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Le chapitre II 19 des Seconds Analytiques, qui traite de l’origine du savoir et de l’acquisition des principes de la science, représente l’une des pièces maîtresses du corpus aristotélicien, de même que l’un des textes-clés de l’histoire de l’épistémologie. Dans ce qui constitue, pour une part, la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 1999 à l’Université Laval, Paolo C. Biondi nous en propose une nouvelle traduction anglaise accompagnée, en regard, du texte grec établi par W.D. Ross (p. 14-19), et suivie d’un commentaire (p. 21-65), d’une longue « analyse critique » (p. 69-261), et d’un appendice portant sur « la causalité de l’acte de noêsis » (p. 263-277).
La traduction est, dans l’ensemble, fidèle et soignée, et l’auteur justifie et nuance pertinemment ses principaux choix. Par exemple, considérant que « the term habit has other connotations in contemporary English that may cause confusion » (p. 29), il choisit de rendre le mot ἕξις, qui apparaît six fois en II 19, par « state », mais observe avec raison que « habit has the advantage of better manifesting the developmental character of cognitive life since a habit is nothing other than a capacity’s developed ability to act » (ibid.). Quant au terme νοῦς, qui est utilisé cinq fois dans le développement final des Seconds Analytiques, et que plusieurs commentateurs récents choisissent de traduire simplement par « intellection », Biondi préfère maintenir la traduction, plus traditionnelle, par « intuition » ou « intuitive knowledge », arguant notamment du fait, qui paraît irréfragable, qu’appeler « intellection » le phénomène désigné en 100b5-17 par le terme νοῦς « tells us nothing more than that it is an activity of the intellect, whereas calling it an intuition or an act of intuition opens the door to specifying the nature of this activity in contradistinction to the rational-discursive operation of the intellect » (p. 11). À d’autres endroits, toutefois, l’auteur est capable de faire preuve d’originalité, comme l’illustre, dans le développement des lignes 99b34-100a9, son heureuse traduction du syntagme γίνεσθαι λόγον (100a2) par « an order is generated », ce qui donne, dans le contexte de la phrase : « After many […] persistent perceptions have been generated (in the soul(, another difference arises such that for some animals an order is generated from the persistence of such (perceptions( ; for others, this does not (occur( » (p. 17 ; nous soulignons). Cette traduction de λόγος par « order », plutôt que par « notion » ou « concept », « is an attempt to reconcile two points : first, the affirmation that experience is composed of many memories ; and secondly, the fact that λόγος refers to the intellect » (p. 39). En fait, selon Biondi, par cet emploi du terme λόγος, Aristote entendrait signifier qu’à un certain moment du processus qui, partant de la perception sensible, culmine dans l’acquisition des principes de la science, « sense cognition acquires a certain order and level of organization […] due to the presence and influence of the intellect on sense » (ibid.). On touche ici à la thèse centrale de l’ouvrage, selon laquelle, contrairement à ce que pourrait suggérer une lecture empiriste d’Aristote, « perception, in the case of humans at least, is already from the start intellectual or intelligible, or at least potentially so » (p. 35), et selon laquelle, partant, l’intellect accompagnerait naturellement, en bon aristotélisme, les opérations du sens. De fait, cette thèse — qui ne rencontre sans doute pas, à l’heure actuelle, l’aval d’une majorité de commentateurs — paraît trouver un étai solide dans la brève remarque formulée par Aristote en 100a16-b1 : καὶ γὰρ αἰσθάνεται μὲν τὸ καθ’ ἕκαστον, ἡ δ’ αἴσθησις τοῦ καθόλου ἐστίν, remarque que Biondi traduit (un peu librement ici, puisque αἰσθάνεσθαι revêt une forme conjuguée) par « for though the act of [sense-]perception is of the particular, the capacity of [sense-]perception is of the universal » (p. 17). En affirmant dans cette phrase, elliptiquement mais clairement, que l’αἴσθησις, qui est activée par les objets particuliers, porte elle-même — au moins d’une certaine façon — sur l’universel, le Stagirite paraît, ipso facto, admettre que son activité peut d’emblée être pénétrée par l’intellect ; et, ce faisant, il évite de poser une séparation complète ou trop accentuée entre les deux facultés, c’est-à-dire une séparation telle qu’elle rendrait insoluble l’épineux problème de la transition entre le particulier et l’universel (voir notamment p. 35 et 56).
Le commentaire qui fait suite à la traduction constitue probablement la partie la plus utile de l’ouvrage. Chacune des nombreuses difficultés textuelles ou philosophiques qui hérissent le texte est décrite de point en point par Biondi, et les multiples interprétations proposées par les aristotélisants depuis l’Antiquité sont répertoriées et résumées, par lui, avec la plus scrupuleuse objectivité. L’auteur nous offre ainsi, en un peu plus d’une quarantaine de pages, un précieux guide de lecture, doublé d’une passionnante traversée de l’érudition. Il s’agit, à maints égards, de l’étude d’ensemble la plus attentive et la plus fouillée du chapitre II 19 ; et l’on est en droit d’espérer qu’elle s’imposera, par l’érudition dont elle témoigne, comme une référence. Prenant avec résolution le contre-pied d’une « interprétation minimale » (minimal reading) du texte, c’est-à-dire d’une interprétation réglée sur « the assumption that II.19 should be understood for the most part with reference to internal evidence » (p. 22), Biondi se fraie un chemin au travers des difficultés, et développe ses propres interprétations, qui serrent toujours au plus près le texte, dans l’optique d’une « interprétation maximale » (maximum reading), selon laquelle « the brief outline presented in (II.19( is meant to be filled in with all the pertinent details that can be found throughout the corpus aristotelicum » (p. 23). On appréciera notamment, parmi les nombreux résultats livrés par cette approche, la description détaillée des différents principes susceptibles d’être acquis par induction. Contre une interprétation exclusive, qui limiterait ces principes aux propositions immédiates composant les démonstrations, Biondi fait valoir, de façon convaincante, que le propos de II 19 s’accommode en fait, dans sa généralité, à tous les principes, c’est-à-dire à la fois aux principes prochains de la science démonstrative que sont les prémisses des démonstrations, et aux autres principes, comme les moyens termes, les hypothèses et les axiomes (voir p. 24-28).
Dans son « analyse critique », qu’il conçoit non pas seulement comme une analyse philologique ou historique, mais comme une contribution à part entière à la psychologie philosophique, Biondi s’applique à décrire par le menu ce qui constitue, dans son optique, le fondement ultime et largement implicite du propos d’Aristote en II 19 : l’ensemble des différentes capacités cognitives imparties aux êtres humains, dont le fonctionnement harmonieux assure une connaissance du monde extérieur. Estimant qu’on n’a pas suffisamment sondé, du moins dans les publications récentes, la relation entre le raisonnement syllogistique et l’acte noétique, l’auteur propose d’abord un développement sur la logique et la science (chapitre 1), puis offre des exposés, tous bien étoffés, sur la sensation et l’expérience (chapitre 2), l’induction (chapitre 3), et « le νοῦς comme intuition » (chapitre 4). Ces chapitres sont bien entendu l’occasion, pour l’auteur, de réaffirmer et de développer sa thèse selon laquelle l’intellect accompagne d’emblée les opérations du sens. On sort de la lecture de ces chapitres, de même que de celle de l’appendice, avec une compréhension accrue de plusieurs des aspects encore actuels de l’aristotélisme.
C’est donc sans réserve aucune que l’on saluera la parution de cet ouvrage, qui constitue, à n’en pas douter, une contribution notable et stimulante aux études aristotéliciennes.