Article body
Les années 1980 avaient vu apparaître plusieurs propositions de modèles de développement psychoreligieux qui sont devenus des classiques de la discipline, selon leur accent particulier. Pensons par exemple à Fowler sur le développement de « l’action de croire[1] » chez l’enfant et l’adulte, ou bien à Oser, Gmünder et Ridez, sur le développement des représentations de Dieu[2]. Ces modèles offraient des outils qui permettaient aux divers intervenants de s’intéresser aux personnes qui cheminent dans leur quête de sens plutôt que de prioriser les contenus à croire. Ils cherchaient à cibler l’un ou l’autre des dynamismes intérieurs que nous associons aujourd’hui au spirituel. Plusieurs décennies plus tard, les critiques du religieux en même temps que la reconnaissance accrue du spirituel par bon nombre de professionnels du monde de l’éducation ou de la santé, par exemple, appellent de nouveaux repères du spirituel qui tiennent compte à la fois des acquis des sciences sur les différentes facettes du développement des enfants et des adolescents, et du contexte concret, profondément transformé, dans lequel ils vivent — familial, social, culturel, religieux, technologique, écologique, etc.
Inspiré par le pédopsychiatre René Soulayrol[3], de même que par la chercheure universitaire en psychologie, Lisa Miller[4], le pédopsychiatre Michel Lemay propose d’explorer la vie intérieure des enfants et des adolescents, à partir de son point de vue scientifique. À chaque chapitre, qui correspond à l’une des grandes étapes du développement, proposées par la psychanalyse, l’auteur suggère un enjeu qu’il est possible de qualifier de spirituel. Je reprends ici ses grands titres. « L’aube de la vie ; en route vers un devenir » (jusqu’à 3 ans) ; « Ainsi s’actualise l’interrogation sur soi et sur l’environnement » (3 à 6 ans) ; « La rencontre entre le monde émotionnel et celui des connaissances » (6 à 12 ans) ; « Le temps des distanciations, des remises en cause et des réappropriations » (adolescence).
Dès le départ, Michel Lemay précise qu’il « n’adhère plus à une religion identifiée » (p. 2) en même temps qu’il accorde une grande importance à la quête de sens et au désir de se dépasser qui habitent aussi les jeunes. Fait intéressant, ce n’est qu’au moment de la synthèse, à la suite du chapitre au sujet des adolescents que l’auteur propose finalement de manière plus explicite ce qu’il entend par spirituel :
La démarche spirituelle à laquelle je fais ainsi allusion peut se définir de la manière suivante : elle est une tentative d’accompagner l’enfant dans sa façon de s’unifier à lui-même et à sa communauté de manière à pouvoir se regarder fièrement et humblement dans le miroir de sa propre vie. Elle est un lent cheminement qui lui permet d’avoir une certaine vision de soi et du monde, de donner un sens à ses interrogations et de découvrir les exigences qui en découlent.
p. 184
La compréhension du spirituel proposée par l’auteur s’inscrit donc dans une perspective tout aussi psychologique que morale. Elle vise la construction de l’identité en même temps que l’appartenance et la participation communautaires. Elle nourrit la responsabilité et la fierté en même temps que la conscience de ses limites.
Les différents chapitres permettent aux lecteurs de voir se déployer la vie psychique des enfants et des adolescents. Ils tiennent compte d’une diversité de facettes qui mettent en relief la richesse du processus et du défi de devenir plus « humain ». Constamment dans ses développements, l’auteur distingue clairement la part de ressenti et la part d’imaginaire exprimées par les enfants, de même que l’expérience possible des adultes, mais aussi leurs projections. L’imaginaire et le symbolisme ne sont pas exclus du portrait du cheminement spirituel qu’il esquisse, mais sans aucune confusion avec les éléments plus factuels ou plus théoriques. Par exemple, l’accompagnement du bébé, dans son quotidien, se traduit de la part des parents par un constant travail d’articulation entre les réactions du bébé et les attentes des parents « colorées par une imagerie présente et par des figurations de ce qu’il deviendra ».
Le développement des enfants, du foetus aux adolescents, est ainsi abordé selon les dimensions sensorielle, émotive, cognitive, relationnelle, sexuelle (ces dimensions n’étant évidemment pas exclusives entre elles). En réalité, c’est toute la construction de la personne comme sujet, de son identité, et de sa participation au monde, dans une quête de transcendance de soi, qui est décrite dans l’ouvrage, modulée selon les âges et les étapes du développement des enfants.
L’engagement et le sens des responsabilités font partie de la compréhension du spirituel, selon Lemay. Ici, le spirituel ne se confond surtout pas avec une morale apprise. Alors qu’il dénonce un passé d’éducation religieuse culpabilisante, l’auteur accorde beaucoup d’importance à la manière dont il est possible d’apprendre aux enfants à reconnaître leurs erreurs ou errances et à transformer ces errances en espace de croissance, de responsabilisation. Il propose également que l’intégration des valeurs contribue assez tôt au devenir spirituel des enfants.
Le dernier chapitre m’a particulièrement intéressée, alors que Michel Lemay expose en quelque sorte la vision du monde (philosophique) et les questionnements à l’intérieur desquels toute sa proposition s’inscrit. Attentif aux méfaits du dogmatisme, il articule avec lucidité une vision de l’humain et du monde, que sa rencontre des enfants, tant dans son milieu familial que médical, de même que son observation et son étude de son environnement et de ses transformations, lui ont permis de formuler.
Ses propos s’adressent aux parents autant qu’aux praticiens et visent explicitement à favoriser un meilleur accompagnement des jeunes afin qu’ils puissent s’intégrer comme personne spirituelle, peu importe les croyances adoptées par leur famille ou leur environnement. La réflexion de l’auteur se lit avec beaucoup de fluidité et ne manque pas d’exemples concrets.
L’ouvrage de Lemay contribue de manière intégrée à une compréhension du développement des enfants où le spirituel ne se résume pas à une dimension à part, mais au contraire participe de manière centrale au déploiement du potentiel humain. Il sera apprécié des éducateurs ou des soignants qui ont à coeur une vision plus holistique du développement des enfants, en même temps qu’une réflexion rigoureuse et bien fondée méthodologiquement, sans les possibles lourdeurs académiques. On peut se demander si exposer ou comprendre les différentes postures d’accompagnement proposées par l’auteur sera suffisant pour les adopter. Comme adultes, nous avons parfois du mal à distinguer entre ce que nous nous représentons de nous-mêmes et la manière dont nous agissons réellement. Mais le livre a le mérite de mettre en relief les possibles et de témoigner en vérité que la quête spirituelle est l’affaire de toute une vie.
Appendices
Notes
-
[1]
Voir James Fowler, Stages of Faith. The Psychology of Human Development and the Search for Meaning, San Francisco, Harper and Row, 19952.
-
[2]
Voir Fritz Oser, Paul Gmünder, Louis Ridez, L’homme, son développement religieux. Étude de structuralisme génétique, Paris, Cerf, éd. rév. 2013.
-
[3]
Voir René Soulayrol, La spiritualité de l’enfant. Entre l’illusion, le magique et le religieux, Paris, L’Harmattan, 2012.
-
[4]
Voir Lisa Miller, The Spiritual Child. The New Science of Parenting for Health and Lifelong Thriving, New York, Picador, 2016.