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I. Trois thèses

Ce que j’appelle le « nominalisme » d’Ockham se ramène pour l’essentiel à trois thèses[1] :

  • (T1) Tout ce qui existe est ontologiquement singulier ; être un universel est un trait sémantique et non un trait ontologique : les universaux ne sont jamais que des signes[2].

  • (T2) Rien dans le monde naturel n’est ontologiquement une relation ; être une relation est un trait sémantique et non un trait ontologique : les relations dans le monde naturel ne sont jamais que des signes[3].

  • (T3) Les quantités ne sont pas distinctes, ontologiquement, des substances et des qualités : la distinction entre signes quantitatifs et signes substantiels ou qualitatifs n’est qu’une distinction dans la façon dont ces signes réfèrent à des substances ou à des qualités[4].

En bref : il n’y a pas de choses universelles dans le monde, pas de choses intrinsèquement relationnelles, pas de quantités qui soient distinctes des substances ou des qualités.

Soyons prudents, cependant. À strictement parler, il y a bel et bien des universaux pour Ockham. Les mots et les concepts existent en effet, ce sont des qualités sonores ou mentales, et certains d’entre eux sont, sémantiquement, des universaux dans la mesure où ils représentent plusieurs choses à la fois. De la même façon, il y a des relations dans le monde pour Ockham. Au sens strict le mot « relation » pour lui est un terme de second ordre — ce qu’il appelle un « terme de seconde intention[5] » — qui dénote non pas des choses extramentales, certes, mais d’autres termes, des termes relationnels abstraits, en l’occurrence, comme « paternité », « similitude », etc., lesquels existent réellement à titre de qualités, parmi les concepts comme parmi les mots[6]. Le terme « relation », en d’autres mots, équivaut chez Ockham à l’expression « terme relationnel » : on dira que le concept de « paternité », par exemple, qui est une qualité réelle dans l’esprit, est une relation puisqu’il est un terme relationnel[7]. Et les quantités aussi existent bel et bien. Contrairement aux universaux et aux relations, ce sont même en général des choses extramentales et extralinguistiques. Un arbre ou un cheval, par exemple, comme n’importe quel autre objet matériel, sont des « quantités » dans la mesure où ils sont composés de parties extérieures les unes aux autres[8]. Les quantités, donc, sont des choses, mais ce ne sont pas des choses additionnelles, distinctes des substances et des qualités. Le nominalisme d’Ockham consiste en définitive à nier que les universaux, les relations et les quantités appartiennent à des catégories ontologiques spéciales, autres que celles de substance ou de qualité.

Les thèses T1, T2 et T3 sont logiquement indépendantes les unes des autres. On pourrait être nominaliste par rapport aux universaux tout en étant réaliste par rapport aux relations ou aux quantités si l’on acceptait dans l’ontologie des relations ou des quantités purement singulières. Inversement, on pourrait admettre des universaux, mais non relationnels seulement ou non quantitatifs. Et ainsi de suite. Ockham, lui, souscrit aux trois thèses ; c’est un trait distinctif de son nominalisme. Et il y a chez lui une inspiration commune à ces trois positions : Ockham veut une ontologie aussi simple que possible. Qu’il maintienne une distinction réelle entre les substances et les qualités tient à ce que cela est requis, pense-t-il, pour expliquer certains changements accidentels : si un cheval change de couleur, il doit y avoir quelque chose qui reste le même — la substance — et quelque chose qui change — une qualité singulière en l’occurrence[9].

II. Une énigme

Ce nominalisme ockhamiste a prima facie quelque chose d’étrange. Considérons T1 par exemple : il n’y a rien d’universel qui ne soit un signe. Ockham, pourtant, pense que les choses singulières sont réparties en genres et en espèces indépendamment de l’esprit et du langage. Deux chevaux sont cospécifiques l’un par rapport à l’autre sans que l’esprit humain y soit pour quoi que ce soit. Un chat et un cheval, de même, sont objectivement cogénériques l’un par rapport à l’autre[10]. Pourquoi dire dans ces conditions que les genres et les espèces n’existent pas indépendamment de l’esprit humain ? Comparons cette position d’Ockham avec le nominalisme du philosophe américain Nelson Goodman. Pour Goodman, nous construisons littéralement notre monde par le langage que nous parlons. Il n’y a pas un monde indépendant selon lui, mais une pluralité de mondes dont chacun dépend quant à sa structure du langage qui est utilisé pour le décrire. C’est pourquoi il parle des « façons de faire des mondes » (ways of worldmaking), des façons linguistiques en l’occurrence[11]. Et pour plusieurs aujourd’hui, l’étiquette même de « nominalisme » évoque un constructivisme de ce genre. De nouveau donc : à quoi rime-t-il pour Ockham de dire que les genres et les espèces n’existent pas hors de l’esprit et du langage s’il tient en même temps que des choses singulières peuvent être réellement cogénériques ou cospécifiques les unes par rapport aux autres indépendamment de l’esprit et du langage ?

Quelque chose d’analogue vaut pour T2. Quoique les relations n’existent pas hors du langage ou de l’esprit pour Ockham, il tient néanmoins que de nombreuses propositions relationnelles sont vraies indépendamment de l’esprit. Que cette pomme, par exemple, soit plus près de moi que ce verre d’eau là-bas est un fait objectif. Certes, la proposition selon laquelle la pomme est plus près de moi que le verre d’eau ne peut être vraie ou fausse, selon Ockham, que si elle est proférée ou pensée par quelqu’un[12], mais une fois qu’elle est ainsi produite, sa valeur de vérité dépend uniquement de la façon dont, objectivement, le monde se trouve[13]. On peut ici encore se poser la question : à quoi rime-t-il de nier que les relations existent hors de l’esprit et du langage si l’on veut maintenir de toute façon que la vérité ou la fausseté des énoncés relationnels, une fois qu’ils sont formulés, ne dépend ni de l’esprit ni du langage ?

Une hypothèse dans le cas particulier des relations pourrait être celle que défendait Paul Vincent Spade dans le dernier quart du siècle dernier[14] : les propositions relationnelles pour Ockham sont objectivement vraies ou fausses, mais uniquement dans la mesure où elles sont réductibles à des propositions non relationnelles. Cela donne lieu à une interprétation distinctive du programme nominaliste d’Ockham eu égard aux relations, comme aux quantités d’ailleurs. Ce serait, selon Spade, un programme réductionniste, dont l’objectif serait de ramener tous les termes relationnels ou quantitatifs à des combinaisons de ce que Guillaume appelle des « termes absolus », c’est-à-dire justement des termes non relationnels et non quantitatifs, des termes d’espèce naturelle notamment comme « cheval », « fleur », « animal », « feu », etc. C’est une interprétation bien ficelée, certes, mais j’ai essayé de montrer ailleurs qu’elle ne tient pas la route au regard des textes mêmes d’Ockham[15]. Le débat a porté en particulier sur la question technique de savoir s’il y a des termes connotatifs simples dans le langage mental tel que Guillaume d’Ockham le conçoit. Un connotatif chez lui est un terme qui renvoie en même temps à deux séries de choses individuelles, celles auxquelles il s’applique et qui en constituent l’extension, les cavaliers par exemple dans le cas du terme « cavalier », et d’autres auxquelles il ne s’applique pas mais qu’il évoque indirectement — « obliquement », dit Ockham —, les chevaux par exemple pour ce qui est de « cavalier[16] ». Les termes relationnels, précise-t-il, sont tous des connotatifs. Si l’interprétation que Spade a proposée du programme nominaliste d’Ockham était correcte, tous les connotatifs, y compris donc les termes relationnels, devraient être réductibles à des combinaisons de termes absolus et il n’y aurait pas, conséquemment, de concepts connotatifs simples dans l’esprit humain. Ockham, cependant, accepte bel et bien les concepts connotatifs simples et il peut le faire sans incohérence aucune, comme j’ai essayé de le montrer en détail. Quelles qu’en soient la richesse et la subtilité, l’interprétation de Spade est inadéquate et la question subsiste : à quoi bon nier l’existence réelle des relations si les propositions relationnelles sont réellement — et irréductiblement — vraies ou fausses indépendamment de l’esprit ? Cette question est strictement parallèle à celle que nous avions soulevée tout à l’heure au sujet des universaux et une autre semblable se pose au sujet des quantités. À quoi rime donc le nominalisme d’Ockham ?

III. La notion de chose

La réponse tient à l’idée de « chose » (res). Ockham répète que toutes les choses sont singulières, que les universaux ne sont pas des choses hors de l’esprit et du langage, que les relations ne sont pas de « petites choses » (parvae res) entre les relata, que les quantités ne sont pas des choses distinctes des substances et des qualités. Arrêtons-nous donc à cette notion. Ockham écrit dans la Somme de logique que les mots « chose » (res) et « être » (esse) renvoient aux mêmes réalités, « mais l’un nominalement et l’autre verbalement[17] ». La différence entre les deux ne tient qu’à leurs modes grammaticaux. Cela revient à dire que le mot « chose » est le nom le plus général qui soit, celui qui s’applique à tout ce qui existe. Chaque chose, dit encore notre auteur, est un « étant par soi » (ens per se)[18].

Mais il y a plus. Il se révèle à l’examen que la choséité est gouvernée chez Ockham par deux principes fondamentaux : un principe de séparabilité et un principe de reliabilité. Le premier est bien connu des commentateurs. Je le formulerai ainsi :

  • Principe de séparabilité : si deux choses sont distinctes (et aucune n’est une partie essentielle de l’autre), il y a un monde possible où l’une existe et pas l’autre.

Ockham, bien entendu, ne formule pas ce principe en termes de mondes possibles, mais en termes de ce que Dieu dans sa toute-puissance peut accomplir : de deux choses différentes (dont aucune n’est une partie essentielle de l’autre), Dieu peut toujours faire que l’une existe, mais pas l’autre[19]. Mais philosophiquement parlant, il est pertinent d’employer ici l’idiome des mondes possibles[20]. On a là, précisément, ce que David Lewis appelle « l’interdiction humienne des connexions nécessaires », qui, dit-il, « nous donne la meilleure prise sur la question de savoir quelles possibilités il y a[21] ». Ce principe va de pair chez Ockham avec un test épistémologique : « […] toute chose réellement distincte d’une autre, et dont aucune n’est une partie de l’autre », écrit-il, « peut être parfaitement conçue sans que l’autre chose soit conçue […][22] ». Le test, par contraposition, est le suivant : si x et y ne peuvent pas être conçus indépendamment l’un de l’autre, alors ce ne sont pas des choses distinctes. C’est ainsi que l’on est conduit à l’idée qu’il n’y a pas de choses universelles distinctes des singulières, ou de choses relationnelles distinctes des relata, ou de choses quantitatives distinctes des substances et des qualités. Au dire d’Ockham, en effet, on ne peut pas concevoir l’humain en général sans l’existence des humains singuliers, ni les relations sans les relata, ni les quantités sans les substances ou les qualités. Il n’en découle pas que la vérité des énoncés généraux, relationnels ou quantitatifs, doive dépendre de l’esprit, mais seulement qu’elle ne doive impliquer aucune autre existence que celle des substances et des qualités singulières.

Le principe de reliabilité a été moins remarqué dans la littérature secondaire et Ockham lui-même y insiste beaucoup moins. Mais il est aussi très important : « […] je dis », écrit notre auteur, « qu’il n’existe aucune chose (res) à laquelle ne puisse convenir quelque nom relationnel[23] ». En d’autres mots : il y a pour chaque chose distincte x un monde possible dans lequel il existe une autre chose y à laquelle la chose x est reliée d’une façon ou d’une autre. C’est ce que j’appelle le principe faible de reliabilité. Bien qu’il ne soit pas explicite à ce sujet, Ockham doit même admettre un principe plus fort :

  • Principe fort de reliabilité : dans tous les mondes possibles où existent deux choses distinctes x et y, elles sont reliées l’une à l’autre d’une façon ou d’une autre (ne serait-ce que par le fait d’être distinctes l’une de l’autre[24]).

Il découle de cela que si les relations étaient elles-mêmes des choses distinctes, il existerait une infinité actuelle de choses dans tous les mondes possibles où il y en a plus qu’une[25], une conséquence singulièrement indésirable à la fois pour des raisons d’économie ontologique et parce qu’elle est incompatible avec le principe de séparabilité[26].

Étant donné cette notion robuste de « chose » que définissent conjointement le principe de séparabilité et le principe fort de reliabilité, on comprend pourquoi les thèses T1, T2 et T3 sont attrayantes pour Ockham, sinon même inévitables. Si les universaux étaient des choses distinctes des singuliers, ces derniers n’en seraient pas séparables, contrairement à ce qu’exige le principe de séparabilité. Si les relations, de même, existaient dans le monde, elles enfreindraient tout autant le même principe puisqu’elles ne seraient pas séparables des entités ainsi reliées (une paternité, par exemple, ne pourrait pas exister sans un père et au moins un enfant) et elles entraîneraient en plus une indésirable régression à l’infini en vertu du principe fort de reliabilité. Et si les quantités étaient des choses distinctes des substances et des qualités, elles n’en seraient pas non plus séparables : comment une substance corporelle pourrait-elle exister sans être étendue, par exemple ? Ou comment une substance ou une qualité a et une substance ou une qualité b qui en est distincte pourraient-elles exister l’une et l’autre sans être deux ? Et l’on voit pourquoi, en même temps, T1, T2 et T3 n’entraînent aucun constructivisme radical comme celui de Goodman : ces choses qui satisfont aux principes de séparabilité et de reliabilité peuvent très bien être indépendantes de l’esprit et du langage.

IV. Le programme nominaliste

Quel est, sur cette base, le programme nominaliste d’Ockham ? Il n’est pas très explicite sur ce point, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais à partir de ce qu’il fait dans ses écrits et des thèses qu’il y défend, on peut reconstruire ainsi le programme en question : pour toute proposition vraie, l’ockhamisme doit être en mesure de montrer que la vérité de cette proposition ne requiert pas que les universaux, les relations ou les quantités soient des choses distinctes des substances et des qualités singulières. Outre la théorie ontologique elle-même, cela demande une sémantique précise. C’est exactement ce que propose Ockham en long et en large.

Qu’une sémantique détaillée soit nécessaire à ce programme, il est aisé de le voir. Il s’agit en effet de rendre compte de la vérité de certaines propositions en les rapportant aux choses que cette vérité requiert. Mais la vérité des propositions, justement, est un trait sémantique. Rendre compte de la vérité de certaines propositions en les rapportant aux choses que cette vérité requiert revient à expliciter les engagements ontologiques qu’entraîne l’adhésion à ces propositions-là. Cela demande que les conditions de vérité de ces propositions soient rendues explicites de telle façon que soient manifestes les engagements ontologiques qui leur sont associés. C’est précisément ce que fait Ockham encore et encore. Il présuppose des propositions qu’il tient pour vraies, certaines sur la base de l’expérience ordinaire (« il y a ici une pomme », « elle est rouge », etc.), d’autres sur la base de la tradition philosophique ou scientifique qui était la sienne (« les hommes sont des animaux rationnels », « l’homme est une espèce », « un universel est ce qui est prédicable de plusieurs », etc.), et d’autres encore sur la base de la foi et de la théologie chrétiennes de son temps (« Dieu est tout-puissant », « l’Antéchrist existera », etc.). Il met alors en place une machinerie sémantique élaborée pour montrer que ces propositions n’engagent pas celui qui les accepte à reconnaître dans le monde naturel l’existence des universaux, des relations ou des quantités comme des choses distinctes des substances et des qualités singulières.

C’est là, à bien y penser, la bonne méthode en ontologie. Non que l’ontologie doive se réduire à la philosophie du langage. Les arguments par lesquels Ockham rejette la réalité extramentale des universaux et des relations ou l’existence distincte des quantités sont basés le plus souvent sur des considérations d’ordre métaphysique comme le principe de séparabilité, des considérations proprement logiques comme le principe de non-contradiction, ou des considérations méthodologiques comme la maxime d’économie que l’on a par la suite appelée le « rasoir d’Ockham » bien qu’il n’en fût ni l’inventeur ni le seul partisan parmi ses contemporains[27]. Mais une fois atteinte par ces voies une idée relativement claire des types de choses que l’on veuille accepter dans une ontologie parcimonieuse — des substances et des qualités singulières dans celle d’Ockham —, le test crucial consiste à montrer que les propositions que nous tenons pour vraies ne requièrent l’existence réelle de rien d’autre. Ces propositions, bien entendu, ne sont plus pour les philosophes d’aujourd’hui les mêmes que pour Ockham. On ne reconnaît plus volontiers l’autorité de l’aristotélisme en philosophie ni celle de la foi catholique en matière de religion. Mais quels que soient les énoncés que l’on tienne pour vrais — et il doit y en avoir, de toute évidence —, l’approche est encore recommandable d’essayer de les rendre compatibles avec une ontologie économique. Or cela ne peut se faire en considérant isolément chaque énoncé. Une théorie sémantique est nécessaire, qui nous permette de traiter ensemble de larges groupes de propositions vraies (ou présumées telles), non seulement « l’homme est une espèce » par exemple, mais aussi à l’aide du même appareil sémantique « le cheval est une espèce », « l’érable est une espèce », « l’animal est un genre » et ainsi de suite.

V. L’appareil sémantique

Ockham dans cette perspective recourt principalement à deux séries d’outils : la théorie des conditions de vérité, d’une part, formulée, pour les propositions élémentaires, en termes de suppositio des sujets et des prédicats ; et la théorie de la connotation et des définitions nominales, d’autre part[28].

Pour voir, d’abord, comment Ockham utilise la théorie des conditions de vérité et de la suppositio pour tester l’ontologie, considérons à titre d’exemple simple l’énoncé « l’homme est une espèce », que l’on présupposera vrai aux fins de cette discussion. La théorie ockhamiste des conditions de vérité, telle qu’elle est exposée en détail dans la deuxième partie de la Somme de logique, veut qu’une proposition affirmative élémentaire comme celle-ci soit vraie si et seulement si le prédicat « suppose » dans cet énoncé pour la ou les choses pour lesquelles le sujet suppose[29], la « supposition » ici étant comprise comme la référence d’un terme aux réalités dont il tient lieu dans cet énoncé[30]. Dans notre exemple, Ockham dira que le terme sujet « homme » ne suppose pas ici pour chacun des humains singuliers comme il le fait dans son usage le plus habituel, la suppositio personalis (l’énoncé dans ce cas serait faux puisque pris un à un, chaque être humain n’est pas une espèce), mais qu’il est pris en « supposition simple » (suppositio simplex). La plupart des contemporains d’Ockham pensaient que l’énoncé « l’homme est une espèce » requiert pour sa vérité l’existence d’une nature commune, la nature humaine en l’occurrence. Mais Ockham, lui, voit la supposition simple comme un usage spécial par lequel un terme représente le concept auquel il est associé plutôt que des choses extérieures[31]. Étant donné sa théorie des conditions de vérité, cela demande que le prédicat « espèce » suppose lui aussi pour des concepts dans « l’homme est une espèce ». Tel est bien le cas, dit Ockham, si on le voit comme un « terme de seconde intention », un terme de second ordre, donc, qui, justement, ne renvoie qu’à des concepts[32]. Et les concepts, comme on l’a dit, sont acceptables dans l’ontologie d’Ockham : ils sont tenus par lui pour des qualités singulières d’esprits singuliers. Cette analyse, en outre, n’est pas ad hoc. Le recours à la supposition simple du côté du sujet et à la notion d’intention seconde du côté du prédicat permet de rendre compte d’un large groupe de propositions vraies comme « le cheval est une espèce », « l’animal est un genre », etc., tout en évitant les difficultés auxquelles se heurte l’analyse réaliste aux yeux d’Ockham.

Ce n’est là qu’un exemple, d’autres sortes de propositions sont traitées différemment sur la base de la théorie des conditions de vérité. Mais le processus reste le même : l’ockhamisme veut montrer pour chaque groupe de propositions élémentaires vraies que leur vérité ne requiert rien d’autre que des substances ou des qualités singulières à titre de référents (ou supposita) de leurs sujets et de leurs prédicats. Le principe sous-jacent est le suivant : tout ce qui doit être posé comme suppositum d’un terme dans une proposition vraie est une chose (ou l’a été, ou le sera, ou peut l’être — selon le temps et la modalité de la proposition en question).

Un deuxième groupe d’outils sémantiques est mis à contribution par le nominalisme d’Ockham pour tester l’ontologie : la connotation et les définitions nominales. L’idée est que certains termes, les connotatifs, ne « supposent » pour quoi que ce soit que s’ils évoquent en même temps certaines autres choses réelles qui pourtant ne font pas partie de leurs supposita (sinon accidentellement)[33]. Prenons l’énoncé « Socrate est blanc ». Il est vrai, selon les conditions de vérité ockhamistes, si et seulement si le prédicat « blanc » y suppose pour cela dont le sujet « Socrate » tient lieu, Socrate lui-même en l’occurrence. Mais « blanc », pour Ockham, est un terme connotatif : il ne supposera pour un objet dans son usage normal — la « supposition personnelle » — que si cet objet est relié d’une façon bien précise à une certaine qualité singulière de blancheur, qu’il en soit en l’occurrence le substrat. Cette blancheur, si elle existe, est dite être connotée par le terme « blanc », même si ce terme ne suppose pas pour elle[34]. La vérité de « Socrate est blanc » requiert ainsi non seulement l’existence des supposita du sujet et du prédicat, mais celle aussi de la chose qui doit être connotée, la blancheur de Socrate en l’occurrence. L’énoncé en question, pour autant, peut très bien être vrai sans l’existence d’aucune propriété universelle (puisque la blancheur connotée dans ce cas est une qualité singulière), ni d’aucune relation (puisque rien dans l’énoncé ne suppose pour ni ne connote une relation[35]), ni d’aucune quantité distincte de Socrate et de sa blancheur. L’engagement ontologique entraîné par notre adhésion à « Socrate est blanc » est révélé non seulement par la suppositio du sujet et par celle du prédicat, mais aussi par la connotation du terme « blanc ». C’est ce qui rend la théorie de la connotation si importante dans le nominalisme d’Ockham : elle aide à clarifier les engagements ontologiques véhiculés par certaines phrases réputées vraies, celles qui comportent des termes connotatifs, et permet de voir qu’elles ne requièrent rien d’autre, elles non plus, que des substances et des qualités singulières.

Une caractéristique des connotatifs, au dire d’Ockham, est qu’ils ont tous des définitions nominales. La fonction de celles-ci, comme j’ai voulu le montrer en quelques occasions, est de rendre manifestes ces engagements ontologiques qui sont associés à la connotation[36]. Que le terme « blanc », par exemple, puisse être défini par l’expression « une chose ayant une blancheur » montre que son utilisation normale dans un énoncé affirmatif engage à accepter l’existence réelle de la chose qui est le substrat d’une blancheur (une substance singulière en l’occurrence, dénotée par le mot « chose » dans la définition) et de la blancheur elle-même (une qualité singulière, dénotée par le mot « blancheur » dans la définition). Les définitions nominales ne visent pas à l’élimination des connotatifs, comme le pensait Spade, mais à l’élucidation des engagements ontologiques qui sont véhiculés par les énoncés affirmatifs dans lesquels ils figurent.

Je ne puis, pour cette raison, m’accorder avec Rondo Keele lorsqu’il écrit dans son petit Ockham Explained, au demeurant fort bien fait, que « [l]à où les termes connotatifs et les définitions nominales sont en jeu, aucune métaphysique n’est en jeu et il ne saurait y avoir de profonds débats ontologiques[37] ». La connotation ockhamiste, au contraire, a le même impact ontologique que la suppositio. Mon affirmation « Socrate est blanc » m’oblige à accepter l’existence d’une blancheur autant que celle de Socrate et mon affirmation « Julie est mère » m’oblige à accepter l’existence d’un enfant (connoté par le mot « mère ») tout autant que celle de Julie elle-même. Il peut donc y avoir de « profonds débats ontologiques » quant au statut des choses qui sont connotées, comme il peut y en avoir quant au statut des supposita. Une fois reconnu, par exemple, que l’on est engagé par l’usage du terme « blanc » à l’existence d’une blancheur, on peut encore diverger d’opinion quant à la sorte de chose dont il s’agit là. Même lorsque Guillaume pose, comme il le fait souvent, qu’un certain terme connote que ceci ou cela est le cas, il veut encore dire que ce terme connote une certaine chose, une proposition en l’occurrence, celle qui affirme que ceci ou cela est le cas. Les propositions en effet sont bel et bien des choses dans l’ontologie d’Ockham, ce sont des qualités mentales, orales ou écrites[38].

En pratique, donc, le critère d’engagement ontologique utilisé par Ockham est le suivant (pour employer une formulation parallèle à celle de Quine, quoique bien différente sur le fond[39]) : des entités d’une certaine sorte sont requises par un discours donné si et seulement si certaines d’entre elles doivent être les corrélats sémantiques de certains termes pour que ce discours soit vrai[40]. Les corrélats sémantiques, dans la théorie d’Ockham, sont les supposita d’une part et les connotata de l’autre.

Conclusion

Le nominalisme d’Ockham, bref, comporte deux aspects. Il s’y trouve d’abord un certain nombre de thèses proprement ontologiques quant aux sortes de choses qui existent — ou qui n’existent pas. Ces thèses — T1, T2 et T3 en particulier — sont appuyées par des arguments à caractère logique, métaphysique ou théologique, et par des exigences de parcimonie, destinés à montrer que l’acceptation des universaux, des relations ou des quantités, comme choses distinctes conduit à des conséquences indésirables comme des contradictions, des régressions à l’infini ou une multiplication superflue des sortes d’entités. Le défi ensuite est de montrer que cette ontologie est acceptable et même plausible étant donné les propositions qu’indépendamment nous tenons pour vraies. C’est là que la théorie sémantique entre en jeu avec la suppositio et les conditions de vérité d’une part, la connotation et les définitions nominales d’autre part. Pour chaque proposition vraie (ou tenue pour telle) contenant un terme général, un terme relationnel ou un terme quantitatif, il s’agit alors de montrer que cette proposition peut être acceptée sans qu’aucun de ses termes ne renvoie par référence ou par connotation à quoi que ce soit d’autre que des substances ou des qualités singulières.

Que l’on endosse ou non les thèses T1, T2 et T3 d’Ockham, ou les principes métaphysiques qui régissent la choséité dans son approche, la méthode générale qui est là mise en oeuvre constitue à mes yeux la bonne façon de faire de la métaphysique. C’est ce que j’appelle l’onto-sémantique : réduisez les catégories ontologiques au plus petit nombre possible par tous les arguments qui soient pour cela pertinents ; et testez ensuite la suffisance des catégories qui restent en vous appuyant sur une analyse sémantique plausible des énoncés qu’indépendamment vous tenez pour vrais[41].