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Introduction

Dans La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth écrit :

[…] l’élément social dans lequel doit se réaliser l’intégration de la liberté universelle et de la liberté individuelle est constitué, selon Hegel, par […] les moeurs (Sitte) et les coutumes qui règlent les échanges au sein d’une collectivité sociale. Il choisit volontairement le concept de « moeurs » (Sitte), pour montrer que ce ne sont ni les lois promulguées par l’État, ni les convictions morales des différents sujets, mais seulement les attitudes intersubjectives réellement mises en pratique qui peuvent offrir une base solide à l’exercice de cette liberté élargie[1].

Pourtant le même Honneth interprète l’État hégélien comme étant une sphère de reconnaissance intersubjective. En effet pour Hegel le développement de l’individualité passe par divers degrés de reconnaissance mutuelle qui diffèrent selon les dimensions de l’identité personnelle confirmées dans le rapport à autrui. D’après l’interprétation de Honneth, l’État chez Hegel suggère un troisième niveau d’intersubjectivité où l’individu est reconnu comme un sujet socialisé, unique, digne d’égal respect et jouissant de droits[2].

Or Levinas, à la suite de Rosenzweig, s’est attaqué justement à critiquer l’État hégélien en tant que sphère de la reconnaissance intersubjective. Proche de la pensée de Franz Rosenzweig dans L’étoile de la rédemption, qui relie la fin de la Phénoménologie de l’esprit avec les Principes de la philosophie du droit, la critique lévinassienne vise désormais l’anonymat qui caractérise cette dimension de l’esprit objectif hégélien, issue de la raison impersonnelle dans son parcours totalisant. Pourtant, chez Levinas, par opposition à Rosenzweig, il ne s’agit pas seulement de dénoncer le devenir de la Raison dans la pensée occidentale, mais plus fondamentalement l’ontologie à partir de laquelle l’évolution de cette raison est devenue possible. Il s’agit ainsi de déceler les points de rapprochement et d’éloignement entre les deux philosophes à l’égard du politique.

I. Une certaine conception éthique de l’État chez Hegel

Pour Hegel — dans ses écrits de jeunesse —, la liberté des sujets en tant que citoyens doit être assurée par la reconnaissance des individus dans un système raisonnable de droits et devoirs dans l’État. L’État, à travers le Droit[3], rend effective la liberté. Les individus devenus sujets de droits et d’obligations par la reconnaissance juridique à l’intérieur de l’État, peuvent être ainsi respectés et aspirer à une reconnaissance intersubjective mutuelle et réciproque. Dès lors, la personnalité devient une forme d’existence suprême des individus. L’État est donc bien l’étape finale où s’accomplissent autant la vie éthique que le processus de reconnaissance. En effet, c’est vers l’État que la philosophie hégélienne se tourne à plusieurs reprises dans la Real philosophie d’Iéna à l’époque d’Iéna, dans l’Encyclopédie à l’époque de Heidelberg, ou dans les Principes de la philosophie du droit à la période de Berlin. Hegel l’exprime bien dans le § 198 de la partie « Philosophie de la nature » issue de l’Encyclopédie des sciences philosophiques :

Tout comme le système solaire, l’État se présente dans le domaine des actions humaines conscientes, comme un système composé de trois médiations (Schlüsse). Dans la première, le particulier (la personne) se lie par sa singularité (dans son identité physique et morale qui, en se développant, constitue la société civile) à l’universel (à la socialité, au droit, à la loi, au gouvernement). Dans la seconde, la volonté, l’activité des individus, est la relation destinée d’une part à satisfaire les besoins économiques, légaux, de l’individu et d’autre part à amener et à réaliser les ordres sociaux, légaux par cette activité individuelle. En dernier lieu, c’est l’universel (l’État, le gouvernement, le Droit) qui fournit la médiation substantielle par laquelle l’individu atteint la satisfaction et réalise sa vraie nature. Chacune de ces déterminations en rejoignant les deux autres termes ne fait que revenir sur elle-même. Autrement dit, elle se produit elle-même et se maintient par ses propres forces. C’est uniquement par ce processus de médiation — par cette trinité des Schlüsse qui au fond, sont une seule et même chose — que la compréhension véritable d’une totalité structurée devient possible[4].

Ainsi, pour Hegel, la prise en compte de l’État — comme système de détermination de l’esprit objectif — oblige la liberté subjective à sortir de son abstraction pour se réaliser au sein de l’universel. Hegel l’exprime clairement : « L’État est la réalité en actes de la liberté concrète[5] ». La vie politique aussi bien que l’Histoire paraissent laisser la place à l’État comme étant le lieu par excellence où se trouve purifié et transformé l’égoïsme naturel de chaque individu. Ainsi, le dessein de la justice consisterait seulement à dégager la violence des opinions particulières, pour laisser place au point de vue de l’universel, exprimé dans l’objectivité d’une perspective raisonnable de l’État.

De son côté, dans La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth fait une franche différence entre les écrits de jeunesse de Hegel (notamment de l’année 1802 à Iéna) et les écrits plus tardifs du philosophe allemand. C’est précisément dans les écrits d’Iéna que Honneth essaie de faire ressortir chez Hegel une dimension de la réciprocité intersubjective qui ne tomberait pas dans une forme objective, comme c’est le cas dans l’Encyclopédie. Pourtant, c’est bien la reconnaissance intersubjective qui permet de dévoiler au coeur de la vie éthique trois sphères de l’ordre du développement des capacités subjectives. La première sphère est celle de l’amour et de la famille ; la deuxième est celle de la communauté, des relations et de la solidarité réalisées par la société civile ; la troisième est celle de l’État qui se caractérise par les relations d’ordre juridique entre les personnes. L’interaction psychosociale qui se déroule entre les trois sphères de la reconnaissance permet à Honneth une réinterprétation de la théorie de la reconnaissance de Hegel qui inclut le passage de la facticité de l’individualité naturelle de l’homme à sa condition de sujet. Passage qui est basé sur la confiance dans la sphère de l’amour et la famille, sur l’estime dans la sphère de la société civile, et sur le respect dans la sphère de l’État. Désormais, son propos sera d’établir une société libre de sujets émancipés grâce à la constitution intersubjective des capacités individuelles qui s’accomplit dans ces trois sphères de la vie éthique (Sittlichkeit).

II. Rosenzweig et sa critique de l’État hégélien

Et pourtant, le coeur de la critique de Franz Rosenzweig porte sur l’État et le manque de reconnaissance des individus dans la pensée hégélienne. En effet, l’un des sujets centraux de L’étoile de la rédemption de Rosenzweig est la condamnation radicale de la dimension politique de l’Histoire chez Hegel. Ce sujet trouve son origine dans la thèse de doctorat de Rosenzweig : Hegel et l’État. C’est dans l’analyse de la Phénoménologie de l’esprit, les Principes de la philosophie du droit, ainsi que dans les circonstances de son époque si profondément liées à sa vie personnelle, que Rosenzweig trouve sa source d’inspiration. D’une part dans l’Allemagne de la fin du 19e siècle, où la consolidation de la Realpolitik, triomphe du machiavélisme politique, coïncide avec le génie fondateur de Bismarck. D’autre part en cette époque qui témoigne d’une inspiration nationale allemande mobilisée sur une réminiscence de la pensée de Hegel qui veut réconcilier les particularités de chaque Ländern dans un universalisme eidétique. C’est justement Meinecke, maître de Rosenzweig, qui estime que le trait dominant de l’État est le nationalisme hérité de la Révolution française, au-delà des particularités locales. Dès lors, la dimension absolue de l’État constitue une fin en soi où les particularités acceptent d’être absorbées dans le corps étatique afin d’être réalisées. Jusqu’ici, aucune de ces circonstances prise seule ne paraît justifier la critique de Rosenzweig à l’encontre de l’État hégélien. En revanche, toutes ces circonstances réunies dans le contexte tragique de la guerre de 1914-1918 expliquent le fondement matériel de la critique que Rosenzweig portera contre l’État hégélien. Concrètement, Rosenzweig vivra l’épreuve angoissante de la guerre dans les tranchées des Balkans, ce sera un événement crucial pour lui qui guidera l’horizon de ses réflexions. En effet, il s’agira de dénoncer au nom de l’existence personnelle du sujet, la violence impersonnelle de l’État et son système de la totalité qui sacrifie le sujet[6]. Rosenzweig dénonce ainsi le point suivant chez Hegel : « […] le courant d’énergie du système dans son ensemble traverse comme un courant un et universel toutes les formes singulières. Voilà qui correspond exactement à la vision du monde idéaliste ; de là s’explique aussi l’impersonnalité par vocation des philosophes de Parménide à Hegel, que nous évoquions dans l’Introduction[7] ». Désormais, l’effort de Rosenzweig portera sur le fait de démontrer la continuité entre la réalisation de cette totalité absolue et la violence à l’encontre des individus. Il s’agit d’une violence faite à l’homme, au nom du système de la totalité, qui cherche à englober l’individu dans le logos. Cette violence intervient dans la vie politique même des États qui évoluent dans l’Histoire à travers des guerres et des révolutions. Dès lors, l’État ne peut pas être séparé de la marche de la Raison, ni de l’Histoire dans laquelle cette Raison mène son processus de transformation. Rosenzweig le signale ainsi : « L’organisation représente une formation parfaitement idéaliste de l’État. Dans l’État parfaitement organisé, le rapport de l’État et de l’individu n’est pas celui de l’ensemble aux parties, mais celui d’un Tout à ses membres […]. Chacun d’eux y a sa place bien définie, et dans la mesure où il l’occupe, il appartient au Tout de l’État[8] ».

Or, Hegel semble confirmer cette mise en perspective dans différents passages. Ainsi, par exemple : « L’idée que l’État possède une existence immédiate et est l’État individuel en tant qu’organisme qui est en relation avec soi, — constitution ou droit étatique interne. Elle passe au rapport de l’État singulier avec d’autres États, droit étatique externe. Elle est l’idée universelle en tant que genre et puissance absolue à l’encontre des États individuels, [elle est] l’esprit qui se donne son effectivité dans le procès de l’histoire du monde[9] ». En effet, l’agencement rationnel du tout et des parties permet de mesurer la distance qui sépare la totalité comme catégorie logique et la réalité concrète, réalité que la raison englobe. C’est la correspondance des parties avec le tout, qui est aussi contenue dans la téléologie de l’histoire en tant qu’unité des événements, du monde et de la pensée. L’Histoire englobe la pensée et la pensée finit par englober l’Histoire. Cette unité fait que l’Histoire relève de l’ordre du destin. Cette réalité concrète est l’Histoire universelle : le terrain de mise à l’épreuve du rationnel. L’Histoire universelle doit être comprise dans sa forme ultime : l’État. Ainsi, Hegel semble confirmer cette perspective dans le § 549 de la troisième partie Philosophie de l’esprit de l’Encyclopédie des sciences philosophiques :

Le mouvement de l’histoire qui conduit à la liberté universelle de l’esprit, c’est l’activité par laquelle se réalise la liberté, le but absolu et final du monde. L’esprit libre, qui au début est en-soi (in sich), s’élève par cette évolution à la conscience et à la compréhension de sa propre valeur, il se manifeste et actualise son essence véritable. Il devient ainsi un universel manifeste qui est l’Esprit mondial (Weltgeist). Puisque cette évolution se fait dans le temps et dans le monde concret des événements, l’Esprit mondial est l’Histoire ; ses moments et ses étapes particulières répondent à l’esprit des peuples. Par conséquent, chaque peuple n’étant qu’une entité particulière naturelle et détentrice d’une seule détermination qualitative ne peut former qu’une seule étape et accomplir une seule tâche dans l’ensemble de l’acte total[10].

Ainsi, l’Histoire englobe les peuples comme des éléments de l’Esprit universel[11].

Dès lors, l’État représente le point culminant de l’esprit. On voit bien comment Rosenzweig établit une connexion directe entre la dernière section de la Phénoménologie de l’esprit et les Principes de la philosophie du droit. Ce faisant, sa lecture ne peut qu’aboutir à une dure critique de l’État au nom de l’individu. Désormais, on comprend bien que l’organisation de la reconnaissance en sphères, évoquée au début, met en oeuvre un syllogisme qui ne fait des individus que des moments du concept (singulier, universel, particulier). Pensée qui anime l’ensemble du mouvement du monde s’accomplissant comme unité. Hegel paraît confirmer cette perspective dans le § 129 de la version de l’Encyclopédie publiée en 1817 : « L’activité réelle est toujours la même, l’unité se fait par la différenciation des moments de la notion ; et le Schluss (syllogisme) n’est autre que le cercle des médiations à travers lesquelles est passée l’activité pour parvenir à son unité[12] ». Dès lors, si dans l’interprétation faite par Rosenzweig de l’architecture hégélienne, l’État fait partie intégrante du système de l’esprit absolu, on comprend bien que l’État lui-même sera pris dans un système de médiations d’ordre ontologique. Ainsi, bien avant Heidegger, Rosenzweig voit chez Hegel l’accomplissement d’une métaphysique qui cherche à englober l’ensemble du réel dans le rationnel, à travers une conscience de soi qui s’élève au rang d’universel et veut se poser en tant qu’État.

Dans cette confusion du réel et de la pensée, Rosenzweig voit en plus l’accomplissement de l’immanence de Dieu au monde, et donc la réalisation du paganisme dans la philosophie[13]. Ce paganisme se prolonge dans le christianisme interprété et sécularisé par Hegel, dont le noyau est la figure du Christ sauveur de l’homme à l’intérieur du monde et en accord avec le monde[14]. Cette thèse, qui accorde au christianisme une place prépondérante, voit dans la figure du « Saint Esprit » la réalisation de l’esprit dans le monde et la réconciliation possible de l’universel et du particulier. Rosenzweig l’exprime bien : « Avec sa tendance à réaliser la Raison, le christianisme ne présente pour lui [Hegel] que l’archétype de la réconciliation entre la réalité et la rationalité[15] ». De cette façon, le christianisme devient la clé de l’articulation de l’universel et du particulier qui mobilise l’ontologie. Mais l’analyse ne s’arrête pas là. L’auto-affirmation des États nationaux implique de séculariser la prétention universaliste du christianisme qui considère le monde comme terre promise. C’est toute la surface de la terre qu’il s’agit de conquérir.

Précisément parce qu’ils ne sont pas des véritables peuples de Dieu, mais seulement en voie de le devenir, ils sont incapables de tracer des limites aussi rigoureuses ; ils ne sont pas même en mesure de savoir dans quelle mesure une guerre est une guerre sainte ou, simplement guerre profane. Mais en tout cas, ils [Europe chrétienne] savent qu’en quelque manière la volonté de Dieu s’accomplit dans les destins guerriers de leurs États[16].

Ainsi, on voit réapparaître — dans un autre registre — la thèse de Rosenzweig qui consiste à dénoncer la violence implicite dans la rationalité du projet hégélien, en ce que celui-ci vise à surmonter la contingence naturelle par l’expansion de l’esprit jusqu’à l’avènement de l’État, qui en est sa plus haute expression dans l’Histoire. Cela revient à constater que le trait fondamental de l’État est constitué par la fuite de toute contingence temporelle, pour instituer une éternité objective. Autrement dit, il s’agit de faire venir le ciel sur la terre. C’est en quelque sorte une volonté d’échapper au temps. Il y a immobilisation du temps historique renfermé sur lui-même, se projetant à travers la légalité d’un ordre établi. Ainsi, l’entreprise de l’État consiste en quelque sorte à conquérir l’éternité. Ce principe de stabilité se reflète dans l’ordre juridique et institutionnel. Mais la vie d’un peuple est faite d’une pluralité de coutumes qui se renouvellent sans cesse. En fait, c’est l’écoulement incessant du temps que l’institution réprime. Le Droit, expression par excellence de l’État hégélien, finit par enfermer la pluralité des formes de vie caractérisant la vie d’un peuple, dans une totalité fixe. Ainsi, à un moment de l’histoire, cette multiplicité des formes de vie représentées dans la société civile et les coutumes que la loi ne comprend pas, finit par éclater dans un conflit. Désormais, la vie et le Droit sont en conflit. « L’État », écrit Rosenzweig, « dévoile alors son vrai visage[17] » qui est celui de la violence.

À la révolution menée par la vie contre la loi, suit la répression de la vie par la loi. Cette répression s’exerce également contre les révolutions spontanées de la vie sociale, et contre la vie sociale en tant que résistance au progrès. On voit bien à présent que Rosenzweig dénonce une dynamique conflictuelle entre les différentes sphères de la vie éthique, dynamique qui s’apparente à la « querelle entre conservation et renouvellement, droit ancien et droit nouveau. Voilà la solution permanente de la contradiction que le cours de la vie du peuple, de soi, ne fait que s’ajourner indéfiniment, car le temps s’écoule continuellement[18] ». En effet, l’interruption du temps ne peut être que violente, l’histoire des États est faite de guerres et de révolutions. La prétention à l’éternité renferme une volonté d’unité finale de toutes les choses qui transcenderait toute forme de diversité dans la réalité. Hegel semble confirmer cette thèse :

Pour ne pas laisser s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre, il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus, qui s’enfonçant dans cet ordre, se détachent du tout et aspirent à l’être-pour-soi inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit, dans ce travail imposé, donner à sentir leur maître, la mort. Grâce à cette dissolution de la forme de subsistance, l’esprit réprime l’engloutissement dans l’être-là-naturel loin de l’être-là éthique ; il préserve le Soi de la conscience, et l’élève dans la liberté et dans sa force[19].

Or, comme l’explique bien Eugène Fleischmann dans La philosophie politique de Hegel[20], pour Hegel, l’État, en exigeant la mort des individus, demande le sacrifice volontaire de leur vie pour défendre une valeur : la liberté. Désormais, l’État n’exige plus une mort simple et naturelle mais une mort pleine de sens. C’est justement cet argument que Rosenzweig critique avec force chez Hegel. S’il est certain que l’Histoire comporte l’affrontement des États souverains, elle ne peut en aucun cas justifier la mort des hommes qu’elle fait naître. À maintes reprises, Hegel confirme que les individus et les peuples « sont enfoncés dans l’intérêt de celle-ci [de sa situation], en même temps qu’ils sont des instruments et maillons inconscients de cette besogne interne où ces figures périssent, mais où l’esprit prépare et conquiert en soi et pour soi par son travail la transition à son prochain degré, à son degré supérieur[21] ». Ou, encore, « l’individualité qui est en soi et pour soi […] [a] l’obligation […] de préserver […] l’indépendance et la souveraineté de l’État, par la mise en danger et le sacrifice de leur propriété et de leur vie[22] ». Dès lors, il s’agira de dénoncer l’instrumentalisation des individus par l’esprit dans la réalisation objective de l’Histoire, dont les individus ne seraient que les moments d’un processus de plus grande ampleur. Ce faisant l’État hégélien ne serait pas si différent de l’État que Platon décrit dans la République où les hommes deviennent des fonctionnaires, dans une philosophie politique qui méconnaît la liberté des individus. En revanche, l’ouvrage de Rosenzweig vise à revendiquer la subjectivité concrète du Moi. Celle-ci se révèle irréductible à la totalité historique du politique grâce à l’expérience de l’angoisse de la mort, et accède à sa vraie fonction à travers la Révélation. La subjectivité du Moi s’ouvrira aux autres catégories de l’être[23] comme la Création, la Révélation et la Rédemption. Ce sont des catégories dont la pensée occidentale a oublié la source juive. L’angoisse de la mort dans sa réalité originelle permet d’affirmer, bien avant Heidegger, la priorité de l’existence sur le concept, assenant à son tour une critique à l’ensemble de la métaphysique qui va de Parménide à Hegel. Il s’agit alors de jeter « le gant à toute l’honorable confrérie des philosophes de l’Ionie à Iéna[24] ».

Jusqu’ici la théorie de la reconnaissance de Hegel a voulu faire de l’État et de l’individu des concepts fonctionnellement corrélatifs ou en correspondance. Selon ce point de vue, la volonté concrète de l’individu génère l’État et l’État garantit de façon objective l’exercice de cette liberté à travers la reconnaissance de la qualité de citoyen à l’individu. Or, d’après Rosenzweig, cette prétention ne peut s’achever là, et se trouve englobée dans un tout autre mouvement. Ce dernier mouvement est celui de la vérité. Une vérité qui se veut en adéquation avec le réel et la pensée, vérité incarnée dans l’État en tant que moment final du processus qui unit le monde avec l’esprit. Désormais, dire « le vrai est le tout » comme Hegel le précise, implique que le système hégélien aboutit à un système de la totalité qui se réalise à travers l’Histoire par la guerre. Le mouvement de la reconnaissance s’inscrit à la fin d’un processus que l’homme produit par le biais du logos. Dans cette autosuffisance de l’esprit à lui-même, à travers la figure concrète de l’État, on se trouve proche de Spinoza quand il écrit : « La vérité se révèle à elle-même[25] ». C’est l’idéalisme selon lequel l’idée connaît l’objet grâce à la connaissance de l’essence, qui révèle sa propre présence. Dès lors, l’existence se trouve précisément dans cette essence. Ainsi, l’esprit accède à l’absolu, tout en se rencontrant ainsi lui-même, puisque l’absolu s’incarne dans l’esprit. Désormais, la tautologie circulaire de la raison caractérise l’imposture idéaliste.

Ainsi, bien avant « Die verdrängte Intersubjektivität in Hegels Philosophie des Rechts[26] », dans lequel Michael Theunissen dénonce la répression de l’intersubjectivité par le compromis métaphysique de Hegel, Rosenzweig avait vu cette difficulté intrinsèque à l’ouvrage hégélien, notamment dans les Principes de la philosophie du droit. En effet, pour Rosenzweig, le sujet que Hegel a voulu défendre, à l’intérieur et par la médiation de l’État, est désormais compromis par un esprit objectif qui cherche seulement à se justifier lui-même. À partir de là, la reconnaissance intersubjective devient défigurée. De cette manière, le caractère métaphysique de l’esprit absolu devient structuré selon un schème spinoziste substantia/accidens[27]. Ce caractère métaphysique de l’esprit est ce qui rend impératif le passage à l’objectivité de l’esprit dans l’Encyclopédie aussi bien que dans la Phénoménologie de l’esprit. Cette étape s’insère à l’intérieur d’une stratégie hégélienne qui vise à aboutir à l’esprit absolu, dans une démarche coïncidant avec l’avènement de l’État. Ainsi, la Sittlichkeit finit par être identifiée à un esprit absolu qui tourne autour de lui-même, et qui fait de la réconciliation avec le particulier une ruse de l’universel pour revenir à lui-même. Hegel paraît confirmer cette perspective dans le § 274 des Principes de la philosophie du droit : « Puisque l’esprit n’est effectif qu’en tant que ce qu’il se sait être, et puisque l’État, en tant qu’esprit d’un peuple, est en même temps la loi qui pénètre tous ses rapports, la coutume-éthique et la conscience de ses individus[28] ». Désormais, le rapport intersubjectif qui se voulait un rapport de reconnaissance réciproque et libre entre individus différents, finit par être sacrifié dans une existence éthique indifférenciée à l’intérieur de l’esprit absolu. Si le système hégélien a voulu instituer l’existence de l’homme comme sujet, il a fini par l’annuler. Dès lors, l’individu devient un accident d’une totalité organique. Une idée proche de la conception aristotélique de Dieu comme νοησεωζ νοησισ dans Métaphysique lambda[29], Dieu qui est Dieu par la pensée tout en se pensant à travers ce qui pense.

Dans cette conception divine qui a aussi fasciné Hegel[30], l’esprit absolu devient État : sujet final de la philosophie hégélienne et la plus haute expression de la vie éthique. C’est l’hypothèse métaphysique de Hegel qui émerge avec toute sa force vers la fin de la Phénoménologie de l’esprit, dans l’Encyclopédie et, surtout dans les Principes de la philosophie du droit. La dimension intersubjective de la reconnaissance et l’affirmation de la Sittlichkeit, qui devaient aller dans le même sens, aboutissent finalement à un divorce où la justification de la dimension éthique de l’État se retrouve au premier plan et l’intersubjectivité au second. Ce faisant, l’esprit absolu, qui s’exprime à travers la figure concrète de l’État, exclut toute altérité de la vie éthique. Ainsi, la théorie de la reconnaissance chez Hegel, qui cherchait à affirmer l’indépendance des individus à l’égard de la nature, grâce à la constitution sociale de l’esprit des individus mobilisée dans une économie de reconnaissance intersubjective, finit par échouer. Il ne s’agit plus de reconnaissance intersubjective mais de métaphysique. En résumé, l’État devient expression concrète de l’esprit absolu à travers l’Histoire, en tant que principe et cause première de toutes choses[31].

III. Une place pour l’État chez Rosenzweig, malgré son nécessaire dépassement

Or à travers différents passages, d’abord de façon implicite, puis de façon plutôt explicite vers le troisième livre de la deuxième partie de L’étoile de la rédemption, Rosenzweig fait de la place à une certaine nécessité de l’État. Cette nécessité est aussi reliée à une réflexion approfondie de Rosenzweig pour esquisser l’importance de l’esprit chrétien aux côtés du judaïsme. La communauté juive en tant que communauté éternelle est hors de l’histoire aussi bien que hors de l’État, tournée vers elle-même dans une « intériorité qui s’est détournée du monde[32] ». Cet éloignement du monde et des institutions place la Thora, la Loi révélée, au centre de la vie collective juive. Thora à partir de laquelle une personne juive, dans une interrogation continue, juge les événements de la vie. Ce faisant, la Loi renferme le passé aussi bien que l’avenir pour l’esprit juif. Pourtant, dans le paragraphe intitulé « Les dangers juifs », Rosenzweig en tire des conséquences critiques pour le judaïsme : « Car, dans ce cas aussi, il considère seulement ce monde inachevé, mais la Loi, que le juif se met en devoir d’imposer au monde pour qu’il passe de ce monde-ci au monde futur, il la tient pour achevée et immuable[33] ». Alors, « le juif croit toujours qu’il s’agit simplement de tourner et retourner son enseignement de la Loi […] » comme si le temps messianique était « suspendu au-dessus de la vie comme un présent qu’on attend éternellement[34] ». Autrement dit, pour le judaïsme la Loi est vue comme monde. Elle contient la Révélation comme exigence imposée à l’individu, c’est-à-dire, comme commandement. Alors, pour la conscience juive le droit mondain est englobé dans la Loi. Encore plus, pour la conscience juive tout est déjà inséré dans la Loi. Ce faisant, la Loi « ne permet plus de distinguer le monde-ci du monde à venir[35] ». Bref, pour Rosenzweig, en tant que peuple éternel le peuple juif risque d’être hors du temps. Ce qui entraîne donc une perte du « sens du monde ». Or, le monde est tout de même important, puisqu’il est inséparable du sens de la Création. Il faut se rappeler que tout l’ouvrage de Rosenzweig consiste à rendre sa place à la Création aux côtés de la Révélation et de la Rédemption, à travers la remise en question qu’il fait de la pensée occidentale.

Dans la transformation que doit opérer l’humanité païenne pour aboutir à sa Rédemption, il faut l’intervention du christianisme aux côtés du judaïsme. Avec son sens du monde, elle offre une voie qui permet de mieux intégrer les événements de la vie et de l’Histoire. Autrement dit, si « le juif » peut être distingué aux yeux de Rosenzweig par son sens de l’utopie, « le chrétien » doit être distingué par son sens politique[36]. D’où une certaine complémentarité esquissée par Rosenzweig entre le message juif et le message chrétien dans la perspective de la Rédemption. Complémentarité qui s’organise quand même autour de certains défauts : si « le juif » est « tout » orienté vers la Rédemption au prix d’en oublier le sens du monde ; le sens du monde chez « le chrétien » implique son attachement au commencement, voire à la Création, au prix d’en oublier son orientation vers la Rédemption. Quoi qu’il en soit, la position de Rosenzweig est claire : pour ne pas tomber dans le paganisme, le monde issu de la Création a besoin de la Rédemption à venir. C’est la tâche que peut accomplir le christianisme à travers l’État. En effet, il s’agit de comprendre le christianisme comme « une voie d’extériorisation de soi[37] ». Extériorité positive de la foi chrétienne qui est, jusqu’à certain point, liée au paganisme dont l’homme chrétien n’est pas entièrement délivré, selon Rosenzweig. Il l’explique plusieurs fois, il affirme par exemple : « […] le chrétien est […] un païen[38] ». Et pourtant, en dépit du péril contre lequel Rosenzweig met en garde avec cette sortie hors de soi, il y a dans sa pensée une approbation de fond de la voie chrétienne dans l’Histoire aux côtés du judaïsme.

Cela implique en parallèle d’affirmer l’importance de la démarche de l’humanité vers la Rédemption dans l’Histoire. Démarche qui implique de revendiquer l’importance du monde dans lequel se produit progressivement la Révélation éternelle de Dieu à travers l’agir de l’homme chrétien. Ce besoin d’extérioriser la Révélation dans le monde, signalé par Rosenzweig, est lié au diagnostic d’un monde démuni d’âme. D’où le nécessaire dévoilement dans le monde d’un Dieu caché depuis la Création, voire avant même le commencement du monde. Mission du christianisme de témoigner de la Création du monde grâce à la Révélation qui ne se montre pas d’emblée dans la vie. Le peuple chrétien vit la spirale de l’histoire du monde. Par le soulèvement du temps, dans les rites et les fêtes qui parcourent le temps et l’espace, le monde chrétien organise le renouvellement des âmes. C’est ainsi que l’homme païen a accès à la Révélation. D’où l’importance de l’extériorisation du message divin. Rosenzweig a ainsi commenté : « L’historicité du miracle de la Révélation, ce n’est pas son contenu — ce contenu, c’est et cela reste son actualité —, mais son fondement et sa garantie. C’est seulement dans cette historicité sienne, cette “positivité”, que la foi éprouvée trouve la suprême certitude accessible pour elle, après qu’elle a fait l’expérience, à partir de soi-même, de la suprême félicité qui lui est destinée[39] ». Révélation qui se fait chair dans le temps aussi bien que dans l’espace. Rosenzweig parlera même de « rayonnement au-dehors[40] », ou de rayonnement dans le monde grâce à l’étoile de la rédemption. D’où le fait qu’il faille un certain paganisme pour l’accomplissement de la Rédemption et pour que la Révélation puisse se manifester à l’homme du monde. Autrement dit, « l’acte rédempteur de Dieu n’atteint l’autre que de façon médiate : il délivre l’homme grâce au monde, et le monde par le biais de l’homme[41] ». « Dieu prenait figure en passant de la Création à la Révélation, de même maintenant que l’âme prend figure en passant de la Révélation à la Rédemption[42] ». Le futur réclame d’être éprouvé dans l’attente. C’est dans le monde en tant que devenir que la Création prend le sens de Révélation : « Dans chaque pouce, il est donc quelque chose qui vient, ou plutôt : un venir. Il est ce qui doit venir. Il est le Royaume. C’est seulement dans le royaume que le monde serait une figure aussi visible que le monde plastique, le cosmos du paganisme[43] ».

Or, cette extériorisation de l’oeuvre de l’homme chrétien dans le monde passe par deux voies : l’État et l’Église. Séparation entre l’ordre du monde et un ordre supérieur au monde. Pourtant, les deux chemins partagent des points communs, pas seulement à la fin de l’Histoire avec l’avènement du Royaume de la Rédemption, mais aussi dans une origine païenne commune à l’Église et l’État qui doit être refoulée au cours de l’Histoire[44]. En effet, Rosenzweig indique explicitement que « ce n’est pas que l’Église serait seule chrétienne, et non pas l’État », mais plutôt que, pour le chrétien, « ce monde s’articule selon l’ordre double de l’État et de l’Église[45] ». En ce sens, l’Église chrétienne s’organise à l’extérieur en se basant sur une unité du monde aménagée selon le modèle de l’État romain. Selon Rosenzweig, il faut donc une certaine avancée de l’État dans le monde pour que l’Histoire puisse recueillir la plénitude de l’Éternité. C’est ainsi, car comme le signale le penseur juif, « l’homme et le monde sont indissolublement liés[46] ». L’agir de l’homme est lié au monde ; l’attente de l’éternité à la fin de l’Histoire est liée à cet agir de l’homme. D’où l’importance de l’État dans cet agir et cet ouvrage. Alors Rosenzweig écrit : « Le royaume de Dieu s’impose dans le monde[47] ». Or, « le monde ne devient sur-monde que dans la Révélation de Dieu à l’homme, et avant que cette Révélation pénètre dans un cercle du monde, ce cercle est soumis à la loi de l’évolution qui le rend mûr pour accéder au sur-monde[48] ».

C’est dans le concept d’oeuvre qu’on retrouve chez Rosenzweig ce même cheminement commun, où les deux prières, celle de l’homme de la vie quotidienne et celle de l’homme de Dieu, se rejoignent pour devenir une seule. « Elles nous semblaient mutuellement ordonnées l’une à l’autre[49] », signale Rosenzweig. Le sens même d’ekklesia le montre : c’est « le nom d’une assemblée d’individus réunis pour une oeuvre commune[50] ». Communauté qui relie les hommes dans le christianisme par une fraternité (et une sororité) au-delà des différences pour en faire des égaux. Dès lors, c’est à travers l’oeuvre de l’État chrétien que se construit le monde « à venir[51] ». S’il y a scission entre judaïsme et christianisme, c’est « une bénédiction[52] » qui doit amener la vie entière à cheminer par différentes voies pour ensuite se réunir dans le futur. Certes, chez Rosenzweig, le judaïsme considère que la vraie communauté est sans État. Mais cela n’enlève rien à l’importance de l’État dans le cheminement vers la Rédemption par la Révélation : « Car l’État est la forme sans cesse changeante sous laquelle le temps se rapproche pas à pas de l’éternité[53] ». Chemin faisant, l’oeuvre du christianisme, avec sa chronologie qui parcourt les siècles à travers l’État, est ce qui prépare la voie « pour le Messie royal qui fondera la terre sur le service de Dieu[54] ». Autrement dit, la Rédemption vécue par le peuple chrétien est à travers l’État.

Cependant, Rosenzweig est conscient du risque de laisser une place à l’État avec son origine païenne dont il ne sort jamais entièrement, et qui le pousse à prétendre englober la réalité tout entière. D’où le fait qu’à la fin de L’étoile de la rédemption, Rosenzweig argumente en faveur d’un nécessaire dépassement de l’État, dans le passage intitulé : « Le Dieu des dieux ». Il écrit ainsi : « Aussi longtemps que l’État et l’art ont besoin de se considérer tous deux, chacun pour sa part, comme tout-puissants, ils revendiqueront aussi chacun à bon droit de posséder pour soi la nature tout entière. Pour tous deux, la nature est simplement leur “matière”[55] ». C’est ce même État qui ne cesse de pousser son « cri de guerre dans le temps et dans l’espace[56] ». C’est pourquoi, l’effondrement de cette « mégalomanie » du paganisme est nécessaire pour laisser la place « à la puissance tranquille et souveraine de la vérité divine[57] ». Désormais, « en les limitant tous deux, l’État devant la vie éternelle, et l’art devant la voie éternelle, la vérité seule était capable de libérer la nature de ce double esclavage et d’en faire une nature telle que l’État et l’art en prennent leur part, mais pas plus[58] ». Autrement dit, tout en ayant une certaine place dans le cheminement à la fin de l’Histoire, l’État doit céder la place au seul Dieu et à sa vérité éternelle.

Or, ce n’est pas la seule critique de Rosenzweig à l’égard de l’État dans ses réflexions. Il pointe aussi le danger avec le christianisme de rendre la foi visible dans le monde à travers l’État. De cette manière, l’Église risque de séculariser Dieu dans un ordre visible qui pourrait oublier la liberté de l’âme autant que l’amour actif qui est appelé à conserver le monde. Le philosophe de Berlin commente cela précisément par rapport à l’Église romaine : « L’Église du Sud, fidèle à son origine en Pierre et chez les Pères latins, avait pris sur elle la charge de convertir l’ordre juridique visible dans le monde ; c’est elle qui offre depuis toujours l’image de ce danger qui consiste à séculariser Dieu en divinisant le siècle[59] ». Péril d’abaisser Dieu à l’Esprit, donc à la pensée, contre lequel Rosenzweig met en garde dans l’État hégélien. Cette critique est surtout précisée dans la section « Création ou le fondement perpétuel des choses », où Rosenzweig écrit dans un registre tout hégélien : « Dieu en tant qu’Esprit n’est personne d’autre que le […] sujet de la connaissance, le “Je”. Et voilà que s’éclairent les sens ultimes de l’idéalisme : la Raison a vaincu, la fin retourne au commencement, l’objet suprême de la pensée, c’est la pensée elle-même ; rien n’est inaccessible pour la Raison[60] ». Critique qui est liée à la place qu’occupe l’Esprit Saint dans la communauté chrétienne lors de la mort du Christ. Dans le passage intitulé « Les dangers chrétiens », Rosenzweig identifie comme un des dangers du christianisme le fait que l’Esprit soit le guide de toute chose et non Dieu lui-même[61]. Spiritualisation du concept de Dieu que Rosenzweig analyse comme étant liée à cette nécessité du christianisme de rayonner dans le monde extérieur à travers la place objective que prend l’État. Or, ce qui est intéressant, c’est que cette critique rejoint la critique centrale de la métaphysique occidentale, dont Hegel est le plus grand défenseur, et que Rosenzweig exprime au début de L’étoile de la rédemption ainsi : « Le logos n’est pas, comme de Parménide à Hegel, créateur du monde, mais esprit du monde, mieux encore peut-être, âme du monde. Le logos ainsi redevenu âme du monde peut rendre justice au miracle du corps vivant du monde[62] ».

IV. Levinas et sa critique de l’État hégélien

C’est en bonne mesure à travers Rosenzweig que Levinas fait sa lecture critique de l’État hégélien. Pourtant, tout en s’inspirant de la pensée de Franz Rosenzweig, Levinas ira encore plus loin dans sa critique comme on le verra par la suite.

En effet, vers la fin des années 1940 et le début des années 1950, Levinas se lance dans une lecture approfondie de Hegel. Le texte « Liberté et commandement » de 1953, contenu dans le recueil de textes du même nom, exprime la réception par Levinas de la conception hégélienne de l’État. Ainsi dans ce texte, Levinas commence par signaler que si tout commandement s’exerce à l’égard d’une autre volonté, il porte nécessairement atteinte à l’indépendance de cette volonté. Pour agir, il faudrait détruire ou briser la volonté d’autrui. De cette façon, le commandement de l’autorité ne peut être qu’extérieur à la volonté qui obéit, sans être d’accord avec elle. Rappelons-nous de la formule hégélienne qui veut faire de l’État et de l’individu des concepts fonctionnellement corrélatifs ou en correspondance, où d’un côté la volonté concrète de l’individu est mobilisée en faveur de l’État, et de l’autre l’État garantit de façon objective l’exercice de cette liberté à travers la reconnaissance de la qualité de citoyen à l’individu. Mais Levinas poursuit sa lecture en signalant que l’obéissance réclamée par le tyran ne peut se prétendre rationnelle que dans l’exacte mesure où elle peut « persuader » que son commandement ou son autorité n’ont rien d’étranger à l’individu. D’où l’affirmation de Levinas : « La liberté humaine est essentiellement non héroïque. Que l’on puisse, par l’intimidation, par la torture, briser la résistance absolue de la liberté jusque dans sa liberté de pensée, que l’ordre étranger ne vienne plus nous frapper de face, qu’on puisse le recevoir comme s’il venait de nous-mêmes, voilà la dérisoire liberté[63] ». Dès lors, la seule manière de protéger la liberté de sa propre décadence est d’instituer hors de soi un ordre raisonnable. D’où la conclusion de Levinas : « La liberté, dans sa crainte de la tyrannie, aboutit à l’institution, à un engagement de la liberté au nom de la liberté, à un État[64] ».

Certes, les citations font apparemment référence aux penseurs du contractualisme, mais elles sont en fait le fruit de la lecture des Principes de la philosophie du droit de Hegel. Ainsi, Levinas suit Hegel dans sa critique de Kant sur l’insuffisance de considérer la liberté comme pure forme universelle. C’est donc face au besoin de la liberté de se garantir elle-même, en se plaçant hors d’elle dans une extériorité, pour se prémunir non d’une menace mais de sa propre faiblesse, que naît l’État, dans lequel la liberté se donne sa propre loi à travers l’institution. « L’oeuvre suprême de la liberté consiste à garantir la liberté[65] ». Sujet récurrent dans la lecture lévinassienne de Hegel, dans lequel il remet en question le fait de considérer la liberté en vue de la liberté. La méditation hégélienne est donc reprise par Levinas par rapport à la fragilité de la liberté humaine qui rappelle le titre du recueil de textes Difficile liberté. En poursuivant la logique de la reconnaissance hégélienne, Levinas indique que l’économie de la conscience est l’Entäußerung. Cela signifie : se poser hors de soi face à soi comme un autre dans l’extériorité. L’aliénation de soi dans une extériorité, où la volonté face à sa faiblesse tire d’elle-même un pouvoir rationnel qui renforce la liberté. Ainsi, ce serait sur la base d’un accord fondamental entre Institution et Liberté que les choses se posent. Dès lors, la liberté reconnaîtrait cet ordre politique comme sien. Ainsi, le commandement de l’autorité trouverait une résonance à l’intérieur du sujet, dont le résultat serait l’obéissance. On voit bien en arrière-plan l’opposition que fait Eric Weil dans le sillage de Kojève, entre l’ordre du discours et l’ordre de la violence. Pour Weil, seul un accès adéquat à l’universel à travers le discours permettrait à l’individu de surmonter la violence[66].

Mais, en est-il ainsi ? Pour Levinas, l’État est-il suffisamment extérieur ? L’Entäußerung se pose-t-elle à l’extérieur ou relève-t-elle d’une aliénation ? La liberté s’installe-t-elle dans une institution ou est-ce l’institution qui absorbe l’individu dans l’obéissance ?

À l’époque de Totalité et infini, Levinas est à peu près d’accord avec la critique de Rosenzweig à l’égard de l’État chez Hegel. La préface de Totalité et infini rappelle combien l’ouvrage de Rosenzweig était fort important pour Levinas : « L’opposition à l’idée de totalité nous a frappé dans le Stern der Erlösung de Franz Rosenzweig, trop souvent présent dans ce livre pour être cité[67] ». Ainsi, l’État hégélien qui veut réconcilier les hommes, finit par les neutraliser dans l’universel et entraîne leur résignation à l’anonymat. « La tendance “naturelle” de l’instance étatique totalisée », nous dit Gérard Bensussan à propos de Levinas, « la porte à s’autonomiser par rapport aux “moments” ou aux éléments dont elle procède[68] ». C’est une forme d’inhumanité où la voix des personnes singulières se heurte à une surdité, où elle disparaît au profit d’une généralité. Conception de la paix qui, depuis Platon, veut faire de la paix une réconciliation des perspectives dans une vérité commune qui s’autonomiserait pour surmonter tout conflit venu et à venir. Il faut donc — d’après Levinas — relativiser l’ordre de la rationalité objective, dans laquelle les cris des victimes qui interpellent avec insistance les juges et les hommes d’État, sont dissimulés sous l’identité des citoyens[69]. À partir de là, Levinas sera tout à fait d’accord avec le bilan de Rosenzweig, qui inscrit le mouvement de la reconnaissance dans l’autosuffisance de l’esprit à lui-même et dans la vérité.

C’est précisément le destin de la philosophie occidentale et sa logique que de se reconnaître une condition politique, au point que la pleine expression de la vérité et la constitution de l’État universel, à travers les guerres et les révolutions coïncident. Les heurts entre hommes [dont la lutte pour la reconnaissance], l’opposition des uns aux autres, l’opposition de chacun à soi, font jaillir les étincelles d’une lumière ou d’une raison qui domine et pénètre les antagonistes. La vérité ultime s’embrase de toutes ces étincelles comme la fin de l’histoire embrase toutes les histoires. Les deux événements ne font qu’un[70].

Ainsi, la critique de la reconnaissance intersubjective dans l’État comme institution de la Sittlichkeit, porte en plus en elle une critique de cette liberté en vue de la liberté, ou tautologie de la liberté qui risque d’aboutir en tyrannie. « L’État qui réalise son essence à travers les oeuvres, glisse vers la tyrannie et atteste ainsi mon absence de ces oeuvres qui me reviennent étrangères à travers les nécessités économiques[71] ». D’où le fait qu’« il y a des avatars qui sont terribles, parce qu’ils proviennent précisément de la nécessité de l’ordre raisonnable[72] ». C’est ainsi que Levinas conclut : « Mais la politique laissée à elle-même, porte en elle une tyrannie[73] ». La philosophie de la totalité, qui veut tout ramener à un principe ou une cause première, porte désormais en elle le risque du totalitarisme.

Mais apercevoir dans ce discours, dans cette possibilité de parler, conquise à partir de la pensée totalisante, une lointaine impossibilité du discours, — l’ombre du soir dans le soleil du plein midi ; pressentir, à travers cette philosophie de la totalité qui détend l’égoïsme subjectif (fut-il sublime comme la soif du salut), la fin de la philosophie aboutissant au totalitarisme politique où les hommes ne sont plus la source de leur langage, mais reflets du logos impersonnel où les rôles sont joués par des figures, tout cela constitue la valeur de la notion kierkegaardienne de l’existence et sa protestation foncièrement protestante contre les systèmes[74].

L’enchevêtrement du discours universel cohérent où le langage « réaliserait du même coup l’État universel où la multiplicité se réabsorbe et où le discours s’achève, faute d’interlocuteurs[75] ».

Mais reste une question : s’agit-il du devenir d’une rationalité objective à travers l’Histoire dans l’État, qui tout en voulant supprimer la violence contre la liberté, ne fait que la confirmer, comme le pense Rosenzweig ? Ou est-ce que de manière plus radicale, l’État comme la Raison elle-même ne seraient que la continuité d’une violence plus fondamentale ? Si Rosenzweig plaide pour la première option, Levinas prend parti pour la seconde. C’est ici que Levinas prend de la distance avec Rosenzweig. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer le devenir de la Raison dans la pensée occidentale, mais plus fondamentalement l’ontologie à partir de laquelle cette raison a été rendue possible. Le problème ne relève pas de la pensée de l’être, c’est l’être même qui pose problème. Autrement dit, l’ontologie s’apparente déjà profondément à la violence. Ainsi pour Levinas, la violence gît au fond de l’Institution du politique. Dès lors, la Raison devient une ruse de la violence, et non l’inverse comme le veut Rosenzweig. Ainsi, l’État ne saurait être une réponse suffisante à la violence naturelle comme la théorie de la reconnaissance hégélienne voudrait nous y amener, mais le point culminant ou l’expression plus accomplie de cette violence même. « Or, malgré l’attachement d’une tradition philosophique vénérable à l’hégémonie du Même, son règne prolonge la Guerre et l’Administration qui aliènent le Même[76] ». La paix des empires sortis de la guerre repose encore sur la guerre. Elle ne rend pas aux êtres aliénés leur identité perdue. D’où le fait que « la Guerre et l’Administration, c’est-à-dire la hiérarchie, par lesquelles s’instaure et se maintient l’État, aliènent le Même qu’elles avaient à maintenir dans sa pureté ; pour supprimer la violence, il faut recourir à la violence[77] ». Ainsi, venu de la violence, l’État peut aussitôt sombrer à nouveau dans la violence. La même analogie peut être faite avec la guerre, où l’ennemi n’est pas regardé en face mais de biais. En ce sens, l’État ne regarde pas l’homme en face, mais de biais, en tant que citoyen. Dès lors, suivant cet axe d’argumentation, à propos de la reconnaissance Levinas dénonce la méconnaissance de l’homme dans l’État. « Une face de l’État se reconnaît dans la guerre, une autre dans l’Administration. Ces deux faces se rejoignent dans la notion de violence du Même. L’État moderne condense, à chaque fois qu’il est évoqué dans les oeuvres proprement philosophiques, la brutalité et la rationalité de ses origines[78] ». Atavisme, violence de la raison politique jusque dans sa dimension objective. « Les individus s’y réduisent à des porteurs de forces qui les commandent à leur insu. Les individus empruntent à cette totalité leur sens. […] L’unicité de chaque présent se sacrifie incessamment à un avenir appelé à en dégager les sens objectifs. Car seul le sens ultime compte, seul le dernier acte change les êtres en eux-mêmes[79] ».

Ainsi, Levinas est explicite lorsqu’il dénonce une transitivité de la violence qui va de la lutte pour la reconnaissance jusqu’à l’État. Il l’affirme de façon claire : « Et la loi politique achève et consacre la lutte pour la reconnaissance[80] ». Si Hegel a voulu justement faire de l’économie de la reconnaissance une réponse à Hobbes, pour Levinas on demeure sur le même terrain que Hobbes. La résolution de la lutte à mort pour sortir de l’état de nature chez Hegel, n’est pas si différente de la lutte de tous contre tous chez Hobbes. Il s’agit d’interdire la violence au nom de la sécurité, jusqu’à l’État de Hegel qui veut moraliser nos penchants pathologiques au moyen de l’universel. Les deux types de violence avec leurs différences, sont en fait l’expression d’un même mouvement qui veut englober toute différence dans le « Même[81] » et dans lequel la violence, qu’elle soit explicite ou implicite, est essentielle.

Or, cette violence qui transforme la reconnaissance en méconnaissance du visage d’Autrui tout au long de ce cheminement, que ce soit dans la lutte du maître et de l’esclave, ou dans l’État, est pour Levinas issue de l’être. Il l’exprime ainsi : « L’énergie animale commanderait le secret du social, du politique, de la lutte, de la défaite et de la victoire, énergie à laquelle tiendrait la rigueur logique elle-même […]. Vie des États animalement prédéterminée sans questions morales ! La persistance de l’animal dans l’être, le conatus, reste en effet indifférent à toute justification et à toute accusation. Il est sans question[82] ». L’allusion à Hobbes et à Spinoza n’est pas un mystère. Levinas fait explicitement référence à la formule Homo homini lupus de Hobbes aussi bien qu’au conatus spinoziste pour caractériser la transitivité du politique avec l’ontologie.

Esse est interesse. L’essence est intéressement […]. Positivement, il se confirme comme conatus des étants. Et que peut signifier d’autre la positivité, sinon ce conatus ? L’intéressement de l’être se dramatise dans les égoïsmes en lutte des uns avec les autres, tous contre tous, dans la multiplicité d’égoïsmes allergiques qui sont en guerre les uns avec les autres, et ainsi, ensemble. La guerre est la geste ou le drame de l’intéressement de l’essence[83].

Dès lors, c’est la guerre, l’inter-esse-ment du conatus en lutte pour sa persistance dans son être, cette persistance de l’être dans l’être ; le « Même ». On le retrouve aussi aux fondements de l’universel et de la paix politique, dans les doctrines de raisons d’État et de sécurité nationale depuis Machiavel où il s’agit d’assurer la préservation de l’État. Alors, « le totalitarisme politique repose sur un totalitarisme ontologique[84] ». Bref, en exorcisant la violence par la violence pour conquérir la paix, la philosophie politique moderne ne fait que consacrer la violence d’une autre manière.

V. Une reconsidération du politique chez Levinas

Pourtant, quelques années plus tard dans ses lectures talmudiques et spécifiquement dans le texte « L’État de César et l’État de David » de 1971, contenu dans le recueil des lectures L’au-delà du verset, Levinas semble reconsidérer la place du politique. Il réfléchit alors sur le réalisme politique de l’État romain qui, à son avis, constitue un « État scélérat », mais parfaitement État. On est ici face à une exceptionnelle réussite de la violence parvenant à s’équilibrer dans l’universalité formelle de la loi. L’État n’aurait pas atteint la loi éthique de l’un pour l’autre, mais la loi qui aurait traversé l’animalité jusqu’à l’universalité, cela même si c’est à partir d’une condition où l’homme est Homo homini lupus. Loi ayant seulement l’apparence d’une loi morale, mais qui est formellement loi malgré cette apparence et avec ce formalisme. Levinas adjoint ainsi une remarque positive : État qui est « parfaitement État[85] ».

Dès lors, on est face à une évolution chez Levinas. Jusqu’à maintenant, toute sa pensée du politique s’était organisée autour d’une critique de la philosophie politique moderne dans laquelle l’État surgit de la violence pour sombrer dans la violence. Levinas semble maintenant faire l’éloge d’un État à l’image de l’État romain, un éloge qui s’inspire de son formalisme. Rome a donné au monde son ius et sa notion de personae. Même en étant né de la violence, l’État peut s’équilibrer dans cette violence et trouver la paix parmi les hommes. Ainsi, Rome traverse l’animalité pour penser l’humanitas d’une autre manière que ne l’avait fait la pensée de Levinas jusque-là. Levinas reconnaîtra donc l’État romain de façon surprenante : « Le légalisme romain est l’effet positif de sa négativité[86] ». État romain qui aura réussi à arrêter « l’animalité des hordes humaines[87] ». Dans sa capacité à s’équilibrer dans la violence et à faire place à la paix, dans sa forme et son formalisme, l’État romain fait autorité. Levinas affirme : « Déjà la Cité, quel qu’en soit l’ordre, assure le droit des humains contre leurs semblables, supposés à l’état de nature, loups pour les hommes, comme l’aura voulu Hobbes[88] ». D’où la considération particulière à accorder à cette étonnante exhortation du traité Pirqé Avot : « Priez pour l’État sans lui les hommes s’avaleraient vivants les uns les autres[89] ». C’est un appel insolite mais d’une importance exceptionnelle. Comme l’exprime Miguel Abensour : « L’État de César — bien que ce dernier fût une puissance païenne, représente de surcroît l’oppression des empires. Hommage rendu, car les rabbis ne pouvaient oublier le principe organisateur de Rome et son droit, le fameux droit romain[90] ».

Or, ce qui est intéressant, c’est qu’en arrière-plan de ces réflexions, transparaît un geste constant de Levinas pour justifier, à l’intérieur de la pensée juive et plus précisément à l’intérieur de la pensée talmudique, une place à l’État. Ce qui révèle la singularité de la conception lévinassienne du judaïsme. C’est ce genre d’argument chez Levinas qui montre la distance qu’il prend à l’égard du judaïsme de Rosenzweig et de Buber. Mais ce faisant, cette reconsidération de l’État, ce réalisme politique de Levinas, ne pointent-ils pas une contradiction avec toute la pensée du politique que l’on a évoquée jusqu’ici ? Non, il n’y a pas de contradiction en ceci : la pensée politique de Levinas, et sa pensée philosophique tout court, cherchent toutes les voies possibles pour assurer la paix parmi les hommes. D’où la légitimité pour Levinas, ainsi que pour la pensée juive, du fait de réclamer une place à l’État.

Pourtant, si Levinas laisse place au politique tel que conçu sous l’État romain, sous la figure de « l’État de César », cela ne saurait être sans référence à « l’État de David ». Cette figure du politique accompagne toute la réflexion de Levinas à propos de l’État. En effet, concernant l’État de César, Levinas reprend des critiques que l’on a par ailleurs examinées à propos de l’État en tant que totalité. Certes, l’État de César se caractérise par l’imposition d’un ordre public qui peut toujours dégénérer dans la violence de la totalité. Succinctement, il s’agit d’un État unidimensionnel centré sur lui-même qui trouve son centre de gravité en lui-même et qui peut, dès lors, virer à l’État totalitaire. C’est bien encore la dénonciation d’une logique centripète où l’État bénéficie de la « raison d’État », qui l’amène à sombrer dans la recherche de la persistance de son propre être. Levinas le dit ainsi : « [L’État gréco-romain] sépare l’humanité de sa délivrance. Incapable d’être sans s’adorer, il est l’idolâtrie elle-même[91] ». La reconnaissance de la valeur de l’État chez Levinas n’est donc pas « inconditionnelle ». Si Levinas laisse de la place à l’État dans sa pensée, c’est dans la perspective de ce que Levinas appelle alors un « au-delà de l’État ».

En effet, cette approximation ne peut pas être correctement comprise sans le réaménagement simultané de la figure du « tiers » dans la pensée lévinassienne. Dans le schéma de Totalité et infini, le visage d’autrui est aussi le visage de tous les visages[92]. Ce qui implique que dans le visage d’autrui perce aussi le visage du tiers. Or, dans le schéma d’Autrement qu’être, le tiers n’est pas seulement l’autre comme autre mais surtout l’autre de l’autre. Le tiers est donc « un prochain de l’autre, et non pas simplement son semblable[93] ». Désormais le tiers introduit une contradiction dans l’univocité du sens éthique. Alors, la justice à l’égard du tiers est nécessaire, la surenchère éthique ne suffit pas. Levinas ferait ainsi sienne la formule biblique : « Paix, paix au prochain et au lointain[94] ». À son tour, avec ce besoin de justice, Levinas fait de la place dans sa pensée aux institutions, dont bien sûr l’État :

À ma relation avec l’unique et l’incomparable se superpose la comparaison et, en vue d’équité ou d’égalité, une pesée, une pensée, un calcul, la comparaison des incomparables, et, dès lors, la neutralité — présence ou représentation — de l’être, […] et par là enfin l’importance extrême dans la multiplicité humaine de la structure politique de la société soumise aux lois et dès lors aux institutions où le pour-l’autre-de-la-subjectivité — le moi — entre avec la dignité du citoyen dans la réciprocité parfaite des lois politiques essentiellement égalitaires ou tenues à le devenir[95].

Les institutions et l’État lui-même peuvent être retrouvés à partir du tiers intervenant dans la relation de proximité[96].

Pourtant, Levinas était conscient du risque de laisser de la place à l’État dans sa philosophie. L’État qui, dans son impersonnalité, risque toujours de s’abstraire de l’expérience du visage et de faire violence aux relations humaines. Levinas le signale de façon assez illustrative : « […] il y a, si vous voulez, des larmes qu’un fonctionnaire ne peut pas voir : les larmes d’Autrui[97] ». Économie abstraite du politique qui peut toujours se transformer en violence régissant des masses humaines : « Un État où la relation interpersonnelle est impossible, où elle est d’avance dirigée par le déterminisme propre de l’État, est un État totalitaire[98] ».

Ainsi, il s’agit pour Levinas à la fois de faire de la place à l’État, et de se prémunir des risques du politique avec une éthique « au-delà de l’État » qui puisse faire face au risque toujours potentiel de la dérive totalitaire de l’État. D’où le fait que Levinas exprimera l’importance pour l’éthique d’être vigilante à l’égard du politique. Levinas l’affirme ainsi : « La politique doit pouvoir en effet toujours être contrôlée et critiquée à partir de l’éthique[99] ». Pour cela, la politique doit être décentrée, jusqu’à avoir son centre de gravité dans une extériorité à elle-même, dans l’injonction du visage d’autrui qui interrompt le jeu du politique. À ce propos écrit Levinas, « à travers l’inhumain, des poussées extraordinaires de la miséricorde survivent, allant d’unicité humaine à unicité humaine, indépendamment et comme en dépit des structures — politiques ou ecclésiastiques — où toujours elles étaient exposées[100] ». Il en est ainsi parce que cette folie sans calcul de responsabilité ne saurait, sans perversion, se faire oublier dans le tiers, source de justice. Elle doit avoir son centre de gravité en dehors d’elle-même, dans l’injonction du visage de l’autre qui vient interrompre le jeu du politique, dégriser sa puissance. Ce faisant, la politique née d’un dépassement nécessaire de la surenchère éthique pour rendre justice au tiers, est à son tour soumise à l’éthique en tant qu’instance destinée à « mesurer la politique » comme le commente de façon pertinente Guy Petitdemange[101]. Ainsi, l’institution du politique ne saurait se soustraire « au contrôle de la responsabilité de l’un-pour-l’autre[102] ». Alors, l’« Au-delà de l’État dans l’État[103] » vise donc une forme d’État soumis à une instance critique qui le travaille en permanence.

Pour finir, on comprend donc cette approbation de fond de l’État romain chez Levinas dans l’une de ses lectures talmudiques. Même s’il faut souligner qu’il comporte des risques, le réalisme politique de Levinas invite à prendre en considération l’importance du politique pour l’existence de la paix. Dit autrement, Levinas est conscient du risque de méconnaître l’importance de l’État dans un utopisme naïf [104]. Il fait lui-même une critique explicite de ce type d’attitude éthique : « […] tombant en poussière au contact du réel ou tournant en délire dangereux, impudent et facile qui se donne pour reprise du discours prophétique[105] ». Or, s’il y a une place pour le politique, c’est bien par rapport au besoin de se prémunir des risques encourus en l’absence du politique. Et pourtant, c’est bien d’une paix imparfaite dont il s’agit. D’où le fait que le défi du politique, soumis à l’éthique comme instance critique qui le travaille en permanence chez Levinas, revient à ceci : celui d’une cité à construire.