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Les relations fraternelles dans la Bible ont déjà été abordées par différents auteurs (L.A. Schoekel 1987, F.E. Greenspahn 1994) et de diverses manières (aspect juridique, enjeux théologiques, dimension éthique et spirituelle). Anne-Laure Zwilling, bibliste à l’aise en psychologie, reprend ce même thème par le biais d’une lecture narrative. À partir de huit récits, pris dans l’ordre du texte biblique, à deux exceptions près, l’A. repère la façon dont le récit est construit en vue de montrer comment la fraternité y est présentée. Elle cherche à saisir les modèles des relations frères-soeurs qui se dégagent à travers ces récits. Ces derniers sont choisis en fonction de la thématique de la fraternité dans le sens familial du terme.
Le premier chapitre évoque le conflit entre Caïn et Abel en Genèse 4. Contrairement à la lecture habituelle qui voit dans ce récit l’impossibilité de la fraternité, Zwilling considère que « le récit de Gn 4 est un modèle. Non pas parce qu’il fournirait un modèle de conduite à tenir, mais en tant qu’il expose une impasse possible pour qu’on ne s’y aventure pas » (p. 44). En ce sens, Gn 4 précise les conditions de possibilité de toute relation fraternelle. Celle-ci n’est pas une donnée acquise d’avance, mais elle est à construire selon un « projet éthique ».
Le deuxième chapitre s’attache à l’histoire de deux soeurs, Rachel et Léa, qui se transforment en rivales en raison de la séduction de l’une et de la procréation de l’autre (Gn 29-31). Si la fécondité de Léa rend évidente la stérilité de Rachel, en revanche, la beauté de Rachel éveille la jalousie de sa soeur Léa. Chacune envie ce que possède l’autre. Pour l’A., cette rivalité est surmontée grâce à la création d’un espace de négociation qui permet à chacune de parvenir à une relation juste, au-delà de ses propres manques. En rétablissant une relation libre et adulte, les deux soeurs surmontent leur rivalité pour devenir des femmes fortes et maîtresses de leur destin.
Continuant à étudier la thématique de la rivalité, le chapitre trois se consacre à l’histoire de deux frères jumeaux, Jacob et Ésaü (Gn 25-37), où se trouve davantage développé le thème de l’identité. Pour dépasser l’opposition avec son frère Ésaü, Jacob, qui vient d’obtenir par ruse la bénédiction paternelle, va rechercher son identité en dehors de sa famille. Il apparaît ainsi à l’A. que c’est avec le temps, la distance et la constitution de l’individu en tant que personnalité autonome, que se construit et que peut grandir la relation fraternelle.
Dans l’histoire de Joseph (Gn 37-50), analysée au chapitre quatrième, l’A. scrute minutieusement l’évolution de chacun des personnages principaux du récit, à savoir Jacob, Juda et Joseph. « Le récit montre une évolution, de la haine et du désir de meurtre à la possibilité de vivre ensemble. À travers leur propre parcours, parfois leur propre accession à la paternité, les frères sont finalement capables d’appréhender la complexité des relations familiales, ce qui leur permet de la prendre en compte positivement » (p. 114).
Le cinquième chapitre reprend l’histoire du frère amoureux de sa soeur (2 Samuel 13,1-22). L’A. voit dans ce récit un échec de la fraternité, à la différence de Gn 4, car on n’y trouve aucune relation entre les frères, aucune communication familiale. Dans cette histoire « il y a excès d’amour au début, excès de haine à la fin » (p. 132).
L’analyse de l’épisode de la visite de Jésus chez Marthe et Marie (Luc 10,38-42) au chapitre six opère un changement majeur. Ce récit ne met pas le lecteur devant le choix entre l’action et la contemplation, selon l’interprétation courante, mais il rend attentif à la demande manipulatrice de Marthe (« Dis-lui donc de m’aider ») et à la réponse en décalage de Jésus (« C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part »). Aux dires de Zwilling, « Jésus refuse l’injonction de Marthe, il n’accomplit pas le programme qu’elle avait demandé. Il ne la rejette pas, ne l’exclut pas non plus de la “bonne part” à laquelle elle n’aurait pas accès. Mais il établit une radicalité de la suivance, au nom de laquelle les liens familiaux perdent de leur force » (p. 154). La fin de ce chapitre est une comparaison du texte de Luc avec celui de Jean (11,1-44) où Marthe et Marie sont mentionnées comme les soeurs de Lazare.
Le dernier chapitre étudie la parabole non pas du fils perdu, mais des deux fils (Lc 15,11-32). Après avoir analysé l’évolution des personnages du récit, l’A. note que le « vrai renversement de cette parabole n’est pas dans un changement des individus, mais dans le changement des relations entre les individus. Les individus doivent, eux, changer suffisamment pour être capables de mettre en route de nouvelles relations » (p. 178).
L’ouvrage s’achève par une conclusion générale dans laquelle la bibliste rassemble les résultats de l’analyse des sept chapitres pour évaluer les relations fraternelles développées dans la Bible et pour en faire une comparaison avec la notion de la fraternité de tous les croyants en Jésus-Christ.
Ce livre est original parce que l’A. reprend les différents récits de fraternité dans l’un et l’autre Testament en vue d’étudier les relations entre frères et soeurs. En effet, les ouvrages traitant ces relations ont en général analysé un seul récit (J.-M. Auwers 1991, A. Wénin 2005) ou bien la thématique de la fraternité est abordée dans un cadre de recherches plus large (Le Monde de la Bible, 105). Loin d’éviter les questions embarrassantes comme le fratricide, la tromperie, l’inceste, le viol, Zwilling invite le lecteur à regarder comment les crises familiales font évoluer les relations. L’ouvrage se lit comme un roman, mettant en oeuvre une intrigue globale, mais sans rien perdre en rigueur exégétique grâce aux notes infrapaginales abondantes. Malgré quelques imprécisions dans l’écriture, reconnues par l’A. elle-même, l’ouvrage, qui témoigne d’une solide connaissance biblique, articule étroitement l’histoire de la rédaction et une remarquable maîtrise narratologique. Un livre destiné à un large public, et d’une lecture savoureuse.