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Michel de Certeau (1925-1986)[1] s’est illustré avant tout en histoire. Son ouvrage L’écriture de l’histoire (Gallimard, 1976) propose une nouvelle approche de l’opération historiographique. Plus qu’une conception abstraite, l’histoire est une pratique : « Le faire de l’histoire est une industrie » disait de Certeau. Cette définition caractérise l’ensemble de ses idées philosophiques et anthropologiques. L’homme ne se caractérise pas uniquement par la réflexion, mais aussi par l’action. Action réfléchie ? En vérité, de Certeau part du principe que l’action a une intelligence tacite qui n’est pas une simple cogitation. Avant de revenir sur la logique de l’action ou du « faire », comme il aimait dire, et la relation entre la pensée et l’action dans ses écrits, il serait nécessaire de passer par son approche épistémologique de l’histoire qui servira de modèle à ses réflexions sociologiques.

I. L’opération historiographique : une industrie et un laboratoire

Michel de Certeau définit l’historiographie comme une pratique sociale qui concerne la relation que la production du discours entretient avec l’organisation du pouvoir : « J’entends par histoire cette pratique (une “discipline”), son résultat (le discours), ou leur rapport sous la forme d’une production[2] ». Cette production est une fabrication au sens « industriel » comme on construit une voiture[3] : « Car ce qui caractérise un travail comme historique, ce qui permet de dire qu’on fait de l’histoire (au sens où l’on produit de l’historique ainsi qu’on fabrique des voitures), ce n’est pas l’exacte application de règles établies (bien que cette rigueur soit nécessaire)[4] ». Cette production est enracinée dans un lieu social qui la rend possible.

En effet, comme le rappelle de Certeau, il faut « reconnaître à tout résultat scientifique la valeur d’un produit[5] », et il ne lésine pas sur l’emploi de métaphores usinières : comme à l’usine où la chaîne de production va d’une dispersion matérielle (les pièces détachées, le capot, le moteur, etc.) au produit final (la voiture)[6] ; de même le discours scientifique va des fragments de réel, des structurations du présent, des éléments de l’actualité pour confectionner une idée supposée vraie. Or ce qui compte de prime abord, c’est le processus même de production ou la pratique de confection et d’assemblage. Le produit final est relatif à des institutions, à des postulats et à des procédures[7] : 1) il occulte un fonctionnement alors qu’il porte en lui les stigmates d’une fabrication ; 2) il oblitère le lieu social alors que sans lieu et ses déterminations, il ne peut guère se construire ni éventuellement circuler ; 3) il efface les organismes de décision alors que sa production est le résultat de ce qui se trame dans les institutions, c’est-à-dire la place qu’occupe un sujet ou un groupe avec les rapports de pouvoir que cela implique. L’enjeu de Michel de Certeau est de montrer qu’à l’origine d’une science, « il y a toujours des options éthiques et culturelles », c’est-à-dire des institutions qui agissent en concert, des fonctionnements qui sont le résultat de décisions, et des déterminations qui émaillent le lieu de fond en comble. Autrement dit, la pratique scientifique se donne un lieu, foncièrement social et culturel, où elle opère une action d’institution (elle institue une intelligibilité à propos des objets qu’elle traite) et une technique de transformation (elle modifie ses objets au même titre que ses postulats et ses procédures).

Dans le cas de l’histoire, l’historien, en tant qu’acteur scientifique, « raconte ses voyages au pays des absents qui sont devenus ses fantômes familiers[8] », et son métier articule le mouvement du présent et l’inertie du passé. Il interroge son présent tout en étudiant ce passé révolu : « L’histoire semble être lue et interrogée en fonction des questions qui sont présentes dans l’actualité[9] ». Il s’agit de se voir dans le miroir du passé. Non pas uniquement « voir » avec toutes les implications théoriques (« théorie » est déjà vision, theoria), mais aussi « se voir » dans un présent qui est le mouvement du sujet, c’est-à-dire sa pratique et sa façon de concevoir le passé : « Il faut rappeler qu’une lecture du passé, toute contrôlée qu’elle soit par l’analyse des documents, est conduite par une lecture du présent[10] ».

De ce point de vue, l’institution historienne n’est pas une simple accumulation de savoirs théoriques. Elle désigne un ensemble de tâches et de codes qui régissent la communauté des historiens. Ce qui est mis en valeur est moins le savoir historique que la production elle-même. La pratique historique se conjugue au « pluriel », aussi bien dans le texte soumis aux procédures d’analyse (le texte est déjà un « tissu » de signifiants et de signifiés, une rétrospective du tissu social) que dans le lieu où s’opèrent ces procédures, c’est-à-dire le présent d’une institution historienne. Il y a comme une « circularité » qui caractérise la pratique historique, mettant en exergue l’articulation entre le global et le particulier. Le discours historique s’exprime par un « Nous » dans chaque oeuvre produite au sein d’une institution, celle-ci étant elle-même déterminée par le discours historique qu’elle tente d’analyser et extraire les conditions de possibilité. Un « déterminant déterminé », c’est l’indice d’une construction sociale de la pratique scientifique, et d’une construction scientifique de la pratique sociale : « Un texte historique […] énonce une opération qui se situe dans un ensemble de pratiques[11] ». Une opération qui est déjà une « co-opération », mettant en oeuvre l’ensemble des efforts individuels, et une action collective qui est déjà une « interaction » au sens que lui prête l’interactionnisme symbolique par exemple.

De Certeau n’hésite pas à comparer l’institution historienne à un laboratoire, le lieu d’expérimentation, mais aussi d’échanges conversationnels, d’interactions, de rituels et de formalités : « Le livre ou l’article d’histoire est à la fois un résultat et un symptôme du groupe qui fonctionne comme un laboratoire. Comme la voiture sortie par une usine, l’étude historique se rattache au complexe d’une fabrication spécifique et collective bien plus qu’elle n’est l’effet d’une philosophie personnelle ou la résurgence d’une « réalité » passée. C’est le produit d’un lieu[12] ».

L’idée que de Certeau se fait de l’institution historienne s’approche considérablement des analyses de Bruno Latour sur la sociologie des sciences. Ce dernier conçoit l’activité scientifique comme activité sociale n’ayant pas de rapport privilégié au vrai[13]. L’activité scientifique est un accomplissement pratique qui met en lumière l’ensemble des interactions qui s’y trouvent impliquées, et imbriquées les unes dans les autres. Ce qui rend possible et ce qui rend plausible une telle activité ce ne sont pas uniquement les procédures appliquées, les langages artificiels élaborés ou les règles techniques dûment observées, mais aussi les conversations engagées dans un langage ordinaire, les habitudes déployées et les compétences exercées. Ne s’agit-il pas ici du même constat dressé par de Certeau sur la fonction de l’institution historienne ? Bien que l’institution scientifique et l’institution historienne ne soient pas du même ordre et ne traitent pas les mêmes données, elles partagent, cependant, le même statut méthodologique, à savoir deux activités comme « accomplissement pratique ». Il y a, par ailleurs, une interdépendance entre les deux activités dans la mesure où le discours historique recèle sa propre « scientificité » sous forme de procédures d’analyse et sous forme d’une intelligibilité à l’oeuvre ; et dans la mesure où le discours scientifique (aussi technique et formel soit-il) recèle sa propre « historicité » sous forme de traditions orales, de gestes anodins ou d’interactions vivantes.

De Certeau évoque la scientificité[14] du discours historique en ces termes : « Est “scientifique”, en histoire comme ailleurs, l’opération qui change le “milieu” — ou qui fait d’une organisation (sociale, littéraire, etc.) la condition et le lieu d’une transformation […]. En histoire, elle instaure un “gouvernement de la nature” sur un mode qui concerne la relation du présent au passé — en tant que celui-ci n’est pas un “donné”, mais un produit[15] ». Toute scientificité postule donc une transformation qui serait une évolution émaillée de révolutions et de bouleversements comme l’avait savamment analysé Thomas Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques (Chicago, 1962). Aussi les objets à traiter (les documents du passé dans le cas de l’institution historienne) sont-ils des « constructions » ou des « productions » et non pas seulement des « donnés ».

Cette construction s’effectue, par ailleurs, par les procès d’écriture. Comme le remarque aussi Roger Chartier, si l’histoire est une institution et une pratique, elle est aussi une écriture. D’où le titre suggéré par de Certeau L’écriture de l’histoire. Il a relevé un certain « oubli de la lettre » dans la pratique historienne, comme a fait naguère Heidegger avec « l’oubli de l’être » dans la tradition philosophique occidentale. En voulant expliciter la part importante de l’écriture, de Certeau écrit « historio-graphie », le suffixe graphie étant l’acte d’écrire l’histoire : « La pratique scripturaire a pris valeur mythique ces quatre derniers siècles en réorganisant peu à peu tous les domaines où s’étendait l’ambition occidentale de faire son histoire, et par là, de faire l’histoire[16] ». L’écriture est une façon de dompter la parole (de Certeau met l’accent sur le terme fable issu de fari : parole, voix[17]) qui est le fonds symbolique d’une tradition (texte sacré, poésie, contes populaires, etc.) : « Est scripturaire ce qui se sépare du monde magique des voix et de la tradition[18] ». L’écriture est le propre du texte historique : « Or, qu’est-ce qu’un texte historique ? Une organisation sémantique destinée à dire l’autre : une structuration liée à la production (ou manifestation) d’une absence[19] ».

L’écriture est aussi une « pratique sociale » au sens d’un « compte rendu » : un compte à rendre, rendre compte de ses actes, un crédit, un croire, un faire croire, une crédibilité, etc. Ce « compte rendu », qui peut être entendu comme une accountability (ce qui est analysable, descriptible), au sens ethnométhodologique, est défini comme une « pratique de l’écart », une réécriture tacticienne qui déplace le premier texte dont elle est issue : « […] un seul niveau de ce qu’on appelle le “compte rendu” (un mot que sous-tend l’idéologie d’une activité justicière et justificatrice, fondée sur le préjugé d’une réalité donnée à la compétence), cette altération réciproque sera la marque sans doute la plus discutée, mais aussi la plus pertinente d’un déplacement opératoire. Elle indique un travail indéfini des textes les uns sur les autres, travail médiatisé par les déplacements successifs de cette opération[20] ». Il y a, en somme, un interstice entre la pratique et l’écriture où s’insinue une « herméneutique » du discours historiographique, celle qui entretient un rapport de « vouloir comprendre » avec son objet, assimilé à l’autre irréductible. Le discours historiographique arbitre la tension entre une « clôture stratégique » (l’écriture) et un « déplacement tactique » (la pratique), ou bien entre une écriture qui « consisterait à “faire une fin”[21] » par sa clôture signifiante, et une procédure « sans fin et sans téléologie[22] » par ses opérations d’interprétation. Le discours historiographique se révèle comme « le pouvoir de dire ce que l’autre signifie sans le savoir [23] », autrement dit, un discours comme entreprise de rationalisation, une parcelle de l’Aufklärung pour qui l’autre parle, mais ne sait pas ce qu’il dit.

L’historiographie suppose un substrat langagier et des supports matériels[24]. Elle est l’expression d’une réalité textuelle, même si le texte prétend refléter le réel en le fixant dans un discours. Elle construit une vérité par le biais de l’écriture : « Le problème ne se pose plus de la même façon à partir du moment où le “fait” ne fonctionne plus comme le “signe” d’une vérité, lorsque la “vérité” change de statut, cesse peu à peu d’être ce qui se manifeste pour devenir ce qui se produit, et acquiert de la sorte une forme “scripturaire”[25] ». De ce point de vue, la vérité historique ne peut être réduite à un amas de faits vérifiables. Elle est l’actualisation du passé dans le langage, rendue possible par la pratique.

Ainsi, l’opération historiographique n’est pas une simple interprétation des faits pour mettre à jour un sens caché, mais leur articulation avec le discours en tant que pratique sociale et institutionnelle. Autrement dit, le sens ne peut être donné qu’en fonction d’un acte[26]. Cette opération requiert le statut d’un récit qui « vise à produire un savoir vrai[27] ». Elle suppose, par ailleurs, une altérité dans la mesure où l’historien a affaire à l’autre, absent et enfoui dans les strates du vestige archéologique et textuel (l’archive). Cette altérité régit et organise sa propre identité historienne qui va au-delà de l’assemblage des faits ou l’interprétation des situations. De Certeau infléchit la courbe de l’histoire qui ne désigne plus une réflexion, mais aussi une pratique. Elle désigne « une activité et non un système de sens[28] ». Elle se situe dans une tension entre le dire et le faire, c’est-à-dire entre le tournant herméneutique et l’activité pragmatique.

II. Penser et agir : l’invention du quotidien

Il n’est pas fortuit de rappeler que les études de Michel de Certeau sur la mystique[29] ont débouché sur une réflexion sur la pratique de l’histoire et le statut de l’historien. La rigueur épistémologique lui a permis de voir dans le métier de l’historien un véritable goût pour le détail, une archéologie du singulier portant sur la diversité du réel. D’après de Certeau, « penser, c’est passer[30] », c’est traduire la réflexion en action. La pensée implique l’agir : « Ces pratiques mettent en jeu une ratio “populaire”, une manière de penser investie dans une manière d’agir, un art de combiner indissociable d’un art d’utiliser [31] ». Le passage dont parle de Certeau désigne l’action et le changement de décor.

Cette définition répond à l’interrogation de Michel Foucault : comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? Penser autrement, c’est chercher une nouvelle politique de la pensée qui ne se résume pas en saisies mentales. Dans les philosophies modernes, la pensée est purement abstraite et conceptuelle (Descartes, Kant, Malebranche). Avec l’éclosion des sciences humaines et l’apparition des philosophies du soupçon (Nietzsche, Heidegger, etc.), la pensée a perdu de sa dimension « réflexive » (reflet dans le miroir, rapport de soi à soi dans une présence pure et transcendantale, etc.) pour s’ouvrir sur l’action comme le témoignent les notions de la pratique discursive (Michel Foucault), des speech act (Austin et Searle), du champ (P. Bourdieu) et de la raison communicationnelle (Jürgen Habermas)[32].

Ce bref rappel nous fait savoir que de Certeau s’inscrit dans la lignée de Foucault comme le montrent les études réunies dans Histoire et psychanalyse. La dette de Michel de Certeau envers Foucault est perceptible dans ces études sur la pratique intellectuelle, le pouvoir, la raison, le discours, etc. Michel Foucault a, sans doute, exercé un impact non négligeable sur la configuration et l’évolution de la pensée de notre auteur. Cependant, il serait abusif de penser que l’oeuvre de Michel de Certeau est calquée sur celle de Foucault pour plusieurs raisons :

  1. Les études de Michel de Certeau sur Foucault réunies dans Histoire et psychanalyse saluent l’ingéniosité du philosophe et son érudition, mais elles contestent la thèse du « tout-carcéral » omniprésent dans toutes les structures de l’État, de l’école à la caserne en passant par les prisons et les asiles de santé.

  2. Les analyses de Michel de Certeau ne font pas de différence caractéristique entre l’objet de scientificité et l’acteur scientifique lui-même. Le travail sur l’objet est un travail du sujet. Ce dernier a tendance à camoufler les conditions de sa production scientifique en « sublimant » (pour reprendre un terme de Wittgenstein) l’objet qu’il traite. D’où la lecture de Michel de Certeau qui fait des textes de Foucault une « réplique » de ce dont ils traitent, prenant la « couleur » de leur objet.

  3. Ainsi, le discours de Foucault, de par sa force et sa ruse, paraît lui-même une « instance panoptique », dans la mesure où il « voit » depuis un lieu qui se dérobe aux regards. Il s’agit, pour reprendre les termes de Michel de Certeau, d’une pratique intellectuelle qui débouche sur des pratiques du pouvoir. En d’autres mots, le savoir de Foucault est un pouvoir qui ne dit pas son nom.

  4. De Certeau ne reste pas cantonné dans la thèse anti-subjectiviste de Foucault, durant la première phase de sa philosophie. Il introduit la notion du sujet dans une vaste réflexion sur les pratiques culturelles (lecture, urbanisme, marche dans la ville, etc.), car, d’après lui, « on n’efface pas si vite la référence à un vouloir, la requête d’un désir ou l’exigence d’un sens[33] ».

De Certeau doit aussi à Henri Lefebvre ses idées sur le quotidien dans son livre de trois tomes Critique de la vie quotidienne. La théorie de Lefebvre tente de montrer que les événements ordinaires (la vie quotidienne) ont droit à un traitement scientifique au même titre que tout objet cognitif. Par ailleurs, le quotidien est caractérisé par la complexité, ce qui fait de lui un faisceau de forces et de rapports. Contrairement à Bourdieu qui réduit ces rapports contraignants à la domination, de Certeau, sur le sillage de Lefebvre, y voit une possibilité de résistance. À vrai dire, Lefebvre compte parmi ceux (notamment Marx) grâce auxquels de Certeau a orienté ses réflexions vers une approche « polémologique » de l’action humaine. Bien plus qu’une simple science de la guerre (dont les fondements théoriques ont été élaborés par Gaston Bouthoul dans Traité de polémologie, Payot, 1972), la polémologie présente les traits d’une science du conflit en général. À l’instar du découpage du mot « historio-graphie » opéré par de Certeau : « histoire » (le fait) et « écriture » (le discours), nous pouvons admettre que la « polémo-logie » se présente chez de Certeau sous le double aspect de « conflit » et de « discours » (un discours sur le conflit), mais surtout sous l’image « oxymorique » de polemos et de logos (cela pourrait apparaître invraisemblable lorsqu’on sait que le conflit, dans sa dimension tragique qu’est la guerre, est dénoncé comme un phénomène irrationnel et immoral). Cela veut plutôt dire qu’il y a une raison dans le conflit, comme il y a une raison du conflit. Le conflit a été vu (plus ou moins avant les thèses de G. Bouthoul) sous l’angle du jugement moral (le bien et le mal) sans être étudié en lui-même, dans sa singularité comme phénomène inscrit dans l’histoire.

Les idées de Michel de Certeau sur l’omniprésence du conflit semblent s’accorder avec ce qu’on trouve déjà dans la pensée antique, en particulier chez Héraclite, qui fait du conflit « le père de toutes choses » (polemos pantôn mèn pater). Le conflit est créateur d’un nouvel ordre par l’incorporation des antagonismes ou l’harmonie des contraires. La contradiction, génératrice du conflit, est placée au coeur de l’évolution. Elle introduit une « rupture instauratrice » susceptible de transformer le cours des choses. Elle est un polemos (une action) saisi et investi par un logos (un discours). Le polemos n’est pas seulement un épiphénomène quadrillé par le logos (une scientificité appliquée dans un lieu propre), il déploie aussi son logos, il révèle une intelligence à l’oeuvre, assimilée à la mêtis (une scientificité confectionnant un discours sur le conflit, mais qui recèle et cache son propre polemos comme raison d’agir : ce que Bourdieu appelle le « droit d’entrée » dans le champ scientifique, et l’ensemble des rapports de force sans lesquels il ne pourrait y avoir une action scientifique[34]). Les analyses de Michel de Certeau s’efforcent de déceler cette intelligence ardente, impliquée dans le conflit, le moteur de toute pratique, le terreau de la dialectique entre la pensée et l’action dans la vie de tous les jours. Il n’hésite pas à parler « des histoires du quotidien », de tout ce qu’il y a d’ordinaire dans l’action humaine. Comme le rappelle de Certeau, l’histoire est une pratique sociale. Les « histoires du quotidien » sont l’ensemble des pratiques fortuites exercées par les acteurs sociaux. Ces actes inopinés revêtent un aspect banal, mais ils sont dignes d’être étudiés de façon scientifique et systématique.

III. Le paradigme sociolinguistique : une logique des pratiques sociales

L’entreprise de Michel de Certeau n’est donc pas la quête du sens, mais un examen attentif de ce qui se fait et se défait dans les pratiques quotidiennes : « Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner [35] ». Les mots employés par de Certeau désignent souvent des formes de résistance face au pouvoir impérieux de l’ordre social : braconnage (investir un lieu qui n’est pas sien), tactique (déjouer l’omniprésence de l’ordre, appelée communément « stratégie »), perruque (détourner du temps et du matériel à des fins propres), etc.

Ces arts de faire « tacticiens » (nous y reviendrons plus loin) renvoient à une poétique de l’agir qui caractérise les pratiques sociales. De Certeau analyse certains arts de faire comme la lecture, la cuisine, la marche dans la ville : « […] marcher, c’est marquer ». C’est laisser les traces d’une présence brève, mais fructueuse : regard multidimensionnel, déambulation au sein d’une foule anonyme, investissement temporaire de l’espace, etc. De Certeau appelle ce cheminement libre dans le tissu urbain des « énonciations piétonnières[36] » : « La ville […] introduit à une sémiotique de l’espace organisée autour du concept d’énonciation. Elle est ce texte troué et sans cesse repris, inachevé, que le marcheur parcourt et construit, dont il est tout à la fois le lecteur et le scribe[37] ».

Le marcheur dans la ville retrace, par ses pas, les histoires ordinaires d’un passage, les lieux d’un transit. Il est ainsi un itinérant errant. La marche, entre autres pratiques sociales, met en exergue une culture très ordinaire basée essentiellement sur l’usage du temps et l’appropriation de l’espace : « L’acte de marcher est au système urbain ce que l’énonciation (le speech act) est à la langue ou aux énoncés proférés […]. La marche semble donc trouver une première définition comme espace d’énonciation ». La marche est assimilée à des figures de style : « […] il y a une rhétorique de la marche[38] ». La marche dans la ville s’exprime en termes de cheminement et d’action. Elle ne réfléchit pas, bien qu’elle recèle une certaine intelligibilité. Elle infléchit plutôt les intentionnalités latentes. Il y a certes un but (telos) vers lequel le marcheur chemine, mais l’acte même du déplacement suit une trajectoire aléatoire par les mille manières de s’approprier l’espace : être ici et là, une admiration face à un chef-d’oeuvre architectural, une lecture fragmentée de la signalétique et de l’espace publicitaire, etc. Le marcheur pénètre l’univers des signes par le langage de la traversée.

L’acte cheminatoire est une consommation du temps et de l’espace. Il est un acte productif. On a souvent pensé que la consommation est un élément passif dans l’agir humain face au poids imposant de la production. De Certeau ne partage pas cette conception dominante. Le consommateur, de par son éveil existentiel et ses pratiques tacticiennes, sait déjouer les exigences de l’économie. La consommation est créatrice (de richesses ?) et ne peut être reléguée au rang d’une passivité consumée : « À une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire, correspond une autre production, qualifiée de “consommation” : celle-ci est rusée, elle est dispersée, mais elle s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible, puisqu’elle ne se signale pas avec des produits propres mais en manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant[39] ». Dans ce texte, de Certeau met en valeur l’idée de l’usage. L’usage détourne de façon subreptice l’objet (matériel, culturel ou symbolique) dominant. Il ouvre une brèche dans l’ordre des choses, telle une oasis dans un désert aride. Ce jardin secret est partagé par ceux dont l’autonomie est confisquée. Ils défient l’autorité de la programmation par l’usage doué de perspicacité. D’ailleurs, à l’intitulé « consommateurs », stigmatisé par tant de désignations avilissantes et dépréciatives, de Certeau substitue le terme « usagers » qui marque une certaine marge de liberté et de disposer des produits selon une logique qui n’est pas nécessairement inféodée au bon vouloir de la production : « De toute façon, le consommateur ne saurait être identifié ou qualifié d’après les produits journalistiques ou commerciaux qu’il assimile : entre lui (qui s’en sert) et ces produits (indice de “l’ordre” qui lui est imposé), il y a l’écart plus ou moins grand de l’usage qu’il est fait[40] ». L’usager agit avec habileté et prudence face à un système « économique » de plus en plus quadrillé et séducteur. Il se glisse entre les failles de ce système pour faire autre chose que ce que sa loi lui dicte.

À titre de comparaison, de Certeau donne l’exemple des ethnies indiennes sous domination espagnole : « […] soumis et même consentants, souvent ces Indiens faisaient des actions rituelles, des représentations ou des lois qui leur étaient imposées autre chose que ce que le conquérant croyait obtenir par elles ; ils les subvertissaient non en les rejetant ou en les changeant, mais par leur manière de les utiliser à des fins et en fonction de références étrangères au système qu’ils ne pourraient fuir[41] ». De Certeau voit dans la résistance indienne un modèle pour la société de consommation. Selon lui, il est plus convenable de parler d’usagers que de consommateurs, étant donné que l’usage est créateur d’écarts et d’interstices dans l’imposable machinerie sociale : « Elle suppose qu’à la manière des Indiens, les usagers “bricolent” avec et dans l’économie culturelle dominante les innombrables et infinitésimales métamorphoses de sa loi en celle de leurs intérêts et de leurs règles propres. De cette activité fourmilière, il faut repérer les procédures, les soutiens, les effets, les possibilités[42] ».

Dans cette introduction de L’invention du quotidien, de Certeau examine la théorie de Foucault sur la société disciplinaire (surveillance, répression, domination, etc.). Il commente avec une rare intelligence cette théorie[43]. Sans contester le bien-fondé des idées de Foucault, de Certeau pense, toutefois, que des plans de résistance sont possibles et que l’agir humain peut échapper à l’omniprésence de la machine « panoptique » (qui consiste à « voir sans être vu »). Il analyse cette idée en ces mots :

Ces « manières de faire » constituent les mille pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle. Elles posent des questions analogues et contraires à celles que traitait le livre de Foucault : analogues, puisqu’il s’agit de distinguer les opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des structures technocratiques et en détournent le fonctionnement par une multitude de « tactiques » articulées sur les « détails » du quotidien ; contraires, puisqu’il ne s’agit plus de préciser comment la violence de l’ordre se mue en technologie disciplinaire, mais d’exhumer les formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou des individus pris désormais dans les filets de la « surveillance ». Ces procédures et ruses de consommateurs composent, à la limite, le réseau d’une anti-discipline qui est le sujet de ce livre[44].

IV. Stratégies et tactiques : les strates de l’ordre et les stratagèmes de l’agir

Ces opérations s’inscrivent dans le cadre de formalités complexes, étant donné que les multiples manières d’aborder le réel ne sont pas simples ou évidentes. L’action diffère de l’idée pure et transcendantale. Elle a une logique propre qui est complexe, aléatoire et parfois de nature amphibologique. Mais cette complexité est l’a priori indispensable de l’ordre qui jalonne le champ social. L’ordre et son contraire cohabitent dans cet espace pluridimensionnel. De Certeau décrit cette coexistence en termes de « stratégie » et de « tactique » : « J’appelle “stratégie” le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un “environnement”. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique[45] ».

Plusieurs éléments connexes à la stratégie sont énumérés ici :

  1. Il y a, tout d’abord, « le calcul des rapports de force », c’est-à-dire une raison calculatrice (et la raison est, par définition, un « calcul ») et classificatoire (tableaux, grilles, taxinomies) qui isole un « sujet de vouloir et de pouvoir » ou, en termes de la philosophie de l’action, un agent déterminé par plusieurs moments : l’intention, la délibération, la volition, l’exécution de l’action, etc. Ce sujet de vouloir et de pouvoir prend une forme plus globale, institutionnelle ou conventionnelle en l’occurrence, puisqu’il s’agit d’une incorporation, quelle qu’elle soit : une armée, une cité, une institution scientifique. De Certeau s’inscrit ici dans la perspective de la théorie du choix rationnel, aux antipodes de la théorie dispositionnelle de Bourdieu. La stratégie est, par définition, un choix entre des possibles, car déterminer les meilleurs moyens d’atteindre une fin est une façon d’envisager l’action comme un processus dont la délibération constitue l’intrigue, c’est-à-dire un moment critique et déterminant où le jugement est exercé de façon prudente pour définir les moyens adaptés. Ces moyens (délibération, choix) sont utilisés par un agent rationnel qui cherche à maximiser ses biens, tout en étant conscient des risques et des incertitudes qui peuvent contrarier ses choix. Il procède alors par ingéniosité pratique ou par prudence, en quête de moments opportuns à saisir (kairos) qui font basculer la mise en sa faveur, c’est ce à quoi Aristote fait référence « quand il faut, dans le cas où à l’égard de qui il faut, en vue de la fin qu’il faut et de la manière qu’il faut[46] ». Le risque est une donnée probable, et véhicule en amont la série des choix pour une meilleure effectuation. Le choix rationnel est d’ordre prédictif parce qu’il tient compte des éventuels risques ou échecs. Il dépend des multiples contingences du monde.

  2. Il y a, ensuite, un « lieu propre » qui maintient une extériorité à distance en vue de l’isoler, de la dompter et de la classer (l’armée face à l’ennemi, la cité vs la campagne, l’institution scientifique face à l’objet inclassable : la mort, la folie, la sorcellerie). Il s’agit d’une « identité » aux assises inébranlables face à une « altérité » aux contours insaisissables. Ce lieu propre est défini comme un « lieu de l’action », là où se concentrent, se concertent ou s’affrontent les actions individuelles ou collectives donnant à l’institution du savoir ou du pouvoir sa raison d’être, et son mode de fonctionnement. Ainsi s’opère la rationalité politique, scientifique et économique, avec le concours des actions : leur motivation, leur orientation et leur finalité. Le lieu propre dont parle de Certeau est un lieu de délibération et de décision. La rationalité permet à l’agent de choisir, en tenant compte de sa perception de la situation et de sa finitude face aux possibilités. Elle se découvre dans le meilleur usage des ressources, et une capacité optimale d’exploiter les données de l’environnement. La décision paraît comme la rationalisation des choix sur les préférences. Elle résulte de la prise en compte des éléments d’une situation et des aléas qu’impose toute action, individuelle ou concertée. Le choix des moyens se présente comme une multiplicité éparse qui se concentre dans la décision d’où émane une action optimale proportionnée à une situation maximale.

  3. Il y a, enfin, un élément inhérent à ce lieu d’action, détaillé dans L’invention du quotidien (p. 60), à savoir la primauté de l’espace par rapport au temps. La stratégie suppose la force et la maîtrise. Elle est de nature « topologique » : contrôle de l’espace, pouvoir panoptique, etc. Plusieurs facteurs favorisent l’espace comme lieu stratégique : la capitalisation des forces en vue d’autres expansions et conquêtes, la pratique panoptique (voir sans être vu) qui avantage l’observation, la mesure et la maîtrise de l’objet, pétrifié par la thêoria. Cette pratique est aussi bien un « voir » (une théorisation) qu’un « prévoir » (une prospective), c’est-à-dire des actions qui élaborent des lieux théoriques (un savoir) et en garantissent une maîtrise et une domination (un pouvoir).

En revanche, la tactique s’articule sur le temps : marche dans la ville, lecture, usage des produits, etc. : « J’appelle au contraire “tactique” un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en entier, sans pouvoir le tenir à distance[47] ».

De cette définition découlent des éléments constitutifs du modèle de la tactique :

  1. L’absence de lieu propre : une extériorité est inexistante par rapport à laquelle un lieu se définit et se forge une autonomie. Soumise à la loi de l’autre, la tactique joue avec le terrain que le lui impose cette loi. De Certeau dirait aussi : la possibilité du « faible » de tirer profit du « fort », en saisissant, dans un temps prompt, l’occasion de faire basculer la mise à sa faveur. La tactique se présente comme l’intrus qui occupe un terrain qui n’est pas le sien. Une fois qu’il est dedans, il se l’approprie. Mais il confectionne un territoire fragile qui n’est qu’un lieu de déambulation et de passage : une traversée sans possibilité de sédentarisation.

  2. L’absence de totalité panoptique : la tactique est dépourvue d’une vue d’ensemble nécessaire pour l’organisation du visible afin de le rendre lisible. Elle est mouvement souterrain et silencieux, en contraste avec une certaine hauteur, à l’instar de la Tour de Babel où le regard embrasse la totalité qui s’offre à son champ. C’est à une échelle « microscopique » que la tactique opère, dans une dissémination sans unité, explorant toutes les directions, n’ayant qu’un regard partiel, relatif à un parcours local.

  3. Le primat de l’occasion : sans base solide que constitue un espace, la tactique est favorisée par un temps de type héraclitien, composé d’instants et d’occasions à saisir. De ce point de vue, la tactique est indissociablement liée à l’occasion, au kairos cher à la pensée grecque. Elle est dans l’instant et dans tout ce qui comporte la connotation de contingent, de fortuit, d’éphémère, de fugace, etc. Elle est l’art de faire des « coups », dans un temps fugace et dans un lieu polémologique.

En bref, la tactique explore sporadiquement le territoire de l’ordre sans pouvoir y pérenniser. Elle saisit les occasions qui échappent de cet ordre et se mettent à sa périphérie. La tactique renvoie à ce que les Grecs appellent la mêtis, c’est-à-dire les ruses de l’intelligence. De Certeau s’appuie sur l’essai de Detienne et Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mêtis des Grecs (Flammarion, 1974), pour aborder la ruse. Ces auteurs décrivent cette forme d’intelligence, curieuse et fouineuse, comme étant agile, habile et pratique : elle correspond à l’efficacité pratique et aux savoir-faire utiles, loin des abstractions théoriques. Elle s’applique à des situations improbables parsemées d’embûches et ouvertes aux incertitudes : « L’action de la mêtis s’exerce sur un terrain mouvant, dans une situation incertaine et ambiguë : deux forces antagonistes s’affrontent ; à chaque moment les choses peuvent tourner dans un sens ou dans un autre[48] ». Du texte de Detienne et Vernant, trois caractéristiques majeures peuvent être dégagées pour décrire la mêtis : a) elle est souterraine, nocturne, invisible : c’est l’intimité de l’être ; b) elle est rapide, agile, prompte : semblable au temps de l’éclair ; c) elle est une pensée dense, serrée, touffue : la somme encyclopédique d’un voir. La mêtis peut être assimilée, à une échelle réduite, à l’instant concentré et condensé précédant le Big Bang. En elle, se lisent les prémices d’un savoir quelque peu « sidéral », intense dans sa texture (Nicolas de Cues dirait complicatio) et retentissant dans son étendue et dans ses effets (explicatio). Le champ de la mêtis est celui du « mouvant », « elle porte sur des réalités fluides qui ne cessent jamais de se modifier et qui réunissent en elles, à chaque moment, des aspects contraires, des forces opposées[49] ». Cette mêtis est universelle et vieille comme l’univers : « Du fond des océans aux rues des mégapoles, les tactiques présentent des continuités et des permanences[50] ». La mêtis est l’aspect souterrain de l’intelligence humaine qui s’articule avec l’agir le plus ordinaire. Elle en est le moteur sous-jacent. La mêtis est la force motrice des tactiques innombrables de la vie de tous les jours : « Ces tactiques manifestent aussi à quel point l’intelligence est indissociable des combats et des plaisirs quotidiens qu’elle articule, alors que les stratégies cachent sous des calculs objectifs leur rapport avec le pouvoir qui les soutient, gardé par le lieu propre ou par l’institution[51] ».

De Certeau veut montrer par là que la tactique est une activité créatrice qui saisit des opportunités dans la force de l’ordre : une sorte de braconnage. Il donne l’exemple de la lecture assimilée à une forme de consommation inepte : « En fait, l’activité liseuse présente au contraire tous les traits d’une production silencieuse : dérive à travers la page, métamorphose du texte par l’oeil voyageur, improvisation et expectation de significations induites de quelques mots, enjambements d’espaces écrits, danse éphémère[52] ». La lecture est un lieu de mémoire qui perpétue les aléas du temps. Elle « colonise » l’espace textuel pour en préserver le décor. Le lecteur habite le texte comme il habite une maison. L’histoire étymologique du texte nous a légué l’inextricable relation entre l’habiter et le texte. Texte signifie « tissu » d’après le sens originel. Nous disons aussi à propos de l’architecture de la ville un « tissu urbain » : « En faisant de la lecture un art du braconnage, il la désigne comme une action ne laissant guère de traces visibles et garanties contre l’usure du temps, mais une action productrice en chacun de cheminements et de faires propres qui viennent à la fois altérer et faire exister le texte : des façons singulières d’habiter l’écrit[53] ». L’action productrice de la lecture fait face au mythe contemporain selon lequel l’écriture est une production (télévision, journal, publicité, etc.) et le fruit de la modernité galopante, alors que la lecture est une simple consommation négative : « La lecture (de l’image ou du texte) paraît d’ailleurs constituer le point maximal de la passivité qui caractériserait le consommateur, constitué en voyageur (troglodyte ou itinérant) dans une “société du spectacle”[54] ».

Faisant de la lecture le paradigme de l’activité tacticienne, de Certeau déloge l’écriture de son piédestal stratégique. En vérité, il renverse toutes les hiérarchies immuables qui caractérisent la pensée occidentale : écriture/lecture, production/consommation, stratégie/tactique, culture savante/culture populaire, etc. : « Pour Michel de Certeau, si l’écriture a pris une valeur mythique dans notre société, c’est à cause de sa capacité ou plutôt de sa prétention à articuler symboliquement toutes les pratiques humaines, pourtant disjointes et hétérogènes[55] ». Plus qu’un pouvoir stratégique de production et de programmation, l’écriture est une activité tacticienne s’articulant sur l’usage pragmatique du temps. Nous pouvons qualifier l’entreprise de Michel de Certeau comme une « critique de la raison scripturaire » sans dénier pour autant le rôle de l’écriture pour l’histoire sacrée du Livre (la Bible) et pour la modernité occidentale (l’imprimerie).

On a souvent accordé à l’écriture une fonction « publique » (écrire, c’est pour être lu) et à la lecture une affaire « privée » dans la mesure où le lecteur-consommateur aborde l’écrit comme tout objet de jouissance individuelle. Or la lecture envahit l’espace textuel pour immortaliser les vestiges de l’écrit. Sans la lecture, l’écrit perd sa raison d’être. La lecture infléchit le système sémantique en s’appropriant les manières de comprendre l’écrit : « Des analyses récentes montrent que “toute lecture modifie son objet”, que (Borges le disait déjà) “une littérature diffère d’une autre moins par le texte que par la façon dont elle est lue”, et que finalement un système de signes verbaux ou iconiques est une réserve de formes qui attendent du lecteur leur sens[56] ». De ce point de vue, la lecture n’est pas une simple récitation orale, mais aussi une représentation mentale qui tend à donner sens à l’objet lu. L’écrit est quelque part une construction du lecteur, bien qu’il ait un auteur propre. Le lecteur détourne l’intentionnalité latente du texte et « déterritorialise » (si l’on utilise un concept de Gilles Deleuze) le sens originel pour le « reterritorialiser » dans une nouvelle géographie textuelle ouverte sur la polysémie.

Mais par-delà cette conception « élitiste », de Certeau se demande : « Cette activité “liseuse” est-elle réservée au critique littéraire (toujours privilégié par les études sur la lecture), c’est-à-dire de nouveau à une catégorie de clercs, ou peut-elle s’étendre à toute la consommation culturelle[57] ? » Il opte pour une étude qui prend en compte l’opération de la lecture et ses modalités de fonctionnement. Il la libère ainsi de son histoire orthodoxe : les véritables clefs de l’interprétation, le sens caché ou ésotérique (mens auctoris), la hiérarchie maître-élève, etc. : « La créativité du lecteur croît à mesure que décroît l’institution qui la contrôlait[58] ».

Ainsi, le lecteur a sa propre marge de manoeuvre qui le rend libre de circuler à travers la géographie de l’écrit. Il est maître de son espace imaginaire qu’il crée par sa poétique liseuse. Celle-ci altère de façon discontinue l’unité inaliénable de l’écrit en affichant son autonomie. Cette autonomie se voit particulièrement dans l’imagination créatrice lorsque le lecteur, consommateur de l’écrit, se donne à ses rêves et ses imageries qui échappent au texte et, pourtant, se laissent guider par lui : songeons à un roman qui renvoie chaque lecteur à sa propre condition humaine (son enfance, sa destinée, ses craintes et ses espoirs, etc.). Le texte est le miroir du lecteur, indice de la réflexion au sens propre et figuré du terme. Il est aussi le laboratoire de l’action humaine, l’action à-venir.

Conclusion

La pensée anthropologique de Michel de Certeau nous enseigne que la réflexion humaine ne se détache pas d’une logique du faire (l’agir) douée de clairvoyance. L’agir humain est une inflexion qui modifie légèrement la courbe de l’ordre social. Cet agir est habité par un désir ardent pour l’affranchissement. Pour conquérir sa liberté, l’individu invente plusieurs manières de parler, d’agir et de penser (ou juger). Il n’est ainsi tributaire d’aucune autorité supérieure. Il peut être contraint de s’intégrer dans un système global qui est la société. Mais cette existence au sein de la société n’affecte pas ses choix et ses parcours. Il est un électron libre dans une nébuleuse de trajectoires et de pulsions. L’identité de l’individu est exprimée ici en termes d’action (praxis) : rapports sociaux, initiatives individuelles, interactions, etc. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’action est dépourvue de réflexion. Toute action est une sorte de phronêsis (pensée ou intelligence) qui se matérialise dans le mouvement. Aussi, toute pensée est une forme d’action anticipée. La pensée et l’action sont indissociablement liées. De même que l’action revêt un rôle important dans l’anthropologie de Michel de Certeau, la pensée est aussi un élément déterminant. Elle se présente particulièrement sous forme de discernement et de ruse, c’est-à-dire une sorte d’intellection (= action de l’intellect) qui déjoue toutes les formes de contrainte et d’assujettissement.

La réflexion menée par de Certeau sur le quotidien est une sorte d’optimisme qui répond aux thèses les plus pessimistes sur l’aliénation individuelle au sein d’une machinerie sociale redoutable (pensons en particulier à la bureaucratie et aux régimes totalitaires où la notion de la liberté perd toute signification positive). L’optimisme certalien émane d’un espoir contemporain sur la place qu’occupe l’individu dans les réflexions philosophiques et les décisions politiques (notons en particulier l’intérêt pour les droits de l’homme et le respect des minorités ethniques et religieuses, le souci pour une meilleure représentativité démocratique, etc.). Certes, les multiples contraintes ne disparaissent pas du champ social, mais les multiples manières de les détourner et de les contourner sont sans limites, et sans doute les nouvelles technologies (comme internet) y contribuent de façon prépondérante. Ce n’est que dans un contexte contraignant (véhiculé par la montée en puissance des volontés concurrentes : publicité, marché économique, firmes transnationales, représentativité politique, etc.) qu’on peut prétendre à la liberté (de choisir et dire son dernier mot).