Abstracts
Résumé
Le présent article étudie la notion de méditation et de dévotion dans la tradition Radhasoami des xixe, xxe et xxie siècles, tradition de réforme qui interroge et transcende l’hindouisme traditionnel de multiples façons. Nous analysons ici plusieurs textes et pratiques rituelles de la tradition Radhasoami, entre autres à travers la méditation élaborée appelée surat śabda yoga (yoga du son du courant intérieur). Notre objectif est d’explorer les interactions complexes entre la méditation et la dévotion chez les adeptes de cette tradition. Par ailleurs, nous souhaitons aborder le yoga, la méditation et la dévotion tels qu’ils apparaissent concrètement dans cette tradition, comme la méditation collective lors du satsaṅg.
Abstract
This article explores the notion of meditation and devotionalism in the Radhasoami tradition of the 19th, 20th and 21st centuries, a tradition of reform that questions and transcends traditional Hinduism in many ways. In the following, we study several texts and ritual practices of the Radhasoami tradition, in the example of the elaborate meditation called surat śabda yoga (yoga of the sound of the inner current). Our goal is to explore the complex interactions between meditation and devotion. In addition, we wish to address yogic, meditative and devotional embodied practices, such as the collective meditation during the satsaṅg.
Article body
Le présent article étudie la notion de méditation et de dévotion dans la tradition Radhasoami des xixe, xxe et xxie siècles, une tradition de réforme qui interroge et transcende l’hindouisme traditionnel de multiples façons[1]. Nous analysons ici plusieurs textes et pratiques rituelles de la tradition Radhasoami, entre autres à travers une pratique élaborée de méditation appelée le surat śabda yoga (yoga du son du courant intérieur)[2]. Dans cet article, nous mettons l’accent sur le voyage que des membres Radhasoami vivant en Amérique du Nord font chaque année en Inde dans le but de pratiquer le surat śabda yoga en compagnie d’autres satsaṅgī et d’obtenir le darśana de leur gourou[3]. Notre objectif est d’explorer les interactions complexes entre la méditation et la dévotion des membres. En effet, nous souhaitons aborder le yoga, la méditation et la dévotion tels qu’ils apparaissent concrètement dans cette tradition, la méditation collective durant le satsaṅg représentant justement un bel exemple de la façon dont se manifeste la dévotion de l’adepte envers son gourou. Pour ce faire, nous étudions les éléments de la religiosité Radhasoami qui invitent le dévot à aspirer au darśana avec le gourou et l’encourage à méditer sur ce dernier. Nous abordons aussi le concept d’āratī spécifique à la tradition Radhasoami. Au cours de ce rite, le dévot intériorise sa pratique en offrant à son gourou des parties de son corps intérieur. En somme, cet article aborde les questions relatives à la méditation et à la dévotion dans la tradition Radhasoami en privilégiant l’étude textuelle et l’analyse des pratiques rituelles du dévot Radhasoami[4].
I. La dévotion au gourou
Le fondateur du mouvement Radhasoami, Shiv Dayal (1818-1878), a été influencé par des sant comme Kabir, Nanak, Dadu et Ravi Das, par le Ghaṭ Rāmāyaṇa de Tulsi Sahib (xviiie siècle), ainsi que par plusieurs enseignements ésotériques actuels[5]. Les enseignements de Shiv Dayal se trouvent réunis dans la collection d’oeuvres en prose et en vers intitulée Sar bachan (enseignements essentiels). Se laissant inspirer par des textes globalement appelés Tantra, qui décrivent les différents plans que doit traverser l’adepte au cours de sa méditation, ce maître présente de façon originale le cheminement spirituel de l’âme à travers les divers domaines et sous-domaines de conscience, jusqu’à l’atteinte de l’étape ultime, le domaine du Radhasoami. Il s’agit d’un domaine d’une luminosité et d’une sonorité d’une beauté inouïe : ce cheminement spirituel est un type de yoga dans lequel les disciples initiés viennent à maîtriser leur ascension vers l’ultime à travers les multiples domaines de la conscience, et ce, sous la supervision du gourou[6].
Les Radhasoamis conçoivent leur mouvement comme étant la parfaite manifestation du Sant mat (l’enseignement des Sant) et considèrent que celui-ci fait partie du Sant paraṃparā, la tradition de poètes sant comme Kabir et Nanak. Dans cette tradition qualifiée de nirguṇa bhakti, on croit en la manifestation d’un Dieu sans attributs (nirguṇa[7]), en la suprématie du gourou et en la communauté spirituelle des Sant, le satsaṅg. La théologie du mouvement est codifiée sous l’appellation de surat śabda yoga (discipline de concentration [yoga] sur le son de la parole divine [śabda] à partir du courant intérieur qui en découle [surat])[8]. Les Radhasoamis considèrent que l’essence éternelle du Dieu réside sous la forme de l’énergie pure (śakti), le domaine suprême du « Radhasoami ». Radha est théologiquement considérée comme étant le centre de l’énergie, l’âme. Donc, Radhasoami (le svāmī/swami ou le maître de Radha, qui est Kṛṣṇa, le gourou par excellence) implique un contrôle absolu sur l’âme et son énergie spirituelle. Tout comme les autres sant, les Radhasoamis considèrent les formes externes de dévotion, tels que les rituels ou les mūrti (images), comme dépourvues d’intérêt. Leur religion étant une religion du coeur, seule la transformation intérieure de l’âme importe réellement.
Mark Juergensmeyer conçoit la théologie Radhasoami comme s’appuyant sur la tradition intellectuelle de Kabir et de Nanak, particulièrement en ce qui a trait aux domaines de la conscience et à la conception du gourou. Tandis que Kabir parle d’un domaine intérieur de nature indescriptible, Nanak spécifie cinq niveaux distincts à travers lesquels l’âme peut voyager dans le but d’atteindre le niveau ultime, le sac-khaṇḍ, ou le domaine de la vérité. Les Radhasoamis ont, quant à eux, développé davantage le concept de domaines : ils proposent une série de plusieurs domaines et sous-domaines à travers lesquels l’âme doit cheminer comme dans un labyrinthe avant de parvenir au plus haut niveau, celui du Radhasoami.
De façon similaire, pour Kabir, le satguru est une forme de conscience spirituelle ou de voix intérieure qui réside en chacun de nous. Par contre, la conception du gourou développée par Nanak s’appuie sur la transmission de l’autorité spirituelle d’un gourou à un autre, et de là jusqu’au texte écrit qui conserve et transmet cette tradition.
Les Radhasoamis ont également développé davantage la notion du gourou puisque leurs enseignements nécessitent qu’un gourou soit vivant et présent pour le dévot. Par ailleurs, les Radhasoamis perçoivent le gourou comme étant l’incarnation vivante de l’Absolu. Les dévots aspirent au darśana (un contact des yeux et un regard de la part de la divinité ou du gourou qui a une valeur sacrée) avec leur gourou, et croient également en ses pouvoirs guérisseurs. Les disciples sont encouragés à diriger leur dévotion et leur amour envers le gourou. De ce fait, les Radhasoamis peuvent être perçus comme des adeptes de la guru-bhakti (la dévotion au gourou). Cette compréhension du gourou semble puiser aux enseignements de Tulsi Sahib au xviiie siècle dans son interprétation nirguṇa du Rāmāyaṇa, le Ghaṭ Rāmāyaṇa.
Il est important de mentionner que la notion de gourou divin est de nature complexe au sein de la tradition Radhasoami. Deux disciples de Shiv Dayal, Rai Saligram et Jaimal Singh, sont respectivement devenus les maîtres des branches principales d’Agra et de Beas, au Pendjab. La principale différence entre ces deux branches est qu’à Agra, Shiv Dayal est considéré comme le Sant des Sant, le paramātma guru ou gourou suprême, et un seul nom, celui du domaine ultime, est révélé lors de l’initiation. En revanche, la branche pendjabie considère Shiv Dayal dans un contexte de chaîne ininterrompue de manifestations du satguru et révèle cinq noms sacrés lors de l’initiation. Par ailleurs, si le gourou ayant initié un dévot décède, le dévot doit tout de même continuer à contempler ce dernier dans la branche de Beas.
Contrairement à la branche pendjabie, le dévot doit contempler le nouveau gourou à Agra. De façon similaire, à Beas, les gourous sont perçus comme les maîtres de la tradition sant étendue à laquelle Guru Nanak, Kabir et Ravidas appartenaient. Les dévots de Beas se réfèrent à leur tradition en la qualifiant de sant mat (l’enseignement des sant). Cette tradition sant est ouverte dans la mesure où des sant provenant de différents horizons religieux se trouvent également à être vénérés.
L’idée selon laquelle le gourou doit lui-même être initié à la vérité ultime se retrouve également chez les Radhasoami. En revanche, Tulsi Sahib est considéré comme étant le gourou de Soamiji dans la branche de Beas tandis que la branche d’Agra considère que la tradition Radhasoami est distincte, considérée comme la « foi Radhasoami[9] ». Soamiji est considéré comme l’Être parfait dans lequel la vérité Radhasoami s’est révélée. Toutefois, il n’est pas question d’accepter l’idée selon laquelle un gourou l’aurait initié à la Vérité absolue. Par ailleurs, on retrouve des ramifications de la branche d’Agra implantées à Soamibagh et Peepalmandi, en périphérie d’Agra, ainsi qu’à Hyderabad, Gwalior et Hoshiarpur[10].
Dans son ouvrage, Daniel Gold évoque ce qu’il considère comme une hindouisation des gourous sant, et discute de deux cas en particulier : les enseignements et les pratiques religieuses de Faqir Chand, le gourou Radhasoami de Hoshiarpur, au Pendjab, qui, sous l’influence du Vedānta hindou, considère la réalité Radhasoami comme māyā (illusion)[11]. Voir également notre discussion sur la vision de Faqir Chand sur les saṃskāras hindous et la foi Radhasoami comme étant une expression du sanātana dharma[12]. Dans un même ordre d’idée, Malik Sahib, le gourou Radhasoami de Gwalior au Madhya Pradesh est également un adepte de la guru-śakti[13]. Étant la source du nām (nom) Radhasoami et de l’initiation śaktipāt, des difficultés ont été soulevées en ce qui a trait au système des varṇa (classes ou « castes ») et des āśrama (chacune des quatre étapes de la vie, réservées aux hommes des trois varṇa supérieurs). Effectivement, si la tradition Radhasoami rejette ces systèmes, la tradition hindoue guru-śakti les maintient[14].
En somme, force est de constater que la notion de gourou dans la tradition Radhasoami n’est ni uniforme ni statique. Effectivement, plusieurs interprétations et transformations sont survenues depuis les deux derniers siècles et vont certainement continuer à être perpétuées par les gourous et les dévots, ce qui fait du mouvement Radhasoami une tradition sant si ouverte et étendue.
II. Dévotion et méditation
L’héritage sant et la doctrine de Nanak sont particulièrement apparents dans la place centrale qu’occupe le satsaṅg dans les rituels de la tradition Radhasoami. Dans cette tradition, le satsaṅg ne réfère pas uniquement à la communauté des sant, mais également à la célébration elle-même au cours de laquelle les membres écoutent les enseignements des sant et des gourous Radhasoami, une célébration qui devient un véritable événement où se manifeste en commun la dévotion des adeptes[15]. Il s’agit également du moment de béatitude totale qu’est le darśana avec le gourou divin. Sudhir Kakar a d’ailleurs présenté une excellente description de la sensation puissante et enivrante ressentie lorsque les satsaṅgī se rassemblent, s’abandonnent avec béatitude et s’imprègnent de l’image de leur gourou adoré[16]. L’auteur souligne les sentiments d’admiration, de vénération, mais aussi de peur que les dévots ressentent à l’égard de leur gourou. Ces sentiments rappellent la bhai ou bhau bhakti (dévotion partagée entre la peur que peut susciter le divin et l’admiration qu’il inspire) exprimée dans la poésie de Nanak[17].
Dans un même ordre d’idée, c’est le caractère central de la guru-bhakti qui amène le dévot à aspirer au darśana avec le gourou et l’encourage à accomplir une āratī à portée internationale et désormais accessible à tous les Radhasoamis du monde, un rite grâce auquel le dévot offre à son gourou des parties de son corps intérieur. Cette union spirituelle avec le gourou est similaire à la façon dont le dévot hindou peut subtilement offrir à une divinité des parties de son psychisme en s’unissant avec elle.
Dans sa discussion sur l’appropriation de l’image de Krishna (femme vachère favorite de Krishna et originaire de l’actuelle région de Braj autour de la ville de Mathura) et la notion hindoue d’āratī (offrande de lumière à une divinité hindoue) au sein de la tradition Radhasoami, Daniel Gold souligne le fait que Soamiji est né et a vécu toute sa vie à Agra, qui était la capitale de l’Empire moghol géographiquement proche du lieu de résidence mythique de Krishna et Radha. De ce fait, Soamiji était, d’une part, familier avec le jargon de la bhakti à Krishna, et, d’autre part, avec les langues et cultures indo-islamiques présentes dans sa ville natale d’Agra. Il n’est donc pas surprenant que Soamiji utilise des termes indo-musulmans dans la présentation de la tradition sant hindouisée dont il hérita[18].
Il est important de mentionner que Soamiji a réinterprété les notions de Radha et d’āratī selon une perspective nirguṇa (sans attributs, qui ne se manifeste pas de façon personnelle). Radha se trouve donc être l’âme aimante aspirant à demeurer avec un dieu nirguṇa dans un domaine imaginé comme une pure merveille, et l’image de l’āratī se trouve être une convention poétique que l’on retrouve également dans la poésie de cet interprète. L’āratī de Soamiji est une intériorisation de la dévotion rituelle. Il décrit souvent son séjour à travers les paradis comme autant d’āratī[19]. Dans le processus de cette āratī mentale et spirituelle intériorisée, le dévot peut offrir des parties de son corps intérieur en s’unissant avec la divinité en contexte hindou.
III. Dévotion, méditation et service
Puisque les communautés Radhasoami à travers le monde ne sont pas en présence physique du gourou, elles organisent des satsaṅg virtuels hebdomadaires tous les samedis soir (dimanche matin en direct de Dayalbagh), ainsi que quelques fois par année des satsaṅg de deux ou trois jours. Un satsaṅg typique célébré en diaspora comprend le maṅgalācaraṇa (un rite propitiatoire), le bacan (la parole du gourou ou l’enseignement), le vintī/bintī (la requête) ainsi que le prasād (grâce de la divinité distribuée aux dévots sous forme de nourriture). L’une des caractéristiques les plus impressionnantes du rituel de la diaspora est l’utilisation de nouveaux médias dans la création d’un espace sacré et dans le maintien des liens avec l’Asie du Sud. Le satsaṅg hebdomadaire des membres Radhasoami est une reprise et une extension du satsaṅg physique des dévots de la communauté diasporique. Le président du centre s’authentifie électroniquement sur le site web Radhasoami pour avoir ainsi accès à la transmission virtuelle du satsaṅg diffusée directement de Dayalbagh. Lors du satsaṅg, les membres pratiquent le surat śabda yoga (ressemblant de l’extérieur à de la méditation régulière) et chantent ensemble avec la communauté spirituelle de Dayalbagh projetée sur un vaste écran d’ordinateur. Le satsaṅg dure approximativement une heure et se déroule en temps réel exactement au même moment où il a lieu à Dayalbagh (le dimanche matin en Inde).
À Dayalbagh, le gourou demeure silencieux tout au long du satsaṅg. Il se trouve assis sur une chaise placée sur un podium et pratique le surat śabda yoga. Tous les satsaṅgī s’assoient au sol autour de lui et méditent avec lui. Le gourou est assis de telle sorte qu’il peut être visible par tous les dévots de sorte qu’il leur est possible d’obtenir son darśana (vision sacrée). De façon similaire, les dévots de la diaspora ne peuvent voir que l’image du gourou sur l’écran durant le satsaṅg électronique. En somme, grâce à la nouvelle technologie, les Radhasoamis peuvent ainsi faire partie d’une communauté virtuelle qui se situe dans le prolongement de la communauté des satsaṅgīs de Dayalbagh. En outre, ils peuvent aussi simultanément participer physiquement au satsaṅg de la diaspora et virtuellement au satsaṅg de Dayalbagh et ce, tout en obtenant le darśana virtuel de leur gourou.
Une autre façon de concevoir le satsaṅg virtuel de la diaspora au sein de la tradition Radhasoami mondialisée est l’incorporation d’un pèlerinage mental et spirituel en Inde : si les dévots participent physiquement au satsaṅg virtuel dans la diaspora, ils se projettent tout de même en Inde, aux côtés de leur gourou et parmi les autres membres Radhasoami qui y participent au même moment. C’est ainsi que l’esprit se déplace en une sorte de pèlerinage mental et savoure par le fait même le darśana virtuel du gourou sur l’écran qui se produit mentalement en Inde à plusieurs milliers de kilomètres du lieu où le dévot se trouve physiquement.
On peut se demander si le fait que l’esprit se déplace ainsi à chaque méditation et à chaque pratique de yoga constitue vraiment un pèlerinage mental. Il convient toutefois de mentionner que les pratiques de méditation dans un contexte de mondialisation ainsi qu’à distance du gourou et de sa communauté spirituelle, reposent sur une « double réalité mentale » : s’il est vrai que l’esprit s’embarque dans un voyage mental en son for intérieur conformément aux conventions tantriques, le voyage mental qu’il effectue alors est à la fois vertical vers le Suprême, et extérieur et horizontal à travers le monde vers le gourou et la communauté spirituelle.
Ce pèlerinage mental serait plus discutable s’il ne s’appuyait sur le pèlerinage physique que les membres sont tenus d’entreprendre au moins une fois par année. Si l’actuel Sant Satguru des Radhasoami, Prem Saran Satsangi, ne voyage pas à l’étranger (il n’a visité ses dévots qu’à une seule reprise, en mars 2017), les membres Radhasoamis voyagent normalement une fois par an à Dayalbagh pour être en présence physique de leur gourou. Ils voyagent dans le but d’obtenir le darśana de leur gourou et de participer physiquement au satsaṅg, mais aussi afin de pratiquer la sevā (service communautaire). Les activités de la sevā, telles que les activités de distribution alimentaire, par exemple, sont des éléments de grande importance pour l’ensemble des communautés diasporiques. Effectivement, les membres s’engagent dans diverses activités de charité et des travaux bénévoles pour en faire bénéficier leurs voisins et leurs concitoyens. Ils organisent également des bhaṇḍārā (festins pour tous) dans lesquels les membres de la communauté apportent des mets qu’ils ont eux-mêmes préparés. La communauté se rassemble, célèbre la mémoire des gourous précédents et les mets qu’ils ont apportés sont mis en vente. Les dons ne sont pas une pratique courante puisque les gens achètent plutôt les choses mises en vente.
Le concept central de la sevā est directement lié à la philosophie de vie moderne Radhasoami. On retrouve ce même élargissement de la sevā dans plusieurs mouvements modernes où la bhakti est intimement liée au service du gourou, mais aussi au service communautaire. Le karmamārga (la voie de l’action) a ainsi été réinterprété comme la voie du service au xxe et au xxie siècle. En Inde, sous le règne du gourou Mehta ji (Gurcharan Das Mehta, le sixième Sant Satguru), la sevā est devenue très importante à Dayalbagh sous la forme, entre autres, du support au travail agricole dans les champs tous les matins. Les dévots ont non seulement l’opportunité de faire un service à la communauté, mais aussi d’obtenir le darśana de leur gourou lorsque ce dernier vient aux champs, parle aux dévots et leur donne des conseils et des instructions[20].
Ceci veut dire que le pèlerinage en Inde, dans la patrie spirituelle des dévots, ne concerne pas uniquement la participation physique aux satsaṅg et l’obtention d’un « réel » darśana physique du gourou, mais également le travail agricole et le service communautaire sous une forme ou sous une autre. La routine quotidienne s’amorce avec des séances de méditations matinales vers trois ou quatre heures du matin. Par la suite, tous se dirigent aux champs pour y travailler. Le point culminant de cette matinée bien remplie réside dans l’opportunité de rencontrer le gourou face à face, de lui parler et de lui poser des questions. Plus récemment, des démarches ont été entreprises pour impliquer aussi les plus jeunes dans la communauté. Les mères amènent aux champs leurs jeunes enfants, parmi lesquels figure le petit-fils de gourou Satsangi, afin de rencontrer gourou-ji. Il s’agit là d’un début de journée hautement significatif, rempli par du travail joyeux, de la camaraderie et des réflexions spirituelles.
Comme le souligne Jessica Frazier dans son récent ouvrage sur les visions hindoues, les « pratiques » ne sont que très rarement irréfléchies : elles sont ce que le sociologue Pierre Bourdieu qualifie de doxa, un ensemble de valeurs, de préférences et de logiques implicite et instinctif, exprimé à travers les actions du corps[21]. Frazier se réfère encore à Frits Staal pour qui l’hindouisme est davantage une orthopraxie qu’une orthodoxie et où le texte vécu de la pratique religieuse représente une plus forte manifestation de l’hindouisme que ses textes écrits[22]. Dans le but de saisir les liens entre pèlerinage et dévotion, nous devons également nous référer à l’étude de Diana Eck sur le rite de dévotion du darśana[23], dans laquelle elle souligne l’importance des images hindoues en tant que point d’accès au divin. Nous soutenons toutefois ici que, dans la tradition nirguṇa qu’est la tradition Radhasoami, c’est plutôt le gourou vivant qui se trouve être le point focal du darśana, de la dévotion et du pèlerinage, ce qui permet de relativiser l’accent mis sur l’atteinte du brahman sans attributs (nirguṇa), caractéristique de cette tradition. L’expérience du niveau ultime de la réalité durant un pèlerinage est marquée par un état profond d’émotions affectives et par une transformation spirituelle.
Conclusion
Dans cet article, nous avons étudié d’importantes questions relatives à la méditation et à la dévotion au sein de la tradition Radhasoami. Un aspect remarquable de la religiosité Radhasoami est l’importance accordée à la sevā en tant que moment important de la vie quotidienne de la communauté, mais aussi en tant que partie intégrante de la vie religieuse en Inde. Nous avons souligné l’importance du satsaṅg et de la création d’un espace et d’un moment privilégié de spiritualité au sein de la diaspora. Nous avons également abordé la fluidité des frontières religieuses et des représentations du divin, qui oscillent entre une divinité sans attributs, typique de la tradition sikhe et de certaines traditions hindoues (nirguṇa-vāda, l’enseignement nirguṇa), et une divinité avec attributs qu’on trouve dans d’autres traditions de dévotion hindoues (saguṇa-vāda). Notre étude a montré les multiples instances de divinisation du gourou dans la tradition. Malgré le fait que la tradition Radhasoami s’inscrit dans une religiosité qui vise l’union à une divinité nirguṇa, elle se trouve tout de même entourée de rituels et de manifestations de dévotion saguṇa comme on en trouve dans la bhakti vishnouite de l’Inde du Nord. Même si nous ne pouvons nier les multiples exemples d’hindouisation de la tradition, nous considérons que le gourou humain divinisé ne s’inscrit pas dans une plus ample hindouisation, mais semble plutôt donner accès à la forme nirguṇa du divin pour les dévots, ce qui sert à rééquilibrer vers le concret les déclarations de la tradition non manifestée absolue.
En somme, cette étude nous a permis de mieux comprendre combien les questions de la méditation et de la dévotion sont complexes dans la tradition Radhasoami. Ces deux éléments sont interreliés et forment une réalité complexe. Cette même réalité en Amérique du Nord apparaît connectée et combinée à la réalité en Inde, du moins au niveau de la pensée méditative et de la réalité virtuelle de la transmission par ordinateur. Le pèlerinage physique en Inde matérialise cette interconnexion qui est présente en tout temps lors de chacune des méditations et des satsaṅg. Cette recherche nous oblige donc à conclure qu’il existe une troisième réalité hybride vécue qui se trouve entre les réalités vécues en Inde et celle de la diaspora. Cette réalité dite « globale », intermédiaire entre le local et le global, telle que vécue dans la tradition Radhasoami, est, à notre avis, la véritable réalité vécue par les dévots durant les formes mondialisées de satsaṅg.
Appendices
Notes
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[1]
Le système de translittération de cet ouvrage suit un système standard pour le sanskrit et le hindi, dans lequel les voyelles longues sont marquées d’un macron, par exemple ā, et les consonnes rétroflexes avec un point sous la lettre, par exemple ḍ. La nasalisation est indiquée par le signe ṃ. Aucun symbole spécial n’est utilisé pour l’anusvāra dans la translittération, la consonne nasale appropriée étant écrite pour éviter toute confusion dans la prononciation. Tous les mots et titres des oeuvres en hindi sont orthographiés selon le système de translittération du hindi. Les noms des auteurs, penseurs, philosophes, dieux, rivières, plantes, arbres et villes n’ont pas été marqués de signes diacritiques.
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[2]
J’aimerais remercier André Couture pour sa lecture très approfondie de cet article et aussi pour ses commentaires et suggestions.
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[3]
Le satsaṅg est la « communauté (saṅg) des gens de bien (sat) » et les satsaṅgī sont les adeptes de cette tradition. Le darśana est le fait de voir un dieu ou un gourou et d’être vu de lui.
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[4]
Sans doute, il serait important d’étudier aussi les questions liées à l’identité des membres Radhasoami, mais la portée de cet article ne me permet pas d’explorer cette problématique. Cela pourrait être le thème d’un autre article.
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[5]
Il existe une tradition des Sant/Sat, des poètes mystiques des xve-xvie siècles. Ce terme est parfois traduit par « saints » en français, une traduction qui a été critiquée. Il s’agit littéralement « des gens de bien, des vrais adeptes, de ceux qui connaissent la vérité (satya, sat), de ceux qui ont fait l’expérience de l’ultime réalité ».
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[6]
Voir également notre discussion sur la théologie du Radhasoami, dans Diana Dimitrova, « The Development of Sanātana Dharma in the Twentieth Century. A Rādhāsoamī Guru’s Perspective », International Journal of Hindu Studies, 11, 1 (2007), p. 89-98.
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[7]
Il existe en effet deux tendances principales, ainsi que d’autres tendances supplémentaires, dans l’interprétation du système philosophique Vedānta. Pour certains interprètes comme Śaṅkara, le Brahman transcende toutes les qualités de la matière, on dit qu’il est nirguṇa, sans qualités ou attributs (nirguṇa-vāda, interprétation nirguṇa). Pour des interprètes comme Rāmānuja, il est saguṇa, pourvu de qualités ou d’attributs, de sorte qu’on peut dire de Viṣṇu ou de Kṛṣṇa sous leur forme personnelle qu’ils sont Brahman, l’absolu ou l’ultime (saguṇa-vāda, interprétation saguṇa). Madhava, par contre, propose un dualisme « qualifié ». Il n’est pas surprenant que l’on retrouve ces tendances à l’intérieur des courants de dévotion.
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[8]
Cette explication s’inspire de la traduction utilisée par Mark Juergensmeyer dans sa recherche. Voir M. Juergensmeyer, « The Radhasoami Revival of the Sant Tradition », dans K. Schomer, W.H. McLeod, éd., The Sants. Studies in a Devotional Tradition of India, Berkeley, Berkeley Religious Studies Series, 1987, p. 332.
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[9]
Daniel Gold, The Lord as Guru. Hindi Sants in North Indian Tradition, New York, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 162.
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[10]
Voir M. Juergensmeyer, « The Radhasoami Revival of the Sant Tradition », p. 334.
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[11]
D. Gold, The Lord as Guru. Hindi Sants in North Indian Tradition, p. 164.
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[12]
D. Dimitrova, « The Development of Sanātana Dharma in the Twentieth Century. A Rādhāsoamī Guru’s Perspective ».
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[13]
C’est l’enseignement hindou selon lequel le dieu suprême (souvent Śiva) est puissance ou énergie (śakti), une énergie personnifiée par la déesse et que le gourou, qui participe lui aussi de cette śakti, fait descendre telle une grâce sur son disciple (śakti-pāt, chute ou descente de l’énergie) et qu’il lui transmet lors de l’initiation.
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[14]
D. Gold, The Lord as Guru. Hindi Sants in North Indian Tradition, p. 167.
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[15]
Nous avons pu observer ce phénomène lors de notre participation au satsaṅg de Beas, mais pas à Dayalbagh. On nous a toutefois mentionné que les dévots écoutaient également les enseignements des gourous Radhasoami durant certains satsaṅg à Agra.
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[16]
Sudhir Kakar, « Radhasoami. The Healing Offer », dans John Stratton Hawley, Vasudha Narayanan, éd., The Life of Hinduism, Berkeley, University of California Press, 2006, p. 194.
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[17]
Voir J.S. Grewal, The Sikhs of the Punjab, Cambridge, Cambridge University Press (coll. « The New Cambridge History of India », II.3), 1990, p. 105-107. Voir aussi la discussion très intéressante d’André Couture sur la peur et la bhakti en référence d’Arjuna dans la Bhagavadgītā (André Couture, « La peur d’Arjuna dans la Bhagavad-Gītā », et « Réponse à la communication de Roland Chagnon : “Une peur contemporaine et sa double gestion” », dans Arthur Mettayer, Jean-Marc Dufort, dir., La peur : genèses, structures contemporaines, avenir. Actes du Congrès de la Société canadienne de théologie tenu à Montréal du 21 au 23 octobre 1983, Montréal, Fides [coll. « Héritage et projet », 30], 1985, p. 13-38 et 167-170).
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[18]
Voir D. Gold, The Lord as Guru. Hindi Sants in North Indian Tradition, p. 112.
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[19]
Voir ibid., p. 143.
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[20]
Voir ibid., p. 156.
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[21]
Voir Jessica Frazier, Hindu Worldviews. Theories of Self, Ritual and Reality, London, Bloomsbury, 2017, p. 142.
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[22]
Voir ibid.
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[23]
Voir Diana L. Eck, Darśan. Seeing the Divine Image in India, 3e éd., New York, Columbia University Press, 1998.