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I. Introduction

Le « langage intérieur » (logos endiathetos, littéralement « discours disposé à l’intérieur ») et le « langage extérieur » (logos prophorikos, littéralement « discours proféré ») forment un couple notionnel dont la longue durée antique et médiévale a été rendue manifeste et finement analysée par Claude Panaccio dans un ouvrage[1] remarquable[2]. Concernant le xiiie siècle latin, cet examen méthodique n’a pas manqué de tenir compte de l’apport — ou, le cas échéant, de signaler l’absence d’apport — de plusieurs maîtres ès arts, dont Robert Kilwardby, Nicolas de Paris, Roger Bacon, Siger de Brabant, Jean de Dacie, Simon de Faversham et Raoul le Breton. Le but de la présente contribution est d’enrichir ces considérations « artiennes » du témoignage, humble mais explicite malgré son ambiguïté (voire sa dualité à gérer ecdotiquement), contenu dans un texte « didascalique[3] » du mitan de ce « siècle d’or de la scolastique », la Divisio scientiarum, la seule oeuvre jusqu’ici connue d’Arnoul de Provence (Arnulfus Provincialis), un maître de la Faculté des arts de Paris dont un manuscrit oxonien (Oxford, Merton College 261, folio 18va) nous dit qu’il y enseigna « remarquablement » (egregie). Hormis l’approfondissement de la source farabienne (principalement deux passages juxtaposés distinguant en fait un triple logos) et, en amont, celui de son parallèle damascénien (Jean de Damas étant destiné, sur ce point, à une herméneutique albertino-thomasienne par avance « anti-panacciste » qu’il s’agira d’évaluer), les pages à venir tiennent aussi compte, côté contexte, du lieu d’énonciation de cet écho de l’al-Fārābī latin chez Arnoul, soit la portion de l’opuscule arnulfien spécifiquement consacrée à la logique[4].

II. Le dossier textuel (Arnulfus Provincialis, Divisio scientiarum, « Logica »)

1. Sujet et division de la logique (survol)

Partie d’un opuscule ordonné selon le schème traditionnel natura (§ 28-55), mos (§ 57-76), ratio (§ 60-85), l’exposé sur la logique (§ 71-79)[5] de la Division des sciences d’Arnoul de Provence se situe, dans l’ultime volet (celui de la ratio) — introduit par la présentation générale de la philosophie rationnelle (§ 60-63) —, entre les exposés particuliers sur la grammaire (§ 64-70), d’une part, et la rhétorique (§ 80-85), d’autre part. En présentant la logique, comme la grammaire et la rhétorique d’ailleurs, selon la double modalité alors courante de la définition et de la division, Arnoul entendait accorder une place de choix aux vues d’al-Fārābī, puisque c’est selon ce dernier qu’il prétend (à tort) définir la discipline et qu’il la divise effectivement en premier lieu :

<§ 71> Il faut passer à la logique. La logique est également connue du point de vue de sa définition et de sa division. <§ 72> Or Alfarabi la définit ainsi : « La logique est la science qui traite scrupuleusement du raisonnement », c’est-à-dire qu’elle discerne le vrai du faux. <§ 73> Il la divise en huit parties qui sont les suivantes : les Catégories d’Aristote, le livre De l’interprétation, c’est-à-dire le Peryarmenias, le livre des Topiques, le livre des Syllogismes sophistiques, le livre des Premiers syllogismes analytiques, le livre des Seconds analytiques, la Poétique et la Rhétorique ; ces deux dernières parties, Aristote ne les inclut pas dans la logique, ni l’usage commun[6].

L’erreur quant à la définition s’explique par la tendance, qui n’est pas propre à Arnoul de Provence (nous y reviendrons en conclusion), à considérer al-Fārābī, plutôt que Dominicus Gundissalinus[7], comme l’auteur du De divisione philosophiae, un ouvrage — proche du De scientiis de Gundissalinus lui-même décalqué (sinon version)[8] de l’Énumération des sciences (Iḥṣāʾ al-ʿulūm) d’al-Fārābī — où ladite définition de la logique (qui, sans que cela soit dit, remonte en fait à Cicéron médiatisé par Boèce) est, plus loin, suivie par la division en huit parties[9].

Une seconde manière de diviser la logique est ensuite attribuée à Boèce (on peut la rapprocher de la division dans son Commentaire sur les Topiques de Cicéron[10]) :

<§ 74> D’une deuxième manière on trouve la division de la logique par Boèce en partie du définir, du diviser et du colliger. Quant à elle, la partie du colliger, c’est-à-dire du raisonner, se divise en inventive et en judicative. La partie du définir et <celle> du diviser, pour leur part, sont traitées par Boèce dans le livre Des divisions, quoique la principale soit la partie du diviser ; la partie du colliger, quant à elle, <est traitée> dans le livre des Topiques[11].

Environ une décennie auparavant, le Compendium examinatorium Parisiense (alias Le « Guide de l’étudiant » du ms. Ripoll 109) — qui contient lui aussi une division de la logique placée sous l’égide d’al-Fārābī[12] — attribuait plutôt à Boèce une division bipartite de la logique « in artem inveniendi et iudicandi[13] », mais il n’y a pas là de véritable contradiction, puisque, comme le précise ici même Arnoul de Provence : la collation, donc la réunion des prémisses pour former un raisonnement syllogistique, se divise elle-même en invention (c’est-à-dire en découverte) et en jugement, les deux membres de cette dernière division étant empruntés par le commentaire de Boèce à son modèle cicéronien[14]. Sans mentionner l’invention ou le jugement, la Philosophia (§ 6-22) d’Hervé le Breton, datant vraisemblablement des années 1260-1277, procède, quant à elle, à la division de la logique selon un triple « modus sciendi […] : diffinitivus, divisivus et collectivus », en précisant que, parmi les livres relatifs « à la commodité de la logique » (plutôt qu’à sa nécessité), « le livre des Divisions de Boèce » enseigne « la raison formelle du définir et du diviser[15] ». Passant Boèce sous silence, la Philosophia (§ 39-40) de maître Nicolas de Paris (vers 1230-1240) divise « la logique en art de diviser, de définir et de colliger ou d’argumenter », tout en s’accordant avec Arnoul de Provence pour dire que « l’art de colliger se divise en art d’inventer et de juger[16] ». Ce coup de sonde laisse entrevoir que, malgré une certaine convergence, le témoignage des textes didascaliques concernant ce thème divisif mériterait une enquête plus approfondie, seule apte à faire ressortir les multiples nuances avec leurs enjeux sous-jacents (que l’on a bien étudiés chez Boèce lui-même[17]).

La dernière division de la logique, de loin la plus élaborée, est celle « selon Aristote » et commence ainsi :

<§ 75> On peut considérer la division de la logique d’après Aristote, car, toute la logique traite du syllogisme ou bien de ses parties ; selon cet auteur, elle se divise d’après la division du syllogisme : en effet, ou bien elle traite du syllogisme dans sa généralité, à savoir en tant que syllogisme, ou bien <elle traite> de ses parties[18].

La science du syllogisme en général étant transmise dans le liber Priorum (§ 76), celle des parties intégrales dans les libri Predicamentorum et Peryarmenias, puis celles des parties subjectives dans les libri Posteriorum, Topicorum et Elenchorum (§ 77), on retrouve de la sorte la liste et l’ordonnancement coutumiers des ouvrages qui forment l’Organon standard d’Aristote depuis Alexandre d’Aphrodise et la scolastique néoplatonicienne en sa guise ammonienne, une scolastique pour laquelle, selon ses représentants tardifs (Olympiodore et, surtout, Élias, avec un écho chez Philopon), l’Organon s’élargit pour inclure en sus la Rhétorique et la Poétique[19] : une vision englobante (celle de l’Organon long) dont a hérité, on vient de le voir (§ 73), la division farabienne de la logique, mais qu’Arnoul de Provence ne reconnaît pas comme étant d’Aristote et qui ne correspond pas à ses yeux à « l’usage commun[20] ». Pareille division aristotélicienne (standard [c’est-à-dire courte], presque toujours), posant le syllogisme comme sujet de la logique, est très commune à l’époque, ce qui n’exclut pas des variations qui mériteraient elles aussi de retenir l’attention dans une étude systématique[21].

2. La « citation » arnulfienne de la tripartition farabienne du logos (analyse)

Une fois la logique censément définie — selon al-Fārābī —, puis effectivement divisée scolastiquement — selon al-Fārābī, Boèce et, surtout, Aristote —, la tâche annoncée (§ 71) de présenter cette discipline diffinitive et divisive paraît bien accomplie par Arnoul de Provence, mais, avant de lâcher (§ 79) la formule de clôture Et hec sufficiant circa logicam, le propos revient, comme pour boucler la boucle et signaler l’importance des doctrines de ce philosophe, sur al-Fārābī et son interprétation dérivative de l’appellation disciplinaire en question (une considération se rapprochant, mais plus authentiquement, du propos définitionnel initial), ce qui, correspondant au § 78, se lit comme suit dans l’édition moderne (1988), quoique princeps, de la Division des sciences arnulfienne :

<§ 78> <688> ‘Logica’ vero secundum Alpharabium dicta est a logos, quod est <689> ‘sermo’ vel ‘ratio’ per antonomasiam (quia logos qui est mentis conceptus <690> per logos prolatus exterius — qui est sermo — exprimit et etiam declarat) <691>, et per utrumque virtutem discretivam in homine incompletam existentem <692> pre ceteris perficit ratiocinando, habitum scientie vel opinionis in <693> ea relinquendo[22].

L’apparatus lectionum d’une édition critique ne doit pas toujours donner la justification ponctuelle des choix éditoriaux qui y sont consignés (avec indication des lignes concernées), en l’occurrence pour ce passage dans un apparat de type négatif (où ne figurent pas les sigles des manuscrits appuyant les lemmes, mais seulement les sigles des manuscrits variants et leurs leçons alternatives) : 688 est1 om. O1 ; 689 antonomasiam] anthonomasiam P1 ; 690 qui est sermo exterius prolatus P1 ; 691 et] etiam declararet add. O1 ; 692 opinionis] opionis P1 (à cause du simple oubli d’un tilde, un décodage de la variante de ce mot mal calligraphié plus probable que le opiotus risqué dans le Supplementum apparatus lectionum de l’édition[23]). Ce qui signifie que, dans les deux manuscrits qui nous ont préservé au complet l’opuscule d’Arnoul de Provence, on trouve respectivement, pour ces lignes, les témoignages suivants (reproduits sans ponctuation ou autre habillage textuel) :

Témoignage du ms. Oxford, Merton College 261, fol. 18ra (= O1) :

logica vero secundum alpharabium dicta a logos quod est sermo vel ratio per antonomasiam quia logos qui est mentis conceptus per logos prolatus exterius qui est sermo exprimit et etiam declarat et per utrumque virtutem discretivam in homine incompletam existentem pre ceteris perficit ratiocinando habitum scientie vel opinionis in ea relinquendo

 

Témoignage du ms. Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF), lat. 16135, fol. 106vb (= P1) :

logica vero secundum alpharabium dicta est a logos quod est sermo vel ratio per anthonomasiam quia logos qui est mentis conceptus per logos qui est sermo exterius prolatus exprimit et etiam declarat et per utrumque virtutem discretivam in homine incompletam existentem pre ceteris perficit ratiocinando habitum scientie vel opinionis in ea relinquendo

Pour cette phrase, on constate donc que, mis à part l’omission d’un est (nécessaire) et l’addition (inutile) d’un etiam declararet (peut-être une dittographie scribale camouflée maladroitement en supposée insistance rhétorique), l’editio princeps de la Divisio scientiarum suit le témoignage de O1 quant au fond, à savoir en ce qui concerne la seule divergence importante entre les deux témoins, par le fait de retenir avec l’oxonien « le logos proféré extérieurement, qui est le discours[24] », plutôt que « le logos qui est discours extérieurement proféré » avec le parisien. Cette identification par O1 (retenue par l’édition de 1988) du discours au sermo exclusivement et la différenciation qu’elle implique quant à ce point en regard de la ratio suggèrent (surtout avec l’explication contrastée de chaque logos mise entre parenthèses par l’édition) que le per utrumque renvoie prioritairement au discours et à la raison. Or, les adaptations latines de l’Iḥṣāʾ al-ʿulūm (Énumération des sciences, on l’a dit, mais aussi Division des sciences : iḥṣāʾ = divisio[25]) d’al-Fārābī par Gundissalinus — autant son De scientiis[26] que son De divisione philosophiae[27] — appuient clairement, lors de la présentation de la logica, cette délimitation contrastée des domaines du discours (sermo, quaul) et de la raison (ratio, nuṭq) : « sermo in voce, ratio in mente[28] ». Toutefois, la traduction plus littérale d’al-Fārābī par Gérard de Crémone nous met plutôt en présence d’un De scientiis où on lit, relativement aux subiecta de la dialetica — des sujets (pour nous des objets) qui « sont les rationata [maʿqūlāt pour noêmata ; les concepts[29]] en tant que les dictiones [alfāẓ, les mots] les signifient et les dictiones en tant qu’ils signifient les rationata » —, qu’il y a un sermo et logos interior et fixum in anima (un syntagme coordonné signifiant : « un discours-logos intérieur et fixé dans l’âme », un amalgame donc où logos interior traduit an-nuṭq ad-dāḥila rendant logos endiathetos) et un sermo et logos exterior cum voce (encore un syntagme coordonné signifiant : « un discours-logos extérieur avec la voix », un nouveau collage où logos exterior traduit an-nuṭq al-ḥāriğa rendant logos prophorikos), tout en distinguant parfois simplement le discours fixé dans l’âme (sermo fixus in anima) et le discours extérieur avec la voix (sermo exterior cum voce)[30]. Largement secondée alors, contre toute attente, par les adaptations de Gundissalinus[31] — une position pour elles potentiellement auto-contradictoire (évitée de justesse par leur repli terminologique sur logos) indiquant sur le point qui nous occupe (l’existence d’un discours intérieur et d’un discours extérieur) la doctrine véritable d’al-Fārābī —, la version crémonaise du De scientiis, de manière cohérente quant à elle, conclut ainsi cette séquence argumentative visant « les processus discursifs par lesquels on prétend établir, pour soi-même ou pour autrui, la vérité d’une » thèse « qui n’est pas évidente par elle-même[32] » :

C’est pourquoi le discours dont la propriété est de vérifier une certaine thèse, les Anciens l’ont nommé syllogisme, que <ce> soit le discours fixé dans l’âme ou <le discours> extérieur avec la voix. Donc la logique donne les règles […] dans chacun des deux discours simultanément[33].

Pareille reconnaissance de deux discours est, notablement, aussi parfaitement compatible avec le témoignage du ms. P1 de la Divisio scientiarum d’Arnoul de Provence : parler d’un « logos qui est un sermo extérieurement proféré », non seulement n’empêche pas, mais laisse même entendre, que sa contrepartie, le « logos qui est concept de l’esprit », soit également un sermo (le per utrumque pouvant renvoyer alors plus naturellement au logos conçu et au logos proféré, plutôt qu’à sermo et à ratio comme apparemment dans O1). Plus qu’un simple déplacement de mots par un copiste, la principale divergence des deux rédactions de ce passage (§ 78) de l’opuscule d’Arnoul de Provence pourrait être la manifestation, dans le cas de O1, d’un endossement de la distinction exclusive faite au départ par les adaptations dues à Gundissalinus entre discours (vocal) et raison (mentale) versus la manifestation, dans le cas de P1, d’un accord avec la théorie originale d’al-Fārābī à laquelle, finalement, adhèrent les adaptations elles-mêmes au sujet du syllogisme établissant sa thèse sur le plan du logos-discours intérieur aussi bien qu’extérieur.

Toujours est-il que pour parvenir à une meilleure intelligence encore du dernier paragraphe d’Arnoul de Provence sur la logique, il faut absolument tenir compte de deux autres passages de l’al-Fārābī latin. Claude Panaccio[34], justement après avoir noté l’existence chez al-Fārābī du syllogisme « intérieur et proféré », s’est penché sur le premier d’entre ces passages, en l’introduisant ainsi[35] : « Le nom même de la discipline, ajoute encore l’auteur, vient du terme grec logos […] » — al-Fārābī voulant souligner qu’en arabe manṭiq dérive de nuṭq. « Cette considération étymologique », poursuit Panaccio au sujet d’al-Fārābī, « lui donne l’occasion d’introduire une nouvelle distinction, ternaire celle-là, entre trois sens du terme en question […] ». Le Discours intérieur offre alors, pour ledit passage, une traduction qui fait clairement ressortir l’essentiel de la portée philosophique relativement au thème du livre[36] :

Passage clé 1 (al-Fārābī, Des sciences, chap. 2 [« De la science de la dialectique »], version latine de Gérard de Crémone, trad. Panaccio) :

Or ce mot se prend chez les Anciens en trois sens. Au premier sens, il s’agit du discours extérieur produit par la voix : c’est lui par lequel la langue traduit ce qu’il y a dans l’esprit. Au second sens, il s’agit du discours fixé dans l’âme : ce sont les concepts que signifient les mots. Au troisième sens, il s’agit de la puissance psychique créée en l’homme, par laquelle il exerce un discernement qui le distingue des autres animaux : c’est la puissance par laquelle l’homme comprend les concepts, les sciences et les arts, et par laquelle s’effectue la délibération. C’est celle aussi par laquelle l’homme discerne entre le bien et le mal. Et on la trouve chez tous les êtres humains […][37].

Grâce à cet extrait farabien clé judicieusement mis en relief par l’étude panacciste, on est maintenant en mesure de s’apercevoir que l’évocation terminale de cette dérivation étymologique (« Logica vero secundum Alpharabium dicta est a logos ») chez Arnoul de Provence met en avant, comme sa source, trois éléments principaux et non pas seulement le logos-concept mental (autrement dit le logos endiathetos de la tradition grecque) ainsi que le logos-profération extérieure (autrement dit le logos prophorikos de cette même tradition) sur lesquels nous nous sommes interrogés jusqu’ici. L’élément additionnel est, dans l’al-Fārābī latin, la troisième « intention » (alias le troisième sens) du mot logos, à savoir une virtus animalis — une « puissance psychique » a-t-on bien interprété (dans le même sens, le ms. Paris, BnF, lat. 9335, fol. 45vb, glose marginalement « ab anima ») — « créée en l’homme par laquelle il discerne par une discrétion propre à l’homme, en dehors du reste des animaux », à quoi il faut ajouter : « par cette » vertu animale « pour l’homme sont compris les items raisonnés [rationata, concepts] et les sciences et les arts et par elle se fait la considération », « et cette » vertu-puissance « discerne entre les bonnes oeuvres et les mauvaises[38] », « et elle se trouve en tout homme ainsi que chez les enfants, mais <chez ces derniers> elle est petite », c’est-à-dire peu développée, et « ne parvient pas encore à faire en sorte qu’elle accomplisse ses opérations », une faiblesse de discernement, est-il expliqué en détail, qui se rencontre aussi « chez les ivrognes et les possédés » (démoniaques ou simplement déments). C’est cet exposé, parfois laborieusement formulé, qui a contribué à donner, en condensé dans la Divisio scientiarum arnulfienne (dont le pre ceteris n’est pas pris en compte pour l’instant), que la logique (sujet sous-entendu chez Arnoul), « par l’un et l’autre » (logos, l’intérieur et l’extérieur [P1], voire par le discours et la raison [O1]), « perfectionne en raisonnant la ‘vertu discrétive’ existant incomplète en l’homme, en laissant en cette dernière l’habitus de la science ou de l’opinion ». Toutefois, si la discretio de la version crémonaise d’al-Fārābī peut avoir directement inspiré l’épithète discretiva employée par Arnoul de Provence, l’utilisation par le maître ès arts de l’adaptation de ce passage par Gundissalinus dans son De divisione philosophiae (davantage, comme il va commencer à apparaître ici de façon notable, que dans son De scientiis, pourtant très semblable) est franchement plus marquée encore :

Passage clé 1 (Gundissalinus, De la division de la philosophie, « De la logique ») :

L’expression de logique est tirée de l’ensemble de son sens. Car la logique est dite d’après logos selon trois sens. Logos en effet en grec s’interprète discours ou raison en latin. Mais il y a, d’une part, la raison extérieure avec la voix, <raison> qui par la langue exprime ce qui est dans l’esprit ; et il y a, d’autre part, une raison fixée dans l’âme, <raison> qui est dite conception de l’esprit <et> que les mots signifient. D’où cette <raison>-là est signifiante et cette <raison>-ci signifiée. Il y a une troisième raison <qui est> une vertu créée en l’homme, par laquelle <ce dernier> discerne entre le bien et le mal, et par laquelle il appréhende les sciences et les arts : et cette <vertu> est en tout homme. Mais chez les enfants et chez certains adultes <elle est> infirme <et> incapable de parfaire ses actions, […] elle est telle aussi chez les possédés et les ivrognes[39].

L’apport le plus évident concerne l’appellation de la discipline en question — la logique (logica pour rendre manṭiq) —, qui, à même ce passage, est formulée explicitement par Gundissalinus, alors que, dans le latin de Gérard de Crémone, al-Fārābī n’y rappelle pas en toutes lettres qu’il s’agit de la dialectique, telle étant (dialectica) la désignation (peu heureuse pour la saisie du lien terminologique avec logos) retenue dans son second chapitre et employée avec une extrême parcimonie pour l’art dont il traite là (par le truchement de Gérard). Aussi très frappante, il y a l’explication de logos par sermo et ratio (qui rappelle l’occurrence du sermo in voce, ratio in mente dans les adaptations par Gundissalinus et le soutien qu’elle peut apporter à la distinction exclusive mise en avant par O1 : mais, dans le De scientiis de Gundissalinus, l’explication lexicale — « Logos enim grece interpretatur ratio latine » — ne mentionne pas le sermo et, sur ce point significatif, correspond moins bien à la formulation arnulfienne de la doctrine farabienne). En plus de la filière de ratio dans laquelle le (logica […] perficit) ratiocinando d’Arnoul paraît bien s’inscrire et outre le fait que le est in […] homine semble être le canevas de in homine […] existentem, il y a également l’importante expression mentis conceptio, qui se lit mentis conceptus, exactement comme chez Arnoul, dans le Speculum doctrinale (Liber III, cap. 2 « De intentione logicae[40] ») de Vincent de Beauvais, une encyclopédie, dont la version tripartite était parue en 1250[41], qui prétend refléter « Alpharabius in libro de Divisione scientiarum » (ce qui pourrait être une bonne traduction d’Iḥṣāʾ al-ʿulūm), mais qui reproduit en fait, pour le passage ici considéré, son adaptation chez Gundissalinus — ledit Miroir doctrinal intégrant ailleurs des extraits du commentaire isagogique de Nicolas de Paris[42], donc d’une oeuvre artienne d’un logicien phare contemporain d’Arnoul de Provence, attestant ainsi un lien dynamique entre la compilation érudite et le milieu universitaire — une sorte de lien entre les deux artiens aussi, puisque la Philosophia (§ 42) de Nicolas de Paris, introduction à son commentaire sur l’Isagoge de Porphyre, emploie l’expression « antonomastiquement » lorsque, manifestement débiteur d’al-Fārābī sans l’avouer, il explique d’où dérive l’appellation de la logique : « Hec enim loyca antonomas<t>ice dicitur a logos, quod est “sermo”[43] ». Quant à l’incomplétude de la ‘vertu discrétive’ (virtutem discretivam […] incompletam) existant en l’homme, Arnoul est sans doute motivé à l’évoquer ainsi dans ce passage à cause de la mention, par l’al-Fārābī de Gundissalinus, de l’infirmité de cette « ‘vertu’ » de discernement « créée en l’homme » et encore à perfectionner par le raisonnement, chez les enfants, une évocation d’autant plus naturelle que la Division des sciences arnulfienne avait déjà reconnu, dès son prologue (invoquant alors Aristote, De anima, III, 4, 429b30-430a2), que « l’âme <humaine>, lors de sa création, est “comme un tableau vierge sur lequel rien n’a été peint” » et qu’« en <cette âme> existent deux puissances, à savoir la spéculative, qui désire être perfectionnée par la science, et la pratique, qui désire être perfectionnée par la vertu », des puissances qui « sont cependant imparfaites de par leur origine première[44] ».

Ce passage clé 1 de l’Énumération des sciences farabienne tel qu’il se lit dans le De divisione philosophiae de Gundissalinus constitue donc, plus encore que le De scientiis de ce dernier en son lieu parallèle, l’adaptation la plus susceptible d’être une source importante des lignes de la Divisio scientiarum arnulfienne qui nous occupent. Mais contient-il de quoi éclairer le syntagme pre ceteris employé par Arnoul de Provence et que nous avons laissé de côté jusqu’ici ? Manifestement non, pas plus d’ailleurs que l’autre adaptation signée Gundissalinus. Revenant à la version de Gérard de Crémone, on pourrait croire y trouver de quoi déterminer le sens de cette expression floue grâce à celle-ci, plus précise, absque aliis animalibus : tout comme chez al-Fārābī version crémonaise « la ‘vertu animale’ créée en l’homme » en est une de discernement « propre à l’homme, en dehors du reste des animaux », de même chez Arnoul de Provence « la ‘vertu discrétive’ en l’homme » existerait en ce dernier pre ceteris, à savoir « devant les autres <animaux> ». Pareille audacieuse suppléance d’animalibus est toutefois exclue par le contresens qui en résulterait si l’on tient compte de l’ensemble des mots environnants et de leur ordre (« virtutem discretivam in homine incompletam existentem pre ceteris ») : ladite ‘vertu’ « en l’homme », c’est « incomplète » qu’elle y existerait « en comparaison des autres <animaux> ». Située entre deux verbes (« existentem pre ceteris perficit »), l’expression litigieuse ne pouvant guère, après examen, se rapporter au premier verbe doit plutôt déterminer le second, mais, en quel sens exactement, aucune version du passage clé 1 ne peut le dévoiler.

Ce dévoilement est néanmoins exégétiquement possible en mettant à profit, comme annoncé, quelques autres lignes, qui suivent immédiatement le morceau tout juste considéré, et qui seront appelées passage clé 2. Même dans le style lourd et obscur de la version crémonaise, on y trouve, au terme d’un mouvement discursif révélateur (quoique embourbé) du véritable raisonnement déployé par le § 78 de la Divisio scientiarum, une première approximation du sens exact du pre ceteris arnulfien :

Passage clé 2 (al-Fārābī, Des sciences, chap. 2 [« De la science de la dialectique »], version latine de Gérard de Crémone) :

Cette science donc à cause de cela qu’elle donne des règles dans le logos extérieur et des règles dans le logos intérieur, et qu’elle redresse, avec ce qu’elle donne de règles dans chacun des deux cas, le troisième logos, qui inhère à l’homme avec <sa> création, et qu’elle le dirige de telle sorte qu’il ne fasse son opération dans aucun des deux cas si ce n’est selon ce qui est plus droit et plus parfait et meilleur, <cette science donc> est nommée d’un nom dérivé de logos qui est dit selon trois modes, comme plusieurs des livres qui donnent des règles dans le logos extérieur seulement — <il s’agit> de livres parmi ceux qui appartiennent à la science de la grammaire — cependant sont nommés du nom de dialectique. Et il est manifeste que ce qui dirige vers ce qui est droit dans tous les modes du logos est plus digne de ce nom[45].

Pour aller à l’essentiel, le but de cette séquence argumentative (qu’il faut bonifier en compte rendu pour la rendre compréhensible) est de montrer qu’il y a une science (sous-entendue : la dialectique) dont le nom dérive des trois modes — décrits à tour de rôle — du logos, mais, bien que des livres scientifiques concernés seulement par l’un desdits modes (comme les livres traitant de la grammaire)[46] soient dits être des livres de dialectique, ce qui relève de tous les modes du logos est plus digne de cette appellation. Dans une perspective comparatiste, le pre ceteris d’Arnoul renverrait donc grosso modo à des livres de science. De façon plus succincte et avec de meilleurs marqueurs argumentatifs, c’est à nouveau l’adaptation farabienne réalisée par le De divisione philosophiae de Gundissalinus qui permet de mieux comprendre la dynamique du raisonnement d’Arnoul et le sens de son pre ceteris :

Passage clé 2 (Gundissalinus, De la division de la philosophie, « De la logique ») :

Puis donc que cette science donne des règles sur le logos extérieur et donne des règles sur le logos intérieur, par lesquelles elle certifie dans chacun des deux cas le troisième logos, qui inhère à l’homme depuis sa création, et dirige ce <troisième logos> pour comprendre ce qui est plus droit, c’est pourquoi elle est nommée logique d’un nom dérivé de logos selon les trois modes. Or quoique plusieurs sciences, parce qu’elles donnent des règles sur le logos extérieur comme la science de la grammaire, pourraient être appelées par ce nom de logique, cependant celle-ci, qui dirige vers ce qui est nécessaire dans tous les modes du logos, est plus digne de ce nom[47].

Un pre ceteris arnulfien dont le sous-entendu (scientiis) apparaît maintenant tout à fait : « avant les autres <sciences> ». Mais cet état gundissalinien du passage clé 2 (celui du De divisione philosophiae), indéniable source d’inspiration d’Arnoul, en est un dont la prise en compte nous dévoile de surcroît le sens et la portée de l’expression cruciale « par antonomase » énoncée au début du passage de la Divisio scientiarum : affirmer le statut privilégié de la logique dans le champ du logos dès la première partie, à l’allure étymologique, d’une phrase entièrement destinée à en fournir l’explication tripartite (toujours, au moins implicitement, très reliée au logos) sur un plan néanmoins aussi doctrinal. La considération exégétique des deux passages clés, après celle de quelques autres extraits de l’al-Fārābī latin, s’est donc effectivement avérée nécessaire pour parvenir à saisir adéquatement la construction du § 78 de la Divisio scientiarum, incluant l’ambiguïté ou l’indétermination de certains de ses éléments et l’étonnante dualité de sa tradition manuscrite. Cette méthode ayant porté ses fruits analytiques, on doit en synthétiser les apports en guise de conclusion et déboucher, finalement, sur une perspective plus proprement philosophique.

III. Conclusion (philologique et doctrinale)

La synthèse ad hoc que permet cette étude est au premier chef la révision de l’édition de 1988[48] et de la traduction de 2004[49] du § 78 de la Divisio scientiarum d’Arnoul de Provence. Nous savons maintenant que c’est le témoignage du manuscrit parisien (BnF, lat. 16135 = P1) qui s’accorde le plus parfaitement avec le contenu de la traduction latine par Gérard de Crémone de l’Iḥṣāʾ al-ʿulūm (l’Énumération des sciences) d’al-Fārābī, une version complète, intitulée De scientiis, généralement plus rapprochée du mot à mot de l’original (fait reconnu dès la première parution de son édition-transcription par Palencia en 1932[50]), sinon toujours de sa signification, parfois mieux rendue par les adaptations (trait sur lequel on a insisté au sujet du De scientiis strictement conçu comme une version latine d’al-Fārābī[51]). Voici, avec son apparat, cette nouvelle édition de P1 suivie de sa traduction, un peu littéraire mais tout de même fidèle (plusieurs modules phrastiques ayant néanmoins dû être déplacés pour faciliter, voire préserver, l’intelligibilité) :

Nouvelle édition du témoignage du ms. Paris, BnF, lat. 16135, fol. 106vb (= P1) :

<§ 78> Logica vero secundum Alpharabium dicta est a logos — quod est sermo vel ratio — per anthonomasiam, quia logos qui est mentis conceptus per logos qui est sermo exterius prolatus exprimit et etiam declarat, et <quia>, per utrumque, virtutem discretivam in homine incompletam existentem pre ceteris perficit ratiocinando, habitum scientie vel opinionis in ea relinquendo.

Apparat des variantes (concernant P1) : anthonomasiam sic P1 (antonomasiam O1)     <quia> supplevi] om. O1P1     opinionis scripsi cum O1] opionis P1

 

Traduction de la nouvelle édition de P1 :

<§ 78> Or la logique selon al-Fārābī est dite d’après logos — c’est-à-dire discours ou raison — par antonomase, parce qu’elle exprime et aussi manifeste, par le logos qui est discours extérieurement proféré, le logos qui est concept de l’esprit et parce que, par l’un et l’autre <logos>, <cette science>, devant les autres <sciences>, perfectionne en raisonnant la vertu de discernement existant incomplète en l’homme, en laissant en cette <dernière> l’habitus de la science ou de l’opinion[52].

À part une orthographe non standard (acceptée) et une coquille (corrigée), cette nouvelle édition reproduit essentiellement le témoignage même de P1, en suppléant seulement un second quia qui permet de faire ressortir, le plus possible, que toute la phrase d’Arnoul vise, à partir du premier quia (figurant autant dans P1 que dans O1), à expliquer pourquoi la logique est par excellence désignée d’après logos. Avec le même ajout d’un second quia, la réédition, dans la même optique, du témoignage de O1 requiert plus d’interventions, comme le laisse voir l’appareil critique, et la traduction, pour ne pas écarter indûment cette tradition manuscrite de la filière du logos mise en relief ici, renonce à lui imposer un utrumque restreint au rappel de sermo et ratio, étant donné que, de toute façon, c’est à eux que ce témoignage renvoie à travers le logos qu’explicite la version française :

Nouvelle édition du témoignage du ms. Oxford, Merton College 261, fol. 18ra (= O1) :

Logica vero secundum Alpharabium dicta <est> a logos — quod est sermo vel ratio — per antonomasiam, quia logos qui est mentis conceptus per logos prolatum exterius (qui est sermo) exprimit et etiam declarat, et <quia>, per utrumque, virtutem discretivam in homine incompletam existentem pre ceteris perficit ratiocinando, habitum scientie vel opinionis in ea relinquendo.

Apparat des variantes (concernant O1) : <est> supplevi cum P1] om. O1     prolatum scripsi] prolatus O1 (cf. « per logos qui est sermo exterius prolatus » P1)     et etiam declarat scripsi cum P1] et etiam declarat et etiam declararet O1     <quia> supplevi] om. O1P1

 

Traduction de la nouvelle édition de O1 :

<§ 78> Or la logique selon al-Fārābī est dite d’après logos — c’est-à-dire discours ou raison — par antonomase, parce qu’elle exprime et aussi manifeste, par le logos proféré extérieurement (qui est le discours), le logos qui est concept de l’esprit et parce que, par l’un et l’autre <logos>, <cette science>, devant les autres <sciences>, perfectionne en raisonnant la vertu de discernement existant incomplète en l’homme, en laissant en cette <dernière> l’habitus de la science ou de l’opinion.

Ainsi rendu, le témoignage de O1 est le même que celui de P1, hormis l’identification exclusive qu’il établit entre le « logos proféré extérieurement » et le sermo, une distinction contrastée que l’on sait maintenant provenir non pas de l’al-Fārābī latin plus littéral de Gérard de Crémone, mais des adaptations de la doctrine farabienne par Gundissalinus, dans une manière de confusion (entre al-Fārābī et Gundissalinus) bien documentée chez Arnoul de Provence[53] sans lui être idiosyncrasique[54]. D’ailleurs, certains des manuscrits du De divisione philosophiae portent la trace de cette confusion dans des inscriptions (relatives au titre ou à l’authorship) en début ou en fin de texte ou bien la suscitent par de telles inscriptions[55] et, en outre, le De scientiis version gundissalinienne a eu beaucoup plus d’impact (sous des désignations manuscrites du type : Liber Alpharabii De divisione omnium scientiarum[56]) que la traduction de Gérard de Crémone. Malgré sa moins grande fidélité à l’al-Fārābī latin le plus (littéralement) strict, celui de la version crémonaise, l’identification du discours au seul logos prolatus exterius pourrait bien représenter, dans la mouvance assumée des adaptations gundissaliniennes (surtout celle du De divisione philosophiae), la position authentique d’Arnoul de Provence, comme l’atteste sa description (le discours, forcément vocalisé pour être objet des sens, exprimant le mieux ce que l’esprit a conçu) de ce sur quoi porte la philosophia rationalis (sous laquelle est rangée la logique, avec la grammaire et la rhétorique) :

<§ 60> Or <la philosophie rationnelle> est relative au discours comme objet du sens que nous considérons le plus approprié pour que nous exprimions aux autres, par son entremise, ce que nous avons conçu dans notre esprit. Car parmi les autres objets des sens c’est le discours que nous formons par la volonté, à la différence des couleurs ou des saveurs[57].

Donc ici une différence doctrinale ponctuelle entre O1 et P1 qui montre qu’il s’agit éditorialement de deux versions distinctes à préserver, quoique par ailleurs les deux témoignages manuscrits reproduisent la même hybridation du duo de passages farabiens clés. Malgré leurs différences et leurs ressemblances, ni le témoin O1 ni le témoin P1 de la Divisio scientiarum d’Arnoul de Provence ne mentionne explicitement (comme le passage clé 2) l’existence d’un troisième logos, même si la dernière partie de leur argumentation porte implicitement sur lui et en met en avant plusieurs éléments caractéristiques. Quant à Arnoul lui-même, ce manque de clarté dans une fusion autrement plutôt habile est notable, sinon regrettable, car il y affaiblit, du moins en surface, la preuve de l’absolu bien-fondé de l’appellation de la logique d’après logos. Quant à al-Fārābī, cette absence de désignation claire fait qu’une telle reprise artienne ne met pas suffisamment au jour sa doctrine comme celle d’un triple logos. Or Le Discours intérieur insiste beaucoup sur cette triade[58], qu’il rapproche de celle de Jean Damascène examinée avec soin en premier lieu[59], en leur suggérant au passage[60], hypothétiquement, une commune préfiguration chez Proclus[61]. À juste titre, dans Le Discours intérieur, l’auteur s’attaque au défi d’interprétation que soulève le troisième sens du mot logos chez al-Fārābī, auquel correspond le premier sens philosophique du terme chez Damascène, et qui, « développement tout à fait intéressant en philosophie de l’esprit », serait « la faculté rationnelle elle-même » à identifier à « un logos encore plus intime à l’âme — et non discursif, celui-là — » que le logos endiathetos[62], compris pour sa part, en accord avec la tradition philosophique grecque depuis l’origine (Platon et Aristote) jusqu’à la filière néoplatonicienne inclusivement, « comme une délibération discursive privée, purement intellectuelle et prélinguistique[63] », dans un référentiel toutefois simplement binaire d’opposition au logos prophorikos. Le problème que soulève l’histoire subséquente de cette nouvelle tripartition philosophique du logos vient de ce que le logos endiathetos de Damascène[64] est interprété par Thomas d’Aquin[65], à la suite d’Albert le Grand, dans le sens d’une imaginatio vocis, « qui n’est autre que la représentation mentale des paroles extérieures par l’imagination et qui dépend, donc, d’une langue particulière, contrairement à ce qui […] a semblé jusqu’ici », c’est-à-dire jusque chez Damascène, « prévaloir dans la tradition grecque[66] ». Nonobstant son caractère manifeste pour l’Aquinate, cette interprétation « ne s’impose pas […] de façon aussi décisive », car, dans la source (nommément Anastase Sinaïte) de Jean Damascène quant au logos endiathetos et au logos prophorikos, « le logos endiathetos est clairement indépendant des langues orales puisque, en plus d’être localisé dans la dianoia, il est identifié au discours des anges, lequel doit être, de toute évidence, d’ordre purement intellectuel[67] ». De plus, il y a « que le texte de Jean ne donne prise à cette interprétation » thomasienne « du logos endiathetos comme imaginatio vocis que parce qu’il l’oppose à un autre logos, plus intérieur encore, qui serait le produit continu de l’intellect », mais, l’auteur d’enchaîner[68] :

[…] cette distinction pourrait bien avoir ici [chez Damascène] une autre portée — plus vraisemblable […] — et démarquer, d’une part, le mouvement psychique ininterrompu de l’esprit — sa lumière intérieure en quelque sorte, comme le dit le texte même —, d’autre part, les réflexions, délibérations ou méditations ainsi engendrées dans la lumière de l’intellect, les produits intellectuels particuliers ainsi éclairés.

Une « hypothèse » qui « paraît confirmée par le rapprochement de ce texte avec une distinction semblable que l’on retrouve chez al-Fārābī au xe siècle », ce qui nous ramène au passage clé 1 du De scientiis, version crémonaise, dont Claude Panaccio[69], rendu au troisième sens de logos, traduit (comme reproduit ci-dessus section II.2) le ea fit consideratio relatif à la virtus animalis de discernement propre à l’homme par « la puissance psychique […] par laquelle s’effectue la délibération », une traduction de consideratio qui de prime abord paraît bien convenir, puisque ladite puissance est « celle aussi par laquelle l’homme discerne entre le bien et le mal », le tout menant à une caractérisation complète de la troisième « intention » du logos farabien comme « mention de la faculté rationnelle ou délibérative (ratio chez les Latins), la raison donc ». Mais dire de suite du sermo fixus in anima, donc (deuxième élément triadique) du logos endiathetos selon l’al-Fārābī latin, qu’il « apparaît alors comme la délibération intérieure par laquelle la raison tente d’étayer des conclusions » demande, pour éviter une redondance propre à cautionner la lecture thomasienne de la tripartition équivalente chez Damascène, de nuancer le rapport du troisième logos farabien, la virtus animalis, à la délibération, même si ratio et discursivité vont couramment de pair. Or la nuance pourrait être que le troisième logos est une humaine vigueur psychique dont la consideratio est une observation liée à l’acte de comprendre (comprehendere chez Gérard de Crémone) ou d’appréhender (apprehendere chez Gundissalinus) les items raisonnés (rationata), comme les sciences et les arts, ce qui voudrait censément dire, dans le contexte de l’exposé farabien sur la dialectique (alias logique) : saisir correctement la valeur des conclusions des syllogismes, scientifiques ou dialectiques, déployés par les logoi intérieur ou extérieur selon les règles fournies par la discipline la plus absolument, c’est-à-dire triplement, associée au logos. Dans les termes mêmes de Jean Damascène ou de son traducteur Burgundio de Pise[70], cette nuance serait que, quoique ce logos-verbum (le premier des trois logoi-verba chez Jean) ait d’une certaine manière affaire à la délibération, puisqu’il « logicise » (λογίζεται) ou « cogite » (cogitat), voire qu’il se meut (κινεῖται, movetur), il faut souligner qu’il intellige (νοεῖ) aussi, surtout dirait-on, puisque essentiellement il est « le mouvement naturel de l’intellect », « comme sa lumière » et son « rayonnement » (οἱονεὶ φῶς αὐτοῦ ὢν καὶ ἀπαύγασμα, velut lux eius ens et splendor), un premier logos-verbum qui « est un produit naturel de l’intellect, à partir de lui toujours naturellement jaillissant » ou « irrigué » (τοῦ νοῦ φυσικόν ἐστι γέννημα ἐξ αὐτοῦ ἀεὶ φυσικῶς πηγαζόμενον, intellectus naturale est genimen, ex ipso semper naturaliter irrigatum). Un logos noétique, donc, dont le rapport avec la minute de la délibération pourrait se résumer à être, en un jaillissement, la motion intellective éclairant, pour l’évaluer, la conclusion des séquences proprement discursives (dianoétiques) formulées par le logos endiathetos ou le logos prophorikos. Sans des nuances de ce type, assimilant le discernement du logos en question — le premier (chez Damascène), le troisième (chez al-Fārābī) — à une sorte de mouvement intellectif jugeant d’un trait le résultat d’une « ratiocination » elle proprement délibérative, on pourrait craindre une redondance herméneutique rédhibitoire. L’enjeu est de taille, car :

Si l’interprétation de Thomas d’Aquin était la bonne, cela signifierait qu’entre l’époque de Philon et Galien et celle de Damascène une nouvelle notion de logos endiathetos, plus immédiatement linguistique, aurait vu le jour qui coexistait, dans la culture grecque, avec l’ancienne, plus purement intellectuelle[71].

En revenant, comme il se doit ici, à Arnoul de Provence, il faut noter que, dans sa « réception » de la doctrine farabienne, ce maître ès arts a bien compris que c’est la logique, et non pas le troisième logos — qu’il n’a pas nommé en toutes lettres —, qui, par l’un et l’autre logos (l’intérieur et l’extérieur), perfectionne en raisonnant (ratiocinando) l’humaine vertu discrétive — c’est-à-dire le troisième logos, appellation en moins —, en lui inculquant de la sorte une disposition épistémique ou doxastique qui semble justement renvoyer, variation sur le thème farabien de la vertu de discernement permettant de comprendre les sciences et les arts (passage clé 1, in fine), à la partie de la division aristotélicienne de la logique selon la Divisio scientiarum[72]. En effet, cette division associe la logique prouvant « par le choix d’une matière nécessaire dans laquelle elle fait savoir infailliblement par les causes propres » au syllogisme « démonstratif, dont on traite dans le livre des Seconds analytiques » et la logique prouvant « par une matière probable dans laquelle elle fait croire ou opiner » au syllogisme « dialectique, dont on traite dans le livre des Topiques d’Aristote ». La reconstruction arnulfienne d’al-Fārābī appuie aussi l’interprétation panacciste, quant à un « discours intérieur […] tenu […] pour indépendant en principe de la diversité des langues de communication[73] », en parlant non pas d’un « logos qui est conçu dans l’esprit » (ce qui serait logos qui est in mente conceptus), mais bien d’un « logos qui est concept de l’esprit » (logos qui est mentis conceptus) — l’expression mentis conceptus, chose qu’il faut signaler, se retrouvant dans celle (interior mentis conceptus) qu’utilise Thomas d’Aquin pour désigner le premier logos-verbum de Damascène (soit, chez ce dernier, le logos le plus profond, assimilé à la splendide lumière mobile de l’intellect). Autre appui arnulfien notable — via les versions adaptatives de Gundissalinus (cf. l’exclusif « sermo in voce, ratio in mente ») —, à l’herméneutique panacciste : le refus, que cette position de O1 implique, de la doctrine contemporaine (donc circa 1250) du sermo in mente, une théorie qui, pour sa part et dans une perspective aristotélicienne, a pour fondement la théorie de l’imaginatio vocis[74]. Par ces dernières considérations, cette étude laisse entrevoir comment la poursuite de l’interprétation de la tripartition farabienne du logos et du réseau plus large dans lequel elle s’inscrit permet finalement de se rapprocher de la voie royale que Claude Panaccio a si expertement tracée, de Platon à Ockham, dans Le Discours intérieur, même si ce rapprochement s’opère ici au terme d’une laborieuse exploration des méandres philologiques et rédactionnels d’une « citation » de l’al-Fārābī latin dans la Division des sciences d’Arnoul de Provence, modeste témoignage malgré tout codé et révélateur.