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Si, pour plusieurs philosophes de notre xxie siècle, la question de l’existence des anges peut sembler inattendue, surprenante, peut-être discutable, pour ne pas dire contestable, personne ne pourrait nier la multitude de textes savants leur ayant été consacrés au cours des siècles précédents et ce, par les philosophes les plus éminents. Cet ouvrage collectif se penche précisément sur cette question angélologique en interrogeant la philosophie des xiiie et xive siècles, qui fut particulièrement fertile sur ce sujet. Le résultat obtenu est considérable et les démonstrations des auteurs sembleront incontestablement méticuleuses. Et en dépit de ce que sa magnifique couverture pourrait laisser présupposer, il ne s’agit aucunement d’un livre d’art et de fait l’ouvrage ne contient aucune illustration.
Le responsable de la publication, le professeur Tobias Hoffmann (de la Catholic University of America, à Washington), conçoit sa recherche au sein de la philosophie catholique, à partir de l’idée qu’il existerait des êtres immatériels autres que Dieu (p. 1). En fait, plusieurs des auteurs ayant participé à ce livre situent leurs propos selon cette optique. Pour les classifier schématiquement, les neuf textes de ce livre s’apparenteraient à deux types : d’abord ceux qui étudient un auteur en particulier et sa conception des anges (par exemple Thomas d’Aquin, ou saint Augustin), et ceux couvrant un thème plus général (comme le péché chez les anges) tel que vu par plusieurs philosophes médiévaux.
Le premier texte de Gregory Doolan (portant sur les preuves de l’existence des anges) fait remonter les origines de l’étude des anges à Platon et Aristote, en s’inspirant des écrits de Thomas d’Aquin qui citaient fréquemment les philosophes de l’Antiquité (p. 18). La plupart des chapitres portent en fait sur des théories élaborées par les théologiens du Moyen Âge afin de concrétiser l’essence et l’existence des anges. Autrement dit, les auteurs n’inventent pas de nouvelles théories en angélologie, mais comparent celles élaborées au cours du Moyen Âge. Ainsi, l’excellent chapitre de John Wippel sur la conception métaphysique des anges étudie les conceptions respectives des anges selon trois penseurs : Saint-Bonaventure, Thomas d’Aquin et Godefroid de Fontaines (p. 45 et suiv.). D’autres auteurs questionnent une dimension mystérieuse ou apparemment floue à propos des anges ; ainsi, Richard Cross s’interroge sur la soumission des anges au passage du temps et aux limites des mouvements (p. 117). Dans chaque cas, les auteurs se demandent comment les théologiens du Moyen Âge ont pu conceptualiser une réponse tout en gardant une conception simple et compréhensible de la religion (p. 127).
Une question m’habitait tout au long de la lecture de cet ouvrage : quelle utilité pourrait avoir ce livre pour l’universitaire ou l’étudiant(e) athée, ou du moins, qui ne croit pas à l’existence des anges tout en ayant la foi ? On sent chez chacun des auteurs une foi chrétienne parfois sous-entendue, et quelquefois affirmée ouvertement. Est-ce que l’existence des anges serait, pour ces auteurs, un simple postulat ou une question métaphysique à explorer systématiquement ? En réalité, ce problème n’est que peu évoqué par les différents auteurs (sauf dans le premier chapitre de Gregory Doolan, portant précisément sur l’existence des anges). En fait, et cette question pourrait faire l’objet d’une discussion beaucoup plus approfondie, on peut affirmer que les auteurs ici réunis cherchent davantage à comprendre le système philosophique élaboré autour des anges par différents penseurs médiévaux plutôt que de convaincre le lecteur de leur existence effective. En ce sens, l’ouvrage reste essentiellement métaphysique et, dans une moindre mesure, historique, puisqu’il s’appuie sur l’histoire des croyances et de la théologie chrétienne. D’ailleurs, certains des auteurs (comme Thimothy Noone dans son chapitre sur le philosophe écossais Jean Duns Scot) en conviennent et décrivent leur exercice comme étant éminemment « spéculatif » (« a kind of speculative exercise », p. 187) lorsqu’ils s’interrogent sur « ce que savent les anges à propos de Dieu ».
Quoi qu’il en soit, ce Companion to Angels in Medieval Philosophy est un ouvrage éminemment rigoureux, pertinent et original, qui conviendra aux étudiants du niveau doctoral, autant en philosophie qu’en histoire des idées, mais également en théologie ancienne. Il faut souligner l’érudition de certains des auteurs européens qui citent abondamment les écrits en anglais mais aussi de nombreux ouvrages publiés exclusivement en français (voir les notes en bas des pages 1, 3, 58, 288), ou parfois en latin ou en allemand. Cependant, je terminerai par trois remarques sur les faiblesses de ce livre. Mon premier regret serait de ne pas avoir inclus de conclusion générale dans ce collectif qui amorce plusieurs directions ; une synthèse aurait été appréciée. Le dernier chapitre (incidemment, de Tobias Hoffmann) se termine par une conclusion ponctuelle qui ne récapitule pas vraiment les apports des chapitres précédents. Ma deuxième critique serait à propos de l’absence d’un index des mots ; on n’y trouve qu’un index des noms, au demeurant utile et bien établi. Enfin, sur le plan éditorial, il aurait été souhaitable de retrouver (au début ou en fin de volume) une brève présentation des auteurs ayant pris part à ce collectif, car dans l’état actuel, on ne sait même pas à quelle université les contributeurs sont rattachés ; si le responsable de la publication a oublié de constituer un tel tableau, il est regrettable que l’éditeur Brill ou le directeur de la collection « Brill’s Companions to the Christian Tradition » (Christopher Bellitto) n’y ait pas pensé non plus. Cette négligence risquerait d’apparaître comme un manque de respect ou un manque de reconnaissance de la part de l’éditeur envers les co-auteurs de ce livre. Mais ces quelques reproches n’enlèvent rien à la qualité des textes réunis dans ce Companion to Angels in Medieval Philosophy, qui me semble assez unique parmi les ouvrages philosophiques parus au cours des dernières années.