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Dans Le pouvoir et la grâce, Mgr Gérard Defois essaie de reconstruire le parcours de transformation de l’identité du prêtre au cours des derniers quatre siècles et demi. Grâce à l’apport d’une pluralité d’approches (sociologique, historique, philosophique et théologique), il montre que le sujet-prêtre a été un « lieu » stratégique d’émergence du rapport entre christianisme et culture.

En conséquence des évolutions conceptuelles de la modernité, de la Réforme et des Lumières, et des révolutions sociales et économiques successives, l’église catholique a subi un changement de rôle dans la société et elle s’est engagée dans un travail de réforme en réponse à ces dynamismes. Le presbytérat n’en a pas été à l’abri : les figures différentes qui lui ont été attribuées sont le résultat d’une quête identitaire qui à chaque époque a risqué, à cause des sollicitations reçues, de souligner certains éléments d’une façon univoque et de perdre de vue l’ensemble. L’histoire de cette quête s’est jouée autour de la tension entre fonctionnel et ontologique (ou sacramentel) que l’A. relit avec le binôme pouvoir-grâce et qui devient le principe organisationnel de son ouvrage. À son avis, c’est seulement à Vatican II que cette tension trouve sa réconciliation et qu’une perspective plus complète est reconstruite. L’étude se pose l’objectif d’aller aux origines de ce débat, d’en montrer les implications théologiques et de souligner les éclairages que Vatican II a apportés. La reconstruction historique repose principalement sur les événements qui ont marqué le contexte de la France. Ce choix, qui dépend évidemment du fait qu’il s’agit du milieu que l’A. (ancien archevêque de Sens-Auxerre, de Reims et de Lille) connaît mieux, se fonde aussi sur l’importance objective que l’histoire française a eue dans l’arc du temps moderne : la Révolution, les Lumières et le processus de sécularisation ont obligé l’église de France à se transformer en un laboratoire ecclésial fécond où repenser sa présence par rapport à la culture et l’identité de ses sujets, notamment des prêtres.

Les huit chapitres du livre reconstruisent les étapes essentielles de la transformation de l’identité du prêtre selon le critère chronologique : du xvie siècle jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle. En fait, ce parcours historique commence avec un chapitre consacré à l’exposition de la doctrine de Trente sur le sacrement de l’ordre apparue comme réponse à la contestation luthérienne : selon l’A., c’est dans cette discussion, où s’opposent une vision fonctionnelle (Luther) et une perspective sacramentelle (le Concile), que se sont enracinées toutes les disputes successives. À son avis, le conflit de la Réforme, avant d’être théologique, se pose au niveau culturel. Il est l’expression d’un sujet qui revendique de plus en plus son autonomie par rapport à l’institution. Il est influencé par un projet de démocratisation de la société qui désacralise le pouvoir et il est affecté par la négation d’une valeur théologale au temps, réduit à l’utile et à l’immédiat. Defois condense l’étude de la réaction catholique autour du Décret tridentin sur le sacrement de l’ordre, dont il produit une analyse détaillée. En continuité avec cette perspective de Trente qui refuse que l’autorité de l’église et dans l’église soit le fruit d’un contrat et d’un droit négocié par les hommes et qui fonde l’ordre au coeur du mystère chrétien, se pose l’école française de spiritualité dont s’occupe le deuxième chapitre. Cette expérience prend inspiration de Trente sans cependant se limiter à son application ni à s’opposer à la Réforme protestante : son but est de revaloriser le sacerdoce presbytéral en le fondant « théologiquement et spirituellement, moralement et intellectuellement » (p. 111). L’A. expose soit le profil spécifique de chacun de ses fondateurs les plus importants (le cardinal de Bérulle, Jean Eudes, Vincent de Paul et Jean-Jacques Olier), soit les éléments communs. Il pose l’accent, en particulier, sur l’équilibre spirituel que l’école française a développé : c’est la grâce de son enracinement christologique qui donne au prêtre le pouvoir, non comparable aux puissances terrestres, de sanctifier le genre humain en lui demandant une vie conforme à cette mission. D’où la richesse que la tradition a reconnue aux textes de ces auteurs. Sans approfondir les questions ecclésiologiques sous-jacentes, Defois cite l’influence exercée sur cette école par la conception hiérarchique du Pseudo-Denys et l’insuffisance de la perspective qui pense résoudre le problème de l’évangélisation seulement au niveau des ministres ordonnés, sans développer la responsabilité des laïcs.

Une transformation de cette compréhension du prêtre est déterminée par l’apparition de nouveaux courants de pensée. C’est la période de l’Humanisme et des Lumières, qui est analysée au troisième chapitre. L’église, forte de la confiance de ses fidèles, se trouve cependant fragile et faible devant les mouvements de la culture, dont les manifestations sont l’individualisme, le subjectivisme, le moralisme, l’incrédulité, le rationalisme et le matérialisme. Elle essaie, en particulier, de refuser le projet de réduction anthropologique et rationnelle de la Révélation que le temps propose, selon lequel la religion est appréciée pour sa fonction sociale. Cependant, à cause de son impréparation, l’église catholique est obligée d’accepter des compromis, soit au niveau institutionnel soit au niveau théologique, qui vont notamment au détriment du rôle du prêtre : il devient essentiellement un serviteur de l’état ou de l’ordre social, « tout entier orienté par la morale du service des autres » et par la « perspective humaniste et morale de contribuer au bonheur d’un peuple » (p. 129). Selon Defois, c’est la victoire du pouvoir sur la grâce. À ce projet illuministe de réduction de l’ordre entre les limites de la seule raison suit l’épreuve révolutionnaire. Elle est illustrée au quatrième chapitre. En six ans, de 1789 à 1795, à travers la rapide succession d’événements que l’A. reconstruit avec précision, le corps des évêques et de prêtres passe du statut de premier ordre de la nation à une situation marginale de persécution et d’exclusion à cause de la perte de son pouvoir religieux et de son affinité culturelle avec le pouvoir monarchique. Dans ce contexte, c’est précisément la grâce du ministère qui est éprouvée. Toutefois le résultat de cette purification est remarquable : quant à la spiritualité du prêtre, le xixe siècle devient le temps où s’ouvrent de nouveaux itinéraires qui assument, dans une situation inédite, l’héritage de l’école française et qui rétablissent l’identité presbytérale sur la ressemblance au Christ dans sa pauvreté, sa souffrance et sa charité. Comme ont témoigné Jean-Marie Vianney et Antoine Chevrier, les deux figures autour desquelles est élaboré le cinquième chapitre, pour s’engager dans un chemin d’identification radicale au Christ, il convient de vivre de la grâce de l’ordination et d’accepter d’être dépourvu de tout pouvoir social, culturel ou politique.

Le sixième chapitre s’occupe de la fin du xixe siècle, une période de transition pendant laquelle l’église, qui se trouve dans la condition de se confronter avec une altérité qu’elle ne domine plus, se montre ambivalente : à la prédominance d’une stratégie de défense selon laquelle l’autre est un adversaire, s’accompagne l’émersion d’une nouvelle attitude qui propose des ébauches de dialogue. L’auteur en trouve attestation dans les Congrès ecclésiastiques de Reims (1896) et Bourges (1900). Du point de vue de la conception du ministère, plus que pour le développement de la réflexion théologique, ce temps est fécond au niveau de la pratique qui accueille plusieurs figures (le fonctionnaire du culte, le spirituel, l’acteur social) avec leurs dichotomies irrésolues. Comme il est montré dans le chapitre suivant, deux autres provocations atteignent l’identité du prêtre pendant les premières décennies du xxe siècle, dans le contexte de dévastation de la guerre et devant le processus de sécularisation des masses : le rôle essentiel du laïcat dans l’action missionnaire de l’église et l’expérience des prêtres ouvriers. Si l’action apostolique dans la cité relève des laïcs seuls, que devient alors le ministère presbytéral ? Est-ce qu’il doit être renvoyé vers le seul culte liturgique ? Et encore : l’identité du prêtre est-elle établie sur la puissance de l’action sacramentelle ou sur la reconnaissance de son témoignage par les masses des ouvriers ?

Le dernier chapitre est consacré à l’exposition de la doctrine de Vatican II sur l’ordre. L’A., fondant son discours sur Lumen Gentium et Presbyterorum Ordinis, montre la tentative des Pères conciliaires d’en fournir une perspective unitaire et complète. À la vision d’un prêtre solitaire, élevé mystiquement au-dessus de la foule des fidèles, le Concile substitue l’image d’un prêtre qui, en raison de son ordination sacramentelle, est au service de la fondation, de la croissance et du développement du peuple de Dieu. Il n’est plus un homme séparé ; au contraire, sa tâche est définie par les relations qu’il établit dans l’église, sacrement de salut de l’humanité, et là se dit le caractère ontologique de l’ordre. C’est donc le ministère qui lui est confié qui en définit l’identité. De la logique du pouvoir, selon Defois, avec Vatican II on passe à la logique de l’envoi : l’ordonné, qui est un coopérateur des successeurs des Apôtres, reçoit une mission. Les conséquences au niveau de spiritualité presbytérale sont l’objet de réflexion des dernières pages. Le livre se conclut avec un bref résumé du parcours.

L’ensemble est conduit avec rigueur et cohérence. L’ouvrage se lit bien et est abordable par tout chrétien cultivé. La reconstitution des contextes historiques et l’analyse des documents sont développées avec précision. Le lecteur pourra apprécier l’itinéraire offert soit pour la pertinence de son fil rouge, c’est-àdire voir comment les transformations culturelles de la modernité ont obligé le ministère presbytéral à se repenser, soit pour les carottages dans les différentes périodes historiques. En revanche, celui qui cherchera un approfondissement des questions théologiques restera un peu désappointé : l’ouvrage est plus préoccupé de montrer leurs origines que de les résoudre. La richesse de Le pouvoir et la grâce ne réside pas dans la proposition d’éclairages inédits, mais dans l’insertion de ces questions théologiques que d’autres ouvrages ont mieux thématisées dans le contexte vivant de la France des derniers siècles. Le choix de conclure le parcours avec le concile Vatican II et donc de ne pas prendre en considération les réflexions théologiques plus récentes, est symptomatique de ce regard plus historique que systématique. Deux instruments, absents, auraient été très utiles : un index thématique pour montrer la récurrence de certains thèmes dans les différents cadres historiques ; une bibliographie pour repérer plus rapidement les sources de l’ouvrage.