Abstracts
Résumé
La sotériologie constitue un chantier de la théologie très riche à approfondir et à explorer. La volonté dernière du Père exprimée par le Fils jusqu’au bout, est fondamentalement salutaire. Toute la prédication, le message et la praxis de Jésus-Christ ont été centrés sur la bonne nouvelle : le royaume de Dieu s’est fait proche. La libération du péché, les guérisons, l’expulsion de démons, l’accueil des pécheurs, la mort sur la Croix, la résurrection témoignent de celle-ci. Ce salut est-il simplement un événement passé ? Pourrions-nous parler d’un continuateur historique du salut déjà apporté par le Christ ? Dans le contexte de la théologie latino-américaine de la libération, en tenant compte de la révélation de Dieu à travers l’économie du salut et grâce à une foi réalisée, à une option pour les pauvres, on affirme qu’il y a dans l’histoire humaine un continuateur de l’oeuvre salvifique commencée de manière définitive par le Fils. Dans ce contexte, Jon Sobrino[1] affirmera que les peuples crucifiés, en étant les continuateurs du serviteur souffrant de Yahvé, portent un salut historique. Cet article, en partant des présupposés christologiques de la pensée sobrinienne, présente le sens et la validité théologique de ce salut historique que porte le peuple crucifié. Dans ce contexte, la catégorie christologique de pro-existence permettra de ne pas tomber dans la justification de la douleur et de la mort des victimes.
Abstract
Soteriology has always been a very rich domain of theology. The ultimate will of the Father, as expressed by the Son, is fundamentally one of salvation. The predication of Jesus, his message and praxis are centered on this good news : the Kingdom of God has come near. The liberation from sin, the healings, the casting out of demons, the welcoming of sinners, the death on the cross and the Resurrection are witnesses to this good news. But salvation is not simply an event of a distant past. The Latino-American theology of liberation finds its continuation in human history. The Basque theologian Jon Sobrino sees the “crucified peoples” as bearers of an historic salvation and successors of the Suffering Servant of God. This article, on the basis of Sobrino’s Christology and especially of the Christological category of “existence-for”, analyses the meaning and validity of the idea of an historical salvation taken on by the crucified peoples.
Article body
Introduction[2]
La théologie n’est pas un discours rationnel sur un Dieu abstrait, un Deus ex machina. Elle n’est pas non plus un discours étranger à la révélation considérée comme Parole de Dieu et comme histoire. La théologie en étant logos ne se réduit pas à une théorie ou simplement à un ensemble de données et d’affirmations sur une divinité quelconque. La théologie est en fait un discours qui naît à partir du Dieu trinitaire, du Dieu qui s’est autorévélé tout au long de l’histoire humaine. C’est ainsi que la théologie n’aura pas comme objet formel un Dieu tourné sur lui-même, mais un Dieu décentré de soi, trinitaire, qui s’est autocommuniqué à l’histoire des hommes à travers son Fils et qui continue en s’automanifestant à travers l’oeuvre de son Esprit.
Faire de la théologie, implique par conséquent de réfléchir systématiquement à partir d’un Dieu trinitaire qui s’autorévèle au cours de l’histoire du salut comme un être-pour-les-autres. C’est à partir de l’expérience d’un Dieu qui se révèle de manière définitive en Jésus qu’on peut trouver le point central de la réflexion théologique. Jésus-Christ est alors au centre de la théologie, Il est la Parole de Dieu qui s’est incarnée dans l’histoire sous la forme de filiation : Il est sacrement du Père, Parole de Dieu. Le logos de Dieu est alors un logos historique : « Le Verbe de Dieu s’est fait chair et il a demeuré parmi nous et nous avons vu la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité » (Jn 1,14). Au centre de la réflexion théologique, on ne trouve pas une divinité abstraite, apathique, mais Jésus-Christ, le Fils de Dieu : la deuxième personne de la trinité incarnée dans Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu.
C’est le Père même qui a pris l’initiative, librement et par amour, d’envoyer son Fils au monde. Cependant, Dieu n’a pas seulement envoyé son Fils, Il l’a livré au monde pour qu’en lui, le monde connaisse le grand amour du Père. Il envoie son Fils bien aimé, il se fait chair, c’est-à-dire s’incarne dans l’humanité, mais cette incarnation est vécue jusqu’à l’extrême : Dieu livre son Fils à la mort et le Fils se livre lui-même. C’est dans cette communion aimante et libre, entre le Fils, Jésus-Christ, et le Père, que toute l’incarnation de Dieu, comprise comme kénose, exprimera le grand amour de Dieu envers les hommes, spécialement envers les plus pauvres. Dieu alors touche l’histoire humaine efficacement en se faisant proche, solidaire des êtres humains, en obéissance et fidélité : Dieu est amour.
Au coeur de cette offrande, celle du Père et en même temps celle du Fils, vécue dans une communion amoureuse de volontés, se découvre un élément central dans la foi chrétienne : le pro nobis. C’est là que s’établira le lien entre la christologie et la sotériologie : Jésus-Christ en aimant les hommes et le Père jusqu’au bout, jusqu’à la Croix, a démontré l’amour irrévocable de Dieu envers les êtres humains, notamment envers les plus pauvres. La mort de Jésus n’est pas le dessein abstrait d’un Dieu qui cherche à tirer profit de l’assassinat de son Fils pour apaiser sa colère et récupérer sa dignité offensée. Tant la mort que l’existence de Jésus, vécue comme pro-existence, comme être-pour-les-autres et pour le tout-Autre, sont une bonne Nouvelle : la mort pour nous se trouve en continuité avec une existence pour nous, le ressuscité n’est autre que le crucifié, mais le crucifié n’est autre que celui qui a annoncé et mis en marche la nouvelle libératrice du royaume.
C’est dans la continuité qui se trouve dans l’annonce et l’implantation du royaume de Dieu, dans la fidélité à la volonté dernière de Dieu envers le monde, c’est-à-dire le royaume, dans la mort sur la Croix comme la grande preuve de cet amour irrévocable et gratuit de Dieu, dans la résurrection comme un acte de Dieu qui confirme eschatologiquement la vérité de la vie, du message, de la praxis et de la prédication de Jésus, qu’on peut affirmer que celui-ci apporte le salut au monde. C’est à partir de la totalité de l’événement de Jésus-Christ que nous pourrions comprendre adéquatement le sens salvifique du pro nobis. Celui qui est confessé comme le Christ n’est autre que Jésus de Nazareth, le médiateur d’une bonne nouvelle, d’un royaume de justice, de miséricorde et de libération. La christologie ne pourra pas être comprise séparément de la sotériologie, du salut, et vice versa : dans la vie, la mort et la résurrection est apparu une fois pour toutes le salut, l’ephapax (He 7,27).
Cependant, le salut définitif apporté par Jésus-Christ, en étant une réalité unique et eschatologique, attestée dans la résurrection, ne peut pas être considéré comme un événement statique, sans cesse présent dans l’histoire des hommes. Dans le monde actuel, le salut continue à être l’offre et le dessein amoureux de Dieu envers tout l’être humain et tous les êtres humains : Dieu maintient encore dans le temps présent sa volonté salvifique[3] et Il veut que celle-ci puisse se réactualiser continuellement à l’intérieur de l’histoire humaine à travers son Esprit. La manifestation ad extra du Dieu trinitaire et son dessein de salut rendu présent d’une manière définitive dans son Fils continuent à se faire présents au coeur du monde par la force et l’oeuvre de l’Esprit qui renouvelle toutes choses. La volonté de Dieu n’a pas consisté seulement à s’incarner dans l’humanité en laissant les êtres humains sans la possibilité de faire partie de la vie trinitaire : la volonté de Dieu est aussi que l’homme, en poursuivant la cause de Jésus, le royaume, participe en même temps de la grâce et de l’amour du Père.
Dans ce contexte, on peut affirmer que le salut passe alors par le monde, de manière sacramentelle et subordonnée au salut apporté par le Fils, à travers des médiations et des médiateurs historiques. Le salut n’est pas un événement du passé, c’est aussi un présent, un « aujourd’hui » et en même temps un avenir : l’Esprit Saint ne cesse d’agir dans l’humanité en provocant l’anamnèse de la volonté d’un Dieu qui veut le salut historique des êtres humains.
La théologie latino-américaine de la libération en étant considérée plutôt comme une théologie du royaume que comme une simple théologie du politique a pris au sérieux le travail d’historiciser le royaume de Dieu, son anticipation historique par une praxis chrétienne et historique de libération : le salut comme libération sera par conséquent un point fondamental de cette théologie. Devant la réalité d’injustice, de misère, d’oppression, la théologie latino-américaine de la libération a constaté le pas encore du royaume : c’est la totalité de la création humaine qui demande l’instauration d’un royaume de justice, de libération et de miséricorde.
Le déjà-là du royaume, c’est-à-dire Jésus-Christ, celui qui est le médiateur définitif de la volonté de Dieu, ne se considère pas séparé de la médiation de cette volonté divine, c’est-à-dire du royaume de Dieu, de l’agir de Dieu in actu qui transforme la réalité humaine. Si l’objet formel de la théologie n’est pas un Dieu en soi, mais un Dieu trinitaire, on doit ajouter que le Dieu de Jésus n’est autre que le Dieu du royaume. C’est en comprenant le Dieu de Jésus comme le Dieu du royaume qu’on peut saisir pourquoi le vrai Dieu chrétien n’est pas apathique, hors de l’histoire : c’est un Dieu qui agit au coeur de l’humanité, qui la transforme vers l’instauration de la justice et la miséricorde.
Il est évident que la plénitude du royaume de Dieu n’est pas encore apparue dans l’histoire humaine : il y a des signes historiques qui peuvent l’anticiper, mais sans être la totalité du royaume. La réalité injuste du monde, la mort lente et violente des êtres humains, la réalité du péché révèlent que, dans ce monde, le royaume est un pas encore. Si à partir de Jésus, le salut est lié à l’annonce et à la mise en marche du royaume de justice, alors il y a un appel à historiciser le salut, la bonne nouvelle qu’apportent Jésus-Christ et sa cause dernière, le royaume de Dieu.
La constatation historique d’un contexte d’anti-royaume, d’une création viciée par le péché personnel et structurel, bref le pas encore de la médiation, le lien biblique entre salut et libération, la place centrale qu’a le royaume dans la vie de Jésus, la co-relation évangélique entre Jésus, le salut et le royaume sont des éléments fondamentaux au moment de reconnaître la nécessité d’historiciser le salut, de le rendre présent dans l’intégralité de la vie des êtres humains.
Le salut apporté par Dieu passe aussi par l’histoire humaine à travers des réalités historiques et des êtres humains[4]. C’est ainsi que les médiations historiques et humaines seront nécessaires pour incorporer le salut apporté par Jésus-Christ. Mais en plus, il faut ajouter que ce salut, en tenant compte de l’histoire de la révélation et du salut, ne passe pas par n’importe quel médiateur ou n’importe quelle médiation : c’est Dieu lui-même qui a choisi ce qui est petit, ce qui est faible et rejeté pour le monde comme médiation de sa révélation et du salut.
C’est un peuple petit, insignifiant aux yeux du monde que Dieu choisit pour qu’il soit son peuple ; c’est dans l’appauvrissement solidaire, le dépouillement, bref, dans la kénose que Dieu s’incarne et montre son visage au monde. Considérer que le salut est un « aujourd’hui », que la bonne nouvelle passe toujours par l’histoire humaine, qu’elle s’historicise à travers des médiations et des médiateurs et que ce salut passe par l’histoire à travers les plus pauvres, n’est pas une réduction ou une manipulation théorique de la réflexion théologique. L’ensemble de ces considérations fait partie du mystère de Dieu : le Père par son amour, par grâce, a voulu s’autorévéler et transmettre son dessein, sa volonté salvifique de cette manière. Dieu est ainsi.
C’est le Dieu trinitaire, qui s’automanifeste dans l’histoire, celui qui, par l’oeuvre de son Esprit, continuera de choisir des médiateurs pour les envoyer accomplir la mission déjà inaugurée par son Fils. Il faut préciser que si on parle de médiations et de médiateurs historiques, cela ne veut pas dire que l’oeuvre salvifique de Jésus soit déficiente, incomplète ou non définitive, et qu’à cause de cela, il aurait fallu mettre à sa place d’autres médiateurs pour l’accomplir : Jésus est le médiateur définitif du salut[5]. Au contraire, c’est animé par cette dimension ultime et définitive du salut qu’apporte Jésus-Christ à l’humanité, qu’on pourra dire que le salut n’est pas un événement du passé. La plénitude du salut apporté par Jésus-Christ n’empêche pas sa continuation dans l’histoire : c’est cette plénitude, manifestée dans la résurrection, qui demande, devant des réalités de péché et d’anti-royaume contraires à la volonté salvifique de Dieu, une historicisation, une anticipation du salut définitif.
Un de théologiens qui a tenté d’identifier le lieu à travers lequel ce salut, déjà apporté de manière définitive par le Christ, s’incarne dans la complexité du monde, est le théologien basque Jon Sobrino. Celui-ci considère que les peuples crucifiés, les peuples pauvres, sont des continuateurs parmi d’autres de l’oeuvre salvifique du Fils. Le peuple crucifié est la continuation historique du serviteur souffrant de Yahvé : en étant victime et en portant lumière et salut, ce peuple ressemble au serviteur souffrant et à Jésus crucifié. Sans doute, cette considération du peuple crucifié comme sacrement du salut, comme médiateur par lequel passe le salut apporté par Jésus-Christ, fait scandale et pose des problèmes théoriques surtout à ceux qui prétendent ignorer un Dieu qui se révèle partial envers les pauvres.
I. La catégorie du peuple crucifié dans la pensée christologique sobrinienne
La question « qui est Jésus » et la réponse à cette question se trouvent au début de la réflexion christologique sobrinienne. Jon Sobrino reconnaît la possibilité de trouver une réponse dans la foi réelle des individus et des communautés, sans oublier que cette foi a été réfléchie aussi théologiquement d’une manière systématique, célébrée dans la liturgie, éclaircie du point de vue pastoral et en même temps formulée dogmatiquement. Sans ignorer que l’ensemble des réponses ne puisse l’épuiser, Sobrino essaie de répondre d’une manière déterminée à la question de Jésus. Dans sa réflexion christologique, se maintient le point de départ réel de toute christologie, à savoir que Jésus est le Christ, cependant sa réflexion prétend surtout éclairer ce qu’on considère comme le noyau de la christologie latino-américaine : le Christ, le Messie, le Fils de Dieu n’est autre que Jésus. L’intention est de comprendre que c’est à partir de Jésus que se déploie, d’une manière scandaleuse et salutaire, le mystère de Dieu et de l’homme dont le Christ est l’expression suprême. C’est dans ce contexte que Sobrino reconnaît la nécessité de recueillir les données fondamentales du Nouveau Testament et du magistère[6], mais aussi de tenir compte de la foi réelle des chrétiens en Amérique latine :
L’histoire récente et actuelle de l’Église est l’une de ces époques où la question de Jésus lui-même a commencé à résonner avec une force nouvelle et où les réponses se sont reformulées. Pour élaborer ces réponses, l’Église compte sur le Nouveau Testament, la Tradition et ses affirmations dogmatiques conciliaires ; mais elle compte également sur une situation historique et culturelle nouvelle et sur une manifestation de l’Esprit à travers les signes des temps[7].
La christologie latino-américaine prétend ainsi exposer la vérité sur le Christ et élaborer sa réflexion en tenant compte non seulement des sources comme la tradition, le magistère et les formulations dogmatiques conciliaires, mais aussi la foi réelle au Christ des communautés en Amérique latine. C’est à partir de cette foi effective dans le Christ que la christologie pourra aider à comprendre la vérité totale de ce qui est cru. Sobrino reconnaît que cette christologie n’a pas eu comme but premier l’éclaircissement des formules néotestamentaires ou dogmatiques qui concernent la totalité du Christ, et c’est pour cela que cette christologie a des conséquences pastorales : elle recueille ce qui est vécu avant d’être réfléchi. Ceci ne veut pas dire que la réflexion christologique ignorera les formulations dogmatiques sur le Christ ; celles-ci, considérées non comme point de départ mais plutôt comme point d’arrivée de la christologie, sont sans doute des éléments fondamentaux et complémentaires qui permettent d’enrichir la vérité sur Jésus-Christ : « Mais bien que ce n’ait été sa finalité propre, nous croyons que la christologie latino-américaine, tout en ayant, elle aussi, à être enrichie par les formulations néotestamentaires et dogmatiques sur le Christ, peut aider à éclairer et à radicaliser ces mêmes formulations dogmatiques[8]. »
Pour mieux comprendre la manière dont la christologie latino-américaine élabore sa réponse autour de la question sur la vérité de Jésus-Christ, il faudra se rappeler les débuts de cette réflexion christologique. Pour Sobrino, la christologie a été liée à une praxis de libération ecclésiale et historique, et son intention a consisté à tenter d’aider chrétiennement cette praxis. La nécessité d’une libération historique et d’une praxis historique de libération est une question qui n’a pas besoin d’une justification ultérieure. Cependant, les chrétiens qui ont participé à une pratique libératrice ont vu la nécessité de chercher un accord entre leur praxis historique et leur foi chrétienne, en reconnaissant la radicalité et l’appui que la foi apporte à la praxis. C’est dans ce contexte que les chrétiens ont été amenés à reconsidérer la figure de Jésus en poursuivant en même temps une réflexion sur le Christ, une réflexion et une figure centrée sur Jésus-Christ comme libérateur : « […] la nouvelle réflexion sur le Christ est née au service de la libération historique et pour que l’Église, en raison précisément de sa foi au Christ, s’introduise à l’intérieur de cette tâche libératrice et sous une forme spécifiquement chrétienne[9]. »
La christologie latino-américaine dès ses origines a essayé d’élaborer une figure du Christ, en s’appuyant sur les sources bibliques et dogmatiques mais aussi sur l’expérience de la foi réalisée en Christ. C’est à l’intérieur de la totalité de cette figure que le Jésus historique[10] a une place fondamentale. Pour comprendre la totalité du mystère du Christ, la christologie latino-américaine a pris comme point de départ méthodologique le Jésus historique et s’est fixé un triple objectif : éclaircir la nécessité et la spécificité chrétiennes du processus de libération ; rendre plus humainement croyable l’acceptation du mystère du Christ ; développer la tâche de la théologie fondamentale et approfondir et radicaliser les affirmations dogmatiques.
Pour Sobrino, quelques éléments fondamentaux caractérisent et donnent originalité à cette figure du Christ : une christologie 1) qui présente Jésus d’abord dans sa relation avec le royaume de Dieu (la christologie dans cette perspective sera une christologie relationnelle) ; 2) qui considère la pratique de Jésus comme service en vue de ce royaume ; 3) qui présente Jésus comme incarné d’une manière « partiale » dans le monde des pauvres (le royaume de Dieu est pour eux) ; 4) qui n’oublie pas que cette pratique est une réponse de Jésus à la volonté dernière du Dieu du royaume ; 5) qui met en relief les exigences de Jésus envers les hommes et la proximité de son royaume (c’est ainsi que la suite de Jésus sera un élément structurel et central dans sa réflexion) ; 6) qui présente le mystère pascal comme le moment culminant d’une histoire (Sobrino n’oubliera pas l’importance de la résurrection comme un élément fondamental dans le développement de la christologie, mais il n’ignorera pas non plus les raisons historiques de la mort de Jésus et l’annonce et la prédication du royaume). Ce Jésus qui a vécu de cette manière, fidèle à la volonté dernière du Père, et qui est mort sur la Croix, c’est lui qui a été ressuscité par Dieu. Le ressuscité est donc le crucifié : « La résurrection confirme la vérité de la vie de Jésus et la vérité dernière de la personne de Jésus. C’est à partir de là que la christologie latino-américaine comprend la foi néotestamentaire dans le Christ ainsi que les divers titres à travers lesquels cette foi s’exprime[11] ». 7) Une christologie, enfin, qui, à partir de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus, esquisse également une image de Dieu : un Dieu qui, dans la totalité de l’histoire de Jésus, apparaît comme le Dieu de la vie, comme Celui qui veut le salut de tous les êtres humains et de tout l’être humain, un Dieu qui vient et qui se fait proche dans son royaume, un Dieu qui est amour et grâce. C’est ce Dieu qui veut le salut des hommes, qui est, pour Jésus, le Dieu des pauvres, le Dieu de la parole prophétique et de la miséricorde. C’est le Dieu finalement qui dans la Croix de son Fils, s’est révélé comme un Dieu crucifié, solidaire avec la souffrance de l’humanité.
Comme on l’a déjà précisé, la christologie latino-américaine prend au sérieux l’affirmation que le Christ n’est autre que Jésus de Nazareth, que le ressuscité est le crucifié. Sobrino la considérera comme le principe de toute sa réflexion christologique : le principe réalité. En effet Sobrino commencera toute sa réflexion christologique en partant de l’histoire de Jésus : sa résurrection, ne peut pas être comprise déliée de sa vie, son message, sa prédication, sa praxis, sa partialité envers les pauvres. Fidèle à la manière de procéder des Évangiles, Sobrino comprendra que pour pouvoir théologiser Jésus, il est nécessaire de l’historiciser, c’est-à-dire de raconter son histoire ; et pour l’historiciser, il est nécessaire de le théologiser, car les Évangiles sont témoignages de foi. La christologie latino-américaine est une christologie évangélique et narrative.
Du Nouveau Testament, la christologie latino-américaine retient notamment deux leçons décisives. La première est que l’on ne peut pas théologiser la figure de Jésus sans l’historiciser, c’est-à-dire sans raconter sa vie, sa pratique, son destin, etc. ; c’est-à-dire encore que l’on ne saurait parler théologiquement du Christ sans être amené à faire retour au Jésus historique. La deuxième leçon est qu’il n’est pas possible d’historiciser Jésus sans le « théologiser », c’est-à-dire sans le présenter comme la bonne nouvelle qui nous est adressée par Dieu[12].
La christologie sobrinienne ne comprend pas la résurrection coupée de l’histoire de Jésus. La valeur théologique du mystère pascal et l’universalité du salut ne peuvent pas déplacer et faire disparaître le moment révélateur de la crucifixion. Celui qui est mort sur la Croix, c’est celui qui a prêché le royaume de Dieu, qui a été fidèle à son Père et qui est ressuscité ; la résurrection sera la confirmation ultime et définitive de la vérité exprimée tout au long de l’histoire de Jésus. C’est pour cela que Sobrino, sans aucun intérêt doloriste, a récupéré la valeur de la Croix de Jésus. Ce travail s’est réalisé en affirmant que cette Croix ne peut pas être éloignée de l’histoire de Jésus, et non plus de Dieu : la Croix de Jésus affecte Dieu même, Dieu était présent dans la Croix ; le Dieu chrétien est un Dieu crucifié.
Dans le contexte de la mort et de la crucifixion de Jésus, Sobrino travaillera deux questions, la question historique, pourquoi tuent-ils Jésus ?, et la question théologique, pourquoi meurt-il ? La mort de Jésus a des raisons historiques : celles-ci sont la conséquence du message, de la praxis et de la prédication du royaume de Dieu. La mort de Jésus n’est pas le résultat du dessein arbitraire du Père mais d’une incarnation située dans le monde du péché qui se révèle comme un pouvoir qui agit contre le Dieu de Jésus ; il s’agit d’une incarnation réelle et partiale. Sobrino considère que la Croix de Jésus, ainsi que les « croix historiques », doivent être considérées comme le produit d’une « nécessité historique » : c’est l’anti-royaume et le pouvoir des idoles, qui se trouvent en contradiction avec l’annonce et la praxis du royaume de Dieu, qui amènent Jésus et les peuples crucifiés à la mort. C’est ainsi que Sobrino ne réfléchira pas sur la mort et la crucifixion de Jésus sans référer fortement au royaume de Dieu, à son caractère ultime, à sa partialité envers les pauvres. Dans son livre Jésus-Christ libérateur : lecture historique-théologique de Jésus de Nazareth[13], cette manière de procéder est évidente.
La deuxième question soulève le point de vue théologique : pourquoi meurt-il ? La mort de Jésus a une signification positive. C’est Dieu qui à travers la Croix de Jésus a apporté le salut au monde. Malgré le scandale de cette mort, la Croix aura une valeur et une signification salvatrices. Pour expliquer ce lien entre la Croix et l’efficacité salutaire de celle-ci, Sobrino présentera des modèles sotériologiques explicatifs : le sacrifice, l’alliance, la figure du serviteur souffrant de Yahvé. Dans ce contexte où la croix peut être vue comme moyen de salut, le théologien basque, en considérant la valeur positive, sotériologique de la Croix, ne veut pas la séparer de la totalité de la vie de Jésus-Christ. La Croix ne pourra pas être bien comprise si elle se détache de l’histoire de Jésus, du royaume, de sa partialité envers les pauvres, du Dieu-Père et de la résurrection. Finalement, Sobrino ajoutera un point fondamental qui radicalisera le sens de toute sa réflexion autour de la Croix de Jésus et qui permettra de découvrir une nouvelle image du Dieu chrétien en introduisant la Croix dans le mystère trinitaire.
[…] la Croix de Jésus en tant que Croix qui survient dans l’histoire affecte Dieu lui-même. Sans cette réflexion, toute considération sur la mort de Jésus reste à mi-chemin, et s’arrête au moment où la réflexion théologique sur la mort de Jésus pourrait être plus révolutionnaire en devenant une théologie du Dieu crucifié[14].
II. Du Dieu crucifié au peuple crucifié
Dans cette perspective, réfléchissant sur le sens théologique de la mort qui révèle un Dieu crucifié, Sobrino fera un pas de plus. C’est lors de ces réflexions sur certains thèmes fondamentaux de la christologie latino-américaine, comme le Jésus historique, la relation Jésus-royaume/royaume-pauvres, la Croix et sa dimension historique-théologique, et le Dieu crucifié, que Sobrino présentera un élément qui n’est pas travaillé et développé couramment dans les christologies. Celles-ci ont souvent réalisé l’analyse de ce que peut révéler la Croix de Jésus à propos du Père, en parlant ainsi du Dieu crucifié, mais elles n’ont pas conduit la réflexion sur ce que révèle cette même Croix sur la présence du corps crucifié du Christ dans l’histoire.
Dans son ecclésiologie, le théologien basque affirme que le Christ possède un corps qui le rend présent dans l’histoire ; c’est dans cette perspective qu’il se demande, si ce corps se trouve crucifié, quelle partie de ce corps est crucifiée, et finalement si ce corps est la présence du Christ crucifié dans l’histoire. En partant de la situation des pays du tiers-monde[15], notamment de la réalité vécue au San Salvador dans son travail universitaire et pastoral, Sobrino constatera l’existence d’une humanité crucifiée, la mort de peuples entiers et les « croix historiques » que portent un grand nombre d’êtres humains. Pour le théologien basque, cette réalité est évidente et c’est pour cela qu’il faut l’identifier d’une manière claire et précise en utilisant un langage qui puisse exprimer toute la teneur et la profondeur théologique et historique de cette réalité de crucifixion. C’est dans ce contexte qu’apparaîtra la catégorie déjà utilisée par le théologien Ignacio Ellacuria : le peuple crucifié.
III. La théologisation de cette constatation historique
Sobrino considère que ce peuple crucifié est l’actuelle présence de Dieu crucifié dans l’histoire : c’est dans ce peuple que le Christ prend corps dans l’histoire et c’est lui qui l’incorpore à l’histoire comme Crucifié. Cette considération a pris forme en Amérique latine au moment d’analyser la coïncidence du peuple crucifié et du Christ crucifié avec la figure du serviteur souffrant de Yahvé présent dans les chants d’Isaïe. Sobrino reconnaît que cette théologisation du peuple crucifié comme serviteur souffrant de Yahvé, tout en étant faite plutôt par intuition que par une analyse exégétique, n’est pas arbitraire. C’est devant deux réalités fondamentales du serviteur que va se vérifier cette intuition : ce que le serviteur représente comme victime historique et ce qu’il représente comme mystère salvifique.
Le peuple crucifié est considéré dans la réflexion christologique sobrinienne comme la continuité historique du serviteur souffrant de Yahvé : le peuple crucifié, vivant une réalité de crucifixion produite par des causes historiques et porteur du salut historique, par son potentiel évangélisateur et humanisant, ressemble au serviteur souffrant de Yahvé, c’est-à-dire à Jésus crucifié. Ce peuple a été élu par Dieu pour continuer dans l’histoire son oeuvre salvifique en instaurant le droit et la justice : par le peuple crucifié passe historiquement le salut, il est le porteur d’un salut historique. En tenant compte de la figure du serviteur souffrant de Yahvé, Sobrino présentera deux ressemblances possibles avec le peuple crucifié en renvoyant à leur réalité commune de victimes et à leur mystère salvifique. Dans la ligne de l’Ebed Yahvé, le peuple crucifié est salut et lumière pour les nations et, dans sa réalité d’« homme des douleurs », il porte salut et lumière, en portant le péché du monde. Pour le théologien basque, cette considération se comprend et trouve sa validité à partir de trois présupposés : l’expérience de foi vécue à partir d’un lieu social spécifique, l’option pour les pauvres vécue dans la marche à la suite de Jésus qui conduit la réflexion christologique des théologiens et du Peuple de Dieu à re-découvrir les pauvres comme les destinataires du royaume et comme ses constructeurs, la révélation biblique de la partialité de Dieu envers les pauvres.
Jésus présente et annonce le royaume, comme don et tâche, en affirmant que celui-ci s’est fait proche des pauvres. Sobrino considérera à partir de cette co-relation Jésus-pauvreté/royaume-pauvres et de sa compréhension du « déjà-là », « pas encore » du royaume, que les pauvres ne sont pas seulement l’objet passif du salut mais aussi son sujet actif. À partir de l’expérience de foi, de l’engagement chrétien et en tenant compte des Évangiles comme sources de la révélation et de Jésus-Christ comme norma normans, la christologie de la libération considère que l’option pour les pauvres n’est pas unidirectionnelle : les pauvres ont besoin d’être sauvés, mais en même temps, quand ils vivent avec un esprit particulier leur situation de pauvreté, d’oppression et de répression, ils deviennent « sauveurs » et « médiateurs » du salut inspirés par le Christ, médiateur définitif du royaume de Dieu et du salut.
Peut-on considérer le peuple crucifié comme celui qui continue dans l’histoire humaine l’oeuvre salvatrice de Dieu ? Est-il possible de trouver dans les « croix historiques » un élément positif, salutaire ? Comment faut-il comprendre le salut qui émerge du peuple crucifié ? Faudra-t-il éclairer le salut qui émerge du peuple crucifié à partir de la question historique et théologique de la mort de Jésus ou à partir de la totalité de la vie de Jésus ? En considérant le peuple crucifié comme celui qui porte le salut ne tomberons-nous pas dans la justification du sacrifice injuste des êtres humains ? Si le peuple crucifié sauve l’humanité, de quel salut s’agit-il et comment ce peuple arrive-t-il à devenir lumière et salut pour l’humanité ? Si dans la ligne du serviteur souffrant de Yahvé, le peuple crucifié est porteur du salut, en portant les péchés du monde, ne faudra-t-il pas approfondir la catégorie christologique de pro-existence, d’être-pour-les-autres, pour comprendre de manière plus adéquate la sotériologie historique que porte le peuple ?
IV. La validité théologique de la théologisation
Le peuple crucifié est la présence actuelle du Christ crucifié, ce peuple est considéré comme lieu théologal, c’est-à-dire lieu de rencontre, d’accès réel, et de présence du Christ. En partant de la « partialité » de Dieu-Jésus pour les pauvres, présente tout au long de la révélation biblique, et d’une expérience de foi vécue dans l’option pour les pauvres en Amérique latine, on percevra la réalité théologale du peuple crucifié. C’est dans cette ligne et à partir de ces éléments communs, comme sa réalité crucifiée, et son potentiel évangélisateur et salvifique, que s’affirmera de manière plus corrélative qu’exégétique la continuité historique entre le peuple crucifié et le serviteur souffrant de Yahvé. Dans ce contexte, il faut préciser qu’à partir d’une réalité d’oppression, de pauvreté, de misère, d’injustice et de répression, la christologie latino-américaine comprendra Jésus-Christ comme le serviteur ; malgré la difficulté biblique et exégétique de parler d’une identité totale entre Jésus et le serviteur souffrant de Yahvé, Sobrino, en parlant plutôt de ressemblance, reconnaît l’importance de la figure du Serviteur dans la réflexion christologique :
À partir de l’oppression, on croit au Fils de Dieu, tout d’abord, en raison de la ressemblance qui existe entre un peuple crucifié et le Fils de Dieu qui a pris forme de serviteur. La foi dans l’Huios Theou se trouve médiatisée avant tout par la ressemblance avec le Pais Theou dont parle le Nouveau Testament et qui est la traduction grecque de l’Ebed Yahvé que nous présente Isaïe dans les chants du serviteur[16].
Ces ressemblances entre Jésus/serviteur et serviteur/peuple renvoient à une lecture herméneutique centrée sur deux aspects : le premier, c’est la continuité du Nouveau Testament et de l’Ancien Testament qui appelle à une lecture intratextuelle de la promesse et de l’accomplissement ; le deuxième est le rapport de l’Écriture et de l’expérience de foi, c’est-à-dire la relation entre le texte passé et le présent. Malgré les obstacles exégétiques qui peuvent apparaître au moment de trouver de possibles continuités entre Jésus et le serviteur souffrant, ce travail ne pose pas en théorie de grande difficulté. Mais quand on s’intéresse à la relation du texte avec le présent et qu’on affirme que le peuple ressemble au serviteur et vice versa, voici que pour certains survient un problème majeur. Conscients de ces difficultés herméneutiques sur lesquelles nous ne reviendrons pas, nous présupposons qu’aucune de ces lectures, surtout celle du peuple comme serviteur, n’est arbitraire et partant, invalide. Clodovis Boff, dans le contexte de sa réflexion sur la médiation herméneutique présente dans les théologies de la libération et en traitant notamment du cercle herméneutique présent-passé, affirmera :
Le texte est et reste ouvert sur le monde et sur l’histoire. Il est une adresse permanente à tous ses lecteurs […]. Il s’écrit en fait pour durer et pouvoir être lu et relu. Le texte écrit est le véhicule de son sens, dans la succession des moments historiques. Ainsi en est-il de tout texte, donc des Écritures chrétiennes. Or, si la Bible jouit d’une place importante aux yeux des croyants, ce n’est pas par sa qualité littéraire ou textuelle, mais à cause du sens qui y est inscrit et, en quelque sorte, réalisé. Si elle fait foi, c’est qu’on fait foi en elle […] Au fond le référent dernier de la Bible est le présent, l’histoire présente du lecteur. C’est bien lui que le sens biblique concerne et qui est au centre de ce jeu : présent-passé, lecture-texte. Même si d’abord on cherche le Sens sous le signe, la Parole sous l’Écriture, l’Esprit sous la lettre, ensuite on cherche le Sens dans le présent, et on le cherche par le sens même de l’Écriture. Tout le travail d’exégèse doit donc se concevoir comme un moment du processus complexe, qui reste tout entier tendu vers le présent du lecteur ou de l’auditeur[17].
Sans prétendre annuler le sens du texte biblique, celui-ci se trouvera en relation avec le présent, la réalité humaine à partir de laquelle est lu le message de la révélation biblique. Texte et réalité, passé et présent s’éclairent réciproquement sans vouloir absorber ou manipuler ni l’un ni l’autre. En effet la théologisation du peuple crucifié comme serviteur souffrant n’est pas arbitraire, car elle se réalise à partir de deux éléments présents dans le serviteur souffrant et qui sont communs à la réalité du peuple crucifié : en étant victime, « homme de douleurs », il apporte le salut et la lumière aux nations. Il faut préciser que si le peuple crucifié peut apporter le salut, cela ne veut pas dire qu’il soit la source et le principe absolu et définitif du salut chrétien.
Le peuple crucifié est un des continuateurs de l’oeuvre de salut déjà commencé et réalisé par Jésus-Christ. C’est pour cela que ce salut historique que porte le peuple, c’est-à-dire un salut qui se réalise dans l’histoire humaine, qui touche l’intégralité de l’être humain, et qui se continue à travers un peuple envoyé et élu par Dieu, se trouve subordonné à la vie totale de Jésus-Christ qui est salut définitif pour l’humanité. Ce n’est pas la croix du peuple crucifié qui va éclairer la Croix de Jésus, mais au contraire c’est la crucifixion de Jésus, dans le contexte de l’histoire de la vie de Jésus qui sera lumière pour mieux comprendre le sens positif que peuvent avoir les « croix historiques ». Dans cette perspective, nous considérerons le peuple crucifié comme celui qui a été envoyé et élu par Dieu pour continuer dans l’histoire l’oeuvre salvatrice de son Fils.
Cependant il existe un autre élément qui peut mettre en cause la considération du peuple crucifié comme celui qui est porteur de la sotériologie historique. Le danger est latent, car à partir de cette considération, la réalité injuste et inhumaine du peuple crucifié peut être justifiée en cherchant de « bons » arguments théologiques dans la Croix de Jésus. C’est ainsi que Dieu peut apparaître comme Celui qui a besoin des sacrifices humains, de la douleur, de la souffrance pour accomplir et réaliser sa volonté ultime et salvifique dans l’humanité. Il faudra se demander si le peuple crucifié a besoin « d’être sauvé » plutôt que de « sauver ». Sobrino en analysant les causes de la destinée que subit le peuple comme crucifié trouve qu’il existe une « mort passive » produite par l’oppression ; c’est la mort que subissent un grand nombre de peuples dans le tiers-monde sans pouvoir rien dire ni rien faire ; c’est la mort qui survient par le simple fait de vivre dans les zones de conflits, de guerres et d’injustice structurelle. Mais il existe aussi la « mort active » causée par un engagement chrétien, par la suite de Jésus, par l’annonce et la construction historique du royaume. C’est la mort qui survient par la réaction de l’anti-royaume à l’annonce de la bonne nouvelle du royaume à travers ces « médiations » et ces « médiateurs ».
Dans le cas de la mort passive, considérer les douleurs et les souffrances des peuples crucifiés comme un possible moyen de salut serait un grave détour théologique : jamais nous ne pourrons arriver à lier de manière automatique et magique la douleur avec le salut. Cette mort et cette souffrance demandent plutôt des actions radicales pour que le projet divin de filiation et de fraternité devienne réel. En évitant toute considération inadéquate de la sotériologie historique que porte le peuple crucifié, nous précisons que nous ne pouvons trouver quelque chose de positif et salutaire dans les croix historiques des peuples que si nous prenons en compte d’autres aspects comme l’engagement chrétien, l’annonce et la construction du royaume, la suite de Jésus ; c’est une pauvreté vécue avec un esprit chrétien particulier qui conduit à une vraie compréhension du « mystère salvifique » présent dans les « croix historiques ». C’est dans cette ligne qu’on pourrait affirmer que le peuple crucifié est salut et lumière dans la mesure où sa démarche mène à la conversion et exprime des valeurs évangéliques qui humanisent.
De quel salut s’agit-il, quand on parle des peuples crucifiés ? Sans doute est-ce un salut historique qui se trouve dans la ligne de l’humanisation, du projet de devenir fils dans le Fils. En effet, le salut historique qu’apporte le peuple ne s’épuise pas dans une simple humanisation en dehors du projet de filiation : Dieu participe et s’incarne dans l’histoire humaine en bâtissant un projet libérateur et d’amour, en même temps qu’existe l’invitation à participer de la vie trinitaire. Les projets de filiation et de fraternité, traduits comme un processus d’humanisation, seront deux éléments fondamentaux pour comprendre la sotériologie historique. Parallèlement à ces éléments en prenant comme point de repère la théologie du serviteur souffrant, on précisera comment ce peuple apporte le salut : en portant les péchés du monde, le peuple crucifié devient salut et lumière pour l’humanité.
Sobrino ne développe pas en profondeur cet aspect, mais affirme cependant que dans la logique de l’incarnation réelle et partiale dans le monde des pauvres et dans le contexte de l’anti-royaume, c’est en portant le péché que le peuple peut arriver à « enlever » le péché du monde ; c’est à partir de l’intérieur, en solidarité avec l’humanité et en assumant jusqu’au bout la fidélité à la volonté dernière de Dieu que doit être compris le projet de salut. C’est en portant le péché qu’on peut savoir ce qu’est le péché et en même temps ce qu’on doit faire avec celui-ci. Nous sommes conscients que pour éviter une inadéquate compréhension de ce « porter le péché », il faudra éclairer la valeur positive et salvifique de la crucifixion du peuple à la lumière de la mort et la crucifixion de Jésus. L’apport de la catégorie christologique de pro-existence offre des pistes pour mieux comprendre comment le peuple crucifié apporte le salut historique.
V. Quelques précisions pour bien comprendre la théologisation
Considérer les peuples crucifiés comme ceux qui portent une sotériologie historique en portant le péché du monde, demande sans doute un travail de réflexion théologique afin de bien comprendre le sens et la validité d’une telle affirmation. Comme on l’a bien précisé, ni le peuple crucifié, ni aucun médiateur historique du salut ne peuvent prétendre remplacer le médiateur définitif, Jésus-Christ. Par conséquent le salut historique que porte ce peuple sera toujours subordonné à la christologie, à Jésus-Christ et à sa cause dernière, le royaume de Dieu. C’est ainsi qu’il faut affirmer que la réalité salvifique présente dans la passion, la mort et la croix du peuple doit toujours être éclairée par la mort et la passion de Jésus-Christ. Ce salut qui passe par le peuple crucifié, salut historique dans la ligne de l’humanisation, se trouve en relation de dépendance avec la christologie. Sans celle-ci, toute considération du peuple comme sacrement du salut peut être manipulée et détournée.
Dans cette perspective, il faut préciser que ce peuple crucifié ne peut pas être considéré comme un principe du salut, mais plutôt comme sacrement historique du salut[18]. D’une manière partielle et subordonnée au médiateur définitif, Jésus-Christ, et à la médiation, le royaume de Dieu, le peuple crucifié en se mettant à la suite de Jésus et en poursuivant la cause du royaume dans la fidélité et l’obéissance jusqu’au bout, incorpore Jésus-Christ dans l’histoire. C’est dans l’existence du peuple crucifié vécue comme un être-pour-les-autres et pour-le-tout-Autre et pas seulement dans sa mort que la vie, la mort et la praxis de Jésus s’incorporent dans l’histoire. Le peuple crucifié en étant choisi par Dieu pour accomplir une mission salvifique dans l’histoire humaine, en acceptant cette initiative de Dieu et en se mettant à la suite de Jésus, devient un signe historique par lequel passe le salut.
Le peuple crucifié est alors un des continuateurs de l’oeuvre salvifique et définitive du Fils. Ce peuple crucifié est la présence historique du Christ crucifié, car il y a une initiative de Dieu : c’est Dieu même qui a voulu se révéler aux pauvres, les choisir pour continuer l’instauration historique du royaume de Dieu ; cette affirmation fait partie de la révélation de Dieu et n’est pas une réduction du mystère de Dieu ; de manière volontaire, libre et pour un choix d’amour, le peuple crucifié a décidé de configurer son existence en Jésus-Christ. On ne peut oublier que le peuple crucifié est sacrement historique du salut dans la mesure où c’est Dieu même qui, dans un premier moment, a choisi ce peuple pour qu’il soit un des continuateurs de sa volonté salvifique. C’est cette première initiative de Dieu, ce premier amour gratuit de Dieu manifesté dans cette élection où s’enracine la profondeur de toute la sotériologie historique.
Ces deux éléments doivent être présents dans la considération que l’on se fait du peuple crucifié comme sacrement historique du salut : un sacrement est toujours un signe visible qui renvoie à Dieu, à son amour, à son projet salvifique, et en même temps qui incorpore sa présence, de manière toujours partielle, dans l’histoire, à travers des signes, des paroles, des actions, des gestes. Dans le cas du peuple crucifié, c’est sa mort pour nous comme son existence pour nous qui servent de médiation pour exprimer historiquement la profondeur de l’amour salutaire de Dieu. Cependant, aucun signe historique n’épuisera ce mystère salvifique manifesté de manière définitive en Jésus-Christ. C’est pour cela que considérer le peuple crucifié comme un principe du salut peut conduire à de sérieuses ambiguïtés.
Si on a affirmé que le peuple crucifié, en étant sacrement historique du salut, est un des continuateurs de l’oeuvre salvifique, qu’à travers lui passe le salut définitif apporté par le Fils, qu’il joue un rôle fondamental dans toute la réalisation historique de cette volonté salvifique de Dieu, cela ne veut pas dire qu’en dehors de ce peuple, nous ne pouvons pas trouver d’autres médiateurs, qui, en étant toujours subordonnés au Fils et au royaume, soient aussi signes historiques du salut. Dans ce contexte, il faut bien préciser que le peuple crucifié fait partie du peuple de Dieu : le peuple crucifié n’est pas l’unique et l’exclusif médiateur historique à travers lequel passe le salut. Son élection et sa mission ne s’insèrent pas en dehors du peuple de Dieu, d’une communauté croyante : ce peuple fait partie d’un seul corps, le corps du Christ, au sein duquel sera compris le sens de sa mission et de son élection. Le salut passe historiquement par un peuple crucifié qui vit en communion et appartient au peuple de Dieu.
Comme on l’a déjà précisé antérieurement, dans le cas de Jon Sobrino, le peuple crucifié rend présent le Christ crucifié dans l’histoire : ce peuple l’incorpore à l’histoire comme crucifié. Le peuple est alors lieu théologal où se trouve la présence historique de Jésus-Christ. Cette christologisation du peuple crucifié se fonde sur une théologisation : ce peuple crucifié en étant victime et en portant salut et lumière, ressemble au serviteur souffrant de Yahvé, le peuple crucifié est la continuation historique du serviteur. Peuple crucifié-Serviteur souffrant-Christ crucifié, sont des éléments qui font partie d’un cercle herméneutique : c’est dans la ligne de Jésus comme serviteur souffrant de Yahvé que le peuple crucifié rendra présent le Christ dans l’histoire.
Devant cet ensemble de considérations sur la continuité historique existant entre le serviteur de Yahvé-Jésus crucifié et le peuple crucifié, il faut préciser que :
Il existe aussi une discontinuité entre le peuple crucifié et le serviteur si on se limite aux ressemblances du peuple avec le serviteur à partir du seul quatrième chant d’Isaïe. Si on ne tient pas compte de l’ensemble des chants, les ressemblances peuple-serviteur seront partielles : c’est à partir de la totalité du serviteur, de sa destinée, mais aussi de son élection, de sa mission qu’on peut comprendre d’une façon adéquate la continuité historique entre le peuple et le serviteur. Le serviteur souffrant, l’homme des douleurs qui apparaît dans le dernier chant, n’est autre que l’aimé de Dieu, celui qu’Il soutient par la force de son Esprit : celui qui est choisi par l’amour de Dieu pour instaurer la justice et le droit.
On peut déceler aussi d’autres discontinuités dans la façon de considérer que le peuple crucifié rend présent historiquement le Christ crucifié. Une première discontinuité se présente lorsque l’on se centre seulement sur la crucifixion pour trouver les ressemblances et la continuité entre le peuple et le Christ crucifié. Si on affirme que le ressuscité n’est autre que le crucifié et le crucifié n’est autre que Jésus-Christ, celui qui a annoncé et mis en marche le royaume et qui a vécu son existence en solidarité pour les plus pauvres, en obéissance et fidélité à la volonté dernière de son Père, alors il faudra dire que la mort-pour-nous des peuples crucifiés ne pourra être comprise sans une existence pour, pour-les-autres et pour-le-tout-Autre. Si on se concentre seulement sur la croix des peuples sans tenir compte de leur existence, de leur foi réalisée, de leurs engagements pour instaurer la justice, de leur amour à la volonté de Dieu, et envers les êtres humains, il y a discontinuité.
Il en est de même lorsque l’on oublie que Jésus-Christ comme événement dans l’histoire, est un fait unique : sa vie, sa Croix, sa mort, sa résurrection ont un caractère définitif, une fois pour toutes. L’aspect positif et salvifique des croix des peuples, leur crucifixion n’auront jamais l’efficacité et la valeur universelle et définitive présentes dans la vie, la mort et la Croix du Christ. C’est pour cela que ce peuple crucifié n’est pas objet de foi, ni ne prétend apporter la plénitude du salut déjà donné par le Fils.
En identifiant les ressemblances entre le peuple crucifié, le serviteur souffrant et le Christ crucifié, il est apparu que le peuple en portant les péchés du monde porte une sotériologie historique : il est sacrement historique du salut. C’est autour de cet élément que Sobrino trouvera la plus grande ressemblance : comme le serviteur souffrant, le peuple en portant les péchés devient salut et lumière pour les nations. Cette affirmation n’est pas tombée du ciel et n’est pas du tout naïve. Il y a des éléments théologiques, ecclésiaux, bibliques qui peuvent soutenir sa validité.
Avant tout, il faut affirmer qu’une réflexion théologique n’est jamais neutre : faire de la théologie implique toujours de s’incarner dans le monde. Le théologien est un être humain qui réalise son travail intellectuel dans une histoire déterminée. La théologie comme intellectus fidei ne se réalise pas en dehors des événements historiques, des circonstances, des expériences, des réalités humaines. Dans le contexte latino-américain, la réflexion théologique s’est vue confrontée au monde de la misère, de l’oppression, de la pauvreté. La foi pensée, réfléchie s’est retrouvée devant des situations inhumaines, avec des « non-personnes ». Sans sacrifier l’intellectus fidei, une foi qui tente de comprendre, la théologie latino-américaine de la libération s’est autocomprise aussi comme un intellectus amoris, un intellectus misericordiae, un intellectus iustitiae. Ces éléments n’étouffent pas la rigueur et l’autonomie de la fonction systématique et critique de la théologie ; au contraire, ils lui donnent une pertinence majeure.
Les théologiens en Amérique latine, en comprenant aussi la théologie comme intellectus amoris, se sont engagés avec le peuple pauvre, les peuples crucifiés, dans leurs processus de libération, dans leur praxis, dans leur vie. C’est alors une foi pensée par ces théologiens qui s’est confrontée à une foi réalisée à l’intérieur du peuple. C’est dans cet engagement auprès du peuple, dans une existence humaine et chrétienne vécue avec et pour les plus pauvres, que les théologiens ont découvert, dans la foi, un potentiel évangélisateur dans les peuples pauvres crucifiés. En faisant la théologie, une théologie qui est acte second, qui est intellectus misericordiae, les théologiens ont redécouvert la dimension historique du salut, cela en deux sens : d’abord, le salut apporté par le Christ n’est pas une réalité placée dans l’au-delà, toute sa praxis, ses miracles, son pardon des pécheurs et des péchés, son expulsion des démons, son annonce de la proximité du royaume, sa façon de se faire proche des pauvres, sont des signes qui démontrent que la volonté dernière du Père s’insère dans l’humanité et affecte la totalité de la vie humaine et de tous les êtres humains. Ensuite, par les pauvres passe une bonne nouvelle, ils sont des agents, non seulement des destinataires du salut : à travers eux, le salut passe par l’histoire humaine, ils participent de manière dérivée et subordonnée au plan salvifique du Père manifesté par le Fils.
Mais il faut préciser que ces théologiens ne font pas la théologie comme des intellectuels indépendants. Ils se trouvent aussi incarnés et appartiennent à une communauté croyante, à l’Église. Cette Église, comprise comme peuple de Dieu, comme communauté où se trouve la diversité des ministères et des charismes, et comme sacrement historique du salut, a pris au sérieux les signes des temps et la volonté de Dieu révélée tout au long de l’histoire du salut : l’Église a fait aussi un choix prioritaire des pauvres. L’engagement, l’annonce, la praxis libératrice des prêtres, des catéchistes, des agents de la Parole et des évêques, sont des témoignages de cette option préférentielle pour les pauvres. C’est dans cette option, qui dans un premier moment était unidirectionnelle, de l’Église vers les pauvres, que celle-ci a reconnu que ces derniers portaient une bonne nouvelle. Dans le mouvement qui va de l’Église vers les pauvres, l’Église a découvert aussi un mouvement qui demandait une ouverture à la grâce : dans les pauvres, c’est Dieu même qui s’est fait présent dans l’histoire.
À ce point, on peut affirmer que la considération du peuple comme sacrement historique du salut, s’enracine dans une foi réalisée, dans une théologie comme intellectus amoris, dans une expérience ecclésiale vécue. On peut affirmer qu’il y a deux éléments qui ont conduit à considérer les peuples crucifiés comme porteurs du salut : une manière déterminée de faire la théologie et l’option ecclésiale pour les pauvres. Mais, ces éléments théologiques et ecclésiaux trouvent leur profondeur dans la révélation de Dieu attestée par les Écritures et manifestée pleinement en Jésus-Christ. La considération du peuple crucifié comme porteur d’une sotériologie historique s’enracine dans le mystère de Dieu : c’est Dieu même qui s’est révélé à travers des pauvres. C’est dans la grâce, l’initiative d’un Dieu qui a voulu s’autocommuniquer en choisissant les plus faibles, les plus pauvres, que se trouvent le sens ultime et la validité d’une sotériologie historique. Si pour comprendre le sens de cette sotériologie historique que porte le peuple crucifié, on a fait référence à la foi réalisée, à l’expérience de foi vécue avec les pauvres, à la théologie comme intellectus amoris, il faut ajouter que c’est la révélation de Dieu offerte à travers l’histoire du salut qui est l’élément par lequel on comprend que la considération du peuple comme porteur d’une sotériologie historique n’est pas seulement le produit d’une réflexion humaine, mais qu’elle s’incarne dans le mystère même de Dieu.
Le peuple crucifié, en portant les péchés du monde, devient sacrement du salut, c’est une affirmation qui trouve son fondement dans la foi ecclésialement vécue, la foi pensée, réfléchie, la foi engagée dans la libération des pauvres, mais fondamentalement dans la révélation offerte, dans l’autocommunication de Dieu au coeur de l’histoire du salut.
Tous les éléments ont une grande importance pour découvrir le sens et la validité de la considération du peuple crucifié comme sacrement historique du salut. Cependant, il existe un autre aspect qui mérite d’être éclairci : c’est en portant, en se chargeant des péchés du monde que le peuple devient sacrement du salut. Comment comprendre cette affirmation ? Est-ce en remplaçant les pécheurs, en se mettant à leur place que le peuple crucifié devient une bonne nouvelle ? Est-ce Dieu qui exige un sacrifice nécessaire pour se réconcilier avec le monde ? Si le peuple crucifié se charge du péché, une conversion du pécheur ne sera-t-elle pas encore nécessaire, de même que celle du pauvre ? Il y a plusieurs questions qui surgissent au moment d’affirmer que le peuple crucifié, en portant le péché, devient sacrement historique du salut. Un travail s’impose pour ne pas détourner l’affirmation. Devant ces points d’interrogation, il faut préciser que le lien entre le fait de porter le péché et le salut n’est pas automatique, il ne réside pas dans un transfert du péché de l’oppresseur à la victime. La souffrance, la mort, expression du péché, ne sont pas des sources, ni même des principes sotériologiques. Le fait de porter les péchés du monde ne justifie aucune théorie sacrificielle où Dieu apparaîtrait comme la cause des sacrifices humains. La catégorie du sacrifice, dans le cas du peuple crucifié, pose de sérieuses difficultés au moment d’interpréter la façon dont ce peuple devient sacrement du salut. Porter les péchés du monde n’est pas une volonté imposée par Dieu au peuple ; c’est le peuple crucifié qui de manière libre et par un grand amour accepte de porter les péchés. Porter les péchés est la conséquence de la suite de Jésus, de la défense la cause de Dieu, en obéissance et fidélité jusqu’au bout. Porter les péchés est alors un moment salvifique qui ne peut pas être compris séparément de l’annonce, de la praxis, et de la mise en marche du royaume : il fait partie de l’ensemble de l’événement salvifique.
Deux principes herméneutiques sont fondamentaux pour bien comprendre le salut historique que porte le peuple crucifié : celui de la dépendance où s’affirme la pensée que toute la sotériologie historique qu’assume le peuple crucifié doit être éclairée par la christologie ; et celui de la totalité où s’affirme l’idée que la mort pour nous, dans le cas de Jésus-Christ et aussi dans le cas du peuple crucifié, ne peut pas être comprise en dehors d’une existence pour les autres et pour le tout Autre. On trouve plus pertinent, dans le cas du peuple crucifié, d’interpréter le lien entre le fait de porter les péchés du monde et le salut à partir de la catégorie de pro-existence qui a produit un renouvellement dans la christologie et la sotériologie contemporaines. Cette catégorie aide à comprendre, dans une totalité et une continuité, le sens salvifique de porter les péchés : la mort pour nous, dans le cas du peuple, n’est pas séparée d’une existence pour les autres.
Sans oublier le scandale et les causes historiques de la souffrance et de la mort des peuples crucifiés, la catégorie de pro-existence aide à dépasser une lecture qui ne serait pas liée à l’existence pour-les-autres : si les peuples crucifiés ressemblent dans leur mort et leur crucifixion au serviteur souffrant et au Christ crucifié, c’est parce que ces peuples ont vécu leur foi, leur existence, leur engagement, leur relation avec Dieu, leur solidarité, dans la dynamique d’une kénose libre et aimante, dans un être-pour-les-autres. La mort pour la mort, la souffrance pour la souffrance, séparées de la suite de Jésus, de l’annonce, de la praxis et de la mise en marche du royaume, n’ont pas une valeur positive et salvifique. La mort sans connexion avec l’existence « pour » peut réduire la totalité de l’événement salvifique. Dans le cas du peuple crucifié, la catégorie de pro-existence permet de mettre en continuité la mort, la souffrance avec une foi réalisée, engagée et solidaire jusqu’au bout : une foi qui démontre une obéissance et une fidélité vécues dans la dynamique amoureuse de la volonté salvifique du Père et des êtres humains. C’est ainsi que la pro-existence met en relation le sens salvifique de porter les péchés du monde, avec l’annonce, la praxis et la mise en marche du royaume de Dieu, mais aussi avec le Dieu Père, et sa volonté salvifique. La pro-existence du peuple est comprise comme un être-pour-les-autres, pour les êtres humains, pour un grand amour, mais ce « pour » les autres trouve sa racine et son sens dans un Dieu miséricordieux, amoureux, un Dieu qui livre au monde son Fils par amour : c’est la crédibilité et l’efficacité de l’amour de Dieu exprimé dans la Croix et la résurrection qui font jaillir l’amour et la kénose humaines. C’est dans la kénose intratrinitaire du Père qui livre son Fils, et la kénose historique du Fils dans la totalité de sa vie, jusqu’à la Croix, que la pro-existence kénotique, libre et aimante du peuple crucifié devra se nourrir.
La catégorie de pro-existence met en relief non seulement la continuité entre une mort pour et une existence pour, entre croix et royaume, mais aussi la valeur des deux mouvements à l’intérieur de cette pro-existentialité. Un mouvement horizontal, c’est-à-dire une solidarité active, une kénose aimante et libre envers le prochain, et en même temps un mouvement vertical, c’est-à-dire une communion entre les êtres humains et le Dieu du royaume : un Dieu qui a une volonté salvifique pour le monde, dont la médiation est le royaume. Dans ce mouvement vertical, on constate que c’est la pro-existentialité première de Dieu, exprimée kénotiquement, ad extra dans la trinité économique et ad intra dans la trinité immanente, qui nourrit constamment et soutient la pro-existence historique du peuple crucifié. La pro-existence horizontale est alors une réponse historique devant une réalité qui demande une conversion, une réconciliation. Elle est la foi réalisée, la réponse à la grâce, à la gratuité de l’amour de Dieu, à sa volonté salvifique. La pro-existentialité du peuple crucifié est alors un acte de foi qui n’oublie ni l’objet de la foi, Jésus-Christ, vrai Dieu, vrai homme, Parole de Dieu, sacrement du Père, ni sa cause, le royaume de Dieu. Dans ce contexte il faut préciser que la pro-existentialité du peuple représente, de manière sacrementelle, la pro-existentialité de Jésus, et que la pro-existentialité de Jésus-Christ est le fondement et la source où se trouvent le sens et la profondeur de la pro-existentialité du peuple crucifié. On peut affirmer qu’il existe une corrélation entre la pro-existentialité trinitaire et la pro-existentialité du peuple crucifié.
En vivant son existence dans la dynamique d’être-pour-les-autres, de service, d’amour fidèle jusqu’au bout, le peuple crucifié communique des valeurs chrétiennes et humaines. Dans son engagement libre pour l’amour des êtres humains et par sa fidélité radicale à la vérité de Dieu, à sa volonté salvifique, le peuple crucifié favorise une humanisation. Le peuple crucifié, en vivant sa pauvreté d’une manière déterminée — en termes ellacuriens une pauvreté avec esprit —, transmet amour, pardon, solidarité, espérance. C’est à partir d’une foi réalisée que le peuple, en communiquant ses valeurs chrétiennes et humaines, interpelle et invite le monde à la conversion et à se mettre à la suite de Jésus.
Le salut que porte le peuple crucifié est en lien avec l’humanisation de l’humanité : humanisation qui mènera à la construction d’une nouvelle civilisation, à la libération intégrale de la création et des créatures viciées par le péché du monde, à la réconciliation entre les êtres humains. Le peuple crucifié en étant un peuple pro-existant peut aussi susciter, à travers son témoignage, sa fidélité, son obéissance et son grand amour, la conversion et de nouveaux engagements vers l’instauration du royaume de justice. Le salut que porte le peuple se trouve alors dans la ligne de l’humanisation, mais aussi dans la dynamique parénétique, initiatique. C’est-à-dire que la pro-existentialité amoureuse, libre et kénotique du peuple crucifié conduit les êtres humains à poursuivre l’oeuvre salvifique du Fils. La pro-existence du peuple crucifié n’exclut pas la nécessité de la conversion et de la responsabilité historique qu’a le peuple de Dieu ; au contraire, cette pro-existence, en étant initiatique, suscite de nouveaux médiateurs et de nouvelles médiations historiques vers l’anticipation historique du royaume de Dieu.
Le peuple crucifié, dans la dynamique du mouvement horizontal de la pro-existence, c’est-à-dire d’un amour ultime envers les êtres humains, humanise. Cependant le salut ne peut pas se réduire à une humanisation quelconque. Il faut ajouter aussi que celle-ci est la voie et le chemin qui permet à tous les êtres humains et à tout l’être humain de parvenir à une communion et à une participation à la vie trinitaire. Le peuple crucifié humanise l’humanité non pas d’une manière automatique, mais en suivant Jésus, en poursuivant sa cause, il transmet des valeurs comme l’amour, la solidarité et le pardon. C’est ainsi que les valeurs n’apparaissent pas sans une foi réalisée dans l’amour et l’espérance, dans la dynamique du pro nobis. Ce salut historique que porte le peuple en humanisant l’humanité se trouve lié à l’annonce, la praxis et la mise en marche du royaume. À partir de cette suite de Jésus, en se configurant au Christ, le peuple crucifié communie avec la volonté de Dieu, avec son alliance. Le salut historique du peuple crucifié dans la ligne de l’humanisation, de sa dimension initiatique mène à une participation, dans le sens de communion avec la volonté dernière de Dieu, à la vie trinitaire. Sans l’inclusion au Christ, sans une communion avec sa cause pour le monde, le royaume, le salut comme simple humanisation pourrait perdre son identité et son authenticité.
Nous considérons que la pro-existence, dans le cas du peuple crucifié, est une catégorie qui permet une compréhension plus adéquate du lien entre porter les péchés du monde et le salut : la pro-existence permet de comprendre dans une totalité et continuité le sens positif et salvifique des « croix historiques ». Cependant, comme catégorie humaine construite, la pro-existence ne pourra pas épuiser la profondeur de la considération du peuple crucifié comme sacrement historique du salut : accepter et comprendre qu’en portant les péchés du monde, ce peuple devient sacrement du salut, est un acte de foi et fait partie du mystère de Dieu, d’un Dieu qui s’est autorévélé à travers les plus pauvres. La catégorie de pro-existence permet de comprendre théologiquement pourquoi le salut apporté par le Christ passe par un peuple crucifié ; de saisir, à la lumière de la totalité de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, le sens de la sotériologie historique que celui-ci porte. Cependant, cette catégorie n’exprime pas toute la profondeur de ce mystère salvifique. La pro-existence ne prétend pas épuiser le sens du salut historique que le peuple crucifié porte. On pourrait alors, en partant du principe herméneutique de dépendance, travailler des interprétations à partir de catégories non pénales comme la substitution, la satisfaction ou le sacrifice. C’est ainsi que l’interprétation du sens salvifique de porter les péchés du monde reste une question ouverte. Il faut préciser finalement que le salut ne dépend pas du peuple crucifié, celui-ci est seulement un médiateur historique subordonné au médiateur définitif, Jésus-Christ, sauveur absolu. Le peuple crucifié accepte le don du salut déjà donné de manière unique et eschatologique, et le concrétise en suivant Jésus, en poursuivant sa cause. S’il arrive que, dans l’actualité, les peuples crucifiés ne portent pas un salut historique, c’est parce que ces peuples crucifiés sont aussi contaminés par leur propre péché et celui de l’oppresseur.
Appendices
Notes
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[1]
Jon Sobrino naît à Barcelone, en Espagne, le 27 décembre 1938. Dix-huit ans plus tard, en 1956, il entre dans la compagnie de Jésus et est ordonné prêtre en 1969. Depuis 1957, il appartient à la province d’Amérique centrale en demeurant habituellement au San Salvador. Jon Sobrino obtient une licence en philosophie et lettres et une maîtrise en génie de l’Université de St. Louis aux États-Unis (1963-1965) et un doctorat en théologie de la Hochschule Sankt Georgen à Frankfurt (1975). Sa thèse de doctorat porte sur El significado de la Cruz y la resurrección de Jesús en las cristologías sistemáticas de W. Pannenberg et J. Moltmann. Actuellement, Sobrino est professeur de théologie à l’Université José Simeon Cañas au San Salvador, responsable du centre de pastoral Monseigneur Oscar Arnulfo Romero et directeur de la Revue latino-américaine de théologie.
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[2]
Cet article s’est inspiré des recherches et des apports les plus significatifs de ma thèse de doctorat en théologie, intitulée : Le peuple crucifié, porteur d’une sotériologie historique : comment ce peuple, en portant les péchés du monde, devient sacrement du salut (thèse soutenue le 19 juin 2006 à l’Université Laval).
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[3]
La volonté salvifique a une médiation qui est le royaume de Dieu et un médiateur, Jésus-Christ. La volonté salvifique de Dieu n’est pas par conséquent abstraite, Elle a dans l’histoire du salut un centre : Jésus de Nazareth, le médiateur définitif et la médiation à travers laquelle Dieu incarne et concrétise son dessein d’amour, de justice et de libération.
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[4]
Cependant le salut ne s’épuise pas dans ces médiations historiques qui cherchent à le rendre présent au coeur du monde. Celles-ci permettent d’une manière déficiente et partielle d’anticiper, dans l’histoire humaine, la bonne Nouvelle du Jésus-Christ mort et ressuscité. Le salut sera un présent toujours ouvert au futur : ni les institutions, ni les êtres humains ne peuvent réduire à des expressions historiques la plénitude de l’oeuvre salutaire du Père, manifestée définitivement dans le Fils.
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[5]
Si on parle des médiateurs historiques, ils seront toujours subordonnés au médiateur définitif de la volonté salvifique de Dieu : Jésus-Christ. Dans cette même ligne, il faut dire aussi que les médiations historiques ne pourront pas épuiser la manifestation définitive du royaume, c’est-à-dire de la médiation de la volonté salvifique de Dieu. Les médiations historiques et les médiateurs du salut se trouveront continuellement subordonnés à Jésus-Christ et à son royaume. Quand les médiations historiques et les médiateurs se comprennent comme réalités indépendantes, ils perdent leur authentique sens salvifique, car ils ne peuvent pas être considérés comme des sources dernières et définitives du salut.
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[6]
Pour Sobrino l’influence des conférences épiscopales latino-américaine de Medellin et de Puebla est déterminante pour comprendre le Christ et l’élaboration postérieure de christologies en Amérique latine. Voici de manière synthétique quelques éléments : 1) le mystère du Christ se présente à partir de son aspect salvifique, en introduisant dans la sotériologie la dimension historique du salut ; 2) le Christ se révèle comme homo verus, homme véritable ; cette présentation centrée sur la corrélation Jésus-pauvres-pauvreté est un point central dans les récits évangéliques et un point privilégié pour présenter l’humanité du Christ en Amérique latine ; 3) les pauvres seront considérés comme lieu d’accès possible au Christ ; ils sont un lieu théologal où se trouve la présence du Christ (cf. Jon Sobrino, Jésus en Amérique latine : sa signification pour la foi et la christologie, Paris, Cerf, 1986, p. 18-22).
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[7]
Ibid., p. 17.
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[8]
Ibid., p. 24.
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[9]
Ibid., p. 26-27.
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[10]
Pour Sobrino, ce retour au Jésus historique dans la réflexion christologique est l’aboutissement de tout le processus de récupération de l’humanité de Jésus dans lequel Karl Rahner a joué un rôle essentiel. Pour approfondir, consulter Karl Rahner, Écrits théologiques, t. 3, Bruges, Desclée de Brouwer, 1959, p. 96.
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[11]
Sobrino, Jésus en Amérique latine, p. 34.
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[12]
Ibid., p. 134.
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[13]
Id., Jesucristo liberador : lectura histórico teológica de Jesús de Nazareth, Madrid, Trotta, 1997.
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[14]
Id., « La mort de Jésus et la libération dans l’histoire », dans Jacques Van Nieuwenhove, dir., Jésus et la libération en Amérique latine, Paris, Desclée, 1986, p. 235.
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[15]
La réalité du « tiers-monde » est vaste et complexe. Dans la pensée sobrinienne, on trouve l’emploi de ce terme au singulier quand le théologien fait référence à la réalité de l’Amérique latine et de l’Amérique centrale, et au pluriel quand il fait allusion à la réalité plus vaste des pays africains, asiatiques, etc. Sans laisser de côté ce monde complexe du « tiers-monde » et des « tiers-mondes », Sobrino aura comme lieu social référentiel la réalité salvadorienne. Rosino Gibellini, devant le terme « tiers-monde », précisera : « Le tiers-monde est une réalité vaste et complexe, qui comprend l’Amérique latine, les Caraïbes, l’Afrique, l’Asie et l’Océanie méridionale. C’est pourquoi l’on parle aussi des “tiers-mondes” dans la mesure où le tiers-monde est une réalité à plusieurs faces […]. » Voir Gibellini, Panorama de la théologie au xxe siècle, Paris, Cerf, 1994, p. 515-516. Le même auteur précisera que l’expression « tiers-monde », pour vague et imprécise qu’elle soit, s’est imposée dans la littérature scientifique. Cette expression peut se référer malgré certaines imprécisions aux pays sous-développés, aux pays en voie de développement, aux pays pauvres ou aux pays du Sud.
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[16]
Sobrino, Jésus en Amérique latine, p. 264.
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[17]
Clodovis Boff, Théorie et pratique : la méthode des théologies de la libération, Paris, Cerf, 1990, p. 233-234.
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[18]
On comprend par sacrement un signe historique et ecclésial qui manifeste, d’une façon toujours subordonnée et dérivée, la grâce et l’amour de Jésus-Christ envers les êtres humains : c’est dans ce peuple que l’union de grâce intérieure avec Dieu dans le Christ devient visible et est réalisée par le signe social extérieur. Le sacrement devient signe historique en incorporant à travers la suite de Jésus, en paroles et gestes, en prédication et praxis, le message et la praxis du Christ dans la complexité de l’histoire.