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Le nombre de pages est impressionnant. Plus encore sont le sérieux des discussions et la qualité de l’argument patiemment élaboré. L’ouvrage est bâti sur un socle édifié dans De Durkheim à Mauss. L’invention du symbolique. Sociologie et science des religions (La Découverte, 1999 ; voir mon compte rendu dans Religiologiques, 19 [printemps 1999], p. 257-259). Ce que Mauss nous apprend sur la fonction symbolique prolonge (et corrige) ce que Durkheim avait écrit sur le sacré. Le lecteur qui commence l’ascension de cet Everest part d’un camp de base bien organisé. Le parcours est soigneusement balisé. La langue est d’une clarté admirable. Certaines phrases sont marquées du sceau du bon sens ou de l’humour.
Le livre limite l’enquête aux frontières de l’Hexagone. C’est une de ses forces. On ne réfléchit pas sur la religion à partir de Mars ou de Vénus. Tout penseur dépend d’une culture avant d’entrer dans un projet scientifique. L’admettre permet de faire face aux soupçons de crypto-catholicisme (ou d’anti-catholicisme) dans l’univers sémantique qui traîne en France autour du mot. Cela permet aussi de cerner le suivi (ou son manque) dans un milieu intellectuel précis. L’A. n’est pas un chien qui change d’os trois fois par jour.
La première des quatre parties fait un état des lieux. Il faut y voir un déblayage de questions préliminaires qui structurent (ou grèvent) les débats contemporains. Les thèmes sont : impérialisme culturel occidental, herméneutique, aliénation, définitions de la religion, mémoire, tradition. Le cadre de l’argument se dégage peu à peu. Toutes les religions combinent du sacré — qui sépare et repousse — avec du symbolique — qui relie et substitue (p. 212). Le sacré est ainsi toujours pris dans une construction symbolique (p. 222).
La deuxième partie, « Théories », est un grand exercice d’hygiène intellectuelle. Huit auteurs sont présentés avec politesse, précision et brièveté (relative). Après Durkheim et Mauss viennent les six têtes d’affiche. Eliade, ou le retour à l’indistinction entre le sacré et le symbolique ; Dumézil, le dernier prince des philologues et le maître de la très longue durée ; Lévi-Strauss, ou le symbolique sans le sacré ; Girard ou le réalisme du sacré à l’origine du symbolique ; Bourdieu, ou le symbolique médiateur de la domination en l’absence du sacré ; et Gauchet ni sacré ni symbolique. Je ne résumerai pas ces pages, mais signale que tout enseignant en mal de préparation de cours y trouvera ce qu’il lui faut.
C’est dans la troisième partie, « Confrontations », que les Romains s’empoignent. L’A. déplore que les étoiles des maisons d’éditions françaises s’ignorent les uns les autres et font des oeuvres pertinentes à l’étude de la religion mais quasiment enfermées dans une tradition disciplinaire propre à chacun ou une école de pensée. Après avoir intériorisé huit de ces oeuvres (qui lui ont donné du plaisir intellectuel), l’A. s’efforce de les comparer, de les soupeser pour les rendre opératoires.
Eliade sort amoindri de ce processus. Il veut penser l’histoire dans le sacré, au lieu de penser le sacré dans l’histoire. Il fait du dionysisme le révélateur d’une expérience religieuse absolue. Cela rejoint des courants romantiques et aboutit à l’idéalisation des mentalités archaïques. L’A. ne tait pas son parcours politique (ni ses efforts pour le cacher) et n’y voit pas un accident sans incidence sur le travail du savant. Dumézil est loué pour avoir découvert le dispositif structural et idéologique de ses textes. Lévi-Strauss fait reposer la scientificité de son structuralisme sur le seul exemple de la linguistique. Cela aboutit à un pur intellectualisme. Il voit que les hommes échangent des femmes, des biens et des mots, mais sa science ne voit pas qu’ils échangent aussi des coups — et fabriquent des outils. Bourdieu définit la religion comme un effort de l’homme pour se connaître au moyen de langage symbolique mais ne tient un discours que sur la religion comme idéologie. Héritier du tout politique des Lumières françaises radicales, il ramène tout aux phénomènes de domination. (L’auteur me semble, pour une fois, un peu injuste face à ses Méditations pascaliennes.) Gauchet s’appuie sur une grande tradition de philosophie politique ; il voit bien que le religieux est social mais nie que le social soit religieux. Il n’envisage jamais l’hypothèse d’une violence interne qui donne un lieu pour le travail de la religion. Ayant ainsi signalé l’impuissance essentielle de l’homme devant sa propre violence, l’A. est prêt à donner le dernier mot à René Girard. Alors que le structuralisme ne déchiffre que des différences stabilisées, Girard veut percer le secret de la socio-genèse. Le mécanisme du bouc émissaire montre la panique devant l’indifférenciation (la guerre de tous contre tous) et la constitution d’une différence établissant l’ordre et la paix (la guerre de tous contre au moins un).
Avec Mauss, l’A. pense que les actions des hommes ne dépendent pas que de leurs vues sur le monde. Ce qu’il appelle le haut de la religion n’en explique pas le bas. Il y a des contenus cachés sous les contenus évidents. En plus de lire les mythes, il faut scruter les rites. Les humains en fait sont pris dans la structure eux-nous, et vivent dans des encadrements de force et non seulement des faits de sens. Effrayés par violence des autres, ils méconnaissent la leur. Le modèle qui nous est offert est donc un composé de Durkheim, Mauss et Girard. L’A. le déploie en analysant trois fonctions de la religion (pour lesquelles il avance des néologismes). La fonction pharmakologique défend contre les dangers (et comporte le politique) ; la fonction xénologique élabore des représentations des autres ; la fonction dorologique indique à qui l’on donne et à qui l’on ne donne pas, et articule les intégrations et les exclusions. L’ouvrage s’achève sur des thèses définissant les acquis, et annonce un autre ouvrage sur la sécularisation ou les phénomènes de sortie de la religion.
Alourdi par cinquante ans d’étude de la religion, j’hésite à me prononcer sur le fond d’un livre que j’ai reçu il y a six semaines. En particulier je ne suis pas sûr qu’il me mène au sommet que je souhaite atteindre. En attendant une plus mûre réflexion, je me bornerai à quelques observations.
L’A. mentionne, en passant, son admiration pour l’oeuvre de Roger Bastide. Je le rejoins là et déplore qu’il n’ait pas consacré quelques pages à la génération des grands ethnologues de la période 1940-1968 pour lesquels la science a passé par un processus de déculturation, par une tentative de divorce avec certains aspects des moeurs européennes (Leenhardt, Métraux, Leyris, Verger). Cela aurait été plus utile que les pages sur l’invasion des religions du New Age. Je souhaiterais aussi pousser plus loin l’étonnement avoué de l’A. pour l’étrange carrière dans les sciences humaines d’un mot qui signifiait scrupule chez les vieux Romains. Admettons qu’il y a société dans toute religion mais y a-t-il religion dans toute société ? Peut-être qu’un sociologue ne peut s’opposer à une telle affirmation. Mais les philosophies du sujet le font bien. On peut prendre la question par un autre bout. Lorsque l’on parle société ou culture on sait comment argumenter (en gros), car on sait de quoi l’on parle, mais lorsqu’on parle religion, on entend tôt ou tard que la notion reste vague et d’utilité limitée, bref que ce mot ne se hisse pas (ou plus) à la hauteur d’un concept. Il y a là des enjeux qui nous amènent au seuil de l’Invisible, disent les uns, aux frontières du caché disent les autres.
La présentation que fait l’A. de la sociogenèse du fait religieux n’a-t-elle pas quelque chose d’unilatéral ? Il nous rappelle la remarque de Durkheim, la Révolution a lutté contre la religion mais en a fondé une. Mais n’est-il pas enclin à oublier qu’avant de fonder la République, ces acteurs historiques avaient délégitimé la royauté, ce qui n’était pas mince affaire. La religion de Moïse a donné des lois au peuple d’Israël mais elle avait auparavant rejeté le plus impressionnant système théologico-politique qui existait dans les parages. Il y a des sorties religieuses de la religion. (Cela produit des hérésies.) Je tiens ici à résister à tous ceux qui pensent que la contestation du religieux vient de sources extra-religieuses (les données de la matérialité, par exemple). Je crois encore à l’utilité de la typologie de Troeltsch contrastant Église et secte, malgré l’opprobre qui ne cesse en France d’accompagner ce deuxième terme. N’y a-t-il pas toujours et partout des failles dans les légitimités qu’exploitent les hérétiques ? Cette interrogation se rapproche d’une autre portant sur le recours unilatéral à la notion de mémoire. L’A. nous donne de très belles pages à ce sujet, en particulier sur la capacité au lendemain d’une guerre de vivre un deuil qui se souvient et de nos morts et de ceux des autres. Mais n’y a-t-il pas dans la religion tout un pan d’anticipation et d’espérance ? (Il y a des pages de Mauss à ce sujet.) L’utopie n’a pas bonne presse dans ce livre et l’étude des messianismes reste dans les marges. Le nom d’Henri Desroche n’apparaît qu’une fois et ne se trouve pas dans les vingt pages de la bibliographie.
Revenons au positif. L’ampleur du propos m’a ramené, dans un autre genre, au livre d’Henry Duméry, Critique et religion (Paris, SEDES, 1957). Le savoir de l’auteur est d’une ampleur exceptionnelle aujourd’hui (et toujours bien documenté) et son argumentation rigoureuse. Il nous montre bien comment les religions mobilisent aujourd’hui l’imaginaire d’identification. Le meilleur atout qu’il a pour son jeu remonte aux premiers jours de l’humanisme grec. Si brillantes que puissent être les élaborations scientifiques et les spéculations sur les quatre éléments, cela ne remplace pas l’examen de sa propre vie et l’effort de penser en quoi consiste la vie bonne. Voilà pourquoi ce grand livre m’ébranle, un peu.