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Introduction

Sophia, la Sagesse personnifiée de l’Ancien Testament est probablement l’une des figures les plus fascinantes et mystérieuses de la Bible. Aucun système ne semble pouvoir l’enfermer définitivement dans des concepts rationnels, comme peut en témoigner la multiplicité des approches qui en ont été faites. Cet aspect insaisissable de Sophia est mis en avant dans une étude récente bien documentée faisant un bilan de l’ensemble des interprétations de Sophia, depuis les temps bibliques jusqu’à nos jours[1]. En plus de l’« étrangeté » de Sophia, Dominique Cerbelaud soulève une question importante : « Comment s’articule [la] Sagesse transcendante avec la sagesse immanente qui se manifeste chez les humains ? Faut-il les distinguer ou les identifier ? […] Comme nous le verrons, cette question restera présente tout au long de l’histoire des interprétations[2]. » Nous proposons dans cet article une interprétation de Sophia qui participe au débat sur ces questions. Au risque à notre tour de la circonscrire dans des frontières, nous présentons une lecture psychologique de Sophia, comme anima, dans le cadre de la psychologie analytique[3]. Cet archétype est une figure essentielle de la psychologie jungienne[4], elle correspond à la part féminine inconsciente de la psyché masculine. Comme archétype de l’inconscient collectif, l’anima est une structure préformée qui, une fois « animée », « meublée » par le vécu personnel du sujet, devient un « complexe[5] ».

Nous adoptons l’ensemble de l’approche que Jung a de la psyché humaine[6], tout particulièrement sa notion d’archétype, celui de l’anima et celui du Soi, ainsi que son approche du processus de maturation psychique, l’individuation[7]. À ce titre, nous utilisons le principe jungien selon lequel les personnages d’une oeuvre littéraire représentent « des complexes fonctionnels relativement autonomes dans l’âme [psyché] de l’écrivain[8] ». Ainsi, pour notre étude, nous considérons Sophia comme une expression possible de l’anima des auteurs bibliques[9]. En effet, comme Jung l’indique, l’auteur n’a en général pas conscience que le complexe autonome appartient à sa propre psyché et lui confère donc une nature « céleste » extérieure à lui-même[10]. Cette lecture psychologique du texte biblique s’appuie sur une exégèse historico-critique de certains textes de l’Ancien Testament qui nous apparaissent témoigner de l’aspect archétypique, comme anima, de Sophia. La théologie sous-jacente à notre étude est tillichienne, car c’est une théologie qui peut s’articuler avec la psychologie de Jung, notamment parce que le processus de sanctification tillichien s’apparente au processus de réalisation de soi jungien, l’individuation[11].

En nous plaçant dans ce cadre, nous allons chercher à montrer que Sophia correspond à l’archétype de l’anima sous une forme évoluée, associée à une psyché masculine adulte et engagée dans le processus d’individuation. Or Jung lui-même, dans Réponse à Job, associe Sophia à un autre archétype, celui de la mère[12].

Pour cela, nous allons d’abord rappeler brièvement quelques caractéristiques essentielles de l’archétype de la mère et de l’anima, car ils sont très liés pour une psyché masculine[13]. Dans une deuxième partie, après avoir précisé le corpus sapientiel que nous utilisons, nous passerons en revue les caractéristiques essentielles de l’anima et montrerons qu’on les retrouve en de nombreux textes pour la Sagesse biblique. Enfin, nous aborderons quelques aspects de Sophia pouvant aussi correspondre à l’archétype du Soi.

I. L’archétype de la mère et l’anima

1. L’évolution de l’anima et sa projection

Un point de vue essentiel chez Jung est que l’on ne projette sur un objet donné, par exemple une femme aimée, que ce dont on est inconscient[14]. S’il y a conscience, il n’y a pas de projection. Or on connaît bien ses parents, du moins l’imaginaire, les fantasmes que l’on en a. Donc, pour Jung, cette image que l’on a de ses parents ne peut pas être projetée, ni sur des humains, ni sur des dieux, par exemple des couples (syzygies) divins du panthéon polythéiste[15]. En fait, c’est l’archétype[16] des parents qui est projeté sur les parents, ce qui leur confère un caractère numineux[17] auquel l’enfant est si sensible[18].

Pour ce qui concerne plus spécifiquement la psyché masculine, c’est l’anima qui est projetée sur la mère. La mère est en fait le premier support susceptible de recevoir la projection de l’anima. Ensuite, en se développant, la conscience se différenciant de son inconscient, l’anima se transforme, mûrit, et est susceptible d’être projetée sur une autre femme que la mère. Les cas existent cependant où le sujet devenu « adulte » choisit une partenaire sexuelle sur laquelle il projette une anima restée au stade de la mère, ce qui confère à cette femme une auréole de toute-puissance, parfois bien contre son gré, devant laquelle l’homme peut conserver une attitude infantile à la fois de demande de protection et de soumission. Il s’agit d’ailleurs d’un thème courant dans la culture, celui de la femme fatale[19].

L’approche de Jung est ainsi opposée à celle qui mettrait en avant la projection des parents sur des dieux ou d’autres humains. Pour Jung, l’homme ne projette pas sur la femme aimée l’image[20] qu’il a de sa mère, mais c’est son anima qui est d’abord projetée sur la mère, puis « via la soeur et d’autres figures semblables, à la femme aimée[21] ». L’archétype de la mère, pour une femme, est clairement distinct de celui de l’animus[22], mais pour un homme la distinction est plus délicate. Il ressort néanmoins de l’approche de Jung une différence essentielle : l’archétype de la mère (anima pendant l’enfance) n’a pas la même finalité que celui du partenaire amoureux : le premier tend à paralyser « aussi bien son dynamisme que sa persévérance » et l’éloigner du monde réel, le second oriente vers la maturation psychique[23]. L’anima (ou l’animus pour une femme) se développe au fur et à mesure que l’être se différencie de ses parents. Le sujet qui reste, même adulte, sous l’emprise de cet archétype sera bloqué dans sa croissance psychique. Dans cette relation régressive entre le fils et sa mère, c’est l’archétype « aussi antique que sacré » des « noces de la mère et du fils qui se réalise[24] ». L’homme doit ainsi surmonter sa tendance régressive à succomber à l’archétype de la mère, bien qu’elle soit auréolée de toute-puissance mystique. Le concept d’anima est « un contenu extrêmement dramatique de l’inconscient[25] » ; si, adulte, le sujet parvient à rentrer en dialogue avec l’anima, elle peut le conduire dans le processus d’individuation[26]. En effet l’intégration au conscient[27] d’un homme de sa part féminine, c’est-à-dire la prise de conscience de son anima, permet de réaliser la conjunctio oppositorum qui est nécessaire pour accéder à la « totalité » de son être.

2. Sophia comme mère ?

Dans Réponse à Job, Jung présente Sophia comme mère-amante en insistant plus sur le premier terme que sur le second, il associe Sophia à la Vierge Marie et met en avant l’importance du dogme de l’assomption[28]. Pour souligner la dimension maternelle de la Sagesse biblique, Jung utilise notamment Si 24,18 : « Je suis la mère du pur amour, de la crainte, de la connaissance et de la digne espérance, je suis donnée à tous mes enfants, de toute éternité à ceux qui ont été désignés par Lui[29] » ; or cette phrase ne figure pas dans l’original hébreu, il s’agit d’une glose grecque[30]. Pourtant, dans les textes sapientiaux, la figure personnifiée de Sophia est clairement présentée comme épouse[31], et non pas comme mère[32], alors que Jung met nettement l’accent sur cette dimension.

On peut mettre en avant, pour souligner le caractère évolué de l’anima à laquelle correspond Sophia, Si 15,2 : « Elle va au-devant de lui comme une mère et elle l’accueille comme la femme de sa jeunesse[33]. » Ce thème est encore plus explicite dans le développement de ce verset dans la version hébraïque de la conclusion du livre (Si 51,13 et suiv.)[34]. Ce texte montre que la Sagesse n’est pas fixée au stade de la mère puisque le jeune homme est appelé à quitter cette relation pour épanouir une relation intérieure avec une anima plus évoluée. De manière plus générale Jung propose une sophiologie, une histoire de la relation entre Yhwh et Sophia que l’on peut considérer comme une « mytho-théologie » et de laquelle nous nous écartons. Rappelons que Jung précise explicitement qu’il n’est pas exégète et que la théologie qu’il élabore dans son ouvrage est subjective et ne prétend pas à l’objectivité[35]. Cherchons maintenant à justifier, sur la base du dossier biblique, que Sophia peut être considérée comme anima au sens de « partenaire érotique » d’un homme adulte.

II. Sophia, la Sagesse biblique, figure évoluée de l’anima ?

1. Choix des textes bibliques

Les textes que nous utiliserons font partie du corpus biblique correspondant au courant de la sagesse mystique[36] et nous nous intéresserons, dans ce courant, plus spécifiquement aux textes pour lesquels la Sagesse est explicitement personnifiée. Ce courant sapientiel est le plus récent, il s’oppose aux deux courants précédents. Le plus ancien est celui de la sagesse traditionnelle qui s’appuie sur une observation concrète (Pr 10-29) des moeurs, elle permet de séparer les « sages », les « honnêtes hommes », des insensés[37]. Cette sagesse est assez conformiste, Dieu n’intervient que pour récompenser ou punir le comportement humain. Le deuxième courant a remis en cause la sagesse traditionnelle : dans ce courant contestataire, la sagesse divine, par opposition à la sagesse humaine acquise par l’expérience, n’est pas accessible à l’homme. Il correspond au Livre de Job (sauf Jb 32-37) et à Qohélet : Dieu seul possède la sagesse, elle n’est pas accessible aux humains[38]. Pour un autre groupe de sages, correspondant au courant de la sagesse mystique qui nous intéresse ici, Dieu, au contraire, peut instruire les hommes, par les songes notamment (Jb 33,14-17)[39]. Notre étude est centrée sur Pr 1-9 — plus spécifiquement même sur l’hymne à la Sagesse, Pr 8,22-31, le texte le plus célèbre concernant Sophia[40] — qui a inspiré les deux autres livres de ce courant, le Livre du Siracide et le Livre de la Sagesse, dont nous évoquerons quelques textes quand cela pourra enrichir notre propos[41]. Ces Livres « se situent dans une ambiance de “révélation”[42] », cette révélation est apportée par la « connaissance » de Sophia. Les textes que nous choisirons dans ces Livres correspondent à ceux pour lesquels des harmoniques érotiques de cette connaissance sont possibles.

2. L’anima considérée comme « épouse » intérieure

Jung distingue quatre niveaux de l’anima correspondant aux différentes étapes de l’avancée du sujet dans le processus de développement psychique. Ève, tout d’abord, qui correspond à une personnalisation purement instinctuelle de l’éros, puis Hélène (de Troie) qui a une dimension plus esthétique et romantique, ensuite Marie qui correspond à un éros entièrement spiritualisé se rapportant à la maternité spirituelle, et enfin Sophia, l’Éternel féminin. Sophia correspond à la Sagesse biblique de l’Ancien Testament[43].

Ce texte montre clairement que pour Jung la Sagesse biblique se situe au sommet de la hiérarchie des figures d’animas. Nous allons maintenant souligner les caractéristiques de Sophia correspondant aux aspects de l’anima comme épouse, liée à un psychisme différencié de la mère. Pour cela, nous nous appuyons sur des textes de Jung, mais nous ferons aussi référence à l’ouvrage Animus et anima de son épouse et collaboratrice, Emma Jung, qui, à notre sens, synthétise bien l’approche que Jung a de l’anima[44].

En premier lieu, l’anima étant chez Jung un complexe autonome, il convient de souligner que Sophia est personnifiée en de nombreux textes. La question du sens de cette personnalisation a soulevé plusieurs débats[45]. Pour notre part, nous pensons avec de nombreux exégètes et en particulier avec André Robert que la sagesse n’est pas un « simple attribut divin », mais que « La Sagesse personnifiée de Pr I-IX est présentée d’une façon indiscutable, bien que discrète, comme un Être divin[46] ». Dans une perspective jungienne, il s’agit d’un complexe autonome de l’auteur qui se manifeste dans son écriture dans la mesure où, pour Jung, l’anima apparaît avec des caractéristiques numineuses[47].

Nous nous concentrerons essentiellement sur l’aspect positif de Sophia. En effet, tout archétype est ambivalent et présente tout à la fois une face négative et une face positive. C’est l’attitude consciente du sujet qui détermine cet aspect de l’anima : le sujet doit coopérer avec les forces inconscientes et suivre ses voies[48], sans quoi elles s’opposent à lui et peuvent revêtir un caractère destructeur[49]. Cet aspect est bien exprimé en Pr 1,20-33 où Sophia, personnifiée comme prophétesse, appelle les hommes à l’écouter et à suivre ses conseils[50]. Elle annonce de terribles châtiments à ceux qui la rejettent et, de surcroît même, s’en réjouit : « […] à mon tour je rirai de votre malheur, je me moquerai quand l’épouvante viendra sur vous […] alors ils m’appelleront, mais je ne répondrai pas, ils me chercheront mais ne me trouveront pas […]. C’est leur indocilité qui tue les gens stupides et leur assurance qui perd les sots » (Pr 1,26-32). Cet aspect de l’inconscient, qui s’oppose à qui ne le prend pas suffisamment en considération et donc n’adopte pas l’attitude « religieuse[51] » adéquate, est valable pour tous les archétypes[52]. Attachons-nous maintenant aux caractéristiques de l’anima qui nous apparaissent les plus essentielles, en les abordant successivement.

3. L’attirance érotique exercée par l’anima

La relation avec l’anima, pour conduire à la transformation de soi, doit impliquer tout l’être, et ne se limite pas à recevoir d’elle un enseignement « intellectuel[53] ». Ainsi, la dimension « érotique » de la relation est essentielle. Sophia apparaît en Pr 1-9 comme une « compagne » intime à rechercher, comme le montre une analyse précise des termes hébreux utilisés. En effet, même pour les termes où le sens érotique n’est pas le seul possible, ils peuvent prendre ce sens compte tenu du contexte littéraire[54]. Pour ce qui concerne Pr 1-9, il s’agit des expressions suivantes, que nous évoquons brièvement dans l’ordre où ils interviennent dans le texte[55].

Le couple de verbes « chercher-trouver » de 1,28 ; 8,17 et 8,35[56] correspond à une recherche amoureuse qui fait écho à son usage en 7,15 concernant la femme adultère[57]. Le mot « délices » de 2,10[58] et 3,17 a un sens érotique, comme en 9,17 où le terme « délicieux » se rapporte aux attraits érotiques de « Dame folie », la femme adultère[59]. En 3,18 et 4,13, le verbe « saisir » concernant Sophia a aussi un sens érotique, comme en 7,13 à propos des ébats amoureux avec la femme adultère[60]. En 4,5 et 4,7, le verbe « acquérir » peut prendre le sens d’épouser[61]. La traduction de 4,8 est souvent édulcorée, or, on peut proposer la suivante : « Caressera là et elle t’excitera, elle t’honorera quand tu l’auras étreinte. Elle te mettra sur la tête une guirlande ravissante et elle t’offrira une couronne d’apparat[62] ». L’ambiance érotique de Pr 5 est assez explicite, ce texte met en opposition (symétrie antithétique) les attraits érotiques exercés par la femme adultère (5,1-14) et ceux de Sophia (5,15-23). Cette dernière partie peut être considérée comme un des plus beaux chants d’amour de la Bible et constitue « une métaphore érotique dans les rapports des apprentis-sages avec la Sagesse[63] ». Le thème de l’eau est très prégnant dans ce texte consacré à Sophia (six fois pour neuf versets), elle est abondante et ruisselle. On connaît bien l’importance de ce thème biblique lié aux rencontres amoureuses[64], soulignons aussi que dans une perspective jungienne, l’eau symbolise l’inconscient. On peut proposer, pour 6,22, la traduction suivante : « Quand tu te déplaceras, “elle” [Sophia] te conduira ; quand tu te coucheras, “elle” veillera sur toi ; et quand tu te réveilleras, “elle” te parlera[65]. » Cet accompagnement intime de la Sagesse est caractéristique de l’anima pour qui « coopère » avec elle.

L’autodescription de la Sagesse en 8,4-21 n’évoque pas la beauté physique de la Sagesse, mais nous pensons[66] avec C. Camp que Sophia, dans ce préambule à l’hymne à la Sagesse (8,22-31), cherche à susciter « l’admiration et la réponse empressée de son amoureux[67] ». Le terme « connaissance » intervient dans ce paragraphe deux fois et peut, comme en 2,10, prendre une connotation érotique[68] : la connaissance proposée par Sophia suppose une union amoureuse. Il s’agit très typiquement de la manière dont l’anima d’un homme peut apporter la « connaissance » : par l’attraction érotique[69]. Compte tenu que le langage des rêves est symbolique, l’expression « pour qui sait comprendre » des deux versets 8,8-9 : « Toutes les paroles de ma bouche sont […] franches pour qui sait comprendre », prend un relief particulier dans une approche jungienne. En effet, cela peut correspondre à l’interprétation d’un langage imagé, comme en Mc 4,23 à propos des paraboles[70]. Le terme traduit par « désir » en 8,11, comme en 3,15, a souvent dans la Bible une connotation amoureuse quand il est associé à l’attirance d’une personne pour une autre[71]. Enfin, pour ce qui concerne ce paragraphe, le verbe aimer des versets 17 et 21 peut avoir un sens érotique[72].

Il n’y a aucun terme explicitement érotique dans l’hymne à la Sagesse (8,22-31), mais on peut interpréter les versets 30-31 comme l’expression de la médiation érotique que Sophia exerce entre les humains et Dieu[73]. Ainsi Sophia apparaît comme une jeune artiste (ʹāmôn) qui mène une danse sacrée et érotique pour attirer les humains vers Dieu[74]. La suite (8,32-36) reste dans le même registre[75] : le verset 34 fait référence à Ct 2,9[76] et le « chercher-trouver » du verset 35, comme on l’a vu plus haut, a un sens amoureux possible.

Enfin, même si Pr 9 ne contient aucun terme explicitement érotique, le manger et le boire peuvent avoir un sens métaphorique lié à la sexualité[77]. Nous comprenons ainsi l’invitation au banquet de la Sagesse comme un appel à un amour érotique pour elle. Pour compléter cette interprétation de Pr 1-9, rappelons que Sophia, en Sg 6,12-9 apparaît aussi comme l’anima de Salomon, dont il est « amoureux de la beauté » (Sg 8,2)[78]. Abordons maintenant un aspect particulièrement intéressant de Pr 1-9 pour notre étude.

4. Le couple anima négative-anima positive

La situation de la mise en concurrence d’une anima positive et d’une anima négative est typique dans les rêves et les contes de fées et peut entraîner une grande souffrance pour les hommes dont l’anima est ainsi divisée. La structure de l’ensemble de Pr 1-9 met clairement en opposition les attraits érotiques de la femme adultère, à l’allure de courtisane[79], et ceux de Sophia[80]. Le point commun entre ces deux figures est l’attraction érotique qu’elles exercent, mais l’homme « se perd » en la femme adultère, ce qui figure une perte de conscience et, au contraire, il s’épanouit dans sa relation amoureuse avec Sophia, ce qui figure une plus grande conscience. Nous avons évoqué plus haut que les textes de Pr 5 et Pr 7 mettent en opposition les deux « soeurs rivales[81] », Sophia et la femme adultère. La différence entre les attitudes du « fils » devant Sophia et la femme fatale est très nette. En 7,1-5, il est en effet appelé à être actif vis-à-vis de Sophia, il doit lui parler et lui réclamer l’intelligence. Alors qu’en 5,3-11 et 7,6-27, l’homme qui succombe à la femme fatale est envoûté et passif, subjugué[82] par cette femme qui l’entraîne vers la mort, vers la nuit de l’inconscience, la folie (5,23)[83]. Rappelons que Jung répète inlassablement l’immense danger d’un tel envoûtement. Le verset 7,9 insiste beaucoup sur le « lieu » de rencontre avec la femme fatale, la nuit : « Que ce soit à la brune, à la tombée du jour, que ce soit au coeur de la nuit et de l’obscurité. » Cette femme adultère figure ainsi typiquement une anima destructrice qui ensorcelle l’homme, elle le fait sombrer dans l’inconscience. Face à elle, Sophia, figurée par l’épouse de la jeunesse, est reconnue dans la lumière de la loi et du discernement comme de nombreux passages l’expriment[84] : il ne s’agit pas d’« esclavage amoureux ». On retrouve à nouveau le diptyque anima positive/anima négative en Pr 9, dont nous avons vu plus haut qu’il a aussi des sous-entendus érotiques. On peut comprendre ce diptyque comme opposant la lumière de la conscience apportée par l’attraction de Sophia à celle de l’obscurité de l’inconscience, séjour des morts (9,18) vers lequel entraîne la femme fatale. Soulignons que la conscience que nous évoquons ici ne se réduit absolument pas à une « conscience morale », mais jaillit d’une relation profonde avec l’anima positive, elle-même ainsi tirée de l’inconscience[85]. Cette relation engage tout l’être, le corps et l’esprit[86], ainsi que l’exprime Pr 2,10a : « Ainsi la sagesse pénétrera ton coeur », car le terme « coeur », dans la Bible, se rapporte à une réalité vaste et profonde incluant l’inconscient[87].

Pour conclure ce paragraphe, notons que la mise en concurrence permanente de la femme adultère et de Sophia souligne la grande difficulté de cette dernière, l’anima positive, à se faire entendre. Cela montre sa fragilité en quelque sorte, du moins au sens de celle de la brise légère par contraste avec la fureur de la tempête correspondant à sa concurrente. Cette caractéristique se retrouve aussi dans les contes de fées mettant en scène un couple d’animas antagonistes, comme par exemple dans L’ondine de l’étang mentionné plus haut : le texte décrit longuement les multiples difficultés que rencontre l’humble épouse pour sortir son époux de l’envoûtement de la terrible ondine[88]. Il s’agit d’une caractéristique importante de l’anima positive par contraste avec le « pouvoir » d’envoûtement de l’anima destructrice.

5. L’anima est liée à la création

Pour Jung, le masculin est associé au discernement et à la différenciation (logos), alors que l’anima a une fonction de lien (éros)[89]. Ce lien concerne l’homme avec la création[90] et l’homme avec le monde divin. Ce sont des caractéristiques essentielles de Sophia. En effet, elle est intimement liée à la Nature, ainsi que le montre Pr 3,13-20, où Sophia est présentée comme l’arbre de vie[91]. De manière plus générale, son lien intime avec la création est souligné dans le texte biblique, en 5,15-19, où Sophia est associée à l’eau et à une « biche amoureuse et gracieuse gazelle », et surtout en Pr 8,22-31, l’hymne à la Sagesse[92]. Ces caractéristiques sont proches de celles des divinités de la nature, mais de notre point de vue Sophia constitue une forme supérieure d’anima[93]. Dans le contexte biblique monothéiste, Sophia est médiatrice entre les hommes et Dieu, or, il s’agit là d’une caractéristique essentielle de l’anima : mettre en relation la conscience avec l’inconscient, le monde auquel Jung associe la source des représentations du divin.

6. L’anima est médiatrice entre la conscience et l’inconscient

La fonction de l’anima est de jouer un rôle de relation, de médiation entre le conscient et l’inconscient[94]. L’union érotique d’un homme avec son anima, dans un rêve, symbolise l’intégration de sa composante féminine à sa personnalité consciente (le « moi ») : c’est une étape essentielle du parcours initiatique de réalisation de soi.

Comme mentionné plus haut, la Sagesse biblique, en Pr 1-9, notamment en 8,30-31, apparaît comme médiatrice érotique entre les humains et Yhwh[95]. En fait, cette finale de l’hymne à la Sagesse constitue le sommet de ce poème exceptionnel, constitué de 22 stiques, autant que de lettres de l’alphabet hébreu. Les versets 30-31 sont structurés de la façon suivante[96] :

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La symétrie est tout à fait remarquable, par les positions des termes ša`ašu`îm (délices) et meśaḥeqet (dansant) dans l’ensemble du passage. On peut montrer que, compte tenu du contexte de Pr 1-9, le terme ša`ašu`îm fait partie du langage érotique[98]. Pour ce qui concerne le terme meśaḥeqet, en s’appuyant sur les autres occurrences de ce terme dans la Bible et des parallèles égyptiens et sumériens, on peut en souligner la connotation non seulement ludique, mais aussi sacrée et érotique, ou à tout le moins la très grande intimité entre Dieu et Sophia et Sophia et les hommes.

Sophia apparaît ainsi comme une figure d’anima en considérant la représentation de Yhwh qu’ont les auteurs bibliques comme une expression symbolique de leur inconscient[99]. Ainsi, Sophia, comme anima, guide[100] l’homme qui l’écoute vers Dieu, vers la réalisation de soi[101].

7. L’anima est insaisissable

Les contenus inconscients sont insaisissables[102], ils n’ont pas de forme déterminée et concrète, dans les rêves ils affleurent dans la conscience mais souvent sous une forme assez voilée. Ils ont cette fâcheuse tendance à retourner facilement de là d’où ils viennent, c’est-à-dire l’inconscient[103]. Il faut un « moi » suffisamment fort pour qu’il puisse entrer en relation durable avec des éléments inconscients[104]. Cet aspect est souvent relevé par Emma Jung pour l’anima, par exemple elle souligne un propos de la nymphe divine Urvashi : « Je suis aussi éphémère que l’aurore et difficile à saisir que le vent ». Elle souligne aussi cet aspect de l’anima en l’illustrant par un autre texte : « Oengus […] vit en rêve une très belle jeune fille arriver à ses côtés, mais elle disparut dès qu’il chercha à prendre sa main[105]. » Cet aspect évanescent peut aussi s’exprimer par l’association de l’anima à la brume et aux nuages[106].

Sophia, là encore, présente toutes ces caractéristiques. En Pr 8,22-31, le thème de l’eau est très important, par comparaison avec le ciel et la terre (en Gn 1,1-2,4, un autre récit de création, les proportions sont beaucoup plus équilibrées), ce qui fait écho à Pr 5,15-18 évoqué plus haut[107].

Pour ce qui concerne ses relations avec les hommes épris d’elle, Sophia, « réclame des amants mais se dérobe dès qu’ils sont trop proches (empressés) » et elle a « une fameuse tendance à se dérober au moment où l’on croit la saisir[108] ».

8. Sophia a besoin de la prise de conscience de l’homme

Nous allons voir au prochain paragraphe tout le bénéfice qu’a un homme à « épouser » son anima, mais, comme complexe autonome, l’anima, pour prendre consistance et sortir de l’inconscience, a besoin que l’homme prenne conscience d’elle. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’appel incessant de Sophia à se faire aimer en Pr 1-9[109]. À ce titre, Si 24 est aussi éclairant, notamment les versets 6 et 7 : « Sur les vagues de la mer et sur la terre entière, sur tous les peuples et toutes les nations s’étendait mon pouvoir. Parmi eux tous j’ai cherché où reposer : en quel territoire pouvais-je m’installer ? » Sophia a besoin d’habiter en l’homme[110]. L’anima non reconnue reste indifférenciée et est à l’origine de bien des troubles, qui sont figurés par Pr 1,24-32, comme on l’a vu plus haut.

9. L’union avec son anima conduit à la réalisation de soi

Le processus de réalisation de soi, l’individuation, est au coeur de la psychologie de Jung, il est réalisé par la prise de conscience, l’intégration, d’éléments de son « autre part » dont, pour l’homme, l’anima est une part essentielle[111]. L’hymne à la Sagesse — une expression condensée de l’ensemble de Pr 1-9 sur la question qui nous concerne ici — présentant l’attraction érotique que l’anima exerce sur l’homme peut ainsi se comprendre comme un voyage initiatique, ce que confirme sa suite immédiate, 8,32-35, car le « fils[112] », grâce à l’action érotique de Sophia, a acquis la sagesse[113]. On peut comprendre ce processus comme celui de la réalisation de soi au sens où Jung l’entend. Le verset 35 est en effet clair : « Car celui qui me trouve a trouvé la vie et il a rencontré la faveur du SEIGNEUR ». En fait, il s’agit même d’une nécessité : « Mais celui qui m’offense se blesse lui-même[114]. Tous ceux qui me haïssent aiment la mort » (8,36). Cela correspond bien à la perspective jungienne : vivre vraiment, par opposition à la manière de vivre de celui qu’il qualifie d’« homme normal », suppose rentrer en dialogue avec son anima, l’« archétype de la vie[115] ». D’autres passages indiquent clairement tout le bénéfice qu’a l’homme à épouser la Sagesse, tout particulièrement le passage précédent l’hymne à la Sagesse, Pr 8,14-21[116].

Soulignons dans ce contexte un aspect caractéristique de Sophia, que nous avons déjà relevé plus haut à propos de la mise en perspective de Sophia par opposition à la femme adultère. C’est la conscience, l’éveil (Pr 8,34 l’exprime assez bien) auquel elle est associée, par opposition à l’inconscience de l’homme épris de la femme fatale[117]. La présentation de l’homme qui a « acquis » la sagesse est celle d’un homme tout à fait épanoui, en terme jungien qui a accompli le processus de réalisation de soi, souvent symbolisé par le roi, ce que l’on retrouve en Pr 8,15-16.

Comme la description de la Sagesse se mêle à celle de l’homme « qui en a fait sa compagne », Sophia, figure d’anima, pourrait aussi être comprise comme figure du Soi. Abordons maintenant cet aspect.

III. Sophia, figure de l’anima ou du Soi ?

Nous avons retenu parmi les différentes connotations possibles du terme ʹāmôn (Pr 8,30), celle d’une personne adulte et plus particulièrement encore, avec un sens érotique, celle de « jeune artiste ». Mais ʹāmôn évoque aussi l’enfant dont on peut souligner qu’il est « en train […] de grandir[118] ». Par ailleurs, Sophia, notamment en Pr 1-9, présente des éléments que, d’un point de vue jungien, l’on pourrait qualifier de masculins : son lien avec l’ordre, la loi et la discipline[119]. Cet aspect de Sophia apparaît aussi dans une autre connotation du terme ʹāmôn, celle de « maître d’oeuvre[120] ».

Ces deux dimensions de Sophia, même si elles semblent contradictoires, non seulement entre elles (comment être à la fois enfant et « maître d’oeuvre ») mais aussi avec son aspect essentiel, de notre point de vue, qu’est celui d’épouse à rechercher, peuvent se comprendre dans une perspective jungienne. En effet, les archétypes ne peuvent pas être nettement délimités, ils s’interpénètrent[121]. Tout particulièrement, la frontière, pour un homme, entre l’anima et le Soi est floue[122]. Le Soi correspondant à la totalité de la psyché, il inclut donc nécessairement l’anima, or les éléments qui restent inconscients se « contaminent ». En quoi les deux éléments soulignés ici sont caractéristiques du Soi ? Dans un texte consacré aux archétypes de l’enfant et du Soi, Jung souligne la dimension hermaphrodite des images de l’enfant quand il correspond à une image du Soi[123]. Les éléments masculins associés à Sophia pourraient ainsi se comprendre, dans la psyché des auteurs, par une « contamination », de leur anima par le Soi[124]. Ainsi, la polysémie du terme ʹāmôn a peut-être pu, vraisemblablement inconsciemment, pour les auteurs bibliques, permettre une expression de l’archétype de l’anima « contaminé » par le Soi. En faveur de cette interprétation, on peut souligner que Sophia est associée à l’arbre de vie, un symbole important du Soi (Pr 3,13-20). Pour compléter cette discussion sur le Soi et Sophia, rappelons que pour une femme, la Sagesse biblique correspondrait non pas à l’anima, comme pour un homme, mais à son Soi[125]. Dans ce cas, la différence que nous avons soulignée plus haut entre Sophia comme mère et Sophia comme Soi prend un autre sens, non moins important[126].

Conclusion

Nous avons montré que la Sagesse biblique remplit les critères de l’anima. Il s’agit d’une anima évoluée qui conduit à la réalisation de Soi, figurée par l’homme « sage », par opposition à une anima liée à une psyché plus infantile, figurée par la femme adultère en Pr 1-9. Interpréter Sophia comme figure d’anima permet de donner du sens, d’un point de vue psychologique, au caractère fondamentalement insaisissable de Sophia. Cela permet aussi de relier, dans une perspective jungienne, deux aspects de la Sagesse biblique qui peuvent sembler contradictoires : son caractère tantôt immanent, tantôt transcendant, dualité qui traverse toute l’histoire des interprétations de Sophia[127]. C’est par l’union érotique avec son anima, sa part féminine inconsciente (pôle transcendant), qu’un homme peut développer sa personnalité et devenir « sage ». En effet la sagesse immanente, tel qu’en témoigne Salomon, la figure typique de l’homme « sage », est liée à la Sagesse transcendante, personnalisée par Sophia : c’est la relation avec elle comme épouse qui lui permet de devenir sage[128]. Ainsi, dans le Livre de la Sagesse, Salomon obtient la sagesse grâce à Sophia, dont il est devenu « l’amant de sa beauté » (Sg 8,2). À la fin de notre parcours, nous avons mis en avant quelques caractéristiques de Sophia correspondant à l’archétype du Soi, ce qui n’a rien de surprenant, car, dans l’inconscient, les archétypes ne sont pas nettement séparés[129].

Ce travail pourrait être prolongé par une étude du lien entre Sophia et Christ[130] dans une perspective jungienne[131]. Sophia, et non pas Marie, qui est plutôt du côté de l’archétype de la mère[132], pourrait alors apparaître comme une figure typiquement chrétienne de l’anima. Considérer la figure biblique de la Sagesse de ce point de vue serait susceptible de contribuer à enrichir la théologie tillichienne de la maturation psychique[133]. En effet, l’anima a les principaux caractères du symbole religieux tillichien, mais il y a une difficulté, car les images de l’anima sont subjectives, il apparaît donc difficile d’attribuer à ce symbole une certaine universalité, ce que requiert pourtant le symbole religieux tel que le conçoit Tillich[134]. La présente étude permet, en considérant la Sagesse biblique comme une image de l’archétype le plus évolué de l’anima[135], de donner à cet archétype un caractère « objectif », du moins d’en proposer une référence reconnue dans le christianisme. Ainsi, en s’appuyant sur l’étude citée précédemment, nous pouvons considérer l’anima comme un symbole sexuel tillichien s’enracinant dans la Bible[136].