Article body

I. Introduction

Peut-on faire du vrai avec du faux lorsqu’on écrit ou raconte l’histoire de la philosophie ? Plus précisément, puisque la pensée philosophique du passé — depuis l’Antiquité et le Moyen Âge jusqu’au xixe siècle à tout le moins — subsiste presque exclusivement sous forme de textes, peut-on faire correctement l’histoire de cette pensée en s’appuyant sur de fausses interprétations des oeuvres écrites qui la préservent ? La chose est douteuse. Idéalement, il faut donc, dans chaque cas, posséder une véritable intelligence des textes. Claude Panaccio doit être en accord avec cette affirmation de nécessité d’intelligence des textes — une intelligence (médiate ou immédiate) à des degrés variables, il est vrai —, lui qui concluait le livre d’essais écrits en son hommage en signalant que « Past philosophies exist for us first and foremost as texts. Understanding them is a particular case of text understanding[1] » et qui vient d’approfondir cette perspective dans son récent livre Récit et reconstruction[2].

Mais l’intelligence des textes, intrinsèquement présupposée par la narration de l’histoire de la philosophie, représente un défi, véritable lui aussi. Un tel défi est particulièrement grand en ce qui concerne la philosophie médiévale, car cette dernière exige généralement une connaissance de la philosophie antique et de sa diffusion millénaire dans diverses cultures (principalement byzantine, arabe, juive et latine) — Claude Panaccio, pour sa part, relève encore significativement le seuil de difficulté par son sérieux conseil de connaître, en tant qu’outil herméneutique et que point de comparaison, la philosophie analytique et ses développements les plus récents[3] (surtout logico-linguistiques[4]).

Même en s’en tenant, comme je le ferai ici, au cas de la philosophie médiévale entée quasi exclusivement sur la philosophie grecque antique latinisée, le défi demeure presque insurmontable jusque dans le cas de pages célèbres que doivent pourtant aborder tout livre de synthèse ou cours introductif qui se respectent : ce que j’illustrerai brièvement, quant au thème canonique des universaux, par le cas d’un développement incontournable d’Abélard en lien avec Boèce (un « Latin » comme Abélard), deux commentateurs de Porphyre (un Grec traduit en latin par Boèce). En conclusion, je m’efforcerai de tirer de ce dossier particulier quelques observations plus générales sur la méthode, tout en comparant celle de Claude Panaccio à d’autres points de vue en la matière.

II. Un cheminement long et ardu pour mieux comprendre deux textes, d’Abélard et de Boèce, sur les universaux

1. Le cas d’Abélard

Dans les années 1980, un professeur en début de carrière ayant pour mission d’introduire une classe francophone de premier cycle universitaire à l’ensemble de la philosophie médiévale depuis Augustin jusqu’à Nicolas de Cues devait, une fois parvenu au xiie siècle et à la théorie abélardienne des universaux, mettre à profit — s’il s’agissait d’utiliser la documentation disponible — la traduction de tout le début de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard par Maurice de Gandillac[5], en complétant cette « belle infidèle » par le recours à des extraits clés de ce texte, aussi fournis en une version française élégante, mais plus précise, par Jean Jolivet[6]. Pour se référer, par commodité, aux numéros de paragraphes (§ 1-80) que Joanne Carrier et moi avons donnés au texte dans notre édition critique[7] et notre traduction française littérale de la première partie de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium (= LISPor) de Petrus Abelardus publiées en 2012 dans cette revue même[8], l’utilisation pédagogique desdites traductions françaises permettait de se faire une idée générale de la structure du texte, depuis les rubriques introductives (§ 1-9) jusqu’aux réponses d’Abélard (§ 69-75) aux questions de Porphyre (présentées au § 18) en passant (pars destruens) par la réfutation des tentatives d’attribuer la propriété de l’universel aux réalités (§ 24-37) et (pars construens) par l’explication de cette attribution de l’universalité aux noms seuls (§ 38-68). Mais cet outil pédagogique pourtant offert par un grand médiéviste français interdisait pour ainsi dire l’atteinte d’une véritable compréhension de cette dernière partie, d’autant plus que, dans ce cas, la traduction alternative mise en avant dans plusieurs études de l’autre grand médiéviste français quant au passage crucial où Abélard fait le bilan de sa propre théorie de la triple signification des noms universels — (§ 60 dans notre édition de LISPor) « praeter rem et intellectum tertia exiit nominum significatio » — non seulement n’est pas plus claire, mais plutôt carrément fautive (avec des débuts alternatifs, la fin restant identique) : « outre la chose et l’idée surgit en tiers la signification des noms » (ou encore : « à côté de la chose et de l’intellection surgit en tiers la signification des noms » ; « entre le réel et le mental surgit en tiers la signification des noms »)[9].

Ailleurs, j’ai expliqué assez en détail en quoi il s’agit d’un contresens[10] ; ici, il faut plutôt faire voir ce qui a été requis pour le surmonter et finalement parvenir en principe, malgré tout, à une intelligence adéquate du texte incarnée dans une nouvelle documentation pouvant servir d’outil pédagogique plus fiable. Il faut néanmoins revenir un peu sur le litigieux « praeter rem et intellectum tertia exiit nominum significatio », censément une « formule parfaitement nette[11] » qui affirmerait que « pour Abélard le langage a sa sphère propre[12] » et, plus précisément, « que le langage ouvre un domaine spécial, distinct de celui des choses et de celui des intellections[13] », bref, sur cette supposée caractérisation « des choses, des idées » et « du sens des mots » comme « trois domaines[14] ». Littéralement le latin semblait plutôt dire — et cela s’avérera finalement être le bon sens — qu’« en plus de la réalité et de l’intellection est sortie une troisième signification des noms[15] ». L’expression « une troisième signification » figurait bien déjà, dès 1945, dans la traduction de Maurice de Gandillac[16], comme son équivalent anglais, « a third signification », dans un livre, paru en 1976, de Martin Tweedale[17], mais à cause de cela ce dernier s’était attiré une sévère critique de la part de Lambert Marie de Rijk, qui, d’entrée de jeu, se demandait en 1985 « que diantre pourrait-on entendre par une troisième signification du nom dans ce contexte[18] ». Parallèlement à d’autres traductions du même genre[19], la thèse (en fait fautive) exprimée par la tournure (jolivetienne) « surgit en tiers la signification des noms » avait donc fait son chemin jusqu’à des adeptes croyant que « the noun’s significatio is itself the “third thing” meant by Abailard[20] ».

Tout le contexte étant mis en cause, il fallait se résoudre à retraduire, littéralement autant que rigoureusement, ledit début de la LISPor et, pour aller au fond des choses et disposer d’une base philologique absolument éprouvée, à rééditer le texte latin de façon critique d’après son unique manuscrit (Milan, Bibliothèque ambrosienne, M 63 sup.), la très bonne édition Geyer étant encore perfectible à certains égards (dont son omission d’une ligne complète du manuscrit[21]). Un travail spécifique, à visée d’abord pédagogique, qui a été long à réaliser en marge du reste de l’enseignement, sans parler de recherches continues sur le corpus didascalique artien, et qui, au fil des années, a fini par bénéficier des lumières complémentaires fournies, entre autres, par la comparaison avec une traduction anglaise de qualité[22], un remarquable exposé d’ensemble sur la pensée d’Abélard[23] et une magistrale analyse de la portion de texte concernée de la LISPor avec un plan détaillé très éclairant[24].

Quand la nouvelle édition, accompagnée d’une traduction française inédite, du début de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium finit par paraître en 2012[25], elle était précédée d’une introduction historico-doctrinale qui identifiait clairement, avec leurs « principaux jalons (§ 45, § 48, § 56)[26] », les trois significations des noms universels selon Abélard : « premièrement, signifier — par nomination — les réalités (ou choses) ; deuxièmement, signifier — en les constituant — les intellections » (entendues non pas comme concepts, mais plutôt comme actions de l’âme en train d’intelliger) ; « troisièmement, signifier — en les désignant — les formes communes conçues (c’est-à-dire les formes génériques et spécifiques des réalités, conceptions par abstraction qu’Abélard attribue au premier chef à la pensée divine plutôt qu’à celle de l’homme)[27] », tout en insistant sur le fait que « le ressort proprement abélardien » de cette doctrine de la triple signification est « la distinction entre les intellections elles-mêmes, actions de l’âme, et les formes communes conçues (réalités imaginaires et fictives) vers lesquelles les intellections des noms universels se dirigent[28] » et à travers elles, l’âme, en y orientant son attention — « une thèse originale au sens de non appuyée sur un texte “autoritaire”, sans toutefois être contraire à la raison, puisque, dans un contexte comparatif, elle a été établie (§ 50), […] sur le fait que la sensation, qui comme l’intellection est une action de l’âme, doit être distinguée de la réalité sentie[29] ». Mais, plus encore, ladite introduction mettait au jour la motivation profonde, pour ainsi dire exégétique, de cette théorie abélardienne et, du coup, la nature de métacommentaire de cette portion de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium.

En effet, Abélard ne se contente pas au début de la LISPor (§ 1-80) de reprendre brillamment, en l’amplifiant, la structure de l’Exposé sur les universaux du Second commentaire sur l’Isagoge de Porphyre (= In Isag.2) de Boèce[30], il manifeste aussi sa virtuosité en intégrant ingénieusement, de manière transformationnelle, à sa propre exégèse des philosophèmes boéciens de premier plan, et en parvenant ainsi à formuler des doctrines originales, toujours pertinentes au moins par leurs connotations. Un de ces philosophèmes est celui que nous avons appelé[31] le « Réquisit de Boèce », en abrégé « RéBo », selon lequel « toute intellection est faite à partir d’une réalité sujette » (In Isag.2, § 70), autrement dit, tout concept est concept de quelque chose. Or RéBo, avec son exigence de pouvoir assigner une réalité sujette (res subiecta) ou, si l’on préfère, une réalité sous-jacente à toute intellection, y compris, pour le dire dans le style abélardien, à celle qu’engendre l’audition d’un nom universel, joue un rôle déterminant dans le développement assignant une triple signification aux noms universels en LISPor, § 45-61.

Plus précisément, après avoir habilement présenté et paraphrasé (LISPor, § 18-20) le questionnaire de Porphyre sur les genres et les espèces en se réclamant ouvertement de Boèce et en innovant tout à la fois, Abélard transpose, en les magnifiant, l’Aporie (= In Isag.2, § 64-73) de l’Exposé de Boèce sur les universaux — une section s’ouvrant (à la manière du questionnaire de Porphyre lui-même [Q.1.1-Q.1.2][32]) par l’apparente disjonction : les genres, etc., existent ou sont seulement des intellections — et la Solution (In Isag.2, § 74-88) de cette Aporie. Pour ce faire, Abélard transforme d’abord (LISPor, § 21-24) la disjonction initiale en la question de savoir si les propriétés (ou la définition) des universaux s’accordent avec les réalités ou avec les mots. Ensuite (LISPor, § 22-37), il procède à une mise à jour des arguments anti-réalistes de Boèce où les principales théories réalistes ayant cours au début du xiie siècle sont passées en revue et réfutées. Après des précisions liminaires sur les mots (LISPor, § 38-43) — vers lesquels on semble devoir se tourner maintenant que l’universalité a été écartée des réalités tant prises une à une que collectivement —, Abélard réactive (LISPor, § 44) la démarche aporétique en mettant en doute la signification des mots universels, « puisqu’ils ne semblent pas avoir une quelconque réalité sujette ni constituer relativement à quelque chose une intellection saine », une crise de la signification des noms universels que, tout bien considéré, il faut expliquer « avant tout puisqu’ils ne constituent aucune intellection relativement à une réalité quelconque », c’est-à-dire qu’ils ne respectent pas le Réquisit de Boèce. L’insigne importance qu’Abélard accorde au RéBo est vite confirmée de manière indéniable par le fait qu’il termine son aporie des universaux (LISPor, § 44, fin) par la citation du passage même de Boèce (In Isag.2, § 70) qui formule ce réquisit :

<§ 44> Et ainsi ce n’est aucune <chose> que semble signifier ou « homme » ou un autre vocable universel, puisque ce n’est d’aucune réalité qu’il constitue l’intellection. Mais il ne semble pas non plus qu’il puisse y avoir une intellection qui n’a pas de réalité sujette qu’elle conçoive. D’où Boèce dans le Commentaire : « Toute intellection ou bien se fait à partir de la réalité sujette comme la réalité se trouve ou bien comme elle ne se trouve pas. Car une intellection ne peut être faite à partir d’aucun sujet ». À cause de quoi les universaux semblent totalement étrangers à la signification[33].

Au terme de l’aporie, donc, « les universaux semblent totalement étrangers à la signification ». La réplique d’Abélard à cette impression tout à fait négative s’enclenche aussitôt : « Mais il n’en est pas ainsi » (LISPor, § 45 : « Sed non est ita »). C’est la portion (§ 45-61) de la pars construens du début de la LISPor consacrée à l’établissement des trois significations des noms universels (mais, on peut le regretter d’un point de vue pédagogique, sans que ces significations soient explicitement numérotées avant la mention d’une « troisième signification » en LISPor, § 60). Il y a d’abord la signification par nomination : les noms universels sont imposés de manière sélective aux réalités en raison d’une cause commune qui n’est pas une chose, comme le fait pour les hommes « qu’ils sont des hommes », autrement dit leur statut[34] d’homme (LISPor, § 45-48 [où, au début du § 48, le lien avec la thématique de la signification est, en terminant, clairement marqué sans être numéroté : « Or une fois mise au jour une signification des <noms> universels — à savoir <celle> relative aux réalités par nomination — et une fois montrée la cause commune de leur imposition […] »]).

Ensuite, après des allusions (en LISPor, § 45-46 et à la fin du § 48) vient, pour en arriver aux deuxième et troisième significations, l’étude de la constitution des intellections par l’audition des noms universels (§ 49-60). D’entrée de jeu, l’étude générale de « la nature de toutes les intellections » (LISPor, § 49) révèle (LISPor, § 50) que la sensation et l’intellection sont des actions directionnelles de l’âme et que, comme la sensation est distincte de ce qui est senti, l’intellection est distincte de ce qui est intelligé, mais qu’elles diffèrent en ce que la perception périt avec la disparition de la réalité corporelle sur laquelle elle porte, alors que l’intellection n’a pas besoin d’avoir « un corps sujet vers lequel elle s’orienterait », car elle peut se contenter « de la similitude de la réalité, que l’esprit même se confectionne ». Or, la forme de la réalité conçue vers laquelle, tout en en étant distincte, l’intellection « se dirige », en l’absence d’une réalité véritable, « est une certaine réalité imaginaire et fictive », qui, n’étant « ni substance ni accident », ne peut pas être comptée comme une réalité standard. Dans les deux paragraphes suivants (LISPor, § 51-52), Abélard défend vigoureusement sa distinction entre l’intellection et la forme conçue, « similitude de la réalité », tout en admettant que certains puissent paraître bénéficier en les identifiant de l’autorité d’Aristote[35], qui, « dans le Peri hermeneias », qualifie les passions de l’âme, alias intellections, de « similitudes des réalités ».

Achevant son étude de la nature de l’intellection en général par la remarque qu’en présence d’une réalité véritable l’intellection agit sur elle et n’a alors pas besoin de son image (LISPor, § 53), Abélard entreprend (LISPor, § 54) de distinguer « les intellections des universaux et des singuliers » : l’intellection « qui appartient au nom universel conçoit une image commune et confuse de nombreuses <choses>, tandis que celle qu’engendre un mot singulier saisit la forme propre et pour ainsi dire singulière d’une <unique chose>, c’est-à-dire <une forme> se rapportant seulement à une <unique> personne ». Tout ce qui précède ayant préparé le terrain, Abélard revient (LISPor, § 55), pour y répondre, au problème de la détermination de la res subiecta qui pourrait bien correspondre aux intellections engendrées par l’audition d’un nom universel :

Mais on demande, parce que selon Boèce nous avons dit ci-dessus que toute intellection a une réalité sujette, comment <cette exigence> s’accorde avec les intellections des universaux. […] Nous pouvons aussi appeler « réalité sujette » à l’intellection ou la vraie substance de la réalité, par exemple quand simultanément <l’intellection> est avec la sensation, ou la forme conçue d’une quelconque réalité, à savoir en l’absence de la réalité, ou que cette forme soit commune, comme nous avons dit, ou <qu’elle soit> propre : commune, dis-je, quant à la similitude qu’elle retient de nombreuses <choses>, même si cependant en soi c’est comme une <unique> réalité qu’elle est considérée[36].

Le lecteur averti peut reconnaître que le paragraphe suivant (LISPor, § 56) marque le passage à la considération prioritaire de la troisième signification des noms universels (implicitement identifiée à leur réalité sujette) et débouche, à la recherche d’une confirmation, sur un paragraphe (LISPor, § 57) mettant en vedette la citation d’une étonnante autorité en la matière, puisqu’il s’agit d’un passage à teneur théologico-métaphysique du grammairien latin Priscien :

<§ 56> Or relativement à cette forme, à savoir celle vers laquelle l’intellection se dirige, il n’est pas absurde de se demander si le nom signifie cette <forme> aussi : cela semble être confirmé tant par l’autorité que par la raison. <§ 57> Et de fait dans le premier <livre de ses> Constructions Priscien, quoiqu’il ait déjà montré l’imposition commune des <noms> universels aux <choses> individuelles, est vu avoir ajouté une certaine autre signification <de ces noms universels> mêmes, à savoir relative à une forme commune, <en> disant : « quant aux formes génériques et spécifiques des réalités, <formes> qui se sont maintenues intelligiblement dans la pensée divine avant de sortir vers les corps, <quant à ces formes, dis-je> ces <noms universels> aussi peuvent être <des noms> propres, <noms universels> par lesquels les genres ou les espèces de la nature des réalités sont montrés ». En ce lieu en effet il s’agit ainsi de Dieu comme d’un artisan s’apprêtant à construire quelque chose, <un artisan> qui préconçoit en <son> âme une forme exemplaire de la réalité à construire, afin d’oeuvrer à la similitude de cette <forme>, qui alors est dite « procéder vers un corps » quand la vraie réalité est construite d’après la similitude de cette <forme>[37].

Pareilles formes communes d’après la similitude desquelles les réalités existantes sont construites ne s’attribuent correctement — est-il encore précisé en LISPor, § 57 — « qu’à la pensée divine, non pas à l’humaine », car, même si, déduit-on, ces formes communes doivent être des réalités imaginaires et fictives vers lesquelles se dirige (à la manière de LISPor, § 50) la mens diuina antérieurement à la production des vraies réalités, ce sont des « conceptions par abstraction » de tout élément non essentiel, alors que « les hommes, qui connaissent les réalités par les sens seulement, à peine ou bien jamais ne s’élèvent à cette sorte d’intelligence simple », « la sensibilité extérieure des accidents <les> empêch[ant] de concevoir purement les natures des réalités ». Malgré tout, Abélard soutient (LISPor, § 58) que « ces conceptions communes Priscien <les> appelle par là “génériques” ou “spécifiques”, parce que les noms génériques ou spécifiques nous les suggèrent d’une façon ou d’une autre » et que c’est « certes par rapport à ces conceptions que <Priscien> dit que les <noms> universels mêmes sont comme des noms propres, <noms universels> qui, même s’ils sont de signification confuse quant aux essences », entendons aux réalités existantes, « nommées, dirigent aussitôt l’esprit de l’auditeur vers la conception commune, comme les noms propres vers l’<unique> réalité qu’ils signifient ».

Abélard énumère ensuite (toujours en LISPor, § 58) d’autres autorités (Porphyre, Boèce, Platon) qui, à ses yeux, avancent des doctrines semblables quant à la conception des formes communes, tout en faisant écho au différend Platon-Aristote à ce sujet signalé par Boèce (en In Isag.2, § 90), un différend, déjà évoqué (LISPor, § 19), pour lequel une solution est vite proposée (LISPor, § 59). Voilà donc le cheminement discursif qui mène de l’aporie de la signification (LISPor, § 44) au paragraphe (LISPor, § 60) où se lit la formule litigieuse :

Or aux autorités amenées qui semblent garantir que par les noms universels les formes communes conçues sont désignées, la raison aussi semble <y> consentir. Bien sûr concevoir ces <formes communes> par des noms, qu’est-ce d’autre que par ces <noms> elles soient signifiées ? Mais assurément quand nous faisons ces <formes communes> différentes des intellections, alors en plus de la réalité et de l’intellection est sortie une troisième signification des noms. Cela, même s’il n’<y> a pas d’autorité <pour le garantir>, n’est cependant pas adverse à la raison[38].

Voilà aussi le contexte théorique, à consonance métaexégétique, dans lequel Abélard en vient à reconnaître une triple signification aux noms universels pour répondre au Réquisit de Boèce (In Isag.2, § 70) relatif à l’assignation d’une réalité sujette (res subiecta), alias réalité sous-jacente, à toute intellection d’un nom universel.

On est maintenant à même de juger que, pour rendre justice à la théorie abélardienne de la signification des universaux, il faut traduire littéralement l’expression tertia nominum significatio par « une troisième signification des noms ». Que Lambert Marie de Rijk, comme on l’a vu, traduise en anglais l’extrait de phrase latine (« praeter rem et intellectum tertia exiit nominum significatio ») mis en vedette par Jean Jolivet de la même façon que ce dernier en français (« outre la chose et l’idée surgit en tiers la signification des noms »), cela ne fait que dupliquer une erreur d’interprétation. Ce n’est pas heureux, mais il est encore plus inquiétant de constater que, du même souffle, on invoque le contexte pour repousser la possibilité qu’il soit question d’une troisième signification des noms (universels), alors que c’est au contraire le contexte qui prouve qu’Abélard signale l’émergence d’une troisième signification de tels noms. Instigateur des recherches logico-sémantiques médiévales ainsi qu’éditeur de la Dialectica d’Abélard, Lambert Marie de Rijk avait sûrement lu le développement qui correspond aux § 45-60 de notre édition de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium et, grand spécialiste d’Abélard, Jean Jolivet avait certainement fait de même. Mais il demeure que ces deux philosophes médiévistes de premier rang n’ont pas compris le texte : ni celui du § 60 de la LISPor, ni celui de son contexte immédiat, les § (44)45-60 (avec son annexe conclusive au § 61). On peut identifier la source de leur erreur comme suit.

En lisant le passage d’Abélard en question, il faut le reconnaître, deux interprètes majeurs n’ont pas suffisamment eu à l’esprit que le commentaire d’Abélard, phénomène raffiné d’intertextualité, est un métacommentaire du Second commentaire de Boèce sur l’Isagoge de Porphyre. Plus particulièrement, ils n’ont pas porté attention à ce qui peut paraître un élément périphérique, mais qui en fait en est un absolument central : l’assignation obligée d’une res subiecta (réalité sujette ou réalité sous-jacente) à toute intellection (un réquisit boécien, RéBo, en In Isag.2, § 70), donc aussi aux intellections des noms universels. L’essentiel du mouvement argumentatif de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium, peut-on résumer, va comme suit. Les universaux, d’après des auteurs faisant autorité, peuvent être des réalités ou bien des mots (LISPor, § 21-23). Mais, à l’examen (LISPor, § 24-43), on constate qu’il n’y a pas de réalités universelles et que seuls les mots peuvent être universels. Surgit alors (LISPor, § 44) une difficulté : d’une part, Boèce exige que toute intellection ait une res subiecta et, d’autre part, on vient de prouver l’impossibilité de réalités universelles, si bien que les noms universels, dont les intellections sont alors forcément sans réalités sujettes, semblent dépourvus de signification. Abélard nie qu’il en soit ainsi et entreprend de décrire les diverses significations des noms universels (LISPor, § 45-60, voire § 61) : les réalités, les intellections, les formes communes conçues, c’est-à-dire des réalités imaginaires qu’il faut distinguer, voilà l’astuce, des intellections, entendues comme actions de l’âme, qui les visent et qui, ipso facto, trouvent en elles leurs res subiectae, leurs réalités sous-jacentes, mais non standard et non compromettantes pour un nominaliste, puisque ce ne sont que des similitudes des réalités, de pures fictions. C’est de la sorte que, malgré la crise de départ liée au réquisit boécien (RéBo) d’une res subiecta pour toute intellection, Abélard prouve que les noms universels ne sont pas « étrangers à la signification », qu’ils en ont plutôt trois et que, de surcroît, ils possèdent des réalités imaginaires en guise de réalités sujettes.

Ne pas avoir compris le rôle joué chez Abélard par les réalités imaginaires servant de réalités sujettes aux intellections qui se dirigent intentionnellement vers ces fictions, ressemblances des réalités concrètes, a non seulement empêché l’un de ces interprètes de comprendre le vrai sens de son extrait de prédilection (LISPor, § 60 : « praeter rem et intellectum tertia exiit nominum significatio »), mais a aussi causé au moins un dommage collatéral dans son interprétation de la pensée abélardienne : la supposée inconséquence d’un Abélard nominaliste qui fonderait ultimement les noms universels sur le réalisme platonicien des Idées[39] : « Le fondement des noms universels […] serait donc, en dernière instance, le système des Idées divines, et Abélard, en même temps qu’il refuse, en dialecticien, le réalisme, admettrait une doctrine platonisante de l’Intelligence divine, ou du Verbe, comme lieu des Idées[40] ». En fait, dans la LISPor, Abélard, § 57, applique implicitement à la pensée divine le modèle présenté au § 50 pour l’intellection humaine, avant de se rétracter par prudence au § 67 ; au cours de son développement sémantique, en tout cas, si Abélard met en scène une forme de réalisme paradigmatique platonicien, c’en est une non standard, compatible avec son non-réalisme de dialecticien.

Certes, à côté de semblables faussetés, il y a beaucoup de vrai dans l’interprétation de la pensée d’Abélard par une telle autorité. Par exemple, la thèse mise en avant par le titre d’un de ses livres — Abélard ou la philosophie dans le langage — quand Jolivet la soutient justement dans l’axe porphyro-boécien et celui de la rénovation logico-linguistique de cet arrière-plan par Abélard. Alors Jolivet note bien qu’Abélard transforme hardiment (dans le sens de ses priorités langagières) la traditionnelle traduction boécienne de la première question de Porphyre (citée ci-dessus), en y remplaçant les intellections par les mots (littéralement : les epinoiai-intellectus, par les voces, sermones ou nomina). Il ne restait, pour éviter l’erreur, qu’à remarquer que, dans un deuxième temps, Abélard, via précisément la signification des noms universels, en venait à réintégrer, dans son analyse du questionnaire porphyro-boécien, les intellections comprises de la façon novatrice que l’on a décrite.

Des intellections qui sont aussi présentées de manière novatrice par Abélard, dans la suite immédiate du développement sur la triple signification (LISPor, § 45-61), du point de vue de l’abstraction (LISPor, § 62-68) en procédant à une sagace transformation de la théorie de Boèce en la matière. Cette fois, le philosophème boécien en jeu est, toujours tiré de l’Aporie (In Isag.2, § 72), ce que nous avons étiqueté comme la (pseudo-)Nécessité de Boèce (= NéBo)[41]. Cet argument sophistique, dont la réfutation occupera la première moitié de la Solution (In Isag.2, § 74-84), affirme essentiellement qu’une intellection qui ne se trouve pas telle que sa réalité sujette se trouve — donc qui n’est pas conforme à sa réalité sous-jacente — est vaine et fausse. Ladite réfutation reconnaît qu’une intellection non conforme par composition est fausse — car elle joint en imagination ce qui ne souffre pas de l’être dans la réalité —, alors qu’une intellection non conforme par abstraction « n’est pas le moindrement fausse » (In Isag.2, § 77) : en fait pareille intellection par abstraction « non seulement n’est pas fausse, mais encore elle seule peut découvrir ce qui est vrai dans une propriété » (In Isag.2, § 83), comme la forme incorporelle qu’est la ligne ne peut être purement saisie dans sa nature intelligible que si l’esprit la sépare mentalement du corps où elle doit demeurer pour exister concrètement. Abélard reconnaît (LISPor, § 64-65) qu’une intellection qui dévie de ce qu’il appelle le « statut de la réalité » est vaine et fausse, mais, tenant compte du fait que « Boèce [In Isag.2, § 79] attribue à l’esprit cette puissance qu’il peut par sa raison et composer les <choses> disjointes et détacher les <choses> composées », admet comme saines, si le statut de la réalité est respecté, des intellections par conjonction (LISPor, § 63, § 65). Qui plus est, ces considérations débouchent (en LISPor, § 66) sur le cas de la providentia artificis, un retour sur le Dieu-Artisan du § 57 dont, nonobstant NéBo, la prévoyance n’est pas jugée creuse même si elle saisit déjà en pensée la forme de l’oeuvre future — à ce stade une réalité simplement imaginaire et fictive (peut-on comprendre en songeant au § 50) —, alors que le statut futur de la réalité n’est pas encore advenu. D’une manière générale : « si <quelqu’un> dit “dupé” celui qui en prévoyant pense au statut futur comme déjà à un <statut> existant, lui-même plutôt est dupé qui estime qu’il faut <le> dire “dupé”. Il n’est en effet pas dupé <celui> qui prévoit le futur, sauf s’il croit qu’il <en> est déjà ainsi comme il prévoit ». Abélard va même jusqu’à admettre que « ce n’est pas la conception d’une réalité non existante qui fait <que quelqu’un est> dupé, mais <c’est> la croyance ajoutée ». Venant compléter la doctrine de la triple signification (déjouant RéBo), cette théorie abélardienne de l’abstraction (surpassant NéBo) permet d’interpréter la formule porphyro-boécienne qui — pour ainsi dire une Q.1.2 enrichie[42] — avance que « l’intellection des universaux est dite “seule” et “nue” et “pure” » (LISPor, § 68) et d’en venir avec confiance à la résolution des questions de Porphyre sur les genres et les espèces (LISPor, § 69-75) — LISPor, § 76-80 offrant de surcroît un bilan critique de la stratégie exégétique de Boèce quant au questionnaire de Porphyre. Bref, on le voit plus pleinement, la portion considérée de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard est un inventif métacommentaire de l’Exposé sur les universaux du Second commentaire de Boèce sur l’Isagoge de Porphyre : voilà le contexte dans lequel s’inscrit naturellement, il faut y insister, le développement abélardien sur la triple signification des noms universels.

2. Le cas de Boèce

On pourrait croire que, malgré l’importance de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard pour l’histoire des universaux au xiie siècle, la mécompréhension d’un tel texte n’a qu’un impact limité sur la présentation, écrite ou orale, de cette problématique au Moyen Âge. Mais la gravité de la situation devient plus évidente, si l’on ajoute que l’autre document incontournable pour faire l’histoire des universaux du vie siècle (où il a été écrit) au xiie siècle (où l’on en discutait avec passion), en l’occurrence un texte que je viens de mentionner plusieurs fois, est sans doute encore plus difficile à comprendre que le (méta)commentaire abélardien examiné, à savoir : l’Exposé sur les universaux du Second commentaire de Boèce sur l’Isagoge de Porphyre.

De fait, après une fidèle traduction latine du questionnaire de Porphyre et des généralités assez claires à son propos, l’Exposé sur les universaux peut étonner dès sa paraphrase de ce questionnaire (dont l’explication de la première question donne préséance au volet intellectif, donc à Q.1.2).

Ensuite, cet Exposé sur les universaux déploie d’abord une Aporie, jadis qualifiée de « verbiage » ou « méli-mélo inintelligible (unintelligible mishmash)[43] », dont la structure argumentative n’a été finalement reconnue — si tel est le cas (on l’espère) — qu’après bien des tâtonnements, dont le résultat serait qu’elle s’ouvre [In Isag.2, § 64] par une disjonction qui reproduit le début du questionnaire Porphyrien (Q.1.1 les genres et les espèces existent/Q.1.2 les genres et les espèces ne sont que des intellections) pour ensuite énoncer (le nombre des arguments de cette Aporie étant ici déterminé d’après le nombre des conclusions explicitement détectables)[44] :

deux arguments (cf. Q.1.1), annoncés globalement (en In Isag.2, § 65), contre l’existence des genres/espèces ([prémisse] a.1 si le genre est commun, il ne pourra pas être un, mais pour exister il faut être un [In Isag.2, § 66, avec conclusion dans le paragraphe même] ; disjonction liminaire sous-entendue [tout ce qui existe ou bien est multiple ou bien est un] d’un argument complexe : [prémisse] a.2.1 si un genre est multiple, il ne sera pas un genre ultime et un autre genre lui sera superposé, à l’infini [In Isag.2, § 67], a.2.2 si un genre est numériquement un, il ne pourra pas être adéquatement commun à un grand nombre, comme le requiert pourtant ce qu’est un genre [In Isag.2, § 68, avec conclusion de a.2.1 et a.2.2 en In Isag.2, § 69]) ;

et

un argument unique (cf. Q.1.2) contre la possibilité que les genres et les espèces soient seulement des intellections sans être fausses (b [prémisse disjonctive] toute intellection devant être tirée d’une réalité sujette [= RéBo], chaque intellection sera soit conforme ou non conforme à sa réalité sujette [In Isag.2, § 70] ; [volet b.1] si l’intellection du genre, etc., est conforme à la réalité dont elle est tirée, elle existera aussi dans la réalité et les arguments anti-réalistes [a.1, a.2.1-a.2.2] se réactiveront [In Isag.2, § 71] ; [volet b.2] si l’intellection du genre, etc., n’est pas conforme à la réalité dont elle est tirée, elle sera fausse, autrement dit vaine et vide, car [= NéBo] « est […] faux ce qui est intelligé autrement que la réalité est » [In Isag.2, § 72, avec conclusion de b au § 73]).

Offerte sous l’égide d’Alexandre d’Aphrodise (In Isag.2, § 74), la Solution de cette Aporie dans l’Exposé sur les universaux commence (In Isag.2, § 75) par la réfutation de b.2. On a pu laisser entendre que la Solution se limitait à cette réfutation[45] ou bien, plus précisément, indiquer que sa première partie (In Isag.2, § 74-84) procédait à la réfutation de b.2 en mettant en avant le modèle mathématique (géométrique) de l’abstraction, alors que sa seconde partie (In Isag.2, § 84-88) laissait perplexe en passant inopinément au modèle inductif de l’abstraction, en mentionnant une énigmatique substantialis similitudo et en finissant par (mal) formuler une obscure théorie de l’unum subiectum, sans que la Solution revienne sur la première partie de l’Aporie et ses arguments anti-réalistes[46]. Préparées de longue date, l’édition latine révisée et la traduction française de l’Exposé sur les universaux d’In Isag.2 parues en 2012 étaient précédées d’une étude historico-doctrinale qui, quoiqu’elle eût été impossible sans la fréquentation assidue de la substantielle et pénétrante analyse libéranienne de cet Exposé, avait établi l’équivalence des deux modèles aristotéliciens de l’abstraction chez Alexandre d’Aphrodise[47] et entrepris de montrer que la seconde partie de ladite Solution répondait à la première partie de l’Aporie[48], tout en signalant que l’unum subiectum (= SU, pour Sujet unique ; In Isag.2, § 88) était préfiguré par la mention de la nature à l’état pur (In Isag.2, § 79 et 82), à laquelle il fallait aussi assimiler la Similitude substantielle (= Ss ; In Isag.2, § 84-88)[49]. L’approfondissement, par une série d’études en 2016, du rapprochement à faire entre la nature à l’état pur et le Sujet unique a été incidemment l’occasion d’une malencontreuse régression sur un point : la rupture du lien entre Similitude substantielle et Sujet unique, au profit d’une identification de la Similitude substantielle à la Similitude-singulière-sensible (= S1), alors perçue comme élément vedette du deuxième paragraphe de la deuxième partie de l’Aporie (In Isag.2, § 86), tandis que la Similitude-universelle-intelligible (= S2) l’était censément pour le premier paragraphe (In Isag.2, § 85) de cette partie[50] — cela pour tenter de résoudre une apparente redondance entre les deux paragraphes en question et suivre une interprétation allant dans le sens de l’identification de la Similitude substantielle à S1[51]. Deux études ont été requises pour rétablir le rapprochement entre Similitude substantielle et Sujet unique, parallèlement à un effort pour établir, dans la mouvance de la res subiecta, l’équation Nap = Ss = S0 = SI = SU illustrant la progression cohérente, en contexte à la fois abstractif et inductif, de la Solution de l’Aporie allant de la Nature à l’état pur jusqu’au Sujet unique, en passant par la Similitude substantielle, degré zéro de la similitude où peuvent se rencontrer la Similitude-singulière-sensible et la Similitude-universelle-intelligible dans un Sujet identique (idem subiectum) annonçant l’unum subiectum[52]. Avec le nouvel état philologique du texte, le renouvellement de son interprétation et ces clarifications doctrinales, l’Exposé sur les universaux d’In Isag.2 n’a plus lieu d’être méprisé et plusieurs interrogations jusqu’alors pendantes — comme celles sur la complétude de la réfutation des arguments aporétiques[53], la valeur de la théorie du Sujet unique[54], la détermination de la Similitude substantielle[55] ou, dans la même veine, l’identité d’une surprenante similitude capable d’être à la fois singulière-sensible et universelle-intelligible[56] — ont maintenant en principe reçu des réponses satisfaisantes susceptibles d’être intégrées de manière féconde aux présentations d’ensemble ou aux recherches subséquentes.

III. Conclusion

Quoi qu’il en soit, une parfaite intelligence des textes n’est pas chose facile à atteindre, si tant est qu’elle soit atteignable. Dans mon laborieux cheminement personnel — étalé sur plus de trois décennies — vers une compréhension plus adéquate, viable pour l’enseignement et l’érudition, de l’Exposé sur les universaux du Second commentaire sur l’Isagoge de Porphyre (= In Isag.2) de Boèce et du passage correspondant à cet Exposé séminal dans la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard, je retiens l’expérience d’une compréhension progressive à travers une fréquentation assidue de ces textes par la lecture maintes fois (en fait, toujours) répétée, l’édition critique (avec son exigence de rigueur philologique et de collecte d’informations multiples [sources, renvois internes, parallèles, influences, notations diverses ponctuelles ou non]), la traduction (posant le défi d’être fidèle en demeurant [assez] compréhensible) et l’étude historico-doctrinale (entée principalement sur le texte lui-même, son vocabulaire, ses concepts et ses argumentations, sans omettre bien sûr les mises en contexte, qui, comme dans le cas du texte d’Abélard ici considéré, obligent parfois à bien connaître le lien unissant un texte à un autre). Toutes ces étapes et leurs nuances viennent d’être finement analysées avec justesse par Claude Panaccio dans son livre Récit et reconstruction. Les fondements de la méthode en histoire de la philosophie[57]. Ce qui me frappe dans le cheminement d’historien de la philosophie médiévale ici décrit avec l’exemple des textes de Boèce et d’Abélard, c’est que la compréhension, correctement associée à la lecture, progresse par vagues successives qu’alimentent les étapes subséquentes qui, en retour, sont nourries par elle dans une dynamique incessante.

Dans son excellent survol de la philosophie médiévale publié en 2016, au sein de la collection oxfordienne « A very short introduction », John Marenbon est d’avis, en concluant son ouvrage, qu’il ne vaut pas la peine de tenter de comprendre les textes philosophiques passés, surtout ceux du Moyen Âge, dans le but d’enrichir le stock d’arguments de la philosophie d’aujourd’hui : la tâche est trop difficile et apporte rarement quelque chose de significatif, qui n’aurait pas été trouvé plus aisément de manière directe[58]. La difficulté, ici relatée avec deux exemples, de vraiment comprendre les grands textes de cette période lui donne sûrement raison en un sens et, de toute manière, il est certain que l’on ne peut parvenir à connaître à fond qu’un nombre plutôt restreint de textes au cours de sa vie intellectuelle, même longue et bien occupée. Toutefois, côté pertinence d’un apport potentiel, il n’est pas absolument sans intérêt que l’Exposé de Boèce sur les universaux, une fois correctement compris, confirme de la plus belle manière la thèse centrale de l’archéologie philosophique d’Alain de Libera relativement à l’ampleur spatio-temporelle de « l’épistémè alexandrinienne », puisque la théorie boécienne du Sujet unique est manifestement une captation latine de l’héritage d’Alexandre d’Aphrodise sur la saisie de l’essence dans sa neutralité, une innovation dont la reprise la plus célèbre, postérieure de plusieurs siècles dans le monde musulman, était jusqu’ici la doctrine avicennienne de « l’indifférence de l’essence », comme on la désigne couramment[59], en la rapprochant de l’« intuition de l’essence » (Wesensanchauung) de la phénoménologie husserlienne[60]. Quant à la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium, elle permet de voir nettement apparaître dès le début du xiie siècle, donc un gros siècle avant les Scolastiques auxquels renvoie Brentano, une théorie de l’intentionnalité avant la lettre avec les objets intentionnels que sont les formes conçues — réalités imaginaires et fictives — vers lesquelles, selon Abélard (LISPor, § 50), l’âme dirige (oriente) son attention[61] (comme Claude Panaccio me le faisait avec raison remarquer, lors d’une rencontre sur l’aspect phénoménologique de ce texte[62], il y a toutefois une différence importante : pour Abélard, en présence d’une réalité, l’acte d’intellection porte sur cette réalité même, alors que pour l’auteur de la Psychologie du point de vue empirique[63], l’in-existence mentale [c’est-à-dire la présence dans l’esprit] de l’objet est un trait caractéristique constant de tout phénomène psychique et exclusif à lui).

Sans prétendre en avoir encore démontré en bonne et due forme la nécessité et l’utilité (il y a là beaucoup de prudence, voire d’humilité), Claude Panaccio, dans son récent ouvrage, a bien raison de conclure qu’il a (grandement) clarifié « ce qui rend possible l’usage philosophique des textes anciens malgré les différences de contexte et de vocabulaire qui nous en séparent[64] ». Dans la même veine, Claude Panaccio[65] — qui emploie en fait de manière rigoureuse et convaincante son génie herméneutique, avec une logical imagination qu’aurait certainement appréciée Bertrand Russell[66], à montrer la pertinence de la philosophie médiévale pour la philosophie d’aujourd’hui et inversement l’intérêt de la philosophie analytique pour la philosophie médiévale — reconnaît que toute histoire de la philosophie d’autrefois repose, pour être valable, sur la capacité de parvenir, lentement et méticuleusement dans une véritable fréquentation de l’original, à l’intelligence des textes, qui représente donc pour lui, comme pour moi, le méthodique défi préalable à l’émergence de la vérité dans tout discours crédible, écrit ou oral, sur l’histoire de la philosophie.

Chose certaine, pour répondre à la question de départ, il est absolument impossible de faire réellement — donc pas seulement rhétoriquement — du vrai avec du faux lorsqu’on écrit ou raconte l’histoire de la philosophie. Mais en histoire de la philosophie médiévale, du moins, la personne qui veut écrire ou présenter honnêtement un ou plusieurs aspects de cette pensée d’autrefois doit accepter de s’astreindre à développer, longuement et de multiples façons, une grande familiarité avec le ou les textes qui la révèlent, soit directement par elle-même, soit avec l’aide d’interprètes fiables parce que contrôlés par soi-même sur le texte lui-même. Le profit de ce labeur coûteux n’est pas seulement l’acquisition d’une opinion juste sur le passé de la pensée. Il s’agit plutôt de l’expérience gratifiante, médiatement communicable à autrui, d’un contact intime et actuel avec des pensées rendues à nouveau vivantes par la philologie, l’exégèse et l’herméneutique. « Certes toute conception de l’esprit est pour ainsi dire relative au présent », écrivait justement Abélard[67].