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Le but de cet essai est double, peut-on lire dans l’avant-propos : « En premier lieu, il tente de faire connaître, surtout aux historiens et aux phénoménologues des religions, la théorie des penseurs hindous des systèmes Nyāya et Vaiśeṣika selon laquelle le Veda est la parole de Dieu dans le sens le plus strict du mot. En second lieu, il vise à faire une comparaison entre la Bible et le Veda en tant que ces deux Écritures sacrées, respectivement du christianisme et de l’hindouisme, sont dites “parole de Dieu” » (p. xv). George Chemparathy est à la fois indianiste et théologien, et c’est la raison qui l’autorise à embrasser un champ aussi vaste. Il se propose de rendre compte des positions des penseurs qui se réclament des systèmes de pensée Nyāya et Vaiśeṣika concernant le statut du Veda, et il le fait de main de maître. Puis, en tant que théologien, il procède à une comparaison systématique et nuancée de la position catholique avec celle qu’il découvre en Inde. Il insiste pour dire qu’il ne suffit pas de reconnaître des similitudes entre les deux positions que l’on souhaite comparer. Pour faire comprendre que ces paroles de Dieu ont été conceptualisées de part et d’autre de façon si différente, il faut cerner les différences de contexte culturel, linguistique, religieux, de façon à bien établir la spécificité de ces discours. Comme le point de vue hindou reste peu connu des spécialistes occidentaux (phénoménologues et historiens des religions autant que théologiens chrétiens), on comprend que l’auteur prenne d’abord le temps de bien le présenter. Cela dit, c’est rendre justice à ce livre que de reconnaître que les préoccupations qui s’y manifestent sont d’abord celles d’un « théologien chrétien qui fait une réflexion théologique sur le phénomène religieux appelé Veda » (p. 89), plus précisément celles d’un « théologien catholique » (ibid.).
Le professeur George Chemparathy est en effet docteur en philosophie de l’Université de Vienne et de lettres de l’Université d’Utrecht et a fait carrière d’indianiste à cette dernière université. Il est également docteur de théologie de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve, et ce livre provient plus précisément de la thèse qu’il a soutenue en juin 1977 à cette dernière université et qui était intitulée « Veda and Bible as “Word of God” : An Essay in Theological Comparison » (p. xxvi). L’avant-propos précise en outre que la première partie de ce livre, soit les six premiers chapitres (« Le Veda comme parole de Dieu »), visant à faire l’histoire du développement de la doctrine Nyāya-Vaiśeṣika du Veda comme parole de Dieu, proviennent directement de cette thèse inédite, tandis que la deuxième partie (« Une comparaison théologique du Veda avec la Bible ») en est une version complètement remaniée (ibid.). Le professeur Julien Ries s’est fait à l’époque le promoteur de cette thèse. Il n’est pas étonnant qu’il en fasse la présentation en tant que directeur du Centre d’histoire des religions de cette université (p. xi-xiv) et que ce soit à lui que ce livre ait été dédié. En raison de circonstances « imprévues et défavorables » (p. xxvii), la publication de ce livre, qui était terminé en 1995, a dû être différée, ce qui explique d’évidentes lacunes dans la bibliographie. Ce livre a également dû être abrégé, ce qui semble expliquer par exemple qu’on ne trouve pas dans les notes la version originale de certains textes.
Dans un bref compte rendu d’un petit livre du même auteur intitulé L’autorité du Veda selon les Nyāya-Vaiśeṣikas et publié en 1983, je disais que ce texte était « d’un pédagogue averti et d’un maître à l’érudition très sûre » (Studies in Religion/Sciences religieuses, 14, 2 [1985], p. 266) et que je le recommandais à tous ceux qui voulaient s’initier agréablement à la philosophie indienne. Je répéterais volontiers le même éloge à propos du présent livre. Les deux systèmes philosophiques que sont le Nyāya et le Vaiśeṣika sont peu connus, et la présentation partielle qui en est faite ici est remarquablement claire. Puisque l’ensemble de ce livre reste orienté vers la comparaison avec le statut de la Bible dans le christianisme, je me permettrai certaines remarques de ce point de vue.
Après s’être demandé jusqu’à quel point le Veda pouvait être dit Parole de Dieu comme on le dit de la Bible, la seconde partie de ce livre part de trois notions étroitement liées à la notion de parole de Dieu, c’est-àdire celle d’inspiration par Dieu, celle d’inerrance ou de vérité, et celle de texte canonique. Après avoir précisé le sens de ces notions du côté chrétien, Chemparathy se demande si chacune d’elles trouve des correspondances du côté hindou. Le procédé, qui peut surprendre puisque ces notions ne sont pas en tant que telles utilisées par l’hindouisme classique, trouve sa légitimité dans le fait que « les penseurs hindous modernes et contemporains, informés de la théologie chrétienne, appliquent ces termes — empruntés à la théologie chrétienne — à leur propre Écriture sacrée, comme le font aussi les indianisants non hindous » (p. 91). « […] influencés par la pensée chrétienne — est-il encore précisé —, ils essaient d’appliquer au Veda des expressions que les théologiens chrétiens emploient dans leurs théories de l’origine et de l’autorité de la Bible » (p. 123). Ce sont donc les penseurs hindous modernes et contemporains qui parlent de l’inspiration du Veda, ou encore de sa vérité et de sa canonicité. L’intérêt de cette comparaison systématique n’est donc pas seulement théologique. Il s’agit d’examiner ce que ces notions théologiques signifient du côté catholique et de se demander s’il est légitime de les utiliser en contexte hindou.
La justification est habile et correspond à un effort de précision tout à fait nécessaire pour contrer le flou que l’on rencontre trop souvent en la matière. On lira donc avec profit ces pages souvent denses. La notion qui m’a paru la plus surprenante est celle de vérité. Les hindous n’utilisent pas le terme « vérité » (satyatva) pour parler de l’autorité infaillible du Veda (p. 204), ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas moins convaincus que le Veda ne contient pas de répétitions inutiles, de faussetés (anṛtatva) ou de contradictions (vyāghāta). Chemparathy soutient que le mot qui rend le mieux compte de cette idée est celui de prāmāṇya, traduit tantôt par vérité, validité, autorité (cf. p. 239). Prāmāṇya, c’est littéralement ce qui doit être considéré comme pramāṇa, mesure, règle, norme, gabarit, et par conséquent ce qui doit être considéré à l’intérieur d’un système de pensée comme moyen de connaissance valide et faisant par conséquent autorité (p. 315), parce qu’il a été accepté par des personnes faisant autorité (āpta), précisent les penseurs du Nyāya et du Vaiśeṣika. On voit tout de suite que ce terme recouvre à la fois la notion de canonicité, c’est-àdire de textes constitués en règle ou norme (canôn) pour une communauté quelconque, et celle de vérité. On sent donc un inévitable flottement, à cause d’une terminologie catholique qui ne correspond pas directement aux préoccupations hindoues.
Une autre ambiguïté s’exprime explicitement en p. 341. On ne peut contester que l’hindouisme soit « une assemblée de religions », mais pour ma part, j’en dirais autant du christianisme, une appellation qui recouvre dans les faits plusieurs groupes de chrétiens bien distincts, y compris des groupes assez marginaux. Entre les Églises catholique, orthodoxe, protestantes, il y a déjà des nuances auxquelles il est parfois fait allusion. En fait, la comparaison touche une tendance chrétienne spécifique et une tendance hindoue tout aussi spécifique. Le Magistère dont il est question est catholique, et non pas chrétien. Les variations de croyances et de pratiques sont sans doute plus grandes dans l’hindouisme que dans le christianisme, mais il y a dans l’hindouisme également des formes d’autorité (celle des brahmanes, des leaders de sectes, etc.) qu’il faudrait également prendre en considération.
Je me suis demandé tout au long de la lecture de ce livre ce que signifiait au juste l’expression d’« Écriture sacrée » censée pouvoir s’appliquer autant à la Bible qu’au Veda. Tout en l’utilisant parfois de façon presque machinale (en p. 91, il est question d’aider les lecteurs chrétiens à mieux comprendre la nature de « l’Écriture sacrée des hindous »), l’auteur affirme pourtant clairement et à maintes reprises que la notion d’Écriture ne s’applique pas au Veda qui est avant tout śruti, « audition », et donc parole faite pour être d’abord entendue et ensuite transmise. Tout en suggérant de remplacer le mot « Écritures » par « textes » quand il s’agit de l’Inde, il continue de l’utiliser au moins de temps en temps. Quant au terme « sacré » ou « saint », il n’appartient pas en tant que tel au vocabulaire indien et aurait dû faire l’objet de discussion au même titre que le mot « Écritures ». Quelques exemples suffiront à illustrer le problème. À propos de l’Atharvaveda qui a sans doute mis du temps à être reconnu comme faisant partie de la śruti, il est dit : « […] ce Veda n’était pas considéré, pendant tout un temps, comme aussi sacré ou aussi orthodoxe que les trois autres » (p. 7). « Sacré » semble se rapprocher ici de la notion d’orthodoxie. Il s’agirait d’un texte qui, parce qu’il contient des conjurations magiques, aurait mis du temps à être reconnu comme l’égal du triple Veda par les brahmanes spécialistes du sacrifice. Chemparathy parle ensuite de l’importance accordée à l’exactitude des mots du texte védique : cela montre également « la grande sacralité et l’autorité incontestée qu’on lui avait attribuée » (p. 16). On dirait donc que, dans ce contexte, la « sacralité » se rapproche plutôt de « l’autorité incontestée » conférée à un texte. Le Veda contient toutes les règles qu’il faut respecter pour sacrifier. Son autorité est unique, et c’est ce qu’on appelle son caractère sacré exceptionnel. Il est ensuite question de « sauvegarder le texte du Veda dans sa pureté » (p. 20), et de suivre fidèlement les injonctions qu’il contient, ce qui permet à l’auteur de conclure que « les hindous attribuaient aux textes védiques un caractère sacré exceptionnel et une autorité unique » (ibid.). Le Veda est donc un texte précieux, particulièrement pur, à tel point que pureté semble pouvoir s’employer comme synonyme de sacralité (voir p. 229). Ce texte est aussi sacré parce qu’il est réservé à des personnes possédant les qualifications requises, entre autres la pureté : « […] le Veda était considéré comme sacré à un degré tel que tout le monde n’avait pas le droit de l’apprendre (adhyayana) » (p. 22). On peut ainsi avoir l’impression que le sacré réfère au divin : « Ce que les fidèles des religions non chrétiennes réclament pour leurs Écritures sacrées, ce n’est pas une nature inspirée, mais une nature sacrée provenant d’une origine surhumaine, voire divine » (p. 155-156). Mais l’auteur affirme aussi ne pas prendre en considération « les autres textes religieux ou sacrés qui ont une origine humaine » (p. 95), c’est-àdire ceux qui appartiennent à la smṛti (comme les épopées et les Purāṇa) ou d’autres textes comme les Āgama et les Tantra, « si sacrés qu’ils soient aux yeux de certaines sectes hindoues » (ibid.). Dans ce contexte, il apparaît clairement que ce n’est pas seulement le Veda qui peut être considéré comme sacré, mais que tout texte religieux qui a une autorité pour les fidèles d’un groupe spécifique peut être ainsi classé.
On peut donc se demander ce que signifie au juste le terme « sacré » quand il est susceptible d’emplois aussi variés. Le problème n’est pas qu’un mot ne puisse véhiculer une multitude de sens, mais plutôt que l’opposition sacré/profane n’existe pas en tant que telle dans les langues de l’Inde, et que s’il y apparaît maintenant, c’est par influence des religions occidentales. Si le terme « sacré » est utilisé dans ce contexte, c’est au nom d’une certaine phénoménologie des religions qui le pose d’avance comme une sorte de dénominateur commun susceptible d’englober toutes les expériences religieuses, et sans se douter que cette catégorie, directement issue du judaïsme et du christianisme, s’applique mal à l’hindouisme et au bouddhisme. Il me semble plus fécond, pour étudier le Veda, de s’attacher à des oppositions comme celles de pur/impur, d’ordre/désordre (ṛta/anṛta ou dharma/adharma), d’auspicieux/inauspicieux, de śruti/smṛti (éventuellement d’oralité/écriture), de qualifié/non-qualifié, et de laisser tomber l’opposition de sacré/profane qui n’est qu’approximative et rend mal compte de la réalité hindoue. Le Veda est également un savoir qui n’est pas accessible à toutes les castes, et qui implique immédiatement un pouvoir considérable : « Par son origine, le brahmane (brāhmaṇaḥ) est une divinité même pour les dieux et une autorité (pramāṇam) pour le monde. À cela il y a une raison et c’est la parole védique (brahman) » (Lois de Manu 11,85). De telles questions seraient apparues plus clairement si ce livre s’était affranchi de la catégorie trop vague de sacré pour mieux mettre en évidence les catégories propres à l’hindouisme classique.
Ce livre devrait grandement contribuer à rectifier certaines approximations dans la comparaison entre les textes védiques et la Bible chrétienne. Autant les spécialistes des religions de l’Inde que les théologiens chrétiens bénéficieront de sa lecture. On peut déplorer çà et là quelques gaucheries, coquilles, erreurs de ponctuation, toutes évidemment pardonnables quand on pense que George Chemparathy, en plus de maîtriser plusieurs langues de l’Inde, est aussi à l’aise en anglais, en allemand qu’en français.