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Ce livre aborde une question centrale dans la modernité : le statut de la réalité extérieure. En effet, depuis Descartes qui a posé au principe de toute la philosophie, comme certitude première et fondamentale, son célèbre cogito, le problème principal pour la pensée au sens large du terme est de sortir d’elle-même et d’établir qu’il existe pour elle un objet qui n’est pas elle, dont l’existence n’est pas réductible à son intelligibilité, à la connaissance qu’elle en a. Si, tel que l’affirme le cogito cartésien, la pensée est le critère même de la vérité — puisqu’il faut éprouver la certitude et la clarté pour affirmer la vérité de quoi que ce soit — comment la pensée peut-elle sortir d’elle-même et atteindre une réalité qu’elle n’est pas ? D’autre part, si toute science implique certitude et clarté, peut-il y avoir connaissance sans nécessité, voire sans nécessité absolue ? Comment serait-il possible de connaître quoi que ce soit avec la plus grande certitude et dans la plus complète clarté, s’il n’est aucunement possible de faire ressortir la nécessité de l’existence de la réalité connue, et d’en manifester la nature, par la voie d’une démonstration qui manifeste sa conclusion de manière nécessaire ? Il est pourtant évident, cependant, que l’expérience que nous avons des choses, de la réalité, n’en est pas une qui soit traversée de part en part par la nécessité absolue, puisqu’il est évident que tous les êtres naturels sont sujets au devenir. Cela étant, il semble bien que l’exigence de certitude de la pensée pour connaître entre en contradiction manifeste avec la réalité qu’elle tente de connaître, laquelle ne nous apparaît que dans sa mouvance même. Comment donc, encore une fois, établir avec certitude que la pensée possède un objet, qu’il existe une réalité connaissable indépendante d’elle, en partant de la pensée elle-même ?
Tel est le problème auquel s’attaque Jean-René Vernes dans cet ouvrage succinct. L’auteur va plus loin et ajoute un certain nombre de difficultés, avant de tenter d’apporter des éléments de solution. Il renvoie à la critique de la causalité opérée par Hume. Pourquoi la causalité ? Si, pour connaître, la pensée ne peut se passer d’une forme de nécessité, car on ne saurait posséder de science de ce qui est absolument contingent et donc par nature complètement indéterminé, il faut bien, dès lors, qu’il existe dans la réalité même, si tant est que l’on puisse la connaître, une forme de nécessité. Or la « réalité » est sujette au devenir, à un changement incessant. Comment pourrait-il exister au sein même d’une réalité mouvante par définition quelque forme de nécessité, si ce n’est par le truchement de liens nécessaires entre les choses ? Cela n’est-il pas justement ce que nous entendons par causalité ? C’est ici que les développements de Hume, avance Jean-René Vernes, sont pertinents. En effet, selon Hume, ce que le sens commun établit comme des relations de causalité, en présupposant l’existence de réalités sous-tendant les perceptions qui pour nous semblent reliées nécessairement les unes aux autres, n’est en fait qu’une série de successions dont il est impossible de manifester l’absolue nécessité. Ce à quoi se livre Hume est en fait la tentative de « démontrer l’origine empirique de la notion de cause » (p. 27). En pareille hypothèse, il s’avère impossible de démontrer, par la causalité justement, l’existence nécessaire d’un être en dehors de la pensée, l’empirique étant désormais inéluctablement dominé par la contingence. D’où il suit que « désormais, on ne pourra plus faire de celle-ci [la notion de cause] un usage métaphysique et conclure de nos perceptions à l’existence d’un être quel qu’il soit, extérieur à notre conscience. Le penseur découvre tout à coup qu’il est enfermé dans sa propre conscience comme un prisonnier dans sa prison » (p. 27). Voilà que les ténèbres s’épaississent de plus en plus : non seulement sommes-nous enfermés en nous-mêmes, mais le moyen privilégié pour en sortir, à savoir le principe de causalité, qui pouvait servir à manifester l’existence d’une réalité extérieure, est infirmé par les arguments de Hume.
Comment dénouer l’impasse ? La position de Jean-René Vernes se résume ici en trois points : « 1/ L’expérience ne nous permet de saisir directement que des pensées, non des objets matériels extérieurs à la conscience, 2/ Le principe de causalité, dont nous croyions saisir la nécessité a priori, ne peut pas nous servir dans cette démarche, car il tire sa validité de l’expérience, [et enfin] 3/ l’existence des lois universelles établies par les sciences physiques a besoin d’une explication » (p. 34). Ces trois thèses étant posées, il est facile d’entrevoir la solution au problème que proposera l’auteur. Du discrédit de la causalité suit naturellement que l’expérience ne peut être le principe d’une démonstration certaine de l’existence d’une réalité extérieure à la pensée. Il s’ensuit en outre ipso facto que ce principe ne peut plus être que la pensée, car « la seule explication possible de l’ordre perceptif réside dans la pensée elle-même » (p. 78). L’auteur se voit de la sorte contraint de proposer une forme de rationalité autre que la rationalité démonstrative, exigeant une nécessité apodictique, et d’introduire une forme de rationalité qui admette l’indéterminé.
Or, prétend Jean-René Vernes, tel est justement le cas de la rationalité qui se découvre au principe des probabilités. Celles-ci se manifestent en des lois selon lesquelles il est impossible de déterminer un cas particulier donné, mais au contraire possible de dégager les caractéristiques générales d’un ensemble de réalités probables. Ainsi peut-on prédire que, sur un nombre élevé de lancers de dés, les six faces sortiront chacune pour 1/6 des occurrences sans qu’on soit pourtant en mesure de dire quelle face sortira à la suite de tel ou tel lancer particulier. Puisqu’il est possible de dégager des lois générales de ce qui n’est pas déterminable particulièrement, il est partant nécessaire, avance Jean-René Vernes, qu’existe en nous une rationalité qui, à l’opposé de la démonstration géométrique, comporte des composantes aléatoires, indéterminées. À supposer qu’une telle faculté existe, il s’ensuit que le contingent existe dans la raison elle-même et qu’il est dès lors possible de le projeter hors de la pensée et de manifester ainsi l’existence d’une réalité extérieure à nous. Bref, le possible se trouvant a priori en l’intelligence, toute la réalité s’y trouve donc, et il est par suite permis d’avancer que « la réalité — c’est-à-dire la perception — doit être conforme à notre pouvoir de l’imaginer » (p. 65). Bref, « le principe de probabilité a priori est donc auto-justificateur, au même titre que les principes logiques. Il repose sur un fait, dont nous constatons la vérité dans l’exercice de notre propre pensée. Il n’a pas besoin d’une justification qui lui serait extérieure » (p. 73).
Quelle est la portée réelle de ces thèses ? Un premier problème saute aux yeux. Il y a lieu de se demander si cette démarche n’est pas soumise à une petitio principii, présupposant en somme de manière constante la réponse au problème qu’elle essaie de résoudre. Car si le problème est de savoir comment la pensée peut accéder au réel, cela implique que ce qui est antérieur dans l’expérience de la connaissance est la pensée et non ce qu’elle connaît. Jean-René Vernes présente les critiques de Descartes et de Hume comme valables, sans toutefois marquer à quel point ces dernières présupposent soit l’antériorité de la pensée sur le connu dans l’expérience de connaître, soit le fait que l’expérience ne comprendrait en elle-même aucune forme de nécessité. Rien de cela n’est jamais remis en question dans l’ouvrage.
Il n’empêche que ne saurait résulter, en aucun cas, de la démonstration de l’existence d’une contingence a priori dans la pensée, l’existence d’une contingence dans la réalité et encore moins l’existence d’une réalité extérieure à la pensée, puisqu’une telle démonstration présupposerait d’emblée la correspondance entre la pensée et la réalité extérieure, ce qu’il s’agit justement de prouver ou de réfuter. Il y a lieu d’examiner de plus près, en outre, si la tentative kantienne de démontrer la fondation du connaître sensible dans l’activité synthétique des catégories de l’entendement correspond à l’expérience que nous avons de la connaissance sensible. Comment, qui plus est, expliquer l’ignorance qui préside à toute vie humaine et se manifeste avec le plus d’évidence dès l’aube de l’existence humaine, si notre connaissance nous vient de nous-mêmes ? Pourquoi ne pas affirmer plutôt, à l’instar de beaucoup de penseurs, et en accord avec le sens commun, que le réel nous est simplement donné ?
Considérons encore autrement le problème. À supposer qu’on suive Jean-René Vernes à propos de Descartes et de Hume en leur donnant raison de disqualifier, l’un, la connaissance sensible, l’autre la notion de causalité, il apparaît dès lors nécessaire de prendre pour principe premier de toute pensée la pensée elle-même. Ce qui implique qu’il faudra, par voie de conséquence, démontrer l’existence de toute réalité extérieure. Mais l’existence des réalités extérieures est-elle si obscure au départ ? N’est-ce pas plutôt la nature des réalités extérieures qui est souvent obscure et non leur existence ? Comment douter de l’existence de ce que l’on touche avec la main ? Le toucher ne nous montre-t-il pas d’emblée à la fois notre existence et celle de ce qu’on touche ? Ne nous méprenons pas : l’antériorité du connu sur la pensée se situe dans l’ordre du devenir, du mouvement de la connaissance, et non dans l’ordre de l’être en tant que tel, car selon ce dernier point de vue, la pensée est toujours antérieure, puisqu’elle doit comprendre pour pouvoir mettre en question. Pourquoi donc la pensée moderne s’est-elle infligée tant de détours pour répondre de la connaissance ? Le grand mérite de ce livre est de susciter à neuf ces questions fondamentales.