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Présentation

La Faculté de théologie et de sciences religieuses entretient depuis longtemps déjà un dialogue fructueux avec Pierre Gisel et son oeuvre. À titre d’exemple, au moment du changement de nom de la Faculté, à la fin des années 1990, la réflexion des professeurs de la Faculté s’était beaucoup nourrie de certains textes de Pierre Gisel, qui avaient servi de points de référence aux discussions et aux débats internes[1]. Depuis plus longtemps que cela et jusqu’à aujourd’hui, des professeurs de la Faculté entretiennent des liens de collaboration et d’amitié avec le théologien de Lausanne qui, non seulement visite régulièrement le Québec et la Faculté à l’occasion d’événements académiques, mais s’est toujours montré très hospitalier aux recherches qui y sont menées.

La publication de son livre La théologie, consacré expressément à la discipline théologique, nous est apparue comme l’occasion rêvée de poursuivre un dialogue déjà bien amorcé. Dans les pages qui suivent, quatre professeurs de la Faculté, trois théologiens (Guy Jobin, Jean Richard et François Nault) et un sociologue (Raymond Lemieux), réagissent à l’une ou l’autre des thèses défendues par Pierre Gisel dans son ouvrage et prennent position par rapport aux propositions qui y sont faites touchant l’exercice théologique. Il est sans doute utile de préciser que les quatre textes ont été écrits de manière indépendante, les auteurs ne s’étant pas concertés et ayant travaillé dans l’ignorance de ce que les autres écrivaient. Cette manière de faire explique et permet d’excuser quelques redondances ou quelques contradictions que l’on peut remarquer quand on passe d’un texte à l’autre ; se trouvent aussi soulignés, par le fait même, les éléments de convergences entre les différentes perspectives, et la similarité des échos que le livre a suscité chez les uns et les autres. Pierre Gisel a accepté de répondre à ses interlocuteurs et de prolonger avec eux un dialogue sur des questions dont l’importance est grande, puisqu’elles engagent en définitive — tous ici s’accordent — l’humain lui-même.

François Nault

I. L’excès et le décalage. Et si l’eschatologie avait encore un rôle à jouer en théologie ?

Pour ceux et celles attirés par la théologie, que ce soit par intérêt personnel ou professionnel, la lecture de l’ouvrage de Pierre Gisel fera entreprendre un parcours réflexif sur le statut, la portée, l’objet, les ressources et la pertinence du discours théologique pour les croyants et pour les contemporains. Ce projet théologique a le mérite de la cohérence, de l’identification précise de ses objectifs et de sa méthode. Il peut à la fois soutenir des projets de recherche de grande envergure et servir d’appui à une critique des comportements sociaux et ecclésiaux passés et actuels. De plus, l’ouvrage appelle réponse ; il oblige les lecteurs à rendre compte — pour eux-mêmes et éventuellement pour d’autres — de leurs conceptions et convictions théologiques propres.

J’entre dans l’ouvrage à partir d’un thème explicitement traité au dernier chapitre, le thème du « théologien devant la société contemporaine » (p. 153-190). Il me semble en effet qu’aborder ainsi le texte de P. Gisel rend plus explicite une clé et un ressort de l’ouvrage. Autrement dit, envisager le travail théologique comme se faisant coram societate permet de comprendre l’économie du projet théologique de P. Gisel. En effet, c’est en prenant une mesure de la description, faite par Gisel, du contexte culturel occidental actuel que sa propre lecture des enjeux théologiques et sa proposition de ce qui constitue le(s) lieu(x) d’exercice de la théologie prennent sens. Souligner cette option d’une théologie coram societate permet de comprendre l’importance que P. Gisel accorde à deux idées qui courent tout au long de l’ouvrage : l’excès comme marque propre du religieux et le décalage comme condition de possibilité de l’exercice théologique. Ces traits de l’« objet » et du travail théologiques sont rendus saillants par la confrontation avec l’autre, en l’occurrence l’autre que constitue la société.

1. Le religieux

Le champ religieux occidental est transformé par les courants socioculturels de fond qui traversent les sociétés contemporaines du moins celles d’Europe et de l’Amérique du Nord.

P. Gisel décrit les « recompositions du champ religieux » (p. 154) en faisant deux lectures des faits sociaux. La première lecture fait fonds sur l’oeuvre de Marcel Gauchet et de sa proposition de considérer la société moderne comme une société sortie de la religion, en l’occurrence du christianisme (p. 160-169). Cette sortie doit être entendue en deux sens : primo, la modernité est issue du christianisme ; secundo, la modernité a rompu avec la régulation religieuse du lien social. Une seconde lecture est intimement liée à la première. Comme la normativité religieuse ne s’exerce plus sur et par les institutions de base de la coopération sociale — les institutions du bien vivre-ensemble —, c’est alors dans la construction des identités qu’elle est ré-investie (p. 163). Bien sûr, P. Gisel n’est pas le premier théologien à constater ce déplacement de la normativité religieuse — des institutions vers l’individu et/ou sa communauté — et à en tirer une conséquence pour penser à nouveaux frais le geste théologique. D’autres théologiens ont fait une démarche similaire pour repenser la place du religieux et des traditions religieuses dans un monde « détraditionnalisé[2] ». Mais alors que ce déplacement est souvent pensé en termes d’un affaiblissement du religieux dans la modernité, la lecture de Gisel brosse le tableau d’un religieux qui se présente sous le jour de l’excès en regard de la régulation sociale et du quotidien. Pour lui, le religieux est ce qui n’est plus réductible à une fonction de régulation. C’est dans le déplacement vers le particulier (individuel ou communautaire) que le caractère excessif du religieux est révélé.

L’excès apparaît alors comme un motif dans l’ouvrage. Même lorsque le religieux est désigné par d’autres caractéristiques : l’absolu, la limite ou l’altérité ; ces figures qui en font la marque sont ramenées à celle de l’excès (p. 43). Ainsi, lorsque P. Gisel décrit la démarche généalogique inhérente au travail qu’il assigne à la théologie, il affirme que « […] l’interrogation sera attentive aux ruptures, aux dissidences et aux refondations qui font aussi l’histoire. Pour une interrogation proprement théologique, la problématique inscrite dans l’histoire […] tournera […] particulièrement autour des motifs de la différence […], de l’hétérogénéité […] ou de la transcendance […], bref, de l’excès et de ce qui s’y ouvre […] » (ibid.). Ailleurs, l’excès sera identifié à « ce qui est en cause dans le religieux et ses symbolisations » (p. 32). Enfin, « la théologie ne sera pas que le déploiement de l’intelligibilité interne d’une croyance, d’une expérience ou d’un site particulier […], mais sera entreprise réflexive aussi […] approfondissant ce qui excède les savoirs et leurs énoncés, et justement capable, ainsi, de dire et de penser une validité générale de la vérité mise en avant » (p. 70). Ses efforts seront donc « ordonnés à l’ordre humain des croyances, à la marque d’excès à laquelle elles donnent corps […], aux représentations du monde et de l’humain qu’elles construisent […], et à leurs effectivités historiques » (p. 25).

L’excès apparaît comme ce qui est hors régulation, comme ce qui dépasse le strictement mondain. Pour autant, il ne s’agirait pas d’une réalité « nouménale », voire inarticulable dans le langage. En effet, l’excès se manifeste dans l’ordre de la croyance et en ce sens il devient tangible, pensable. D’ailleurs, la théologie a pour but de travailler ces croyances (p. 123-151) en tenant compte du statut toujours précaire du fait chrétien cristallisé lorsque vient le temps d’« élaborer un penser sur Dieu » (p. 148). Ainsi, le religieux, de par son excessivité, sera un appui — sans être un fondement (p. 149) — pour une tâche que P. Gisel décrit, dans un langage qu’Ernst Bloch n’aurait pas renié, comme une « subversion du réel, à même le réel […] et faite de ce réel » (p. 180).

2. Le décalage

L’excès qui caractérise le religieux est accompagné d’un décalage. Pour Gisel, le mot désigne plusieurs écarts existant au coeur du réel et des interprétations qu’on en fait. Ces écarts sont ceux qui existent entre les discours théologiques et les narrations religieuses (p. 10) ; entre la réalité du monde et la réalité religieuse (p. 128 et 172-176) ; entre le geste théologique et les régulations sédimentées dans les traditions ecclésiales ; entre la théologie et les Églises et groupes religieux. Ce dernier écart est aussi repérable lorsque P. Gisel propose de décentrer le christianisme (p. 46-50) en le considérant, du point de vue d’une généalogie de l’Occident, comme une tradition parmi d’autres. On peut même appliquer l’idée de l’écart pour saisir et comprendre les différences entre les mutations culturelles et les multiples visages que le christianisme a pris à travers l’histoire occidentale. C’est ce qui permet d’envisager que « le fait chrétien cristallisé » (p. 58-63), les différents visages qu’a pris le christianisme dans l’histoire, est pluriel. Tous ces écarts rendent possible le travail théologique qui est alors défini comme le travail sur « des croyances en leur effectivité […] pour les penser dans ce qui les porte et ce qu’elles portent, humainement, sachant au surplus que ce qui s’y engage de l’humain peut aussi se retrouver hors le religieux reconnu comme tel » (p. 123).

3. Le travail théologique

L’excès et le décalage ouvrent des brèches où le « penser sur Dieu » pourra s’engouffrer et s’effectuer. Se constituant à même l’écart et l’excès, le travail théologique ne peut se faire qu’en marge des pouvoirs religieux et séculiers, d’une manière où le geste généalogique sera à l’honneur. Le travail théologique aura une visée critique, au sens noble du terme, des institutions civiles et religieuses qui tendent à mythifier leurs origines et à figer leurs discours et leurs pratiques (voir p. 133-139). Or, cette prise de distance qui est inscrite au coeur même du geste théologique n’est possible que parce qu’elle serait induite par la présence d’un autre. Ainsi, le contexte pluriel et sécularisé des sociétés occidentales rend Gisel attentif à une responsabilité nouvelle pour le théologien : celle qui vient du fait que son travail s’effectue, comme je l’ai mentionné, coram societate, devant une culture qui s’est détraditionnalisée. L’altérité culturelle, qui résulte du double processus de sécularisation de la culture et de détraditionnalisation du croire, porte une interpellation qui se traduit comme un appel à responsabilité. Le sujet théologien se tient dans une posture intellectuelle où sont mises à (inégale ?) distance les institutions sociales et les institutions religieuses. Or, ces deux genres d’institution appellent la parole du théologien, dans la mesure où « [l]a théologie n’a pas d’autre lieu que le monde et l’humain, à distance de tout Dieu ou de toute vérité de dernière instance […], même si c’est pour les faire bouger, en différer la donne, ou la rejouer autrement. Cela se fera simplement au nom de ce monde même, de ce qu’il porte de promesse, de ce qui, de lui et en lui, en dépasse le moment ou le fait » (p. 187). C’est cette posture qui articule « responsabilité à l’égard des traditions religieuses et responsabilité face au monde » (p. 173). Il faut cependant souligner qu’une hiérarchisation implicite place la responsabilité face au monde au premier plan du travail théologique, reléguant ainsi l’autre responsabilité à un second rôle.

4. Le ressort du geste théologique proposé par P. Gisel

Qu’est-ce qui rend possible ce projet théologique ? Quels sont ses ressorts ? De quelle nature sont-ils ? Ce regard sur le monde et les Églises ne peut-il être ramené qu’à la caractéristique réflexive du geste théologique qui, en cela, participerait d’un projet moderne d’explication du religieux, de sa genèse et de sa fonction ? Non dira P. Gisel, notamment en faisant une critique des rationalisations en Modernité (p. 34-35). Alors, quel est le ressort qui permet d’identifier le décalage entre le religieux et la réalité du monde ? Quel est le ressort qui permet, simultanément, que l’exercice théologique se fasse aussi en décalage par rapport au « fait chrétien » (p. 58) ? Quel est le ressort qui fait reconnaître le caractère composite et changeant des cristallisations culturelles du christianisme ? La raison seule ne suffit pas pour l’exercice théologique, même si elle est nécessaire. Et à ce titre, on sent bien sûr une influence de la pensée herméneutique contemporaine dans le travail de Gisel, notamment dans sa pensée sur le décalage et dans sa critique de l’essentialisme religieux, un essentialisme qui se manifeste actuellement autant par une fantasmatique quête des origines (p. 133-139) que par le fondationnalisme théologique (p. 148-151). Il y a, en prenant un exemple parmi plusieurs, un parallélisme remarquable entre plusieurs éléments du programme philosophique d’un Gianni Vattimo[3], protagoniste d’une herméneutique radicale, et le programme théologique présenté par P. Gisel.

Mais il y a une autre ressource à l’oeuvre, celle-là plus proprement théologique. C’est ainsi que P. Gisel mentionnera, presque avec pudeur, qu’un dynamisme messianique anime la critique théologique, laquelle doit être envisagée comme se tenant à distance « des variations utopiques, idéalistes et trompeuses qui ont animé la modernité politique et religieuse » (p. 180) et évitant la « dissolution dans le réel […], [la] projection idéale imaginaire, [la] résorption dans le monde, mais [représentant plutôt] une résistance et une naissance possible » (ibid.). Cette référence au messianisme ne m’apparaît pas, elle non plus, suffisante pour rendre compte des tâches assignées par Gisel au travail théologique.

Je suggère, en effet, que par sa relativisation des institutions et des discours — les considérant comme des manifestations avant-dernières — l’eschatologie peut justement jouer ce rôle méthodologique de mise à distance de toutes les institutions et, à ce titre, des institutions ecclésiales. Le discours eschatologique ouvre un écart, remet en cause tout fondement quel qu’il soit, y compris un fondement onto-théo-logique. Ainsi, certains écarts entre le religieux et les institutions sociales, voire entre le religieux et les institutions religieuses, peuvent être mis au compte de ce que Metz nomme la « réserve eschatologique », alors que d’autres peuvent être imputées aux transformations liées, et justement attribuées par P. Gisel, à la sortie de la religion. C’est pourquoi je pense qu’un travail comme celui que propose Gisel pour la théologie doit également prendre résolument en compte (et plus que ne le fait Gisel lui-même) la ressource de l’eschatologie pour aboutir à un travail critique semblable à celui déployé dans La théologie.

Le lecteur trouvera donc ici une oeuvre qui prend au sérieux la pluralité culturo-religieuse des sociétés occidentales. Il prendra aussi la mesure de déplacements épistémologiques et méthodologiques possibles qui sont induits par cette option. Il y trouvera également une critique des replis institutionnels — notamment de replis des institutions religieuses comme celui de la tentation identitaire — auxquels plusieurs croyants, groupes et hiérarchies succombent. Mais surtout il sera confronté à des questions cruciales pour la théologie contemporaine : à quelles conditions peut être pensée la pertinence publique de la théologie ? Quelles ressources, propres aux traditions théologiques ayant marqué l’Occident, peuvent susciter le geste critique de la théologie ? L’ouvrage de Gisel a le grand mérite de poser ces questions, de les relancer au lecteur et de susciter chez lui, s’il le veut, sa propre réflexion.

Guy Jobin

II. Nécessité de la théologie

La théologie est inhérente à la pensée humaine. Pierre Gisel en débusque les premières manifestations au coeur même de l’intelligence grecque, chez Platon. De ce fait, il y rencontre une discipline excédant les frontières des traditions religieuses proprement dites, donc bien antérieure aux traditions chrétiennes, tant en intention qu’en extension. « L’exercice théologique dont hérite l’Occident s’est le plus souvent déployé en étant et en se rendant ordonné aux réalités anthropologiques et sociales de tous, assumant même de devoir rendre compte là de son approche en termes humains et selon une argumentation ou une rationalité de pertinence publique » (p. 25, italiques de l’A.). Exigence anthropologique, le travail théologique et la quête de vérité qui lui est propre ne relèvent ni d’un savoir, ni d’un message particuliers, non plus que d’une morale distinctive, mais de la nécessité du croire : ils concernent « ce qui donne forme, imagée et structurante, au monde socioculturel médiatisé par des pratiques humaines et des productions signifiantes » (ibid.).

En toute logique, dans cette perspective, il devient difficile pour un groupe particulier de penser sa pratique théologique comme un acte d’intelligence exclusif à sa foi (entendue comme système de croyances spécifique) ou ses traditions, même si celles-ci présentent une pensée, tant critique qu’organique, d’une richesse exceptionnelle. Le patrimoine chrétien, de ce point de vue, reste une contribution irremplaçable à l’intelligence de l’humanité, mais il ne saurait réduire cette dernière à ses frontières.

En conséquence, ne faut-il pas penser, à la manière de Platon, une théologie qui questionne pour aujourd’hui ce qu’il en est des rapports du penser et de l’agir, dans le monde contemporain. Cette théologie se trouve dès lors mise en face de ce qui se présente comme l’indéfini du sens. Ouverture souvent vertigineuse à l’instance de l’Autre, affirmation aussi bien du vide sidéral et spirituel que d’une plénitude potentielle, cet indéfini ne représente-t-il pas une autre manière d’aborder les rapports entre l’humain et ce qu’on a pu appeler, en d’autres temps, le divin ? Cet indéfini ne s’impose-t-il pas à la place de l’Autre que figurait le divin, non seulement comme un effet de la déliquescence des frontières politiques et économiques mises à mal par la mondialisation, mais comme produit de la montée même du sujet, dans sa quête d’émancipation ?

Fût-il celui de l’énonciation ou celui de l’inconscient, qu’on le considère d’un regard philosophique, psychanalytique ou sociologique, en effet, le sujet témoigne avant tout d’un processus dont le telos n’est jamais atteint. Puissance fragile, témoin tant de la masse compacte de ce qui a été que de l’éther subtil de ce qui voudrait être, sa réalité affleure à l’histoire moderne des humains et insiste pour ramener à ses normes les lignes de force de cette histoire. À la manière d’une plaque rocheuse émergeant à la surface du sol sous la poussée de strates géologiques enfouies, la singularité de chaque être humain advient à la surface des cultures et les bouscule sous la poussée des énergies souterraines du désir. Elle cherche alors à se faire reconnaître, aux confluents de l’histoire et de l’à-venir, là où bouillonnent les eaux incertaines des deux fleuves de l’Autre que sont les représentations du passé et l’imagination du futur. Le sujet ne peut renoncer ni aux déterminations de l’histoire, ni aux ouvertures du désir. S’il refuse son héritage, il abdique son identité et renonce à sa possibilité d’être, ici et maintenant, pour se fondre dans la masse des sans noms. S’il refoule le désir, il se prive d’avenir : réduit à l’impuissance, son signifiant premier, l’individu, devient pur mécanisme de la conformité sociale. Dans un cas comme dans l’autre, faute d’histoires à raconter, le sujet risque de perdre ce qui le spécifie, la parole, et par conséquent de manquer sa rencontre avec le monde. Sans lieu, sans pratiques, sans discours, c’est d’humanité qu’il est dès lors privé. Lui est refusé ce qui le spécifie : représenter l’humain dans ce qui lui est propre.

Concomitant de cette précarité du sujet, l’indéfini du sens commande donc d’envisager une pratique théologique qui assume et dépasse l’effritement contemporain des institutions de chrétienté. Certes, celles-ci ont bien rempli une mission historique en encadrant la sédentarisation des peuples d’Occident[4], voire en jetant les bases de la conscience planétaire en train de s’affirmer. Elles ont garanti le sens et l’ordre des valeurs dont une multitude d’êtres humains ont pu se nourrir. Elles ont fondé leur identité. Mais si l’enjeu de la théologie est une vision de l’humain, comme l’affirme Gisel (p. 22), ne devons-nous pas poser sa nécessité au-delà des contingences de ses discours institués ? Sans entrer dans le débat séculaire entre théologie naturelle et théologie révélée, ne doit-on pas penser une nécessité de la théologie qui s’enracine dans la condition humaine ? Aux dires mêmes des chrétiens, la Révélation, de toute façon, ne vient-elle pas assumer cette dernière, plutôt que la contredire ?

En nous efforçant de rester fidèle à cet axe de problématisation, nous aborderons la question par la distinction entre discours et actes théologiques.

Les corpus discursifs (textes, rituels ou autres), en effet, sont déjà des formes d’institutionnalisation des actes qu’ils présupposent. Par ce dernier terme, institutionnalisation, nous désignons, avec Michel de Certeau[5], les processus, volontaires ou inconscients, par lesquels des sujets s’entendent pour intégrer des objets signifiants dans leur univers physique et mental. Dans ses formes religieuses, traditionnelles, comme dans les logiques de marché qui gèrent aujourd’hui les « biens de salut », l’institutionnalisation du croire suppose la reconnaissance de réalités, c’est-à-dire d’« objets » (mentaux ou spirituels) dépassant l’entendement normal — notamment la perception usuelle par les sens — pour en faire des autorités capables de donner cohérence et ordre à l’ensemble des rapports au monde.

Ces objets mentaux (fantasmes, idéaux, croyances) sont nécessaires aux humains : ils orientent leurs énergies vers des fins à poursuivre, du sens à réaliser. Mais ils sont également déconcertants et peuvent même rendre aveugles les croyants. Quand ils se travestissent en idéologie politique ou économique, par exemple, ils peuvent très bien devenir des handicaps intellectuels et soumettre des populations entières à leurs visions délirantes. Ils peuvent devenir proprement hallucinatoires quand ils font effraction dans la vie à la manière d’essences étrangères et incontrôlables.

Pourtant, cette institutionnalisation du croire reste condition de vie. Elle permet à chacun d’évoluer dans un monde signifiant, c’est-à-dire consistant, structuré (un signifiant « renvoyant à d’autres signifiants ») et plein de valeurs. Elle est essentiellement un processus d’infusion de valeurs, comme l’enseignait un pionnier des théories de l’administration, Philip Selznick[6]. Ses objets font autorité, car ils fournissent des références communes à la communication et des voies possibles à la créativité[7]. Ils permettent, du même coup, de traverser les clôtures du monde empirique et d’explorer un monde autre.

Loin de nous, donc, l’idée de discréditer le caractère institué du sens au nom et au profit d’une quelconque « émancipation » des sujets. Nous le considérons plutôt comme le substrat nécessaire à cette émancipation. Aujourd’hui comme hier, d’ailleurs, le premier institué auquel sont confrontés les humains est la langue maternelle, prototype de toutes les autres. Foncièrement étrangère[8] à chaque être singulier qui la parle, ses premiers échos ayant dû percer l’environnement marin et utérin de son état foetal avant de lui parvenir, elle reste pourtant matricielle pour chacun. Elle organise la scène originelle de ses transactions avec le monde, celle où s’imposent ses tout premiers objets mentaux, ceux qui resteront des référentiels pour la suite de sa vie. Toutes les langues apprises, tous les langages et les codes symboliques que l’humain devra pratiquer pour trouver son chemin dans le monde ne pourront jamais que s’articuler à cette scène première, tout en tentant de s’en dégager. La langue maternelle fonde ainsi l’économie de la vie, cette économie qui suppose de se confronter à d’autres environnements, d’intégrer sans cesse de nouveaux codes, de reconnaître d’autres « valeurs », d’autres manières d’être humains, d’autres étrangetés. Chacun définit, dans ce processus, sa singularité.

« Exécution de la langue », la parole représente le versant instituant de l’institution langagière. Elle est acte. Elle se définit d’être parlante[9]. Elle inscrit dans la langue des potentialités inédites, du non-institué qui la régénère et lui permet de rester vivante. Unité d’organisation à la jonction de l’instituant et de l’institué, l’institution — langue/parole, loi/sujet — devrait donc apparaître ainsi comme un « système d’échange » entre l’instituant et l’institué, un système capable de traiter du réel, du symbolique et de l’imaginaire dont dépendent les rapports sociaux « en un lieu et un temps donnés[10] ». Ne faut-il pas penser la théologie, elle aussi, dans sa puissance instituante et non seulement en tant que corpus institué ? S’il en est ainsi, dans cette institution, comme l’écrivait Fernand Dumont, « la certitude de la foi dépend de nos autres tâtonnements vers la vérité, toujours inaccessible. La certitude relève de l’espérance[11] ».

Dans la confession d’une foi, il y a toujours un sujet qui répond je, voire une communauté, tant de projet que d’héritage, qui ose dire nous. Bref, des êtres humains misent sur du sens. Ce sens ne s’impose pas nécessairement mais ses figures se profilent à l’horizon des risques qu’ils prennent avec la vie. Ils donnent figure à l’Autre, en le personnalisant (comme dans les traditions abrahamiques), en l’objectivant (comme dans les déterminismes cosmiques), ou en affirmant son vide, en s’avisant de son absence (cette dernière position représentant peut-être l’expérience religieuse la plus prégnante de l’humanité contemporaine[12]). Les appropriations de l’Autre oscillent ainsi entre une écriture du salut et une écriture du désastre[13]. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien, chaque fois, de donner figure à l’instance de l’altérité, de faire en sorte que quelque chose, du monde, devienne compréhensible.

Dans ce contexte l’acte théologique serait donc celui par lequel des sujets, individuels ou collectifs, se donnent l’exigence de rendre compte de leur expérience et de leurs pratiques du rapport à l’Autre. S’ils prennent le risque de faire advenir au langage ce qui, autrement, resterait dans les limbes d’une altérité sans nom, s’ils prennent le risque d’instituer du sens à partir de leur singularité — ce qui implique d’en inventer la réalité dans le présent et de la faire reconnaître — cela les engage dans une responsabilité sociale incontournable : faire en sorte que tous et chacun puissent savoir ce qu’il en est des processus qu’ils engagent, des postulats qu’ils adoptent et des postures qui rendent cet acte intelligible. Rendre compte, en effet, c’est s’approprier les conditions sociales et psychiques d’une production, à son propre profit bien sûr mais aussi et surtout à celui des autres. C’est l’acte sociétal par excellence. C’est une exigence éthique fondamentale de la vie en société.

C’est aussi par là que la pratique théologique peut aussi être qualifiée de scientifique. Loin d’être réductible à l’accumulation capitalistique du savoir, comme l’imposent les idéologies de marché et les institutions qui les servent, la scientificité relève essentiellement de cette exigence éthique. Elle consiste à intégrer, dans l’énoncé concernant un objet, la conscience des limites propres à cet énoncé. Loin de servir le pouvoir, loin d’assurer la domination des humains par d’autres humains, la quête scientifique est aussi, à sa façon, la reconnaissance d’une fragilité inhérente à l’humain. Puisque la connaissance humaine « appréhende des objets en construisant des systèmes de formes dans un langage, et non pas directement sur des données sensibles[14] », loin des effets de manche et des démonstrations de puissance, sa valeur dépend foncièrement de sa capacité de rendre compte de ce langage, dans l’aveu de ses limites.

La science est aussi, en cela, mouvement de la pensée ouvert sur l’indéfini du monde. Physiciens et biologistes s’en rendent bien compte quand ils quittent les espaces étroitement utilitaristes de l’ingénierie sociale. Mais elle est aussi, pour cela même, nécessairement en déséquilibre et constamment en marche. Comme l’écrit encore Gilles-Gaston Granger :

L’erreur n’y joue pas seulement le rôle d’un accident psychologique, elle fait pour ainsi dire partie intégrante du mouvement de l’esprit qui [l’]engendre ; à tel point qu’on pourrait songer à définir paradoxalement la connaissance scientifique comme la connaissance erronée. Entendons par là que seule elle implique la possibilité de donner un sens précis à l’erreur, de la reconnaître, et d’en partir pour un nouvel essor[15].

Miser sur la scientificité, c’est aussi croire qu’un projet humain de vérité est possible, à partir même de l’erreur reconnue. Ce projet est certes sans fin, parce que son objet reste irrémédiablement hors de portée. N’est-il pas la condition de l’humain ?

Ce n’est pas seulement l’exigence éthique de rendre compte, dès lors, qui fonde la nécessité de la théologie. Il est une autre exigence qui tient, plus foncièrement, à l’acte de croire et aux objets qu’il se donne.

Croire, en effet, n’est pas une petite affaire. Cela consiste à assumer des figures (de l’Autre) qui sont aptes à s’inscrire dans un langage, c’est-à-dire dans la relativité des constructions symboliques et imaginaires du monde, alors même que cet Autre continue d’échapper à ce langage, reste rébarbatif à toute captation dans les systèmes signifiants. Autrement dit, qu’on le qualifie de divin ou qu’on l’appréhende sous n’importe quelle forme structurante des pratiques humaines et des productions signifiantes, comme l’avance Gisel, voire quand on fait de la « religion » une vertu humaine, à la manière de Thomas d’Aquin pour qui elle est une annexe de la vertu de justice[16], l’objet de la théologie concerne quelque chose du réel, c’est-à-dire précisément, de ce qui échappe au symbolique et à l’imaginaire.

Naguère, dit encore Michel de Certeau, le « réel » avait la figure d’un Secret divin autorisant l’interminable narrativité de sa révélation. Aujourd’hui le « réel » continue à permettre indéfiniment du récit, mais il a la forme de l’événement, lointain ou étrange, qui sert de postulat nécessaire à la production de nos discours de révélations. Ce dieu fragmenté ne cesse de faire parler. Il bavarde. […] Ces discours fournissent à tous les séparés un référentiel commun. Ils instituent, au nom du « réel », le langage symbolisateur qui fait croire à la communication et qui forme la toile d’araignée de « notre » histoire[17].

Sans doute, si les humains croient, c’est qu’ils ont besoin de domestiquer cet Autre énigmatique, inconnu sidéral et sidérant, auquel se heurte leur existence dès que leurs constructions raisonnables accusent leurs limites. Pour donner une base à leur coexistence et un socle à l’humanité, ils doivent alors prendre le risque de figurer l’Autre.

Mais le réel de l’Autre est précisément ce en quoi il reste réfractaire à ces appropriations. « Non pas qu’il soit dénié (ce qui serait absurde), ni anéanti (ce qui serait strictement impensable). Mais il est rendu absent par l’approche même [qui l’incorpore au langage]. Il disparaît par le fait même de la connaissance. Il devient insaisissable comme partout supposé et partout manquant[18] ».

Bref, le réel qui supporte l’acte théologique est de l’ordre de l’impossible. Ni les écritures du salut, ni celles du désastre ne l’épuisent. Il « ne cesse pas de ne pas s’écrire », comme dit Jacques Lacan[19]. Il a comme contrepoint le nécessaire qui précisément, lui, « ne cesse pas de s’écrire ». Parce qu’il est indicible, l’Autre inaugure un dire qui n’a pas de fin, sinon de s’abîmer dans les fantasmes délirants. Dans le fond de silence qui donne place à la parole[20], on ne peut que tenter inlassablement de dire quelque chose de l’Autre qui serve la convivialité humaine. Le réel qui fonde la nécessité de l’acte théologique fonde aussi, alors, son ecclésialité en ce qu’elle l’ordonne non seulement au maintien du dogme et des traditions, mais aux risques de la route, aux risques à prendre avec les nomades que sont les humains.

N’est-ce pas à ce réel que se confrontent toutes les religions « naturelles », de même que toutes les formations du croire, toutes les constructions humaines qui prétendent donner du sens, fût-ce en ersatz (comme la consommation), à l’existence aléatoire des humains ? La jouissance (concept qu’il faut comprendre dans son sens juridique : capacité de disposer d’un objet, et par extension, de l’assimiler à soi et de le détruire) est impossible à celui qui parle, parce que les objets qui fondent sa parole lui échappent. Pourtant c’est bien une jouissance qui se profile dans les enjeux du croire, quand l’humain pose un objet mental ou spirituel qu’il pourrait enfin posséder (Dieu, le salut — mais cela peut être aussi la justice, le bonheur), en lieu de l’Autre qui se dérobe à son appréhension. C’est bien cette jouissance que cherche le religieux quand il s’approprie le monde en cohérence, quand il donne figure à une altérité omnipotente et arbitraire, voire même quand, à l’instar du christianisme, il pose en lieu de l’Autre la figure d’un père bienveillant et garant de la liberté de ses enfants.

C’est au creux de ce coup de force dans le réel, dès lors, que travaille l’acte théologique. Non seulement pour le rendre cohérent et efficace — ce qui est aussi une manière de scientificité — mais pour rendre compte de sa fragilité. C’est pourquoi il est sans cesse à recommencer. C’est pourquoi il est nécessaire, d’une nécessité anthropologique en ce qu’elle concerne, incontestablement, le fait même d’être humain.

Raymond Lemieux

III. Religion, christianisme et théologie

Manifestement, Pierre Gisel entend redonner à la théologie toute sa pertinence dans le monde d’aujourd’hui, non seulement pour le bien de la théologie, mais aussi et d’abord pour celui du monde, face auquel lui incombe une responsabilité particulière. Pour cela, il importe de décloisonner la théologie, de la sortir du ghetto religieux où elle s’est trop souvent enfermée. Elle ne peut se restreindre à un cadre confessionnel ou ecclésial, comme si sa tâche se limitait à commenter (à interpréter et justifier) les énoncés d’une confession ou les dogmes d’une Église particulière. Elle doit assumer les questions fondamentales qui se posent tout autour de nous, sur le monde, sur l’humain et sur Dieu (p. 18).

1. Deux courants théologiques au xxe siècle

On peut, de ce point de vue, distinguer deux grandes orientations dans la théologie du xxe siècle : l’une qu’on pourrait appeler religio-ecclésiocentrique, l’autre, cosmo-anthropocentrique. Comme exemple typique de la première tendance, Gisel mentionne la Dogmatique (Die kirchliche Dogmatik) de Karl Barth, tandis que la Théologie systématique de Paul Tillich illustre bien la seconde orientation.

Chez Barth, la théologie est posée comme « une fonction de l’Église ». Cette articulation à la sphère ecclésiale se fonde elle-même sur une théologie de la révélation conçue comme événement, comme fait historique particulier (p. 19-20). Au point de départ de la Dogmatique se trouve donc une réflexion théologique sur la Parole de Dieu, sur Dieu en acte de révélation (p. 83). Cela exclut toute mention de données préalables à l’événement d’une révélation reçue dans la foi. Donc rien qui ressemble à une théologie naturelle ou à une philosophie de la religion (p. 20). On entre dès le départ dans le cercle de la révélation qui nous est faite et on y reste enclos jusqu’à la fin. Pas de « données anthropologiques et sociales communes », universelles, qui permettent la communication avec le monde extérieur ; c’est le repli sur les biens propres d’une confession particulière (p. 24). À propos de Barth toujours, Gisel dira que « c’est en débat critique avec plusieurs de ses choix de fond […] que se profile le présent ouvrage » (p. 82). Il faudra s’en rappeler pour prendre la juste mesure des thèses développées dans cet ouvrage.

En contraste avec la position barthienne, Gisel présente un autre théologien marquant du xxe siècle, Paul Tillich. Dès l’abord, la méthode de corrélation qui structure sa Théologie systématique indique bien que la théologie n’entend pas s’enfermer dans le cercle d’une révélation biblique ou d’une Église confessionnelle. Dans chacune des parties de l’ouvrage, « les affirmations croyantes ou doctrinales sont mises en rapport avec des réalités du monde et de l’humain » (p. 85). Plus encore, la première partie (« Raison et révélation ») propose « de véritables prolégomènes, consacrés à une perspective ontologique générale », et la cinquième partie (« L’histoire et le Royaume de Dieu ») termine l’oeuvre par « une eschatologie de frappe universelle, intégrant transformation et dépassement de ce qui est humainement vécu » (p. 85).

2. Une théorie de la religion

On ne s’étonnera pas alors de voir Gisel réclamer une « théorie de la religion » au point de départ de la théologie. Voici comment je comprends les choses. La théologie ne peut partir simplement d’articles de foi qu’elle aurait pour tâche d’expliquer et de valider. Comme toute autre discipline, elle est provoquée par une problématique, par une question centrale qui la propulse et oriente sa recherche. Or le problème fondamental qu’elle doit affronter aujourd’hui est la remise en question de la religion elle-même dans le contexte de l’Occident moderne. C’est donc par là qu’il lui faut commencer — plutôt que par la christologie, la pneumatologie ou l’ecclésiologie —, car ce sont les fondements mêmes de tout l’édifice religieux qui sont ébranlés.

Commencer par une théorie de la religion contraste alors avec la théologie catholique qui, à partir du xvie siècle, appuie communément ses énoncés sur une théorie de l’Église. Le contraste est tout aussi prononcé avec la théologie protestante qui, à la même époque, se fonde plutôt sur une théorie de la Bible (p. 18). L’autorité de l’Église catholique romaine était alors remise en question ; on cherchait donc à s’appuyer sur le fondement plus autorisé de l’Écriture. Mais aujourd’hui, c’est le religieux même qui est remis en question : écritures saintes aussi bien qu’institutions religieuses. Telle est la problématique, la question principale qui nous sollicite aujourd’hui ; c’est donc par là qu’il nous faut commencer.

Cependant, une théorie de la religion ne s’élabore pas comme une théorie de l’Église ou une théorie de la Bible. Celles-ci peuvent se construire à l’intérieur des données du christianisme, dans un contexte strictement théologique. C’est tout différent pour une théorie de la religion. Le problème surgit alors de l’avènement de la modernité, de « l’âge adulte » de l’humanité (Man Come of Age, Mündige Welt), de la raison autonome qui lutte pour son émancipation contre toutes les forces — et avant tout contre les forces religieuses — voulant la maintenir en état de minorité. C’est à ce moment que s’établit la polarité de la foi et de la raison, donnant lieu à cette autre polarité qui est celle de la religion et de la culture. La religion prend alors un sens spécifique en tant que pôle opposé à la culture. Elle devient l’institution de la foi, opposée à la culture comme oeuvre de la raison autonome.

S’il en est ainsi, on ne pourra pas, dans l’étude du problème de la religion en Occident moderne, se contenter de spéculations sur les rapports entre « religion » et « culture », comme s’il s’agissait de concepts universels dominant l’histoire. Il faudra considérer l’histoire du problème dans la généalogie de l’Occident, où se forment ces concepts de religion et de culture. Gisel parlera donc de « l’histoire des relations entre l’institutionnalisation du religieux en Occident et l’espace socioculturel donné à chaque fois » (p. 27). Il faudra prendre en considération le « statut à chaque fois imparti au religieux, en lien avec les dispositifs socioculturels synchroniquement donnés » (p. 28).

En tout cela, il s’agit manifestement du religieux institutionnalisé en religion particulière, bien déterminé dans l’espace social. Gisel est bien clair là-dessus : « Précisons que, dans la perspective proposée, on travaille à chaque fois sur le religieux effectif, en termes de socialisation dans une situation historique donnée et sur un horizon marqué par les sciences de la culture et de la société » (p. 30). Mais là précisément se pose la question du type de « théorie de la religion » qui est mis en oeuvre. On semble s’orienter dans le sens d’une théorie historico-socioculturelle de la religion. Toute philosophie de la religion s’en trouve-t-elle exclue ? La question est importante, car si le point de départ est purement historique et sociologique, la théologie y sera elle-même réduite, engloutie. Mais si on y trouve dès le départ la dimension philosophique de la transcendance et de l’absolu, on pourra effectuer le passage de l’absolu à Dieu. Bien sûr, tous ne seront pas d’accord pour admettre l’équivalence entre l’absolu transpersonnel et le Dieu personnel de la Bible, mais ce sera là un débat interne à la théologie ; ce sera l’affrontement de deux théologies opposées.

La position de Gisel là-dessus ne fait pas de doute. Elle se trouve exprimée à la fin du premier chapitre et peut s’énoncer en trois thèses. 1) Une affirmation de l’immanence d’abord, contre tout supranaturalisme ; dans le christianisme comme en toute religion, il s’agit avant tout et ultimement de l’humain : « Par-delà tant une théorie de la religion qu’une théorie du christianisme […] il y a à profiler et à déployer une vision de l’humain comme tel » (p. 32). 2) Ensuite, une affirmation de la transcendance au coeur de l’immanence humaine : « Ce qui est en cause dans le religieux et ses symbolisations — l’absolu, la limite, l’altérité, l’excès, etc. — est en fait une donnée humaine […]. Dans une religion, pour exemple le christianisme, se joue une manière de le traiter, ou, plutôt, d’y avoir affaire qui déborde tout ce qui s’en dit, s’en vit, s’en normalise ou s’en institutionnalise » (ibid.). 3) Il s’ensuit enfin qu’à ce point de départ qu’est la théorie de la religion, on a affaire à une théologie philosophique : « Sur cet axe, la réflexion théologique, requise, se fait, formellement, philosophie » (ibid.).

On peut regretter cependant que Gisel n’élabore pas davantage cet aspect philosophique de sa théorie de la religion. On pourrait compléter ce qu’il en dit en se référant à la philosophie de la religion de Paul Tillich. D’ailleurs, à propos de l’objet de la théologie, Gisel fait lui-même deux fois référence à l’expression typiquement tillichienne de l’ultimate concern (p. 119 et 126). Or, dans la première conférence de ses Bampton Lectures, en 1961, Tillich distingue par là deux concepts de religion soit l’un plus étroit axé sur Dieu (cultus deorum), l’autre plus large, immanent à l’humain, en termes de « préoccupation ultime » précisément : « La religion est l’état d’être saisi par une préoccupation ultime (Religion is the state of being grasped by an ultimate concern)[21]. » L’année suivante (1962), dans la dixième leçon d’un cours (encore inédit) de philosophie de la religion donné à Harvard, Tillich distingue encore deux concepts de religion : « Le premier est la religion confessionnelle (the religion which is confessed), la religion historique avec toutes ses implications sociologiques, rituelles et doctrinales. » Le second concept de religion « n’est pas la religion historique, sociologique, rituelle, doctrinale […]. C’est le principe religieux […] qui s’actualise dans les religions actuelles. »

On comprend pourquoi Gisel insiste tant sur l’aspect historique, socioculturel de la généalogie de l’Occident. Car c’est à ce niveau qu’intervient le problème, la crise de la religion à l’époque moderne. Mais l’issue de la crise, sinon la solution du problème, requiert une réflexion de type philosophique et théologique. À mon sens, c’est précisément à cette question qu’entend répondre Tillich dans sa philosophie de la religion et sa théologie de la culture. Il pose le problème en termes très généraux. La généalogie de l’Occident moderne s’exprime chez lui en termes d’hétéronomie (religieuse) et d’autonomie (rationnelle), l’issue se trouvant dans une théonomie qui dépasse ces deux extrêmes, tout en les récapitulant.

L’analyse généalogique de la modernité prend alors chez Tillich la modalité d’une typologie de la culture fondée sur la distinction du contenu (ou substance) spirituel et de la forme rationnelle : « L’autonomie des fonctions de la culture est fondée dans leur forme, dans les lois de leur exercice, alors que la théonomie est fondée dans le contenu (Gehalt), dans la réalité qui, à travers ces lois, vient à l’expression ou à la réalisation. […] Plus la forme sera prépondérante, plus l’autonomie sera grande, plus le contenu prévaudra, plus la culture sera théonome[22]. » La distinction entre théologie de la culture et sciences de la culture se précise alors : « La tâche d’une théologie de la culture est de poursuivre et d’exprimer ce processus dans tous les domaines et toutes les créations de la culture. Non pas cependant du point de vue de la forme — ce serait la tâche de la science de la culture en question — mais du point de vue du contenu, comme théologie de la culture et non pas comme systématique de la culture[23]. » Je comprends que Pierre Gisel, qui est passé par le Troeltsch des Soziallehren, ne veuille pas séparer les deux aspects. Il nous faut, en effet, relever le défi de Troeltsch et intégrer les sciences de la culture et de la religion dans le travail de la théologie. Cela ne doit pas se faire cependant au détriment de cette dernière, qui a un domaine propre qu’elle doit occuper, un niveau propre de réflexion qu’elle doit conduire jusqu’au bout.

3. Une théorie du christianisme

J’ai insisté sur ces prolégomènes que constitue la théorie de la religion. On saisira mieux ainsi le sens de la thèse centrale de Gisel sur la tâche de la théologie aujourd’hui. Le titre du deuxième chapitre l’indique bien : « Généalogie et apories de l’Occident, lieu de l’exercice théologique aujourd’hui ». La thèse s’explicite ainsi :

Je propose que ce soit une mise en scène et une problématisation de la généalogie de l’Occident qui fournissent le cadre de l’interrogation et de la réflexion théologiques. L’exercice théologique sera ainsi greffé sur le socioculturel effectif […], non sur un message, sur une intention ou une visée idéale, mais sur ce qui est effectivement arrivé, ce qui a pris corps à chaque fois, que cela ait été voulu ou non.

p. 39

Encore faut-il préciser que cette généalogie religio-culturelle de l’Occident inclut le christianisme parmi ses principales coordonnées. La généalogie de l’Occident est constituée, en effet, par les « destinées croisées du christianisme et de la modernité » (p. 47). En d’autres termes, « le destin du christianisme et le destin de l’Occident sont de fait liés » (ibid.). Finalement, Gisel pourra dire que c’est le fait chrétien comme tel qui constitue le lieu spécifique du travail théologique : « Tout bien considéré, on peut considérer qu’en christianisme c’est le fait chrétien lui-même, dans sa complexité et ce qui le déborde, qui est le lieu de l’interrogation théologique » (p. 58).

Il semble bien qu’on en revienne ainsi à une « théorie du christianisme » en tout point semblable à la « théorie de la religion » dont on a parlé, et soulevant le même problème :

Par rapport aux formes traditionnelles qu’a prises la théologie, une théorie du christianisme, plus décalée de la croyance et de son déploiement d’intelligibilité propre, a pour charge de dire en quoi le christianisme est une religion et quel type il en propose, de montrer ce qu’il fait de données anthropologiques transversales, de tracer le style de son institutionnalisation effective […], de raconter enfin l’histoire diversifiée dans laquelle il fut embarqué.

p. 30

La théorie du christianisme se substitue ainsi au « discours théologique » traditionnel, qui propose une vision de Dieu, de l’humain et du monde sur la base du message chrétien de la révélation biblique. En somme, « fait chrétien » plutôt que « message chrétien ». Du moins, c’est ainsi que j’entends les lignes qui suivent : « Articulée au fait chrétien comme fait anthropologico-religieux inscrit dans l’histoire occidentale et ses données socioculturelles changeantes, une théorie du christianisme se construit hors d’une prise en considération de l’intention ou même de la conscience des acteurs, pour prendre en compte le donné effectif » (p. 31). Qu’une telle étude du fait chrétien soit pertinente, personne n’en doute, mais en quoi tout cela est-il encore théologie ? Voilà bien la question qui se pose.

Comme pour la religion, l’issue me semble donnée encore ici dans la distinction de deux niveaux de compréhension, de deux concepts du christianisme. Pour les besoins de la cause, je propose de distinguer « fait chrétien » et « évangile chrétien ». L’évangile chrétien serait alors le contenu (la substance) spirituel du fait chrétien. Ce contenu transcende toutes ses expressions (croyances, rites, institutions, etc.), qui sont les éléments constituants du fait chrétien. Ce même contenu se retrouve cependant dans chacune des différentes figures qu’a prises le christianisme au cours de son histoire.

On retrouve ainsi, il me semble, le sens du « principe chrétien » dont parle Troeltsch à la première leçon de sa Glaubenslehre : « Cela nous conduit au concept du christianisme, à l’idée générale de la foi chrétienne en Dieu, ou au concept du principe chrétien, qui signifie l’ensemble des idées et forces éthico-religieuses du christianisme, constituant une formation très diversifiée et pourtant singulière, de même qu’une forme capable d’un développement historique[24] ». Troeltsch ajoute que « ce concept remplace l’ancien [principe] de l’autorité biblique, signifiant plutôt l’unité de la puissance vitale religieuse et spirituelle qui s’exprime dans les documents historiques de la Bible[25] ». On peut se demander si Barth n’exprimait pas, au fond, la même idée quand, au début de sa Dogmatique, il distingue trois formes de la Parole de Dieu : la Parole prêchée, la Parole écrite et la Parole révélée[26]. La Parole révélée, la pure Parole de Dieu, transcende toutes ses expressions scripturaires et ecclésiales. « Principe chrétien », « Parole révélée » et « Évangile chrétien » seraient alors trois désignations équivalentes pour signifier la substantifique moelle du fait chrétien dans toutes ses composantes et tout au long de son histoire.

4. Le lieu et l’objet de la théologie

Tout cela étant bien considéré, je propose de résoudre la difficulté principale que présente pour moi l’ouvrage de Pierre Gisel, en distinguant le lieu et l’objet de la théologie. D’ailleurs, c’est du « lieu » de la théologie dont parle explicitement l’auteur quand il mentionne la généalogie de l’Occident. Celle-ci doit constituer le « lieu d’exercice théologique aujourd’hui » (p. 33), c’est-à-dire « le cadre de l’interrogation et de la réflexion théologiques » (p. 39). En effet, c’est la remise en question de la religion dans la modernité occidentale qui force la théologie à revoir toutes ses thèses, puisque toutes présupposaient bien acquis le fondement de la religion.

Cela ne constitue pas pour autant l’objet spécifique de la réflexion théologique. Rien n’empêche le théologien de pratiquer les sciences de la culture et de la religion ; il se doit même de le faire. Mais telle n’est pas sa tâche propre, ni son objet spécifique. Celui-ci consiste plutôt dans ce que Troeltsch appelait « le principe chrétien », Barth, « la Parole révélée », et moi-même « l’évangile chrétien ». C’est à partir de là que le théologien (chrétien) cherchera à éclairer le fait chrétien au coeur de la modernité occidentale.

Si on lit attentivement, on verra que Gisel n’omet pas cet aspect spécifique de la théologie. À propos de l’objet de la théologie, il renvoie à la formule de Tillich : « Seules sont théologiques les propositions qui traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous affaire de préoccupation ultime » (p. 119). La théologie classique (scolastique) parlait à ce propos de « l’objet formel » de la théologie. La distinction que je propose entre le lieu et l’objet de la théologie s’apparente d’ailleurs à cette distinction scolastique de l’objet matériel et de l’objet formel. Gisel rejoint cette idée de l’objet formel quand il fait la distinction entre « les objets traités » et « la modalité du regard », le propre de la théologie étant de « voir toute chose sub ratione Dei » (p. 119). Il revient alors sur l’idée centrale de son ouvrage : « C’est donc le monde qui est le lieu propre, le point de départ et d’arrivée de la théologie » (p. 127). Mais c’est le monde à la lumière de Dieu : « L’objet de la théologie, en tradition chrétienne, c’est le monde sub ratione Dei (sous la perspective d’une “préoccupation ultime”, aurait dit Tillich) » (p. 126).

On pourrait penser que cette formule « sub ratione Dei » nous ramène à une perspective « théiste », de plus en plus marginale en Occident. Gisel pense plutôt que, non seulement l’objet matériel de la théologie (« le monde comme tel, le monde de l’humain »), mais son objet formel lui-même (« la question directrice ou l’angle de perspective ») n’est pas réservé à la théologie chrétienne (p. 127-128). Sans doute, en tant que discipline autonome, la théologie se distingue-t-elle des autres sciences de la religion : « la psychologie ou la sociologie (la psychologie de la religion ou la sociologie de la religion) ». Mais le regard théologique sur la réalité du monde, « le sub ratione Dei dont elle vit relève, de droit, d’un questionnement universel, de pertinence ou de rationalité publique » (p. 128).

Le sub ratione Dei se traduit alors en termes plus généraux, d’allure philosophique. Tillich, on l’a vu, en parle comme de l’ultimate concern. On peut aussi en parler, comme fait Gisel lui-même, en termes d’absolu et de transcendance (« dépassement », « excès ») : « Rendre compte de l’humain, le penser et le mettre en perspective, la théologie le fait en fonction de la question de Dieu […] ou selon l’instance Dieu (l’absolu, les dieux, l’absence de Dieu, ses substituts ou non, etc.), en fonction, dit anthropologiquement, de la question du rapport de l’humain à ce qui le dépasse ou lui échappe » (p. 186). Et ce qui vient d’être dit de l’humain en général a déjà été affirmé, plus précisément et concrètement, de l’Occident et du christianisme : « L’Occident et le christianisme ont assurément à voir avec l’absolu, même s’il en est des formes diverses, et même s’il y a une histoire de ces formes » (p. 126). En tout cela, on touche au sens profond de la méthode théologique de corrélation entre la philosophie et la théologie. Ce que la philosophie analyse et exprime en termes de transcendance et d’absolu, la théologie le rend en parlant de Dieu. Le principe de corrélation signifie alors l’équivalence de ces deux discours.

Cela est déjà classique en théologie. Il y a plus cependant, quelque chose de nouveau dans la proposition de Pierre Gisel. C’est ce qu’on pourrait appeler le principe d’immanence. L’absolu est indissociable du monde où il prend corps. Il est lié aux singularités concrètes, historiques, du monde. Il ne peut être conçu autrement que transcendance (dépassement, excès) au coeur de l’immanence du monde. Gisel ajoute qu’on évite par là le danger de « totalisation » (c’est-à-dire « absolutisation ») d’un absolu subsistant en soi : « En Occident, le religieux — et c’est un effet du christianisme — est lié à absolu, dépassement et excès. Mais si l’absolu ne veut pas donner lieu à totalisation, ni le dépassement et l’excès être prétexte à spiritualité infinie, leur quête et leur questionnement doivent se révéler être à l’origine d’un décalage ou d’un décalement, à même le monde, les corps, le social, l’institutionnel et l’histoire » (p. 145 ; voir aussi p. 147).

Il s’ensuit une conséquence importante concernant le rapport de la théologie aux sciences humaines. Si l’absolu est intrinsèquement lié aux réalités du monde, tout spécialement aux réalités du monde humain, la théologie doit elle-même travailler en étroite collaboration avec les sciences positives, tout spécialement les sciences humaines, sans perdre pour autant sa spécificité, en maintenant son regard axé sur la transcendance et l’absolu : « La théologie ne peut que s’inscrire là dans un champ balayé par les diverses sciences humaines, mais ce sera moins en s’y juxtaposant, venant s’ajouter à leur énumération, que sur un mode transversal, analogue à la philosophie en ce sens […]. L’absolu sera alors examiné en lien avec une mise en scène des différents types de rapports au monde auquel ce terme peut présider » (p. 26-27). Et on doit en dire autant du spécifiquement religieux et des sciences humaines de la religion. Car l’absolu religieux, par lequel on pourrait définir la conscience religieuse, n’est lui-même perceptible qu’à travers les symboles, rites et institutions, qui sont immédiatement objets des sciences humaines de la religion, mais qui doivent aussi être pensés au niveau de la philosophie et de la théologie :

Le religieux et les croyances doivent aussi se penser comme pratique sociale, comme production de symbolisation et source d’institutionnalisation. On peut dès lors en proposer des analyses et des descriptions positives : les diverses sciences humaines s’y essaient, au gré d’analyses historiques, anthropologiques, sociales et psychologiques […]. On peut aussi, et du coup on doit, à mon sens (le pari en sous-tend l’ensemble du présent ouvrage), en reprendre la donne, l’évaluer réflexivement et la penser, ce qui passe par une mobilisation de registres, qu’avaient habités, qui habitent ou qui peuvent habiter la philosophie et la théologie.

p. 154

Je conclus en disant que le projet de Pierre Gisel constitue en même temps un élargissement et un rétrécissement du champ théologique disponible. C’est un élargissement, pour autant que l’affaire de la théologie ne se limite pas au strict religieux (croyances, rites et institutions religieuses), mais s’étend au monde sub ratione Dei. Il y a aussi rétrécissement cependant, pour autant que le lieu particulier de toute théologie doit être déterminé dès le départ. Dans le projet qu’on a vu, il s’agit du christianisme dans la généalogie de l’Occident moderne. Toute théologie devient ainsi contextuelle. Pour ces deux points — rétrécissement aussi bien qu’élargissement —, on doit féliciter l’auteur. On lui saura gré tout particulièrement (d’autres pourront le lui reprocher) de n’avoir pas parlé, par exemple, de la théologie latino-américaine de la libération, ni de la théologie asiatique des religions. Car ces deux types de théologie occupent des lieux différents. La première est située au milieu des pauvres, dans l’envers de la modernité (Enrique Dussel, The Underside of Modernity) ; son point de départ est l’option, l’engagement pour les pauvres. Quant à la théologie asiatique des religions, elle se situe elle-même au point d’intersection des religions, dans un milieu où religion et culture sont reliées tout autrement que chez nous. Ce n’est pas un mince progrès pour la théologie occidentale de prendre enfin conscience de sa contextualité et, partant, de sa particularité. Une nouvelle ère de la théologie pourrait ainsi s’ouvrir : après l’affranchissement des théologies non occidentales, le dialogue des théologies.

Jean Richard

IV. « Le christianisme, par exemple… »

Les propositions récentes avancées par Pierre Gisel dans La théologie prolongent et précisent ce qui était déjà formulé — pour l’essentiel — dans un précédent ouvrage, paru en 1999 : La théologie face aux sciences religieuses[27]. Les « propositions récapitulatives » sur lesquelles le livre de 1999 se terminait (p. 278-286) forment en quelque sorte le socle des réflexions plus récentes de Gisel sur la théologie, sur son objet et « le type de regard qu’on y porte », ses champs, son statut, sa fonction et sa pertinence. Déjà dans La théologie face aux sciences religieuses, le théologien de Lausanne proposait de considérer « le monde de tous » (plutôt que l’Église) comme « l’horizon du travail et de la réflexion théologiques » ; il y défendait l’idée d’une théologie « ordonnée à des réalités anthropologiques et sociales qui sont celles de tous », impliquant qu’elle puisse et doive « rendre compte de son approche dans des termes globalement humains et selon une argumentation ou une rationalité qui soit de pertinence publique » ; Gisel comprenait également la théologie comme une démarche réflexive, liée à la « question de la vérité […] et de la perversion », la conduisant à travailler « en interaction principalement avec la philosophie », puisque « dans l’histoire occidentale, la philosophie et la théologie ont toutes deux hérité d’un geste de problématisation, lié à une critique des idoles ou de la superstition […], passant par un moment de négativité […] et articulé à un universel ».

Gisel reprend ces « propositions récapitulatives » de 1999 dans son livre La théologie et les déploie avec une force particulière, qui accentue encore leur caractère provoquant et déstabilisant. Le théologien de Lausanne a bien conscience que son propos risque de déjouer les attentes autant des défenseurs de la théologie que de ses adversaires :

Ce qui est avancé dans les pages qui viennent marque un écart avec ce qui se dit spontanément le plus souvent en ces matières. Et pourra donc surprendre ; tant du côté des croyants et des théologies organisées, notamment en christianisme, qui a représenté la tradition majoritairement porteuse du religieux en Occident, que du côté des critiques des croyances et des théologies, ou encore de la part des sciences des religions, plus récentes.

p. 3

Ainsi, Gisel entend bien « marquer un écart », ce qui constitue à ses yeux « le propre et le bénéfice de toute entreprise intellectuelle, au meilleur sens, problématisant et réflexif » (p. 3) — programme que je rapprocherais pour ma part de cette « éthique de l’évidence sans sommeil » à laquelle en appelait Michel Foucault, consistant à « ne jamais consentir à être tout à fait à l’aise avec ses propres évidences[28] ».

Si elles risquent effectivement de déstabiliser plus d’un croyant et plus d’un incroyant, les propositions de Gisel sur la théologie risquent aussi de recevoir l’assentiment le plus enthousiaste de plusieurs théologiens — protestants comme catholiques —, des théologiens préoccupés comme lui par les dangers de « sectarisation », de « ghettoïsation », de « repli sur soi » qui guettent les traditions religieuses et les discours qui s’y déploient. Ces théologiens, qui cherchent également à articuler une théologie de « pertinence publique », exprimeront leur adhésion aux propositions de Gisel sur « l’exercice théologique », quant à leurs orientations de base. Pour ma part, plutôt que d’insister sur ce qui m’apparaît le plus convaincant dans le livre de Gisel — et qui rejoint mes propres préoccupations et celles que je crois déceler chez d’autres théologiens, avec des insistances et des colorations particulières, des stratégies différenciées, des modalités et des articulations spécifiques —, je voudrais souligner un point sujet à discussion, touchant le détour par Platon et les différentes incidences d’un tel détour.

Dans La théologie (2007) comme dans La théologie face aux sciences religieuses (1999), la stratégie adoptée pour se dégager d’une conception étroite et confessionnalisante de la théologie consiste à prendre un certain recul, à opérer un certain décalage par rapport à notre modernité, pour situer la théologie dans la grande histoire de l’Occident et son émergence — sa « constitution de départ » — au coeur de l’Antiquité tardive.

Dans La théologie face aux sciences religieuses, Gisel se contente de souligner que le mot « théologie » a une histoire préchrétienne, puisque le terme a été en quelque sorte inventé par Platon dans La République (II, XVIII, 379a). Sans citer le texte de Platon où le terme « théologie » apparaît pour la première fois, Gisel mentionne que Platon l’utilise « en lien avec une interrogation sur le bon usage de la mythologie » et que le mot sera ensuite accrédité par Aristote (Métaphysique E, 1, 1026a et K, 7, 1064b[29]). Il précise ensuite que « l’élaboration d’une réflexion théologique comme discipline propre se fait systématiquement jour au coeur de l’Antiquité tardive », au sein du christianisme, mais aussi du paganisme suggère-t-il en citant à l’appui une étude d’Éric Junod[30]. En ramenant ainsi la constitution de la théologie à une configuration lointaine — ayant sa préhistoire chez Platon et Aristote — et non proprement chrétienne, Gisel cherche évidemment à dégager le terme « théologie » du sens étroit (dogmatique, doctrinal) qu’il en est venu à prendre à l’époque moderne, où il s’est trouvé contextuellement liée « à une problématique de légitimation des doctrines énoncées[31] ».

Dans La théologie, Gisel voudra résoudre le même problème — réduction récente de la théologie à un geste ecclésial de légitimation — et utilisera la même stratégie — détour par Platon. Cette fois-ci toutefois, il va pousser un peu plus loin l’argumentation et en tirer des conclusions un peu plus audacieuses, qui m’apparaissent pour une part contestables. Ici encore donc, s’impose un détour par le texte platonicien, qui ne sera pas davantage cité que dans La théologie face aux sciences religieuses. Dans La théologie, Gisel ne se contente pas d’attribuer à Platon l’invention du terme « théologie », mais il avance que « le vocable “théologie” et l’entreprise qu’il dépeint remontent à Platon » (p. 9, je souligne). Ainsi Platon ne serait pas simplement l’inventeur du mot, on lui devrait aussi la chose. Quelle est cette chose ? Par le vocable « théologie », Platon désignerait, suivant Gisel, « une réflexion s’interrogeant, à propos des histoires de dieux que racontent les mythes et les poètes, sur ce qu’il en est, là, du divin » (p. 9). Mais est-ce bien là ce que Platon affirme ? La théologie désigne-t-elle vraiment ici une « entreprise de réflexion » ? Citons ici le texte de La République en question :

Il ne faut pas raconter non plus, repris-je, absolument pas, que les dieux font la guerre aux dieux, qu’ils se tendent des pièges, qu’ils se battent — rien de cela en effet n’est vrai — si nous voulons que les futurs gardiens de la cité considèrent comme le déshonneur le plus grand de se traiter mutuellement d’ennemis à la légère. […] Que de raconter qu’Héra a été enchaînée par son fils, qu’Héphaïstos a été jeté dans un précipice par son père parce qu’il avait voulu protéger sa mère assaillie de coups, et tous ces combats des dieux qu’Homère a mis dans ses poèmes, cela, il ne faut pas l’admettre dans la cité, que ces poèmes aient été composés ou non avec une intention allégorique. […]
— Cela est raisonnable, dit-il, mais si on nous demandait encore ce que nous entendons par là et quels sont ces récits, que dirions-nous ?
— Je lui répondis : Adimante, dans la situation présente, nous ne sommes pas poètes, ni toi ni moi, mais fondateurs de cité. Aux fondateurs il revient de connaître les modèles suivant lesquels les poètes doivent composer leurs récits ; s’ils s’écartent de ces modèles en composant, il ne faut pas les laisser faire, mais il n’appartient pas aux fondateurs de composer eux-mêmes les récits.
— C’est juste, dit-il. Mais pour ce qui concerne cette question, les modèles à suivre pour les discours sur les dieux [theologia], quels seraient-ils[32] ?

Comme le fait remarquer Georges Leroux, il n’est pas clair qu’il faille traduire le terme grec theologia utilisé ici par Platon par le terme français « théologie » :

Platon ne pense à aucune doctrine spéculative ou herméneutique particulière, puisque c’est bien plutôt la philosophie qu’il pratique qui doit la fournir, en énonçant les modèles pour guider la fabrication des discours sur les dieux. Le terme a donc un sens d’abord concret et doit être compris comme un terme parent de la mythologie. Parmi les discours mythiques, on doit compter ceux qui concernent les dieux, leur domaine est celui de la theologia. Il ne s’agit donc pas de recherche spéculative sur la divinité, mais de représentation poétique des dieux ou du dieu[33].

À l’encontre de ce que suggère Gisel, la « théologie » de Platon ne serait pas une entreprise réflexive, mais renverrait tout simplement à une partie de la mythologie : elle serait narrative, plutôt que réflexive[34]. L’entreprise réflexive mise de l’avant par Platon, et à laquelle il assigne la fonction de critique des « théologies » — c’est-à-dire des mythologies portant sur les dieux —, c’est bien la philosophie, une philosophie théologique (portant sur les « récits concernant les dieux ») si l’on veut… mais une philosophie quand même ! Certains verront là une confirmation que la « théologie » telle que l’entend Gisel n’est qu’une crypto-philosophie.

Plutôt que de reprocher à Gisel le biais de sa lecture d’un extrait de La République, je voudrais en dégager l’une ou l’autre incidence. Cette lecture conduit à mon sens à surestimer la portée du geste platonicien quant à la constitution de l’exercice théologique et à sous-estimer sa « reprise » chrétienne, une reprise dont on peut se demander si elle n’est pas en fait son invention pure et simple. En d’autres termes, je me demande si Gisel, quand il affirme que « le théologique selon Platon » consiste dans un « geste de décentrement et d’interrogation » (p. 147), ne projette pas dans le passé, en l’occurrence dans un horizon non chrétien, ce que le christianisme seul aura rendu possible et pensable quelques siècles plus tard. En somme, je me demande si la théologie — précisément au sens où l’entend Gisel — ne serait pas propre au christianisme ; c’est ce que soutient aujourd’hui un philosophe comme Rémi Brague[35], un auteur juif comme Élie Barnavi[36], ou encore ce que l’on peut déduire de l’histoire politique de la religion que trace Gauchet dans Le désenchantement du monde[37]. Je soulignerais, à l’appui de cette thèse, que la structure du livre de Gisel dissimule un peu la dynamique interne qui le porte, c’est-à-dire qu’elle tend à masquer le caractère spécifique de la « théologie chrétienne » dont elle fait un type parmi d’autres possibles : la structure de La théologie suggère en effet que le christianisme constitue simplement « une exemplarité » — étant traité comme un cas d’espèce dans la deuxième partie du livre —, alors que toute la première partie du livre se déploie en réalité totalement dans l’horizon chrétien, en référence constante et quasi unique au christianisme.

Ayant reconnu la théologie comme une invention chrétienne, il resterait à se demander dans quelle mesure, comment, sous quelles modalités, « l’exercice théologique » pourrait être aujourd’hui exporté, c’est-à-dire traduit dans d’autres configurations religieuses ; il faudrait voir comment ce travail de traduction a déjà commencé, à quelles limites il se heurte, comment ces limites peuvent être dépassées, quelle inventivité une telle traduction requiert, etc. Il s’agirait aussi de se demander dans quelle mesure de telles traductions sont aujourd’hui non seulement possibles mais requises. Dans cette logique, ne faudrait-il pas également imaginer — belle utopie — le développement de facultés des théologies[38] ?

Ayant souligné à quel point la réflexion que Pierre Gisel consacre à la théologie mérite d’être poursuivie, et ajoutant que le type d’exercice théologique proposé mérite à mon sens d’être mis en oeuvre de manière effective, il me semble requis de relativiser ce qui, dans le programme proposé, pourrait sembler unilatéral ou trop englobant. Dit autrement, il me semble important d’insister sur la pluralité et la complémentarité — non sans tensions — entre différentes fonctions théologiques, entre différents gestes théologiques irréductibles les uns aux autres. Il serait peut-être utile de réactiver la vieille distinction de Varron (entre la théologie politique, la théologie naturelle et la théologie fabuleuse) ou celle plus récente de David Tracy (entre une théologie fondamentale pour l’Académie, une théologie systématique pour l’Église et une théologie pratique pour la société[39]). On pourrait aussi partir de la distinction, moins connue mais très utile, proposée par Maurice Bellet dans sa Théologie express entre une « théologie théologienne », une « théologie philosophique » et une « théologie athéologique[40] ». Peu importe la tripartition choisie, il s’agirait de reconnaître par là qu’on peut honorer sous le titre de « théologie » des discours bien différents — et même, à certains égards, franchement antagonistes —, qui ont besoin l’un de l’autre pour préciser leur cohérence propre, pour affirmer leur nécessité particulière et ne pas s’enfermer dans une logique imparable mais close sur elle-même.

François Nault

V. Poursuivre le débat

Les réactions de mes collègues québécois à mon livre La théologie sont stimulantes. D’autant qu’elles prennent à bras-le-corps les questions difficiles, liées à ce qu’est l’exercice théologique — ce qu’il fut, ce qu’il peut être, ce qui s’en déplace. Et sans se cacher ce que certaines des positions que j’y prends peuvent avoir de déstabilisant pour les corps croyants et ecclésiaux.

Le débat se déploie ici sur des terrains que balisent ou ont balisés les théologies en christianisme, fût-ce en intégrant les modifications que réclament, ou permettent, les données sociales et culturelles présentes. Le débat peut aussi se nouer sur d’autres terrains. C’est le cas du numéro de la Revue de théologie et de philosophie, « La théologie entre reprises différées, déplacements et ruptures », qui paraît en parallèle (4, 2008) et dans lequel m’interrogent ou me bousculent la littérature, l’histoire des religions, la philosophie. Et là également, en prenant de face les questions de fond.

« Poursuivre le débat ». Réagir donc, me situer. Mais en sachant qu’il n’y a pas, en ces matières, des réponses ; tout au plus des manières, différentes, parallèles ou en consonance selon les cas, de prendre en compte, voire en charge, les questions et, par-delà, les défis du temps et de ce qui s’en donne à penser. Et où n’est en cause rien de moins que l’humain, comme le dit d’entrée le texte d’introduction au dossier.

Pour la manière de prendre de front les questions, sans faux-fuyants ni complaisance, je dis ma reconnaissance à mes collègues de Québec. Avec lesquels je suis en dialogue depuis environ vingt ans, ayant eu la chance d’animer à l’Université Laval, durant l’automne 1995, un séminaire doctoral régulier à ce qui était encore la « Faculté de théologie[41] », d’avoir été associé à des jurys de thèses[42] ou d’y avoir présenté des conférences[43]. Je vais réagir ici à chacun des textes, dans l’ordre retenu par la Revue, et en sélectionnant bien sûr les points à propos desquels il me paraît utile et éclairant de réagir. Pour « poursuivre le débat[44] ».

1. Excès, décalage, motif eschatologique

Guy Jobin note, à juste titre me semble-t-il, que les perspectives ouvertes dans mon livre sont à comprendre en fonction d’une responsabilité face à la société (coram societate). L’assignation première de la théologie n’est en effet pas ici à l’Église, mais à l’humain en société, même si, bien sûr, c’est en vue d’un travail à mener en fonction d’interrogations spécifiques. Ce qui ne veut pas dire — précisons-le une fois pour toutes — qu’il n’y ait pas aussi un exercice théologique légitime dans et pour les communautés croyantes ; il me paraît même requis, en lien avec le troisième des « pôles » de la disposition du religieux dans la société contemporaine que j’indique dans mon ouvrage (p. 158 et suiv.). Il convient toutefois de préciser, d’abord, que le regard porté sur ces communautés doit être subordonné à un examen portant sur le social global, dans les « dispositifs[45] » qui sont les siens à chaque fois, et, ensuite, que le travail théologique qui prendrait plus délibérément en compte la vie des communautés de foi ou de croyance me paraît devoir le faire, suivant en cela un geste issu du christianisme, en réarticulant ces communautés mêmes à l’espace social qui est le leur[46]. Sauf à avoir secrètement confisqué leur objet de croyance et à s’être retranché, délibérément ou non, sur des biens propres. Le monde n’est pas le destinataire visé ; il se tient au point de départ du travail, comme au terme d’ailleurs.

Précisons au passage que c’est parce qu’il en est ainsi, sur le fond et dans l’intérêt bien compris de chacun, qu’un travail intellectuel, historique et réflexif, sur le christianisme a plus qu’avantage à être mené dans une institution déconfessionnalisée et dont les coordonnées d’ensemble ne seront pas déterminées par la théologie, mais de façon plus large (intégrant, situant et du coup problématisant le théologique). Une telle donnée sous-tend à vrai dire les réflexions consignées dans mon ouvrage comme, de façon plus nette encore, ou mieux précisée, ce que j’ai pu dire ou écrire depuis[47].

Second point bien noté par Guy Jobin, après le coram societate, une interrogation sur ce qui se tient en excès. Excès cristallisé, de diverses manières, par le religieux. Excès qui reste en décalage de tout travail concret à propos du religieux, mais qui ne peut pas ne pas le relancer ; et excès qui décale aussi — c’est, indirectement, lié — les institutionnalisations du religieux et leurs jeux, dynamiques, ouverts, faits d’instabilités, comme il décale, plus largement, tout déploiement d’existence, individuelle ou collective. Guy Jobin a bien vu que, chez moi, le religieux n’est pas réductible à une fonction de régulation[48], même s’il se tient bien en travail au coeur des régulations. Le religieux est aussi, d’abord même, protestation et, du coup, subversion. Et Jobin de rapprocher mon propos d’Ernst Bloch, et même sur un point chez moi central[49].

S’il est vrai que je suis aussi, tout au long, en débat critique avec la modernité et ses procédures de « rationalisations » — je le suis tout autant qu’à l’égard du christianisme, et même selon un geste conjoint —, je suis moins persuadé que Guy Jobin que j’aie, « bien sûr », été sous l’« influence de la pensée herméneutique contemporaine » et que l’on doive rapprocher mon travail de celui de Gianni Vattimo. Quel que soit l’intérêt de ce travail. En situation « postmétaphysique » et par-delà les Lumières, sur fond de pluralisme et d’absence de fondement[50], Vattimo me paraît en effet mettre en avant ce qui relève finalement de l’« expérience religieuse », ici reprise en termes d’authenticité et de force de vie, à l’enseigne du croire comme tel (un croire auquel il convient de croire, Credere di credere, selon le titre de son livre de 1996, traduit en Espérer croire), dans une ligne quasi luthérienne[51]. Il le fait selon une « herméneutique » du christianisme et de l’Occident qui met en avant ce qui est à la fois un « historico-existentiel » et une « spiritualisation » (à partir d’une relecture des motifs de l’« incarnation » et d’une « kénose » de Dieu), la postmodernité « réalisant » un geste interne au christianisme. Outre les désaccords qu’on pourrait instruire quant à cette lecture de notre généalogie, Vattimo valorise des éléments sur lesquels je porte au contraire un regard critique (sur les mêmes points, je serais plus proche de ce qu’y montre un Jean-Luc Nancy dans sa « déconstruction du christianisme », non une heureuse « réalisation », mais du nihilisme secret, voire, selon d’autres lectures encore, de la dévoration). Enfin et non sans lien, on ne trouve pas tellement, chez Vattimo, le travail de différenciation — central chez moi me semble-t-il — à opérer en lien avec l’espace public (sociopolitique et intellectuel)[52].

Reste la suggestion de Guy Jobin, dans sa page finale : reprendre « l’eschatologie » dans le « rôle méthodologique de mise à distance de toutes les institutions » qui pourrait être le sien, une suggestion que reprend le sous-titre de l’ensemble : « et si l’eschatologie avait encore un rôle à jouer en théologie ? ». Disons-le d’entrée, la formulation de la suggestion surprend un peu. Mais elle peut du coup être l’occasion de mieux expliciter un point au demeurant central.

Qu’une thématique relative à l’eschatologique se tienne à l’arrière-plan de mes perspectives, sous la forme d’une prégnance du motif messianique ou utopique et d’un débat à son propos, est sûrement correct. Il y a effectivement, chez moi, les traces d’une reprise positive de ce motif quant à ce qui lui est attaché de critique à l’égard des déploiements de l’histoire et des installations dans l’espace et ses institutions. Se donne en même temps, chez moi toujours, une démarcation à l’égard d’un utopique comme projet idéal. Et l’ensemble se joue bien sûr par-delà toute « démythologisation » requise : par-delà une restitution délibérée des représentations en cause au jeu de l’imaginaire, un jeu incontournable au demeurant, à déchiffrer, et dont le statut doit être bien précisé et pensé.

Si la thématique évoquée n’est peut-être pas délibérément explicitée, elle est bel et bien là ; ce qui se noue autour de l’excès en répond. On peut estimer qu’elle peut ou doit être autrement honorée, ou autrement rendue féconde, ou que ce qui s’y joue est lui-même susceptible d’autres lectures ou — ce qui est autre chose encore — qu’il peut donner à voir, à interroger et à penser d’autres données de l’humain. Mais on le fera en rapport à un motif dont on aura établi qu’il porte et déborde l’eschatologie déployée sur terrain chrétien, même si elle le porte aussi du coup. Ce n’est pas ce qui s’est déployé à son propos dans le corps chrétien — des représentations, les histoires qui les affectent, les réflexions qui s’y articulent — qui peut, comme tel, fournir un rôle « méthodologique » ni, comme dit Guy Jobin dans la foulée, constituer ici une « ressource ». Du matériel certes ; des problématiques à l’oeuvre et à déchiffrer, tout autant. Mais on est là dans la « fable » chrétienne ; opérante et travaillée certes, mais à décaler. Le fil rouge qui traversait la mise en place de l’« exercice théologique » tel qu’esquissé dans mon ouvrage entend dire et esquisser les formes de ce décalage. Au gré d’une « méthodologie » qui part de l’humain et y revient. L’eschatologie, comme toute autre réalité du discours, des représentations et des institutions chrétiennes, se situe sur les chemins d’un détour — des chemins possibles divers —, le fait même d’un tel détour, celui-ci ou d’autres, étant par ailleurs requis[53].

Peut-être que Guy Jobin et moi sommes finalement d’accord sur cette disposition d’ensemble ; son accord ou ses consonances avec bien des éléments de ce que j’ai pu proposer le donnent à penser. Mais vu les équivoques ou les glissements possibles, il me semblait utile d’en préciser certains des termes. D’autant qu’y sont justement en cause, on l’aura compris, la tâche et la fonction accordées à l’exercice théologique, le statut des discours auxquels il a donné lieu, les modes du réflexif qui le travaille et qui peut en penser une reprise ou, plus nettement décalé, qui l’interroge, et l’interroge par-delà ce qu’on a pu y viser.

2. Singularité, détermination et débordement

Qu’ajouter au texte de Raymond Lemieux ? Il me paraît, à sa manière bien sûr — formée au creuset des sciences humaines et de l’histoire —, dans la ligne même de ce que je cherche, et selon une posture analogue. Non sans, ici, passage par une psychanalyse de type freudien.

Raymond Lemieux remarque d’emblée que n’est pas en cause un savoir, un message ou une morale. Mais un geste. Le geste d’un sujet. Fait donc de désir — une énergie —, lié à de l’avènement ou à de l’émergence ; donc à visée ou à espérance. Un geste conditionné aussi, et toujours inscrit dans des pratiques et des figures du monde, historiquement et socialement déterminé du coup. C’est un point auquel je tiens : ma critique d’une manière de faire de la théologie et d’en valider les énoncés ne vit en effet pas d’un déni ou d’une volonté de dépassement, qui réduirait ce qui fait leur matérialité — leurs corps — au profit d’une donnée simplement spirituelle ou humaniste. Dans la ligne, moderne ou feuerbachienne, d’un anthropocentrisme devant prendre la place d’un théocentrisme ; ou de la validation d’une autonomie spontanée et libre à l’encontre d’une hétéronomie aliénante (bref une simple « émancipation des sujets », sans reliefs).

Le geste validé et à penser déborde bien sûr les formulations et institutions qu’il a pu traverser. Ceux-ci ont assurément leurs « richesses » — Raymond Lemieux ne manifeste à leur égard aucun ressentiment, moi non plus j’espère ! —, mais ce qui les traverse n’y est pas réductible. En ce sens, la réflexion engagée relativement au geste en cause, qui relève du « nécessaire » souligne Lemieux, comme d’ailleurs celle engagée relativement aux énoncés et institutions auxquels il a pu donner lieu, qui relèvent du « contingent », appartient à tous.

Singularité donc. En forme de sujet et inscrit dans des déterminations particulières. Dans notre histoire — pour le meilleur à mon sens, mais non sans revers bien sûr, comme en toutes choses —, du « croire » y est inscrit. Une bonne part du texte de Raymond Lemieux est attachée à ce qui y est en jeu ainsi qu’à ses conditions, ses risques et ses promesses. À ce qui s’en déborde aussi, et qui se tient, « volontaire ou inconscient », au coeur de toute institution, institutions sociales et institutions du sens. Non sans renvoi à Michel de Certeau. Sur ce point, Raymond Lemieux met en avant ce qui fait justement, après La théologie, une part de mes travaux en cours[54].

Notons-le encore, en final, c’est quand est assumée une « scène originelle de ses transactions avec le monde », avec ses « limites » et sa « fragilité », qu’on peut s’exposer à d’autres, « étranges » selon d’autres scènes et non seulement disant de l’autre sur la même scène ; qu’on peut, du coup, échapper à l’alternative imaginaire d’un « salut » ou d’un « désastre ». Il s’agit bien là d’une scène où se noue du « croire », lié à du « réel » éprouvé, par-delà — non en deçà ! — de toute sidération, idolâtre, et de tout abîme, à sa manière aussi sidérant, même s’il y en a une part à intégrer. Inutile de préciser qu’en entrant dans ce jeu et cette donne, on est loin de toute « ingénierie sociale », fonctionnaliste ou technocrate ; en proximité au contraire de ce qui seul fait, ou de ce qui seul peut faire, du vrai engendrement, humain.

3. Histoire, religion, culture : pour quelle interrogation, quelle problématisation, quelle vision, quelle visée ?

Avec la réaction de Jean Richard, on se retrouve sur un terrain plus interne à la théologie. Fût-ce une théologie « décloisonnée », non « ecclésio-centrée », où résonne ce qu’il en est de l’humain dans la société et le monde en ses profondeurs et selon de larges dimensions. Ici en référence notamment à Paul Tillich, dont j’ai moi-même éprouvé, depuis bien des années maintenant, le profit qu’en peuvent tirer des étudiants en théologie.

Jean Richard a également bien vu que le projet d’une « théorie de la religion » était entre autres lié aux remises en cause modernes de la religion, qui ne peuvent pas ne pas affecter ce qu’on dit, pense et veut du christianisme. Commencer donc avec une « théorie de la religion » (mais, chez moi, non, stricto sensu, « au point de départ de la théologie », le travail devant en être plus décalé, comme, en un vocabulaire catholique reçu, les interrogations d’une « théologie fondamentale » sont décalées de celles du « doctrinal »), et non avec l’Église, ni avec la Bible.

Jean Richard renvoie, dans la foulée, à la question des rapports entre « religion » et « culture ». Certaines de ses formulations tendent à les séparer de façon indue à mon sens, même si Jean Richard dit, assez vite, qu’il faut, avant toute chose, « considérer l’histoire du problème », ici en lien avec une « généalogie de l’Occident ». C’est pourtant bien en fonction d’une distinction semblant acquise que Jean Richard amorce son questionnement : le risque que je courrais d’en rester à une « théorie historico-socioculturelle de la religion », excluant une « philosophie de la religion » — qui devrait être au surplus centrée « dès le départ » sur la « dimension philosophique de la transcendance et de l’absolu » —, mon « point de départ » étant « purement historique et sociologique ».

Jean Richard fait remarquer qu’une « affirmation de l’immanence » se tient chez moi au départ (il me semble que c’est alors un point de départ de fait, incluant en même temps un consentement, actif, au réel), qu’une « transcendance au coeur de l’immanence » peut ou doit y être travaillée, en lien avec le religieux, ses symbolisations et ses déploiements, et que, sur cet axe, la réflexion théologique, requise, « se fait, formellement, philosophie » (ici, Jean Richard me cite). D’où le « regret » : que je n’« élabore pas davantage cet aspect philosophique de [ma] théorie de la religion ». C’est là qu’il y a, probablement, entre la formulation de Jean Richard et ce que je cherche, une différence. Qu’est-ce en effet qu’un « aspect » philosophique (plus haut, Jean Richard disait « dimension philosophique ») ? Question de vocabulaire, dira-t-on, à ne pas serrer de trop près. Peut-être. Il n’empêche que la perspective ouverte et à laquelle on m’engage est celle d’une philosophie jouissant quasiment d’une autonomie dans les constructions qu’elle peut proposer, notamment les typologies qu’elle mettra en avant, pour déboucher, en l’occurrence, sur la validation d’une « théonomie ». Tout cela me paraît certes lourd de questions de fond — que je n’entends pas récuser —, mais traité de façon trop générale[55]. J’avais parlé de « dispositifs socioculturels ». Or, à mon sens, ils sont plus contraignants que ce qui apparaît dans le propos de Jean Richard, conditionnant la pensée à chaque fois ; ils accusent du coup notre condition historique (rigoureusement : on n’a pas toujours affaire aux mêmes questions, des premiers chrétiens à aujourd’hui !) ; enfin, l’humain s’y dit à coup de déplacements, en singularité à chaque fois et inscrits au monde (en « immanence »).

Avant de poursuivre, relevons deux points. Ils sont probablement significatifs. D’abord, la théorie du christianisme pour laquelle j’ai pu plaider n’est pas, contrairement à ce que restitue Jean Richard, « en tout point semblable » à la théorie de la religion. Ensuite, si le fait chrétien est, chez moi, lieu de travail théologique, c’est uniquement quand il s’agit de s’interroger sur le christianisme ; doit être alors effectivement considéré, à mon sens, l’ensemble de son fait, non son essence ou son kérygme, sa « substantifique moelle » dit Jean Richard ou quelque autre variation dont on peut l’appeler (Jean Richard énumère plusieurs possibilités). En d’autres termes, je ne suis pas Jean Richard proposant la « distinction » de deux « niveaux » ou « concepts », dits comme « fait chrétien » et « évangile chrétien », le second valant comme « contenu » qui « transcende toutes ses expressions ». Une telle perspective me paraîtrait trop classiquement libérale. Et mon déplacement est autre. Je l’avais dit antérieurement « postlibéral », à comprendre au sens littéral, hors ralliement à quelque école que ce soit : venant après le libéralisme, ayant intégré le moment critique qu’il a représenté, mais ayant instruit une critique des stratégies qu’il a mises en oeuvre. Je travaille en ce sens selon un décalage qui met en scène et interroge des postures diverses, mais hors toute visée substitutive qui troquerait un discours ancien au profit d’un discours plus adapté à l’époque. C’est ainsi que je ne peux suivre Jean Richard quand il écrit, chez lui en bonne part, que « la théorie du christianisme se substitue au discours théologique traditionnel » en ce qu’il proposait « une vision de Dieu, de l’humain et du monde[56] ».

Je distingue pourtant bien « lieu » et « objet » du travail théologique. Jean Richard le note un peu plus loin. Le lieu, rappelons-le, est large. C’est l’humain inscrit au monde, pris dans divers dispositifs socioculturels, selon des déploiements historiques, d’où, pour nous, une généalogie de l’Occident et notamment la question de ce qu’il en est, là, du christianisme. Mais ce qui est entendu sous objet doit être bien précisé. Comme le dit d’ailleurs Jean Richard plus loin, il est « formel » (il détermine la modalité de l’interrogation et relève du réflexif) : il ne peut donc être rapporté à un donné ou à un moment spécifique tel, selon ce que Jean Richard propose ici en renvoyant à divers auteurs, « principe chrétien » (Troeltsch), « Parole révélée » (Barth) ou « évangile chrétien » (Jean Richard lui-même).

Reprenons dès lors la question des jeux entre théologie, philosophie et philosophie de la religion, tels que Jean Richard pourrait les déployer et dans lesquels il m’engage à aller. Les différentes remarques et précisions que je viens de transcrire devraient faire voir que la posture qui est la mienne vit d’un décalement plus net par rapport aux manières jusqu’ici habituelles de considérer la tâche théologique, ou tout simplement et plus largement la tâche de la réflexion en ces matières. Je coupe en effet avec l’entreprise d’une théologie comme construction d’une vision générale déployée à partir du fait chrétien, et je ne connais pas non plus de philosophie comme élaboration générale de la thématique Dieu, transcendance ou absolu. Je ne peux, du coup, les mettre en « corrélation », une corrélation qui devrait même permettre, selon Jean Richard, une « équivalence de ces deux discours ». Si je parle d’absolu, ce sera donc selon une autre condition, un autre statut et une autre portée, signalés d’ailleurs par Jean Richard peu après (précisons que c’est, chez moi, sans que cet absolu puisse être dit « religieux », ni qu’il soit à rapporter à une « conscience religieuse », autre lieu où se repère une différence entre Jean Richard et moi, qui touche probablement à ce qu’on pourrait attendre d’une philosophie de la religion, et au moment même où il vient de restituer, correctement à mes yeux, un axe central chez moi).

Reste la conclusion. La perspective proposée représenterait, dit Jean Richard, « en même temps un élargissement et un rétrécissement ». Précisons sans attendre : ces aspects sont mis en avant en bonne part, et l’un aussi bien que l’autre ! L’« élargissement » est noté par tous. Ici et ailleurs. Fût-ce parfois, chez certains, pour s’en inquiéter, ou tout au moins s’inquiéter de telles ou telles de ses modalités. Cela dit, pour moi, l’« élargissement » proposé est aussi — dans des formes propres, à discuter —, une manière de renouer avec l’espace de pertinence, large justement, qui fut majoritairement celui de l’exercice théologique en christianisme avant les Temps modernes, en partie perdu depuis, que ce fût pour assurer un espace confessionnel que la sociologie permettait encore, ou que ce fût, ou soit, aujourd’hui, en situation de minorité, sur un mode plus ouvert sur un extérieur en principe non condamné, même si l’on ne va pas toujours jusqu’au bout de l’accueil et de la conversion interne que cela devrait entraîner (une tolérance est sanctionnée, et une pluralité reconnue, mais non sans repli sur sa position propre[57], un repli accompagné d’interventions sur le plan principiellement éthique).

« Élargissement » donc, de toute manière. Tant quant au champ auquel va s’articuler l’exercice théologique que quant aux questions directrices sur l’axe desquelles cet exercice va s’inscrire. Le « rétrécissement », lui, tient à une assignation du travail à une histoire et à des données particulières, ici celles de l’Occident, certes largement compris (précisons néanmoins : pas tant, en différence de ce que dit Jean Richard, le christianisme dans la généalogie de l’Occident que, dirais-je, une généalogie de l’Occident dont le christianisme est partie prenante). Assignation à cette donne. Non pour la consacrer ou la défendre comme telle (y sont inscrits, comme en toute chose et en toute histoire, le pire et le meilleur). Mais comme sanction donnée à une particularité, obligée et, pour moi, obligée de fait : c’est notre lieu, et personne ne peut imaginer y échapper, et obligée de droit : c’est là le lieu de questions à prendre en compte — dans leurs formes mêmes ! —, hors le mirage d’une vision supérieure, générale ou universelle, échappant à toute responsabilité concrète, intellectuelle pour commencer, et à toute opérationnalité, en prise sur de l’effectivité donnée et en cours.

Le « rétrécissement » est commandé par cette mise en avant de la particularité, hors donc mirage et prétention indue, fût-elle masquée ; mais elle ouvre en même temps, ou peut ouvrir, positivement, sur une confrontation fructueuse des différentes particularités alors travaillées, fructueuse pour chacun, y compris pour soi. À suivre la fin du texte de Jean Richard : non vouloir faire soi-même, par exemple, une théologie asiatique, ou intégrant les données asiatiques (ce qui y est en cause et ce qui peut s’y nouer doivent l’un comme l’autre être pris en compte par les Asiatiques eux-mêmes, à commencer par la question de savoir ce qu’il en est, ou peut ou non en être, là, du christianisme), mais, peut-être, en travaillant réellement les constructions qui ont marqué notre histoire (dont, ici, le christianisme), apporter une contribution indirecte aux interrogations relatives à d’autres constructions, situées ailleurs et menées autrement[58].

4. Théologie ou philosophie, et selon quel jeu d’imputations ?

François Nault marque d’entrée ce que mon propos peut avoir de « provoquant » et de « déstabilisant », tout en soulignant, d’entrée également — ce qui me réjouit, non seulement parce que cela serait correctement relevé, mais parce que c’est un point auquel je tiens particulièrement —, que la déstabilisation peut concerner ici tant le « croyant » que l’« incroyant » et que, de toute façon, je m’entends à « déjouer les attentes autant des défenseurs de la théologie que de ses adversaires ».

François Nault salue dans mon livre la tentative de sortir d’une « sectarisation », d’une « ghettoïsation » et d’un « repli sur soi ». Et je la conduirais d’une manière qui lui paraît, dans la forme qui est la sienne, plutôt « convaincante ».

La question à prendre à bras-le-corps vient ensuite. Elle touche la référence que je fais à Platon. Que François Nault met en cause et, disons-le d’entrée, à juste titre, tout au moins quant à ce qu’il en est de la lettre même de Platon, telle que la restitue François Nault dans son texte.

Reprenons la question et, par-delà, ce qui y est en jeu. Ce sera en toute hypothèse une bonne occasion d’entrer dans une problématique de fond, celle qu’anticipe l’intertitre donné ci-dessus à ma réaction. Une problématique à propos de laquelle nous sommes au demeurant probablement d’accord pour une bonne part, François Nault et moi, par-delà le caractère imprécis de mon renvoi à Platon, et du coup erroné en sa lettre sinon dans ce qui y est en cause et doit s’y distribuer (dans un vocabulaire autre que celui dont j’use : « théologie », « philosophie », voire « philosophie théologique », comme l’énumère François Nault après voir relu Platon).

Précisons, pour commencer, que la question disputée s’inscrit dans ce que François Nault appelle ma « stratégie », et qu’il ne met pas en cause sur le fond : décalage de notre modernité ; décalage également à l’égard du christianisme, pour replacer ce qu’il en est de la théologie dans une histoire occidentale plus large ; renvoi de l’interrogation qui porte la théologie à des donnes pré-chrétiennes (inscrites dans la philosophie antique). Notons, en outre, que François Nault a également relevé ici mon insistance sur la constitution propre de la théologie chrétienne comme produit de l’Antiquité tardive, même si, plus loin, en référence à Rémi Brague, il en souligne le point d’une manière qui semble vouloir marquer un décalage d’avec mes perspectives (j’y reviendrai).

Reprenons le texte de Platon avancé par François Nault. Il met en scène des « fondateurs de cité » (que poursuivront les « futurs gardiens de la cité » allégués un peu plus haut). Leur rôle et leur tâche y sont distingués de ceux des « poètes » racontant des histoires de dieux. Chez Platon, ce n’est pas là qu’une distinction de statut et de fonction — même si le mythe n’y est pas simplement éliminé —, mais ouvre bien la nécessité d’une traduction discriminante — en fonction d’un idéal —, en vue de ce qu’on peut ou non « admettre dans la cité ». Il y aura là des « modèles » à suivre, même donc, en matière d’histoires de dieux. Par-delà une distinction quant à la spécification et du coup aux limites de pertinence du religieux dans la cité — ce qui ne serait au reste pas rien et ne se trouve pas dans toute scène originaire, soit des civilisations ou des cultures, soit des religions constituées —, et qui dirait déjà une légitimité possible de ce discours (liée à sa condition) et une illégitimité tout autant possible (quand sa condition est transgressée), il y a là une vraie décision quant au fond de ce qui peut être dit, parce que mensonger ou non selon Platon.

Revenons au vocabulaire. Platon parle de « théologie » pour désigner les récits des « poètes ». Ce n’est bien sûr pas en ce sens que j’entends théologie ou exercice théologique ! même si la place du mythologique et du narratif doit être par ailleurs reconnue et pensée. François Nault suit dès lors Georges Leroux qui commente Platon en disant qu’ici, « théologie » n’entend ni « doctrine spéculative », ni « herméneutique » (ce que j’accorde bien sûr), et qu’à suivre Platon, ce serait à la « philosophie » qu’est assignée la tâche de reprendre ce qui s’y dit, de l’interroger, de le différencier et de le réénoncer, du coup de le penser ou de penser (une tâche et un jeu de distinction que je reconnais tout aussi évidemment). Et François Nault de conclure : à suivre la terminologie de Platon, la tâche réflexive, voire constructive, que je défends dans mon livre est en fait celle d’une « philosophie » ou d’une « philosophie de la religion ».

Nous sommes d’accord sur ce qui doit être distingué, et d’accord quant au vocabulaire utilisé par Platon qui, en l’occurrence, diffère du mien[59]. À partir de là s’ouvre une problématique que François Nault a indiquée et a commencé à baliser, en référence à des auteurs auxquels il conviendrait d’ailleurs d’étendre la conversation.

Suite au passage sur Platon, François Nault rappelle une spécificité liée au christianisme : la reprise d’une interrogation philosophique s’y fait effectivement « en » théologie, ou chez les théologiens et par les théologiens. C’est là une caractéristique interne au christianisme, que l’on ne retrouve probablement pas ailleurs, ou pas partout, ou pas sous cette forme. En fait de « théologie », l’islam, par exemple, connaît le kalam, mais c’est un exercice beaucoup plus rapporté au texte coranique et ses interprétations que ce qu’on trouve en christianisme, tant quant à la teneur que quant à la prétention. Et il y a, à côté, en terrain islamique, de la philosophie (Avicenne, Averroès, bien d’autres). De même, en judaïsme, on ne trouve pas non plus de « théologie » à proprement parler, mais des commentaires, à l’infini et inventifs, sur le texte (cristallisés déjà dans le Talmud), ou du midrach, encore plus rapporté au texte, même si c’est pour le décaler et donner corps à des chaînes d’intertextualité ; et il y a, à côté, comme en islam, de la philosophie (classiquement Maïmonide, Mendelssohn et Cohen en modernité, Neher et Heschel aussi, plus proches du religieux, ou Lévinas)[60].

Le christianisme a donc intégré, dans son exercice théologique considéré en ses diverses facettes et selon toute son ampleur, un type d’interrogation philosophique[61], celui que la scène grecque peut anticiper, dans son jeu de distinction entre le mythologique et une interrogation à distance, autre mais non nécessairement hors toute articulation, à préciser et penser. On peut estimer que cette caractéristique chrétienne est une force. Lourde, peut-être, d’une capacité pour intervenir dans un débat plus large, fait de la pluralité religieuse (François Nault l’indique comme possible, et en souhaite la mise en oeuvre plus délibérée, où ce qui a pu être exercé en christianisme serait « exporté ») et d’un rapport à ce qui n’est pas religion (espace civil de la laïcité, gestion politique comprise)[62]. Mais on peut aussi tenir que c’est un handicap ; c’en est en tout cas un conjoncturellement, en ces temps où tout ce qui s’annoncerait sous théologie apparaît récusé, pour diverses raisons — toutes à examiner ! —, mais d’abord parce que théologique semble inévitablement ramener au religieux : au récit sur les dieux et leurs interventions, à la fable, chrétienne ou autre, peut-être à leurs reprises herméneutiques, voire spéculatives. En ce sens, imputer plutôt à un exercice philosophique que théologique ce que je tente de développer pourrait avoir des avantages, non que l’imputation à la philosophie soit sans problème, ni sans ambivalence[63], mais en ce que seraient mieux distingués les champs et les responsabilités entre la doctrine — l’approfondissement de ce qui s’y noue et le développement de ses potentialités d’éclairage plus large — et l’entreprise réflexive que je défends (rappelons que cette dernière existe en principe en catholicisme[64], aujourd’hui sous le titre, lourd, de « théologie fondamentale[65] », et que Schleiermacher, qui la connaît, sous le titre de « théologie philosophique », l’avait découplée de la « dogmatique », les imputant respectivement à deux parties différentes de l’organisation interne des études de théologie).

Institutionnellement, culturellement aussi, on aurait en tout cas avantage à clarifier les modèles, en fonction de responsabilités intellectuelles à prendre en charge, et du coup des scènes à considérer (à préciser à chaque fois, quant à leur teneur et en quoi elles sont alors retenues), du statut du travail à engager, et de ses modes. Je l’ai dit dès le début de la réponse à mon premier interlocuteur, Guy Jobin, il y a une responsabilité du travail théologique pour les communautés religieuses concernées, et le travail alors développé sera, indirectement ou par surcroît, utile à tous. Mais cela n’épuise pas ce qui réclame d’être pris en charge et pensé. D’où d’ailleurs, me concernant, un engagement en faveur d’une plateforme facultaire qui soit directement articulée à la scène religieuse (dont le christianisme et d’autres choses), et en lien avec des questionnements anthropologiques et sociaux. Le livre en discussion ici s’explique en partie par ce contexte, même s’il n’était, au moment de sa rédaction — en outre un peu étalée dans le temps —, pas aussi fortement présent, dans mon Université, qu’il ne l’a été ces deux dernières années. Faut-il alors, dans une Faculté qui serait pensée et organisée délibérément coram societatem, pour reprendre l’expression de Guy Jobin, plaider pour un exercice du « théologique » qui soit à la fois renouvelé et articulé à une telle donne institutionnelle, ou faut-il abandonner le terme à d’autres usages, plus articulés aux croyances et à leurs institutions[66] ? Le dernier membre de l’alternative aiderait à trancher de certaines ambiguïtés. Va-t-il sans perte ? Sûrement pas (mais il n’y a jamais gain sans perte en ces matières, et il s’y agit finalement de peser les équilibres).

Explicitons. Il y aurait perte, me semble-t-il, quant à notre rapport à l’histoire : les distinctions et dispositions de nos prédécesseurs, surtout pré-modernes, n’étaient pas les nôtres, et cela peut et doit nous interroger quant à notre situation même (or, si les termes sont chacun imputés à des champs bien déterminés, l’interrogation va se faire moins prégnante)[67]. Et il y aurait perte quant à ce qui est en cause et en jeu : la philosophie peut-elle reprendre ce que et ce qui portait la théologie, telle que je l’ai validée ? Si c’est au titre d’une philosophie religieuse, ce sera sous la forme, moderne, d’une sécularisation de la théologie entendue comme vision du monde, de l’humain et de ses rapports aux dieux ou à de l’absolu[68]. Si c’est au titre d’une philosophie de la religion, cela risque de l’être selon un mode trop prudent et extérieur par rapport à la religion, pouvant dire ce qui s’y joue, mais sans prendre sur soi les questions qui y sont liées, du coup laissées aux croyants et à leurs organisations (au xxe siècle, cela se déploya de fait ainsi, et même délibérément). Pour en rester à une référence contemporaine, Derrida (que François Nault connaît infiniment mieux que moi !), parle, dans bien de ses textes — et intégré à sa réflexion — d’un théologique. Qu’en penser par rapport au présent débat ? Derrida n’hésite pas à utiliser le terme théologie, et il reprend, certes à sa manière (une manière philosophique au demeurant, dira-t-on, mais on a vu que les frontières flottaient), ce qui s’y joue au plus profond (il ne propose ni quelque « philosophie religieuse », ni, simple et restrictive, une « philosophie de la religion »).

Parmi d’autres termes (mais on aura compris que la question n’est pas de se battre sur des termes, adéquats ou non ; les questions d’appellation sont ici passées en revue en ce qu’elles sont indicielles d’un ordre de problème, contribuant à le cerner progressivement), François Nault proposait, en lien à Platon, « philosophie théologique » (rappelons que Schleiermacher parlait de « théologie philosophique » : sur le fond et quant à ce qui s’y engage réellement, est-on sûr de la différence[69] ?) ; il nous rappelle encore que Maurice Bellet, dans un vocabulaire qui fait écho à Derrida — et par-delà à Georges Bataille — parle, entre autres possibilités, de « théologie athéologique ». J’en resterai sur cet entre autres que je viens de marquer : il indique que, sur le fond, plusieurs aspects sont ici en jeu. Qu’il y a du coup à clarifier quels ils sont, leur statut à chaque fois, ce qui y est lié, et comment ce qui y est lié peut être honoré. Pour ce qu’il en est de l’humain bien sûr ; intellectuellement et socialement, du coup pour chacun.

Pierre Gisel