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Dans cet ouvrage, Jean-François Pradeau présente à ses lecteurs dix études sur différents aspects de la pensée éthique et politique de Platon. Parmi ces études on en trouvera six qui ont déjà été publiées dans des revues ou recueils que l’auteur signale en p. 10-11, et quatre qui sont des inédits, à savoir les études des chapitres 1, 4, 5 et 9. Ces études forment un ensemble de dix chapitres dont les quatre premiers abordent des aspects psychologiques et anthropologiques de la doctrine politique de Platon à travers les notions de plaisir (hèdonè), de passion (pathos) et d’âme (psuchè), telles qu’elles sont développées surtout dans le Timée et le Philèbe, alors que les chapitres 5 à 10 abordent plutôt, à travers les notions de loi (nomos), de démocratie (dèmocratia), de savoir (épistèmè) et d’« utopie », certains aspects proprement politiques de la pensée platonicienne. Le trait caractéristique de toutes ces études, et qui suscitera sans doute le plus grand intérêt, est l’originalité dans la lecture que l’auteur présente du texte platonicien, ce qui lui permet de remettre en question, ou du moins de nuancer, les lectures courantes et majoritaires de certains textes de Platon. On voit déjà, par le titre même de l’ouvrage, que Pradeau aborde la doctrine politique de Platon sous l’aspect des affections, des plaisirs, des désirs, bref de la partie sensitive de l’âme humaine, alors que la lecture majoritaire favorisait plutôt la partie rationnelle dans l’analyse des réalités sociales et politiques de la cité platonicienne. Nous soulignerons brièvement ces points d’originalité en passant en revue chacune de ces études.
Dans sa première étude intitulée : « Tous les plaisirs du philosophe. L’hédonisme platonicien considéré rétrospectivement » (p. 13-31), l’auteur cherche à nuancer la conception courante d’un ascétisme intellectuel platonicien que l’on pourrait tirer d’une lecture du Phédon, en défendant l’idée d’un hédonisme platonicien qui accorde une place au plaisir (hèdonè) dans la poursuite du bonheur et de la vertu. Sur ce point l’auteur défend, contre l’opinion courante, un accord entre Platon et le livre X de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote (p. 22-28). Les deux philosophes soutiennent que la vie vertueuse est la plus heureuse et la plus plaisante, dans la mesure où il est fait un bon usage du plaisir par la pratique de la tempérance. Pour les deux philosophes, le plaisir ne doit donc pas être exclu du comportement vertueux, comme le soutenaient les stoïciens, mais tout simplement intégré et maîtrisé. Cette nuance hédoniste dans l’ascétisme intellectualiste de Platon est présente dans les textes des Lois, II, 660d-663e et V, 732d-734e que l’auteur considère comme étant la dernière définition platonicienne du plaisir (p. 15-18). La seconde étude porte sur les passions et les affections (pathè) et s’intitule : « Platon, avant l’érection de la passion » (p. 33-47). La notion de pathos est analysée par l’auteur sous deux aspects : l’aspect psychologique et l’aspect ontologique. Sous l’aspect psychologique, Platon distinguerait, selon l’auteur, trois espèces de pathè dans l’âme humaine : les passions relatives aux besoins corporels (la soif, la faim et le sexe), les passions indépendantes des besoins corporels, telles que la joie, l’amour, la jalousie, et les passions liées à la connaissance, telles que l’étonnement et l’émerveillement. L’auteur trouve un sens ontologique aux passions, sens qui est particulier à Platon selon le texte du Sophiste sur la définition de l’être comme « puissance d’agir et de pâtir » (248a8). Cette conception très générique des pathè permet à Platon de présenter toutes les réalités sensibles comme étant capables d’agir et de pâtir, alors que les réalités intelligibles, toujours immuables et sans changement, échappent aux pathè. Cet usage ontologique de la notion de pathè expliquerait, selon l’auteur, la difficulté d’établir une véritable théorie des passions de l’âme chez Platon, ce qui supposerait que cette théorie se limite au sens strictement psychologique des pathè (p. 47).
La troisième étude est consacrée à la notion d’âme dans le Timée. Elle a pour titre : « L’âme et la moelle : les conditions psychologiques et physiologiques de l’anthropologie dans le Timée de Platon » (p. 49-78). Dans sa lecture anthropologique du Timée, l’auteur renonce à l’opinion commune selon laquelle l’âme humaine, selon Platon, aurait des « parties ». Ce vocabulaire des « parties » de l’âme serait plutôt celui d’Aristote (mérios, mérion), alors que Platon appliquerait à l’âme les qualificatifs de principe (archè), espèce (eidos) ou genre (genos). Le vocabulaire des « parties » de l’âme pourrait, à la rigueur, convenir à la République, mais il est complètement absent du Timée. En effet, dans le Timée (89e4-5) il s’agit plutôt de trois espèces d’âmes dans l’être humain : l’âme immortelle produite directement par le Démiurge comme un résidu de l’âme de l’univers, l’âme mortelle irascible et l’âme mortelle désirante, ces dernières étant produites par les dieux subalternes (p. 62-65). L’autre thèse originale soutenue par l’auteur consiste à montrer que dans le Timée ce serait la moelle (omuelos) qui assurerait la liaison entre l’âme et le corps (p. 67-72). Dans sa quatrième étude intitulée : « La fabrication de l’âme dans le Philèbe » (p. 79-87), l’auteur nous invite à lire derrière la conception de la vie mixte, c’est-à-dire du mélange hiérarchisé de plaisirs (hèdonè) et de réflexions (phronèsis) qui constituerait la vie vertueuse et heureuse (62a-63e), une référence implicite à l’âme humaine identifiée maintes fois à la vie dans les autres dialogues de Platon (voir p. 80, n. 2).
Nous quittons maintenant la partie psychologique et anthropologique de l’ouvrage pour aborder la partie proprement éthique et politique dans les six chapitres suivants. La première de ces études politiques porte sur « La loi selon Platon » (p. 89-121). Contrairement à l’interprétation courante fondée sur la chronologie des dialogues et que l’auteur étiquette pour cette raison de lecture progressiste de Platon, la conception platonicienne de la loi est demeurée identique depuis les dialogues de la maturité, comme la République, jusqu’aux dialogues de la vieillesse, comme le Politique et les Lois. L’auteur défend ainsi sa thèse d’une conception cohérente de la loi dans toute l’oeuvre platonicienne (p. 91). Selon l’interprétation courante remise en question par l’auteur, dans la cité idéale de la République, le savoir a plus d’importance que les lois. Et pourtant les nombreuses références données par Pradeau (p. 100, n. 2) aux énoncés législatifs dans la République montreraient à l’évidence que la législation occupe une place importante dans une cité savante et que celle-ci ne repose pas seulement sur le savoir, mais qu’elle a aussi besoin de lois (Rép., IV, 424c3-425e6, 445d8-e3) (p. 95-101). Par ailleurs, dans le Politique (300b1-c6) et dans les Lois (VII-VIII, 788a1-842a10), le savoir est considéré comme la condition fondamentale de toute bonne législation. La lecture courante a donc tort, selon l’auteur, de considérer que, dans la cité idéale de la République, le savoir rend inutile la législation, alors que dans la cité réelle du Politique et des Lois, les lois remplaceraient le savoir dans l’organisation de la cité.
La deuxième étude politique porte un titre étrange : « L’ébriété démocratique. La critique platonicienne de la démocratie dans les Lois » (p. 123-148). L’image de l’ivresse traduit bien le regard de Platon sur la démocratie athénienne : un excès de liberté, qui caractérise l’évolution de toute démocratie, engendre infailliblement un désordre social généralisé qui rend toute société démocratique semblable à un individu en état d’ivresse. L’auteur remet en question l’interprétation courante selon laquelle, dans les Lois, Platon aurait remplacé la cité savante de la République dirigée par un roi-philosophe par une constitution politique mixte, c’est-à-dire selon un mélange d’éléments monarchiques et d’éléments démocratiques. Après avoir fait la critique des deux passages des Lois sur lesquels serait fondée cette lecture courante (Lois, III, 693a-694a et VI, 756b-758a), l’auteur conclut que le premier passage serait plutôt une condamnation de deux régimes politiques : le despotisme perse et la démocratie athénienne (p. 130-135), tandis que le second passage traiterait de la procédure élective du Conseil dans la cité et non pas d’une constitution politique mixte (p. 135-137).
La troisième étude est brève et porte sur la science politique. Elle est présentée sous le titre suivant : « La contribution platonicienne à l’élaboration d’un savoir politique positif : politikè épistèmè » (p. 148-156). Après avoir rappelé que la distinction entre théorie et pratique est antérieure à Platon, l’auteur montre que la science politique est chez Platon à la fois une science et une technique, c’est-à-dire une pratique gouvernementale fondée sur une science comme la présentent les passages 303d1 et 303e8 du Politique (p. 150, n. 3). L’auteur soutient la thèse selon laquelle cette notion de science politique est particulière à Platon, en ce sens qu’elle modifie la conception de la science en général en soumettant la science politique à la rigueur démonstrative des sciences mathématiques. Elle fait du politicien un dialecticien et par conséquent le savant par excellence (p. 153). L’auteur analyse les trois caractéristiques de cette science politique : a) la science politique est d’abord un savoir et une activité dont l’objet consiste à déterminer ce qui convient à tous dans la cité ; b) la science politique doit commander à toutes les autres sciences et activités dans la cité (Polit., 287b-289c) ; c) la science politique n’a pas la cité comme objet immédiat, mais les âmes, les modes de vie et les moeurs de tous les citoyens (Rép., II, 372c-374a, Lois, I, 644d, et Gorg., 464a-c).
La quatrième étude à contenu politique s’intitule : « L’irréalisable vérité de la République platonicienne. Remarques sur le statut et sur le contenu de la politeia de la République » (p. 157-180). Dans cette étude l’auteur remet en question l’interprétation courante et traditionnelle selon laquelle Platon, dans sa vieillesse, aurait lui-même considéré comme une véritable utopie et une pure abstraction le contenu politique de la République et qu’il aurait remplacé, une fois devenu plus sage, ce projet irréalisable de sa maturité par celui plus réalisable qu’il proposait dans les Lois (p. 157). L’auteur nous présente une lecture différente : la cité idéale de la République n’est pas une utopie, une pure abstraction, mais un paradigme (paradeigma, Rép., V, 473a1-c4), un modèle pour toute cité existante qui aspire à sa propre perfection dans la mesure du possible. Certes ce modèle est parfois présenté comme irréalisable (Rép., IX, 592a-b, Lois, V, 739b-e), mais on doit comprendre qu’il s’agit d’un modèle de perfection divin, hors de la portée des efforts humains, et par conséquent qui ne pourra être qu’une imitation toujours imparfaite de la perfection, celle-ci étant, à proprement parler, un attribut divin.
La cinquième étude porte sur la décadence du régime démocratique et sur son renversement par la tyrannie. Le titre de l’étude est le suivant : « Comment renverser un régime démocratique ? La conception platonicienne du coup d’État » (p. 181-188). Dans cette brève étude l’auteur se demande comment Platon a conçu ce passage d’une démocratie décadente à un autre régime politique, à savoir la tyrannie du démagogue ou du savant. Ce passage est-il conçu comme une stasis par Platon, c’est-à-dire un passage violent, une subversion, ou comme une métabolè, c’est-à-dire une transformation progressive et pacifique. Ce sont les deux manières d’envisager le changement de la démocratie décadente dans la République et les Lois. Après avoir examiné les textes du Politique, 301a6-e4, de République, V, 473a1-c4 et VIII-IX sur la décadence des régimes politiques, l’auteur conclut : « C’est dire que Platon fait en quelque sorte de la stasis un épisode normal et nécessaire de la métabolè constitutionnelle » (p. 187). Platon aurait ainsi conçu le passage de la démocratie à la tyrannie comme une stasis. Mais en lisant le fameux texte de la République, VI, 499b1-c2 sur l’avènement du roi-philosophe comme condition d’une cité heureuse et vertueuse et sur la nécessité de contraindre les citoyens à lui obéir, l’auteur se demande si Platon n’a pas aussi envisagé le coup d’État non seulement pour le passage de la démocratie à la tyrannie, mais aussi pour cet avènement du roi-philosophe (p. 187-188).
La sixième étude à contenu politique est consacrée au célèbre mythe de l’Atlantide dans le Critias de Platon (112e-121e) et est intitulée : « L’Atlantide de Platon, l’utopie vraie » (p. 189-208). L’auteur souligne d’abord la diversité des interprétations du mythe du point de vue de son statut : mythe ou discours rationnel ; de sa fonction : analyse historique ou « utopie » ; de son genre littéraire : fiction ou témoignage historique. L’auteur examine ensuite quelques commentateurs anciens, tels que le philosophe Proclus, les historiens et géographes, Strabon, Pline, Théopompe, le littéraire Plutarque qui illustrent très bien cette diversité d’interprétations quant au statut du mythe, à sa fonction et à son genre littéraire. On pourrait résumer l’interprétation du mythe par l’auteur dans les trois thèses suivantes : a) les cités fictives, Athènes et Atlantide, sont une simulation dont la fonction est de rendre intelligibles les analyses et critiques des régimes politiques existants ou possibles (p. 200-201) ; b) l’hypothèse sous-jacente à la rédaction d’une utopie en philosophie est celle que la fiction d’une constitution excellente est l’unique moyen de tenir un discours vrai sur la cité, mais fondé sur des objets fictifs (p. 205-206) ; c) le mythe de l’Atlantide est un pamphlet dirigé contre les volontés impérialistes d’Athènes. La décadence de l’Atlantide préfigure celle d’Athènes présentée comme une cité maritime animée par des ambitions démesurées (p. 206).
Tout au long de la lecture de cet ouvrage, on trouvera matière à réflexion sur ces remises en question des interprétations courantes et traditionnelles de Platon. On doit convenir que ces remises en question ne sont pas arbitraires, mais qu’elles sont toujours fondées sur des analyses philologiques du vocabulaire platonicien et sur des considérations philosophiques rigoureuses sur la pensée de Platon. Bref, on y trouvera un véritable stimulant pour sa propre réflexion critique sur certains aspects des théories éthiques et politiques de Platon.