 6,35a ? De soi, la métaphore du pain, associée au contexte du récit de la multiplication des pains, fortement marqué par l’assouvissement de la faim (cf. 6,11 : « autant qu’ils en voulaient »), et à la citation du v. 31 (« un pain du ciel »), n’implique pas la métaphore de l’étanchement de la soif. Pourquoi cette métaphore après une telle insistance sur la métaphore de l’assouvissement de la faim ? Il est probable que Jean utilise comme paraphrase, en 6,35bc, une parole traditionnelle[41] de Jésus dont le contexte est celui de l’invitation de la Sagesse à son banquet :

  • Pr 9,5 : « Venez, mangez de mon pain,

    Buvez du vin que j’ai préparé ! » (B.J.)

     

    Si 24,19-21 : « Venez à moi vous qui me désirez ;

    Et rassasiez-vous de mes produits.

    Car mon souvenir est plus doux que le miel,

    Mon héritage plus doux qu’un rayon de miel ».

    Ceux qui me mangent auront encore faim,

    Ceux qui me boivent auront encore soif. (B.J.)

Comme ces textes, la parole de Jésus utilise la double métaphore de la faim et de la soif. Toutefois, à cause de l’autorité de ce logion traditionnel, Jean en fait la base de son élaboration jusqu’au v. 58[42]. La parole de Jésus remplace désormais l’Écriture. Certes, prise isolément, la parole de Jésus pouvait s’interpréter en un sens sapientiel et s’appliquer à son enseignement. Mais dans le contexte du discours que Jean introduit par une parole en ego eimi, il transforme le contexte sapientiel en un contexte juridique, celui de l’envoyé. L’insistance n’est plus sur l’enseignement, mais sur la personne, comme le démontre la suite du discours à partir du v. 37. Dans ce nouveau contexte, il faut tenir compte du passage d’Is 55,10-11 sur l’envoi de la « parole » (ῥῆμα ; LXX : λóγος) de Yahvé ; elle est comparée à la pluie et à la neige qui descendent « des cieux » (ἐκ τοῦ οὐρανοῦ) et fournissent « le pain (ἄρτον) à manger » (55,10) et elle ne revient pas sans avoir réalisé ce pour quoi « Je l’avais envoyée » (hébreu : שלחתיו)[43].

3. La division bipartite de chaque volet

Bien que chaque partie du discours prenne son point de départ dans la formule d’autoprésentation (6,35a), le commentaire se développe à partir de la parole de Jésus qui suit immédiatement (6,35bc). Cette parole se divise nettement en deux parties :

  • 6,35b : « Qui vient à moi n’aura plus faim ;

    6,35c : qui croit en moi n’aura plus soif, jamais[44] ».

En chaque partie du discours, l’élaboration développe séparément et en ordre inverse les deux aspects de cette parole : (a) la démarche humaine ou l’appel à la décision de foi et (b) le don divin exprimé par la métaphore du rassasiement. Dans les v. 36-40, l’évangéliste commente ce qui concerne le don divin (b) en transposant la métaphore du rassasiement, qui exprime le don de la vie, dans les catégories juridiques de l’envoi, en traitant d’abord des relations entre l’envoyeur et son envoyé et de ce qui en résulte pour le destinataire. Après l’interruption marquée par les murmures des Juifs, (v. 41-42), il commente ce qui concerne la démarche humaine (a), mais en considérant, cette fois-ci, la relation entre l’envoyeur et le destinataire, et l’attitude de celui-ci envers l’envoyé (v. 44-47). Dans les v. 48-58, l’auteur utilise la même façon de procéder : il reprend la formule d’autoprésentation et commente ensuite, dans les v. 49-51, la partie (b) de la parole de Jésus, celle qui concerne le don divin, mais en revenant à la métaphore de la nourriture et en démontrant, grâce à la christologie de l’envoi (v. 51a), la qualité vivifiante de cette nourriture par opposition à la manne. Après l’interruption qui mentionne la discussion des Juifs entre eux (v. 52), il commente la démarche humaine (a) en utilisant le langage de la nutrition, manger et boire, et la métaphore de l’assimilation (v. 55-56). Ici encore, il fonde ultimement son argumentation sur la christologie de l’envoi (v. 57).

La structure d’ensemble du discours se présente donc de la façon suivante :

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Pour appuyer la bipartition du discours, J.-N. Aletti indique les corrélations entre les v. 36 et 47 d’une part et les v. 48 et 58 d’autre part[45]. En chaque cas, on part d’une situation négative pour arriver à une situation positive :

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Notons aussi que les deux aspects de la parole de Jésus en 6,35bc sont commentés à tour de rôle dans les deux volets du discours : aux v. 36-40 correspondent les v. 49-51 et aux v. 44-47, les v. 53-58. Les v. 53-58 complètent l’argumentation des v. 49-51, tout comme les v. 43-47 complètent celle des v. 36-40. On ne peut tronquer la partie A' d’une partie de son argumentation en attribuant ces versets à une rédaction ultérieure, parce qu’ils seraient directement eucharistiques. Ou bien c’est toute la séquence des v. 48-58 qui doit être attribuée à une rédaction ultérieure, ou bien c’est l’interprétation directement eucharistique des v. 53-58 qui doit être révisée.

4. L’élaboration (dispositio/τάξις) du discours proprement ditdans les volets B' et A'

La construction d’un discours dans la rhétorique ancienne comporte cinq étapes[46] : 1) l’inventio (εὕρεσις), la recherche des arguments ; 2) la dispositio (τάξις), la mise en ordre des arguments ; 3) l’elocutio (λέξις) ou le style, l’ornement des mots et des figures[47] ; 4) la memoria (μνήμη), le recours à la mémoire ; 5) l’actio (ὑπόκρισις), l’action oratoire avec ses jeux de physionomie et ses gestes.

La dispositio ou l’arrangement du discours délibératif se limite habituellement à quatre parties[48] : 1) l’exordium (προοίμιον), l’exorde ou introduction, au cours de laquelle l’orateur établit le contact avec l’auditoire, cherche à attirer son attention et à le rendre bienveillant — peut aussi comporter une critique à l’adresse des adversaires ; 2) la propositio (πρόθεσις), la proposition ou énoncé de la thèse ; 3) la probatio (πίστις), la preuve, au cours de laquelle l’orateur présente les arguments qui confirment sa thèse — parmi les preuves utilisées pour soutenir la thèse, les unes étaient dites techniques (ἔντεχνοι), c’est-à-dire relevant de l’art de l’orateur, les autres extra-techniques (ἄτεχνοι), celles provenant d’un document ou d’un témoignage[49] ; 4) la peroratio (ἐπίλογος), l’épilogue ou conclusion — l’orateur y reprend et résume les arguments, il fait aussi appel aux sentiments de son auditoire.

Les preuves qui relèvent de l’art de l’orateur se répartissent selon trois modes de persuasion[50] : l’ethos, le pathos et le logos. La preuve selon l’ethos concerne le caractère moral de l’orateur, son autorité, sa crédibilité ; celle selon le pathos concerne les sentiments que suscite l’orateur chez son auditoire. Ces deux derniers modes sont associés aux émotions. La preuve selon le logos concerne la logique argumentative du discours lui-même, sa force de démonstration. Selon la logique inductive, on part d’une série d’exemples particuliers pour en tirer une conclusion générale. Selon la logique déductive, l’argumentation rhétorique utilise l’enthymème, le raisonnement qui part de prémisses inexprimées (enthymêma, composé de « en dans » et de « thymos esprit ») acceptées par l’auditoire et l’orateur pour en tirer une conclusion[51]. En fonction de ces trois modes, R. Barthes distingue dans l’arrangement du discours un axe syntagmatique et un axe paradigmatique[]52. L’axe syntagmatique concerne l’ordre des parties du discours, l’enchaînement des énoncés. L’axe paradigmatique est celui qui met en jeu les paradigmes du passionnel et du démonstratif. Ce dernier paradigme concerne les parties médianes : la proposition et la preuve. Le paradigme du passionnel relie les parties extrêmes du discours, l’exorde et la péroraison.

4.1. Volet B' (v. 35-47)

L’élaboration de la partie (b) (v. 36-40)[53]

Notons tout d’abord que tout le volet B' du discours (v. 35-47) commente la parole de Jésus du v. 35bc selon la perspective établie par la partie B du dialogue (v. 30-33), qui met en évidence le donateur (6,32). Le don de la vie est offert maintenant aux contemporains de Jésus qui l’ont vu (v. 36) et sont invités à croire en lui.

L’exordium, v. 36 : « Mais je vous l’ai dit : vous m’avez vu et vous ne croyez pas[54] ». Cet exorde, sous forme de reproche, s’adresse sans doute aux Juifs hostiles. S’ils ne sont mentionnés qu’en 6,41-42, c’est que, pour le narrateur, ils sont déjà présents au début du discours. La parole de Jésus, « Je vous l’ai dit », renvoie à la question du v. 30 et à l’explication des v. 32-33. Si Jésus leur reproche de l’avoir vu et de ne pas croire, c’est qu’il leur rappelle l’exigence manifestée en 6,30 : « Quel signe fais-tu donc toi-même, pour que nous voyions et te croyions ? » Le signe, c’est Jésus lui-même, « […] car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel (ὁ καταβαίνων) et donne la vie » (v. 33)[55]. Jésus ne se fait pas d’illusion sur la mauvaise foi de ses interlocuteurs et ne se soucie pas d’attirer leur bienveillance[56].

La propositio, v. 37, et la probatio, v. 38-39. La plupart des commentateurs de Jean sont restés perplexes devant la discontinuité conceptuelle apparente entre le v. 35 et le développement des v. 36-40, ou même des v. 36-47. On considère que l’évangéliste a perdu le fil de ses idées, qu’il ouvre une parenthèse ou fait un excursus[57]. Le procédé utilisé par l’auteur explique cette discontinuité apparente. Après avoir paraphrasé la parole d’autoprésentation (6,35a) à l’aide d’un logion traditionnel (6,35bc), il élabore une preuve rationnelle (ἡ αἰτία) en transposant la métaphore de type sapientiel dans le registre juridique de la halakha juive de son temps, qui avait développé une doctrine juridique réglant les relations envoyeur-envoyé-destinataire[58].

La propositio, v. 37 : « Tout ce que me donne le Père […] ». Il faut d’abord noter que dans le droit juif, l’envoyé ou chargé de mission pouvait aussi bien être messager, porteur d’un message verbal, que mandataire (šaliaḥ) ou représentant autorisé à effectuer une action à caractère légal au nom de son mandant (mešaleaḥ). Dans ce cadre de la représentation juridique, la halakha connaît un type de représentant qu’elle appelle le fondé de pouvoir ou le plénipotentiaire. Ce représentant doté des pleins pouvoirs sur l’entière propriété du chef de la maison porte le titre de ben beth, « fils de la maison », que ce soit un fils réel ou un simple serviteur. Mais il était normal et surtout avantageux qu’en de pareils cas le chef de famille se fasse représenter par son héritier. En vertu de ce mandat, l’envoyeur lui transfère ses droits et ses titres de propriété. Du côté de l’envoyeur, l’acte de transfert s’exprime par le verbe מסר = δίδωμι et, du côté de l’envoyé, l’acte d’acquisition, par le verbe משך = ἐλκύω, au sens technique de « prendre possession en tirant un objet[59] ». En Jean, Jésus est le fils unique envoyé pour sauver le monde (3,16-17) et doté des pleins pouvoirs pour accomplir sa mission : « Le Père aime le Fils et a tout remis (δέδωκεν) en sa main » (3,35), c’est-à-dire lui a confié la responsabilité de tous ses biens (cf. 13,3 ; 10,27-29 ; 17,2.4.6.8.14.22). Commentant d’abord la partie (b) de la parole de Jésus (6,35bc), celle qui concerne le don de la vie, l’auteur reformule cette parole en une propositio (v. 37), suivie d’une probatio (v. 38-39), qui exploite la relation envoyeur-envoyé dans le cadre de la représentation juridique et souligne l’effet de cette relation pour le destinataire. En Jn 6,37, le croyant ou le destinataire est considéré comme la propriété du Père ; s’il vient à Jésus, c’est qu’il lui a été donné par le Père. Cette relation triangulaire peut être représentée par le schéma suivant :

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La probatio, v. 38-39 : « […] car je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté […] ». La majeure de ce syllogisme utilise un principe accepté tacitement par les interlocuteurs : la clause de l’obéissance de l’envoyé[60]. Puisque Jésus est envoyé, il accomplit sa mission en obéissant à la volonté de son envoyeur (6,38 ; cf. 4,34 ; 7,28 ; 8,42). Or cette volonté, définie au v. 39, exige de l’envoyé qu’il « ne perde rien » de tout ce que lui a confié l’envoyeur. S’il vient à l’envoyé, c’est-à-dire s’il croit en lui, le destinataire reçoit donc le don de la vie, puisqu’il est accueilli et gardé pour le jour du jugement (v. 39)[61].

La peroratio, v. 40 : « Oui, telle est la volonté […] », est une exhortation (παράκλησις) qui reprend la définition du v. 39 et l’associe à l’invitation à croire, ce qui renverse la situation décrite dans l’exorde (v. 36). On a ainsi une inclusion par opposition entre le v. 36 et le v. 40[62]. On ne peut considérer ce verset comme un doublet du v. 39. Le v. 39 concerne l’action de l’envoyé, alors que le v. 40 concerne le destinataire. Ce dernier verset est nécessaire pour compléter la dispositio, terminer selon le mode du pathos et préparer le développement des v. 43-47. Ajoutons que l’auteur, dans les v. 39 et 40, utilise conjointement deux figures de rhétorique : les deux versets commencent de façon semblable, ce qui est une anaphore (ἀναφορά) (/x… /x…) et se terminent de la même façon, ce qui est une épiphore (ἐπιφορά) (/…x/…x/). L’emphase est ainsi mise sur les deux énoncés[63].

L’objection, v. 41-42[64]

Comme autrefois les Pères dans le désert (cf. Ex 15,24 ; 16,2.12 ; 17,13 ; Nb 11,1 ; 14,2.27 ; etc.), les Juifs[65] murmurent au sujet de Jésus. Ces Juifs dont il est question ici prennent le relais de ceux déjà mentionnés en Jn 5,10.18, les disciples de Moïse qui argumentent à partir des Écritures et prétendent définir les conditions de leur foi (5,39-47 ; 6,30 ; 9,28-29) ; ils reprocheront à la foule (ὄχλος) de ne pas connaître la Loi (7.49), parce qu’elle ne comprend pas que « le Prophète » ne peut venir de la Galilée (7,52 ; cf. 6,14-15).

L’objection que soulèvent les Juifs provient du scandale de l’origine terrestre de Jésus. Ils ne contestent pas le principe concernant l’obéissance de l’envoyé (v. 38), la majeure de l’argument acceptée tacitement par les deux parties. À la rigueur ils reconnaîtraient, comme Nicodème à partir des signes (3,2), l’origine divine de la mission de Jésus. Ce qu’ils contestent, c’est sa prétention personnelle à une origine divine. Ils voient Jésus, mais s’arrêtent aux apparences. Ils ne reconnaissent en lui que le fils de Joseph, celui dont ils connaissent le père et la mère. Accepter Jésus comme l’envoyé du Père, « descendu du ciel » (v. 41), « celui qui vient d’auprès de Dieu » (v. 46), exige du destinataire qu’il se laisse enseigner par l’envoyeur par la médiation de l’envoyé. C’est cet aspect de l’acte de foi que développent les v. 43-47.

L’élaboration de la partie (a) (v. 43-47)

Les v. 43-47 traitent de la partie (a) du v. 35b : « Qui vient à moi […], qui croit en moi […] », c’est-à-dire de la démarche humaine et toujours dans la perspective du volet B' qui vise à mettre en évidence la personne du Père. Dans le contexte de l’envoi, l’élaboration sur la parole de Jésus utilise la relation envoyeur-destinataire et explique l’effet de cette relation sur l’attitude du destinataire vis-à-vis de l’envoyé :

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L’exorde, v. 44a : « Ne murmurez pas entre vous ». Jésus avait déjà anticipé la réaction négative des Juifs (v. 36) et donné en même temps la cause de leur objection : leur manque de foi. Il ne cherche pas à justifier son origine divine. Pour comprendre ce mystère, les Juifs doivent d’abord abandonner leur prétention à définir les conditions de leur foi.

La propositio, v. 44b : « Nul ne peut venir à moi […] ». La foi n’est pas une conclusion tirée à la vue d’un signe ou au terme d’un raisonnement midrashique (v. 30-31). Seul celui que le Père attire peut venir à Jésus et croire en lui pour obtenir la vie[66].

La probatio, v. 45 : « Il est écrit dans les prophètes […] ». L’auteur présente une preuve extra-technique (ἄτεχνος), c’est-à-dire tirée d’un document officiel (ἐκ κρίσεως), ici une citation de l’Ancien Testament tirée probablement d’Is 54,13 : « Tous tes fils seront instruits par Yahvé ». Ce passage fait partie d’un groupe de textes de l’Ancien Testament annonçant qu’aux derniers temps, Dieu lui-même instruirait son peuple (cf. Is 2,2-4 ; Jr 31,31-34 ; Mi 4,2 ; etc.). En supprimant l’expression « tes fils », Jean universalise la prophétie : « tous seront enseignés […] », c’est-à-dire tous les hommes, puisque tous les hommes sont inclus dans l’amour qui est au principe de l’envoi du Fils (3,16-17).

Il n’est pas question ici d’une action du Père dans le coeur du croyant, qui serait indépendante de l’enseignement de Jésus[67]. Tout le volet B' traite du moment de la rencontre entre l’envoyé et le destinataire. Mais pour les besoins de l’argumentation, l’élaboration se développe en deux temps. Dans le premier temps, c’est la relation envoyeur-envoyé qui a été considérée en vue de montrer comment le don de la vie était octroyé au destinataire par la médiation de l’envoyé (v. 36-40). Dans le deuxième temps, c’est la relation envoyeur-destinataire qui est envisagée en vue de montrer ce qui est au principe de la démarche du croyant lorsqu’il vient vers l’envoyé. Il y a en fait concomitance de l’action intérieure, l’attirance (ἐλκύω) de l’envoyeur sur le destinataire et celle de l’envoyé, à qui tout « a été donné » (δίδωμι) (3,35), lorsque celui-ci s’adresse au destinataire. Quand le croyant vient vers l’envoyé, le Père prend possession de son bien par l’intermédiaire de son envoyé. Il ne faut pas voir de la prédestination dans cette attirance du Père. La responsabilité du destinataire reste entière, ce que souligne la dernière partie du v. 45 : il faut écouter (πᾶς ὁ ἀκούσας) et se mettre à l’école (μαθών). Le texte maintient à la fois l’initiative divine et la responsabilité humaine. Le message de l’envoyé s’adresse à tous les hommes (v. 45a), mais il appartient à chacun de se rendre docile à la parole.

Au v. 46, l’évangéliste resitue la preuve extra-technique dans le schème argumentatif principal, le schème christologique de l’envoi. C’est par le message de l’envoyé, le Fils unique dans le sein du Père (1,18), que celui-ci enseigne le croyant. Les paroles de l’envoyé sont celles de l’envoyeur : « Je viens d’auprès de lui et c’est lui qui m’a envoyé » (7,29) ; « Je dis ce que j’ai vu chez mon Père » (8,38 ; cf. 3,34 ; 5,24 ; 7,16-17.29 ; 8,26-28.40 ; 12,49-50 ; 14,10.24 ; 15,15 ; 17,8.14).

La peroratio, (v. 47). Selon le mode de l’ethos, le double amen met en valeur l’autorité et la crédibilité du témoignage de l’envoyé. Selon le mode du pathos, la formule souligne la portée salutaire de l’exhortation, laquelle forme inclusion par opposition avec le v. 44 et le v. 36. Cette fonction rhétorique de la formule explique pourquoi on ne la trouve que dans la peroratio comme ici, ou dans l’exordium, comme au v. 53[68] (voir les annexes, infra, p. 232-235).

4.2. Volet A' (v. 48-58)

Dans le volet B' du discours, l’évangéliste a mis en évidence le rôle du Père comme donateur du pain de vie dans le cadre de la christologie de l’envoi. À ceux qui vont à Jésus lors de sa mission terrestre, le Père donne maintenant (6,32) la vie éternelle, puisque l’envoyé descendu du ciel accomplit la volonté de son envoyeur (v. 36-40 ; 43-47). Dans le volet A', l’évangéliste envisage la phase finale de la mission de Jésus, sa fin tragique (v. 51c). C’est pourquoi il renvoie à la perspective de la partie A du dialogue (v. 26-29) : le donateur est Jésus lui-même en tant que Fils de l’homme (cf. v. 27b et 51c, 53) et le don est annoncé pour le futur (cf. v. 27b et 51c). Enfin, l’insistance est mise sur le don lui-même ou la nourriture (βρῶσις) (v. 27 ; cf. v. 55), d’où la mise en valeur de la qualité vivifiante du don dans l’argumentation des v. 48-51.

La formule d’autoprésentation : « Je suis le pain de vie » (v. 48)

L’évangéliste répète la formule pour indiquer que c’est elle qui lui sert de point de départ d’un nouveau développement, bien que ce soit la parole de Jésus en 6,35bc qui règle l’argumentation. C’est pourquoi le premier développement concerne l’initiative divine dans le don de la vie.

L’élaboration de la partie (b) (v. 49-51).

Lexordium, v. 49 : « Vos Pères dans le désert […] ». L’argumentation part de l’exemple (ἐκ παραδείγματος) des Pères qui ont mangé la manne, pain du ciel (6,31), et n’ont pu entrer dans la Terre Promise, parce qu’ils ont murmuré contre Dieu et demandé de la viande à manger (cf. Nb 11,14.31-33 ; Jo 5,6-7 ; Ps 78 (77),20-31)[69]. Il semble bien que l’évangéliste ne considère pas seulement la mort biologique des Pères au désert. L’argument ne tiendrait pas, puisque des croyants peuvent aussi mourir de mort physique : « Qui croit en moi, même s’il meurt vivra » (11,25). Il réfère probablement aux traditions haggadiques qui enseignaient que la génération du désert ne pourrait avoir part au monde à venir qui devait débuter avec la résurrection des morts et le jugement dernier[70]. Selon le mode du pathos, l’interpellation constitue un avertissement aux Juifs hostiles à Jésus et qui se ferment à son enseignement (cf. 8,21.24). Seuls le croyant a part à la vie éternelle et ne vient pas en jugement (cf. 5,24 ; 8,51 ; 11,26)

La propositio, v. 50 : « Ce pain est celui qui descend du ciel […] ». Le v. 50 propose la définition du vrai pain du ciel en reprenant celle du v. 33 : « Car le pain de Dieu c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde », mais en exprimant la dernière partie selon une tournure négative en rappel du v. 49. Le pain qu’est Jésus, non seulement descend du ciel, comme la manne, mais aussi donne la vie[71].

La probatio, v. 51a : « Je suis le pain, le vivant, descendu du ciel ». Au centre du développement, le v. 51a indique le référent de la définition : Jésus est le vrai pain descendu du ciel, parce qu’il est « le vivant » (ὁ ζῶν) descendu du ciel[72]. L’expression « le pain, le vivant » n’est pas seulement une variation stylistique[73]. On a ici un enthymème sans γάρ[74] qui renvoie à un principe non exprimé, mais déjà établi dans la discussion précédente avec les Juifs et dans un contexte présentant Jésus comme envoyé (5,24) : « En effet, comme le Père a la vie en lui-même, de même a-t-il donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui-même » (5,26). Comme envoyé Jésus est habilité à transmettre la vie qu’il reçoit de son envoyeur (cf. 3,16-17 ; 10,10). C’est pourquoi le participe présent (ὁ ζῶν) du v. 51a sera repris au sujet du Père au v. 57. Le v. 51b : « Qui mangera ce pain vivra à jamais » forme la conclusion de l’enthymème ; il est formulé à la troisième personne et décrit de façon positive l’effet produit par le vrai pain.

La peroratio, v. 51c : « Et même le pain que je donnerai, c’est ma chair pour (ὑπέρ) la vie du monde[75] ». Le terme chair (σάρξ) désigne ici Jésus dans sa condition terrestre (cf. 1,14)[76]. Le verset n’est pas une addition rédactionnelle[77]. Dans la structure rhétorique, il forme la peroratio et complète la dispositio de cette partie du volet A'. Surtout, il constitue le terme d’une anaphore (/x…/x…), marquée par la répétition du lexème pain aux v. 50.51a.51b.51c. Au moyen de cette figure, l’évangéliste construit une amplification progressive[78] qui se termine par un climax (τὸ κλιμακωτὸν σχῆμα) sur le mode du pathos. En effet, par extension métonymique[79] du référent, le v. 51c précise la situation historique de Jésus au terme de sa mission en indiquant de quelle façon paradoxale[80] il sera finalement pain de vie pour le monde dans sa mort tragique. C’est ce qu’indiquent de façon allusive le verbe donner et la préposition pour (ὑπέρ), préposition qui revient à plusieurs reprises en Jean quand Jésus parle de la valeur salvifique du don de sa vie : il donne sa vie pour ses brebis (10,10.15) ; pour la nation, afin de rassembler le nouveau peuple de Dieu (11,50-52). Les écrits du Nouveau Testament l’utilisent aussi dans le même sens (cf. Lc 22,19 : « Ceci est mon corps donné pour vous » ; Mc 14,24 ; 1 Co 11,24 ; 15,3 ; 2 Co 5,21 ; Ga 1,4 ; 2,20 ; 3,13 ; Rm 5,6)[81]. Ainsi se trouve renversée la situation négative mentionnée au v. 49 par la mention d’une triple opposition : la vie/la mort, le monde/les Pères, la manne/la chair. Il est aussi possible que le terme chair (σάρξ) renvoie à la demande de chair faite par les Pères (cf. Ps 77,27)[82] : ironiquement, par la chair de Jésus que les Juifs vont réclamer pour la crucifixion (cf. Jn 19,6-16), la vie sera donnée au croyant[83].

L’argumentation fait appel à la clause d’égalité juridique et au transfert des privilèges personnels de l’envoyeur à son envoyé (Jn 5,20 ; 10,30.38 ; 12,4 ; 13,20 ; 14,9 ; 15,23)[84]. Jésus affirme que sa mort violente ne pourra briser le lien vital qui l’unit à son envoyeur (8,29). Le v. 57 reprendra l’affirmation du v. 51a et montrera comment ce lien vital qui unit Jésus au Père vivant (ὁ ζῶν) est étendu au destinataire croyant. Cependant, le v. 51c ne précise pas quel genre de mort subira Jésus et il faudra que survienne l’événement de la crucifixion/élévation (cf. 3,14) pour que le croyant puisse avoir la confirmation de la prétention de Jésus à transmettre la vie (cf. 6,62), même lorsqu’il meurt sur la croix.

Selon cette interprétation, le v. 51c ne se rapporte pas en premier lieu à l’eucharistie, mais au don que Jésus fait de lui-même dans sa mort. La façon dont l’auteur utilise la métaphore du pain depuis le v. 35 impose cette interprétation. Dans les v. 36-47, le référent du lexème pain est la personne de Jésus : comme envoyé descendu du ciel, il se présente comme pain de vie, parce qu’il vient accomplir la volonté de son envoyeur. Lorsque le terme pain revient au v. 48, il ne peut se rapporter à un autre référent et désigner tout à coup le pain eucharistique. C’est toujours à la personne historique de Jésus que le terme se rapporte en premier lieu, sauf que dans cette deuxième partie du discours, la situation du référent a changé : c’est la situation décrite par l’expression « ma chair (donnée) pour (ὑπέρ) la vie du monde ».

Cette interprétation du v. 51c, qui commande toute l’exégèse de la seconde partie du discours, s’impose du fait que l’évangéliste fonde toute son argumentation sur le schème christologique de l’envoi. Or en Jean, comme dans la tradition néotestamentaire, on insiste sur l’aspect sotériologique de l’envoi (cf. Mc 12,1-12 — la parabole des vignerons homicides — ; Ga 4,4 ; Rm 8,3 ; Jn 3,16-17 ; 1 Jn 4,9-12). Le thème de l’envoi y est précisé en celui du don de la vie par la mort de l’envoyé[85]. La mort de Jésus en Jean est le point culminant, le terme et l’accomplissement de la mission de Jésus (Jn 4,4 ; 10,14-18 ; 14,30 ; 17,4 ; 19,30). Jean, comme Paul, place la croix et non l’incarnation au centre de l’oeuvre de salut de Jésus. C’est pourquoi la première partie du discours (v. 36-47), qui considérait l’envoyé au cours de sa mission terrestre de prédication, devait être complétée par une seconde partie traitant de l’envoyé au terme de sa mission. Or c’est le v. 51c qui introduit dans le discours cette dernière phase de la mission de l’envoyé. Le référent du terme « pain » n’est pas dans un cas (v. 36-47) la parole de Jésus et dans l’autre (v. 48-58) son corps eucharistique sous l’espèce du pain[86]. Il n’y a qu’un seul référent : Jésus comme envoyé, d’abord au cours de la réalisation de sa mission, ensuite au terme de cette mission, au moment de sa mort.

À noter également que dans cette partie du discours Jésus est à la fois le donateur et le don : « Je suis le pain de vie » (v. 48) et « le pain que je donnerai, c’est ma chair » (v. 51c). Cela ne s’oppose pas à la première partie qui mettait en évidence le Père comme donateur à titre d’envoyeur. Au terme de sa mission, Jésus insiste sur le don volontaire de sa vie : s’il accepte la mort, c’est par fidélité à sa mission (cf. 10,15-18 ; 14,30). En acceptant de conduire à son terme sa mission de prédication, Jésus se heurte à la violence des hommes qui rejettent son message ; ce sont eux qui veulent directement sa mort. Mais Jésus ne subit pas cette mort. Il l’assume dans le cadre de sa mission, par obéissance à la volonté de son envoyeur, et il en fait la révélation suprême de l’amour de Dieu pour les hommes (cf. 3,16-17) et de son amour pour les siens (cf. 13,1).

L’objection, « Les Juifs alors se mirent à discuter fort entre eux… » (v. 52)

L’Ancien Testament rapporte que les Juifs pendant leur séjour au désert, ont non seulement murmuré lors de l’épisode de la manne et des cailles (cf. Ex 16,2.7.12 ; Nb 11,1 ; 14,2.27), mais aussi discuté fort avec Moïse et avec Dieu (Ex 17,2 ; Nb 20,13), alors qu’ils manquaient d’eau. Il est intéressant de noter que dans notre discours, comme dans ces textes de l’Ancien Testament, la discussion prend le relais des murmures (cf. Jn 6,41 et 6,52). En Ex 17,2 et Nb 20,3, le mot hébreu rib est traduit dans la Bible grecque par λοιδορεῖσθαι, mais aussi ailleurs (10 fois) par μάχεσθαι, le verbe utilisé par Jean en 6,52[87].

Quel est le sens de l’objection des Juifs dans cette deuxième partie du discours ? Aux v. 41-42, les Juifs refusaient de reconnaître en Jésus, le fils de Joseph, celui qui était descendu du ciel, envoyé par le Père. Ils ont compris les paroles de Jésus sur l’origine divine de sa mission, mais ont rejeté sa prétention personnelle à une origine divine. Ont-ils compris les paroles de Jésus leur annonçant que le don de sa chair, c’est-à-dire sa mort, leur serait salvifique ? Ou les interprètent-ils en un sens anthropophagique ? La première solution apparaît plus vraisemblable[88]. On retrouvera pareille objection lorsque Jésus annoncera l’élévation du Fils de l’homme : « […] et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (12,32). La foule lui répondra : « Nous avons appris de la Loi que le Christ demeure à jamais. Comment peux-tu dire : “Il faut que soit élevé le Fils de l’homme ?” Qui est ce Fils de l’homme ? » Les interlocuteurs ont alors compris d’une certaine façon que le règne messianique de Jésus prendrait fin, même s’ils n’ont pas encore saisi que l’élévation dont il est question serait une élévation sur la croix et qu’elle serait salvifique (12,34)[89].

Élaboration de la partie (a) (v. 53-58)

Comme dans le volet B', la seconde partie du volet A' élabore la partie de l’invitation du v. 35b qui décrit la démarche humaine en réponse au don divin : « Qui vient à moi […] qui croit en moi […] ». En accord avec l’élaboration des v. 48-51 qui mettait en évidence la qualité vivifiante du don et maintenait la métaphore de la nutrition, celle des v. 53-58 décrit la démarche du croyant et ce qui en résulte pour lui en exploitant la même métaphore. Le lien entre le croyant et l’objet de sa foi sera exprimé par la métaphore de l’assimilation (v. 56).

L’exordium, v. 53 : « En vérité, en vérité[90], je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme […] ». Comme au v. 44 du volet correspondant, le développement débute par la mention de l’attitude négative des Juifs (deuxième personne du pluriel ; cf. v. 36, 43 et 49). L’évangéliste argumente par le contraire (κατὰ τὸ ἐναντίον) et selon le mode du pathos pour prévenir les Juifs hostiles qu’ils risquent d’avoir le même sort que leurs Pères. Sous l’influence de la terminologie eucharistique, qu’introduisait de façon indirecte le v. 51c, la métaphore de la nutrition est complétée par la mention de l’action de boire. Le titre de Fils de l’homme comporte pour le lecteur une allusion à la croix (cf. 3,14) et introduit un principe d’explication sotériologique qui sera utilisé en dehors du discours, lorsque Jésus s’adressera aux disciples (v. 62-63). Toutefois, l’expression chair et sang, en dehors de son contexte eucharistique, peut signifier simplement l’humanité de Jésus. Dans la Bible le binôme désigne l’homme dans sa condition terrestre (cf. Si 14,18 ; 17,31 ; Mt 16,17 ; 1 Co 15,50 ; Ga 1,16 ; Ep 6,12 ; He 2,14)[91].

La propositio, v. 54 : « Qui mange ma chair et boit mon sang […] ». Le v. 54 reformule en termes positifs le verset précédent, mais en identifiant la chair et le sang du Fils de l’homme à la chair et au sang de Jésus. Pour le verbe « manger », Jean emploie ici et dans les v. 56, 57 et 58 le verbe grec τρώγειν, qui signifie littéralement « mâcher ». Ce verbe était abondamment utilisé dans le grec hellénistique tardif comme substitut populaire du verbe ἐσθιειν, « manger[92] », que Jean n’utilise jamais. Il se servira aussi du verbe τρώγειν en 13,18, dans la citation du Ps 41,10, là où la Bible grecque a traduit par ἐσθιειν. On ne peut voir dans l’emploi de ce verbe une insistance sur le réalisme eucharistique[93]. Il provient peut-être de la tradition eucharistique sous-jacente au texte de Jean.

La probatio, v. 55-57 : « Car ma chair est une vraie nourriture […] ». Le v. 55, introduit par la particule explicative γάρ, nous conduit au centre du développement. L’argument est fondé sur une analogie. Jésus affirme que sa chair est une vraie (ἀληθής) nourriture (βρῶσις) et son sang un vrai breuvage (πόσις)[94]. Si Jean avait voulu insister sur le réalisme de la manducation, il aurait utilisé l’adjectif ἀληθινός. L’adjectif indique qu’il s’agit d’une nourriture vraie, c’est-à-dire fiable, digne de confiance, qui ne déçoit pas. Jésus veut dire que la nourriture et le breuvage qu’il donne produisent bien l’effet promis, la vie éternelle[95].

Les v. 56-57 forment un tout et expliquent en termes de christologie johannique pourquoi la chair et le sang de Jésus sont une vraie nourriture et un vrai breuvage. Le v. 56 argumente à partir de l’analogie de l’assimilation[96]. Le v. 57 resitue la preuve par analogie dans le schème argumentatif principal, celui de l’envoi[97]. En tant qu’envoyé, Jésus vit de la vie de son envoyeur et ce lien vital est maintenu même lorsqu’il meurt sur la croix (cf. 8,29). Le Père est le « le Vivant » (ὁ ζῶν, v. 57) et Jésus, en accomplissant jusqu’au terme de sa mission la volonté de son envoyeur (17,5), demeure jusqu’au bout « le Vivant » (ὁ ζῶν, v. 51a). Le croyant qui reste fidèle à l’envoyé même lorsque celui-ci meurt sur la croix ou, en d’autres termes, celui qui mange la chair et boit le sang de Jésus, demeure en Jésus et Jésus demeure en lui. Cette immanence réciproque, grâce à la foi, permet l’extension au destinataire du lien vital qui unit l’envoyé à son envoyeur. Pour l’évangéliste, l’attirance du Père (6,44) sur le croyant à travers l’envoyé s’exercera à son maximum au pied de la croix (cf. 12,32).

La peroratio, v. 58 : « Voici le pain descendu du ciel […] ». Le v. 58 sert de conclusion à l’ensemble du volet A' et forme inclusion par opposition à la fois avec le v. 53 et le v. 49. Le terme « pain » remplace les termes chair et sang et l’expression « descendu du ciel » renvoie au titre « Fils de l’homme ».

La notice de conclusion (v. 59)

« Il dit ces choses en assemblée (ἐν συναγωγῇ), enseignant à Capharnaüm » (v. 59). Le modèle du discours délibératif impose de traduire « ἐν συναγωγῇ » (v. 59) par l’expression « en assemblée », c’est-à-dire « en assemblée délibérative ». Cette conclusion marque la fin du discours et prépare le dialogue suivant qui concerne la prise de décision des interlocuteurs[98]. Il ne s’agit pas d’un discours prononcé dans une synagogue, un jour de sabbat, et la foule est restée rassemblée sur la rive du lac. Par ailleurs, comme le remarque H. Thyen, cette conclusion de l’auteur doit être une allusion intentionnelle au récit d’Ex 16,1.2.9.10.22. Dans ces passages, le terme hébreu עדה, qui désigne le rassemblement de la communauté d’Israël, est traduit dans la LXX par συναγωγῇ[99].

IV. Dialogue final et prise de décision (Jn 6,60-71)

Le but recherché lors d’un discours délibératif est d’amener l’auditoire à prendre une décision concernant un événement futur[100]. Ici, le dialogue (v. 60-71), qui relate les différentes prises de décision, se divise nettement en deux scènes : v. 60-66 et v. 67-71. Dans le premier dialogue, l’évangéliste argumente à l’aide du schème christologique du Fils de l’homme[101]. L’événement annoncé concerne la mort de Jésus (v. 51c) et cette mort sera une mort sanglante (v. 53-56). Devant cette éventualité, beaucoup de disciples se scandalisent et décident de se retirer (v. 60-61, 66). Ils ne comprennent pas que cette mort, qui sera une mort en croix, sera l’occasion de la remontée dans la gloire du Fils de l’homme, d’où il pourra répandre l’Esprit : « Et si vous voyiez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ! C’est l’Esprit qui vivifie […] » (6,62-63)[102]. L’affirmation dans son ensemble rappelle certes le texte de 3,14-15 dans l’entretien avec Nicodème, texte qui présente la mort en croix de Jésus comme une élévation, à l’aide du double-sens du verbe ὑψóω : élever/exalter. Mais ici, l’emploi de l’expression « si vous voyiez » apparaît aussi comme un renvoi intentionnel à 1,51 : « Vous verrez le ciel ouvert […] ». Jésus s’adresse aux disciples qui, depuis cette annonce se sont joints aux premiers disciples. Ceux qui ne croient pas (6,64) se retirent : « Dès lors, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et n’allaient plus avec lui. »

Le second dialogue (v. 67-71) met en scène les Douze qui restent fidèles à Jésus. Pierre en leur nom réaffirme sa foi en Jésus dans des termes qui alors font appel à la christologie de l’envoi, surtout dans la seconde partie de sa réponse : « Et nous, nous avons cru et reconnu que tu es le Saint de Dieu » (6,69). Le meilleur commentaire de ce titre nous est donné dans la réponse de Jésus aux Juifs qui l’accusent de blasphème : « Celui que le Père a sanctifié (ἡγίασεν) et envoyé dans le monde, vous lui dites “Tu blasphèmes”, parce que j’ai dit : “Je suis le Fils de Dieu” » (10,36). Pour son envoi dans le monde, Jésus a été sanctifié comme, par exemple, Jérémie : « […] avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré ; comme prophète des nations je t’ai établi. […] vers tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras […] » (Jr 1,5 et 7) (B.J.)[103]. Toutefois, les disciples croyants qui choisissent de suivre Jésus (6,67-71), devront lui rester fidèles jusqu’au pied de la croix. Jésus affirmera cependant, à deux reprises, que sa mort en croix sera une glorification : en 8,28 et en 12,31-34. Ce dernier texte est particulièrement précis, puisque son élévation en croix y est présentée comme une investiture royale : Satan, le Prince de ce monde, sera détrôné et Jésus inaugurera son royaume en attirant tous les hommes à lui (12,32). Pourtant, Judas trahira son maître, Pierre le reniera (18,15-27), les autres disciples seront dispersés (16,32) et seul le disciple bien-aimé l’accompagnera jusqu’à la fin. Il entendra alors le Logos crucifié déclarer en tant qu’envoyé fidèle jusqu’au terme de sa mission : « Tout est achevé » (19,30). Puis lui sera révélé de façon décisive et paradoxale la nature d’être céleste et transcendant de Jésus, lorsque, avec les yeux de la foi, il verra « le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme » (1,51), cloué sur l’instrument de sa royauté pour l’accompagner, alors que celui-ci remettra à son Père (cf. 10,17-18) l’esprit/l’Esprit (παρέδωκεν τὸ πνεῦμα), c’est-à-dire son âme[104], ainsi que l’Esprit qui l’accompagnait durant son ministère (19,30 ; cf. 1,32)[105]. L’annonce du mouvement des anges sur le Fils de l’homme trouve son accomplissement dans l’intronisation royale du Fils de l’homme au moment de sa mort en croix (cf. 12,31-32)[106]. À ce moment, le disciple bien-aimé a aussi interprété avec les yeux de la foi le dernier signe de la présence de Jésus sur terre : le côté transpercé d’où coule le sang, symbole de l’Agneau pascal, et l’eau, symbole de l’Esprit (19,31-37)[107]. Celui qui a vu (ἐωρακὼς), a cru et témoigné (19,35), a alors reçu, ainsi que la mère de Jésus et les autres femmes qui l’accompagnaient, « l’Esprit qui vivifie » (6,63), pour constituer le noyau du nouveau royaume libéré du péché par le sang de l’Agneau et par le détrônement du Prince de ce monde (12,32 ; 6,57 ; 7,37-39)[108].

V. Un discours christologique ou eucharistique ?

À partir du v. 51c, le texte de Jean accumule une série de termes qu’on retrouve dans la tradition eucharistique : pain, manger, donné, pour (ὑπέρ), mon sang (cf. 1 Co 11,24-29 ; Mt 26,28 ; Mc 14,24 ; Lc 22,19-20)[109]. En employant σάρξ (chair) au lieu de σῶμα (corps), Jean utilise peut-être une terminologie courante. On retrouve ce terme dans la tradition représentée par Ignace d’Antioche (Rom. VII,3 ; Philad. IV,1 ; Smyr. VI,2)[100]. Ce qu’il faut noter, c’est que Jean se sert de la terminologie eucharistique pour décrire la démarche du croyant. De fait, le v. 35b est formulé de telle façon qu’il permet cette transposition du vocabulaire eucharistique. Dans ce verset, l’effet produit par le don divin est décrit à la fois comme un assouvissement de la faim et un étanchement de la soif, ce qui implique, de façon figurative, les actions de manger et de boire :

  • Qui vient à moi n’aura plus faim… ce qui implique « manger » ;

    qui croit en moi n’aura plus soif… ce qui implique « boire ».

Si maintenant on décrit le don que Jésus fait de lui-même sur la croix en se servant de la terminologie eucharistique et qu’on parle de la chair (donnée) et du sang (versé), on pourra expliciter la démarche du croyant décrite dans le v. 35b en utilisant l’image de l’assouvissement de la faim et de l’étanchement de la soif :

  • Qui mange ma chair n’aura plus faim ;

    qui boit mon sang n’aura plus soif, jamais.

Cette formulation équivaut à celle qu’on trouve dans les v. 50, 51b, 54, 56, 57b, 58. La seule mention du pain ne permettait pas d’utiliser l’image de la soif. En revanche cela devenait possible avec la terminologie eucharistique. Dans le développement du discours, c’est le v. 51c qui introduit cette terminologie. L’idée de la « chair (donnée) pour la vie du monde » amène celle de « sang versé ». D’où le développement des v. 53-56, qui décrit la démarche du croyant par l’action de manger et de boire et qui suppose comme arrière-plan la célébration de la Cène avec le pain et le vin selon les paroles rapportées par la tradition : « Ceci est mon corps, qui est pour vous […] Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang […] » (1 Co 11,24-25 ; cf. Lc 22,19-20 et par.).

L’unité de composition du discours et l’unité thématique, fondée sur la christologie de l’envoi, imposent de maintenir le sens métaphorique du vocabulaire de la nutrition depuis le v. 35bc. Lorsque Jésus invite implicitement ses interlocuteurs à le manger et à le boire, c’est-à-dire à croire en lui comme envoyé descendu du ciel, malgré le scandale de son origine terrestre (v. 36-40 ; 41-42), il est clair que les actions de manger et de boire doivent être entendues en un sens métaphorique. Lorsqu’il précise ensuite son invitation en parlant explicitement de manger sa chair et de boire son sang, il faut maintenir le sens métaphorique du vocabulaire de la manducation : les actions de manger la chair et de boire le sang ne renvoient pas directement aux actions de manger le pain et de boire le vin du rite eucharistique ; elles décrivent métaphoriquement la démarche du croyant comme le faisait de façon implicite l’invitation du v. 35bc. C’est toutefois la pratique eucharistique qui a permis à l’auteur d’opérer le dédoublement de la métaphore dont le but premier est de souligner que ce qui fait l’essentiel de la pratique eucharistique, c’est l’adhésion par la foi au don volontaire de lui-même que fait Jésus dans sa mort (cf. 51c ; 10,17-18) et au don de son Fils que fait le Père (cf. 3,15-16). Le fruit de cette adhésion de foi est exprimé à l’aide du schème christologique de l’envoi (v. 57).

L’évangéliste fait jouer dans son discours deux perspectives historiques. D’où la nécessité de laisser entendre deux modes de présence de Jésus : sa présence terrestre devant les auditeurs de Capharnaüm et sa présence pour les croyants après sa mort dans la célébration de la Cène. Tout comme les contemporains de Jésus étaient invités à dépasser le signe de la nourriture matérielle (cf. v. 26) et à croire en Jésus comme envoyé du Père malgré le scandale de son origine terrestre, ainsi les contemporains de l’évangéliste doivent dépasser les éléments concrets de la célébration de la Cène, le pain et le vin, pour croire en l’envoyé dans le mystère de sa mort salvifique, c’est-à-dire, croire que sa chair donnée et son sang versé sont une vraie nourriture et un vrai breuvage (v. 56), qui procurent vraiment la vie éternelle[111].

Le principe sotériologique énoncé aux v. 51a et 57 provient du schème christologique de l’envoi. La question fondamentale à laquelle il répond est celle de la légitimité de l’envoyé mort crucifié. Comment un envoyé qui meurt de cette façon peut-il encore prétendre être médiateur de vie ? La problématique n’est pas docète[112]. L’évangéliste ne veut pas insister sur l’incarnation, mais sur le fait que le Jésus terrestre, comme envoyé, est resté uni à son envoyeur jusqu’au terme de sa mission. Son Père ne l’a pas laissé seul (8,29). Cependant, ce n’est pas le don de la chair physique comme telle qui procure la vie (6,63) ; c’est le fait que par le don volontaire (10,17-18) de la chair dans laquelle il s’est incarné (1,14), Jésus reste uni à la volonté de son envoyeur et par là, jusqu’au terme de sa mission, médiateur de vie (v. 57). Le croyant qui participe à la Cène s’unit à ce don libre de Jésus et entre dans la communion de vie qui unit l’envoyeur et l’envoyé (v. 53-57).

Cependant, si la participation à la Cène unit le croyant au Père vivant par la médiation de l’envoyé, la transmission de la vie divine s’effectue par le don de l’Esprit : « C’est l’Esprit qui vivifie » (6,63), et ce don de l’Esprit est octroyé par Jésus une fois glorifié : « […] car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié » (7,39). Or le schème christologique de l’envoi, qui comporte trois étapes : envoi, réalisation de la mission et retour à l’envoyeur, n’implique pas de soi dans son champ sémantique une étape de glorification. C’est en mentionnant que la chair et le sang offerts sur la croix sont la chair et le sang du Fils de l’homme (v. 53 ; cf. v. 29), que l’évangéliste introduit dans le discours le schéma vertical descente-remontée et l’idée d’exaltation. Mais la force argumentative du schème christologique du Fils de l’homme est réservée pour l’événement futur de l’élévation en croix (3,14-15 ; 8,28 ; 12,31-32). À ce moment-là, l’envoyé sera révélé au croyant comme étant bien le Fils de l’homme « descendu du ciel » (cf. 3,13), puisqu’alors « il remontera là où il était auparavant » (6,62). Dans la discussion avec ses disciples qui suit le discours (6,60-63), Jésus laisse entendre que la chair et le sang auxquels s’unissent les croyants dans la célébration de la Cène (v. 53), c’est la chair et le sang du Fils de l’homme remonté dans la gloire. La chair et le sang qui sont objets de foi ne sont pas la chair et le sang physiques du Jésus terrestre, mais la chair et le sang remplis de l’Esprit du Fils de l’homme glorifié (6,63 ; cf. 1 Co 15,44)[113].

Cet enseignement sur le don de l’Esprit effectué par Jésus glorifié sera exposé lors de la fête des Tentes (7,37-39). Cette fois, la proclamation de Jésus n’utilise que la métaphore de l’étanchement de la soif : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et il boira, celui qui croit en moi. Selon le mot de l’Écriture “De son sein couleront des fleuves d’eau vive” » (7,37-38). L’évangéliste précise : « Il parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui ; car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié » (7,39). En s’unissant à la mort-élévation de Jésus dans la célébration de la Cène, le croyant va à Jésus glorifié et s’abreuve de l’Esprit.

Conclusion

À la lumière de cette étude, on se rend compte que le discours sur le pain de vie, loin d’être une composition désordonnée ou une collection de paroles traditionnelles, se présente plutôt comme l’oeuvre d’un auteur qui connaît et utilise de façon judicieuse les modèles et les procédés de la rhétorique gréco-romaine[114]. Résumons nos conclusions :

1) Le dialogue, le discours délibératif proprement dit et le second dialogue forment un ensemble indissociable. Le dialogue établit les points à débattre (status causae) et détermine les perspectives qui vont régir les deux volets du discours. À partir du v. 35, l’auteur délaisse la forme dialogue et construit un discours qui n’est pas un midrash commentant le texte de l’Écriture cité en 6,31, mais plutôt un commentaire de la parole de Jésus rapportée en 6,35.

2) Le schème christologique de l’envoi impose la division du discours en deux parties principales, chacune introduite par la formule d’autoprésentation de l’envoyé : « Je suis le pain de vie » (v. 35-47 et v. 48-58). La première partie, v. 35-47, présente l’envoyé dans l’accomplissement de sa mission, face à ses contemporains et selon la perspective développée dans la partie B du dialogue (6,30-33) qui met en évidence le Père. D’où le sigle B' pour cette partie. La seconde, v. 48-58, considère l’envoyé au terme de sa mission, face à sa mort tragique. La perspective est celle de la partie A du dialogue (6,26-29), d’où le sigle A' : le donateur est identifié à la fois au Fils de l’homme et au Fils envoyé, et le don est annoncé pour le futur (v. 29 et 51c). L’argumentation de l’évangéliste prend son point de départ dans l’invitation de Jésus en 6,35bc. Cette parole comporte deux aspects : la démarche humaine (a) et l’initiative divine (b), que l’évangéliste commente en ordre inverse dans chacune des parties du discours. Ce qui donne le schéma B' : (b) (v. 36-40) ; (a) (v. 43-47) et A' : (b) (v. 48-51) ; (a) (v. 53-58). Sans les v. 53-58, le développement de la partie A' serait incomplet.

3) Pour son argumentation, l’auteur suit le modèle d’une argumentation complète utilisé à propos d’une chrie, tel qu’on l’enseignait dans les Progymnasmata. Pour l’enchaînement de ses énoncés, à partir du v. 36, il se conforme à la dispositio du discours délibératif de la rhétorique gréco-romaine. Cependant les données théologiques principales qui servent à construire l’argumentation sont tirées de la christologie de l’envoi. Ce sont les principes qui règlent les relations entre l’envoyeur, son envoyé et le destinataire. On a ainsi une relation triangulaire qui implique, le Père, le Fils et le croyant.

4) On n’est pas en présence d’un discours qui serait sapientiel dans la première partie et eucharistique dans la seconde. Il est entièrement christologique. L’unité de composition exige de maintenir le sens métaphorique du vocabulaire de la nutrition même dans les v. 53-58. À partir du v. 53, il s’agit de décrire la démarche du croyant face à la situation de Jésus telle que décrite dans le v. 51c, celui dont la chair sera donnée sur la croix et de même le sang versé. Croire en Jésus, c’est aller à lui et le suivre jusqu’à la croix. Exprimé dans le langage métaphorique de la nutrition, c’est manger la chair et boire le sang : qui vient à la chair donnée sur la croix n’aura plus faim ; qui croit au sang versé sur la croix n’aura plus soif, jamais, car il s’abreuvera de l’Esprit, ainsi que le précisera l’évangéliste ; puisque l’envoyé est aussi le Fils de l’Homme, sa mort sur la croix sera le premier moment de sa remontée dans la gloire, d’où il pourra dispenser l’Esprit (6,63 ; 7,37-39).