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Le 5 septembre 2016, des transporteurs routiers et maritimes participent au blocage de la rocade qui mène au port de Calais pour protester contre la situation migratoire que connaît la ville. Sur un des camions est inscrit : « Nous ne sommes pas des passeurs de migrants. Tous ensemble libérons Calais ». Dans un contexte d’intense renforcement des contrôles frontaliers dans cette région depuis près de vingt ans, se démarquer de la figure du passeur pour endosser le rôle d’« auxiliaire de police » (Guiraudon, 2002 : 61) est un enjeu qui cristallise les relations entre les transporteurs et les gouvernements anglais et français. Cet article s’intéresse à ces acteurs qui, au tournant des années 2000, se sont vus déléguer le travail de surveillance de la frontière franco-britannique et qui participent, depuis, aux logiques de redéploiement de l’État en matière de contrôles migratoires.

Le transfert du contrôle des déplacements aux compagnies de transport n’est pas récent (Torpey, 1998), mais il s’est intensifié en Europe depuis les années 1980. À la frontière franco-britannique, il se matérialise notamment par l’augmentation des amendes encourues outre-Manche si des passagers sans-papiers sont découverts à l’arrivée dans les camions, les navires, les trains ou les avions. Cette pression financière du gouvernement anglais vise à rendre responsables les entreprises de transport de l’application des contrôles migratoires.

En se centrant sur les transporteurs maritimes et routiers, cet article revient sur les enjeux et les modalités du transfert d’une mission régalienne à des entreprises privées, ainsi que sur les logiques discrétionnaires des contrôles. Ce faisant, il s’interroge sur le pouvoir d’État depuis un point de vue particulier : celui de sa mise en oeuvre par des acteurs privés. Cette réflexion apporte une contribution aux travaux sur la délégation du contrôle migratoire aux transporteurs (Clochard, 2015 ; Guiraudon, 2002 ; Le Bourhis, 2001 ; Maquet et Burtin, 2018 ; Walters, 2008) en les faisant dialoguer avec des enquêtes sur le pouvoir discrétionnaire des agents de terrain dans l’application des politiques publiques (De Barros, 2008 ; Dubois, 2010 ; Lipsky, 1980 ; Spire, 2005, 2017). Alexis Spire définit le « pourvoir discrétionnaire » comme la marge de manoeuvre laissée aux agents subalternes dans l’application quotidienne des textes juridiques (Spire, 2017 : 93). Dans le cadre d’agents publics, la littérature autour de ces marges de manoeuvre est abondante, mais elle est beaucoup moins étoffée lorsqu’il s’agit de délégation à des acteurs privés. Pourtant, cette approche des street-level bureaucrats peut « s’appliquer à des acteurs extérieurs à l’administration, dès lors qu’ils constituent un chaînon essentiel de la mise en oeuvre de l’action publique » (Weill, 2014). Ici, la délégation du contrôle aux employés d’entreprises privées de transport vient remettre en question, sous un nouveau jour, le redéploiement de la frontière, mais aussi l’application discrétionnaire du contrôle par des acteurs qui, contrairement aux agents des guichets et aux policiers, ne sont pas des professionnels de ce domaine.

Après avoir exploré la stratégie politique menée par le gouvernement anglais pour impliquer les transporteurs dans le champ du contrôle migratoire, nous montrerons comment l’entrée en scène de ces acteurs privés a conduit à étendre les espaces de matérialisation de la frontière aux camions et aux navires. En plaçant la focale sur les employés de ces entreprises — agents du pont sur les ferries et chauffeurs routiers —, nous documenterons les logiques professionnelles, économiques et morales qui les conduisent à appliquer de manière discrétionnaire ces missions de police. Ce faisant, nous proposons de contribuer à l’analyse de la fabrique quotidienne des politiques publiques.

1. La délégation du contrôle : une stratégie politique britannique

Le rôle des transporteurs dans le contrôle actuel de la frontière franco-britannique est le résultat d’actes politiques précis mis en oeuvre depuis la fin des années 1980. Il s’inscrit dans une stratégie du gouvernement britannique de transfert des missions de police à la fois au gouvernement français et à des acteurs privés.

La première étape de cette stratégie est celle de l’externalisation du contrôle à la police française. L’Angleterre n’ayant pas pris part aux accords de Schengen, la frontière franco-britannique constitue une frontière extérieure de l’espace de libre circulation et ce sont des accords bilatéraux qui définissent la localisation et les modalités de la surveillance. Le traité du Touquet de 2003 est un des moments clés de ce processus : il marque à la fois une délocalisation de la frontière, avec la mise en place de bureaux de contrôles juxtaposés français et britanniques dans les ports transmanche, et une délégation de la surveillance, car la France s’engage à une vérification à 100 % des poids lourds qui quittent son territoire en utilisant du matériel de détection humaine[1] mis à disposition par l’Angleterre.

La seconde étape, qui se construit parallèlement à cette prise en charge du renforcement de la frontière par le gouvernement français, est celle de la délégation du contrôle à des entreprises de sécurité privées et à des entreprises de transport. Pour les premières, il s’agit d’une délégation volontaire par la privatisation de l’enfermement des personnes migrantes et de leur surveillance. Les entreprises Vinci, Thales, G4S ou Eamus Cork profitent de ce marché florissant du contrôle frontalier via des missions de détention des personnes migrantes, de contrôles des véhicules ou de ventes d’équipements de surveillance. Pour les entreprises de transport, la délégation s’est faite sous contrainte financière introduite par la législation britannique. En 1987, le gouvernement anglais prévoit dans l’Immigration and Asylum Act la responsabilité des compagnies aériennes et maritimes qui transportent des étrangers dépourvus de papiers en règle (Le Bourhis, 2001 : 34). En 1999, cette responsabilité est étendue aux transporteurs routiers. Sont alors mises en oeuvre des « pénalités civiles » de deux mille livres par migrant découvert pour chacun des acteurs du transport. Le renvoi des personnes migrantes est également à la charge du transporteur et les autorités britanniques ont la possibilité de maintenir les chauffeurs en détention le temps que les amendes soient réglées. En 2001, l’Immigration and Asylum Act est une nouvelle fois modifié pour étendre les « pénalités civiles » aux opérateurs ferroviaires. Sous pression économique, les entreprises de transport sont ainsi sommées indirectement de mettre en place des mesures de contrôle des migrations en amont du territoire anglais.

Cette délégation d’une mission de police ne se fait pas sans protestations. Dès 1990, quatre compagnies aériennes, Lufthansa, Swissair, Ibéria et Alitalia, menacent de ne pas payer les amendes et de déposer une plainte à la Commission européenne des droits de l’homme pour protester contre la délégation d’une fonction de police. Le ministre de l’Intérieur britannique leur répond alors qu’il leur supprimera leur droit d’atterrissage si elles persistent (Le Bourhis, 2001 : 59). Au tournant des années 2000, les transporteurs routiers entrent également en confrontation, puis en négociation avec le gouvernement anglais. Dans un rapport du Conseil national des transports, ils signalent « qu’en rendant les transporteurs responsables, on les oblige, ainsi que leur personnel, à exercer une fonction de police, pour laquelle ils ne sont pas habilités[2] ». Mais malgré ces protestations, la pression financière va les conduire à progressivement s’aligner sur les demandes britanniques. Cette pression est particulièrement forte au début de la législation — entre 1987 et 1988, 8 502 amendes sont données aux transporteurs maritimes et aériens ; pour l’année 2000, les chiffres s’élèvent à 988 amendes pour les transporteurs routiers, chaque amende étant en moyenne de 12 000 livres (Scholten, 2015 : 194-223). Ces « pénalités civiles » décroissent ensuite au fil du temps, à mesure que les entreprises de transport acceptent de prendre des mesures de contrôle des migrations[3].

2. Quand les transporteurs se font auxiliaires de police : de nouveaux espaces du contrôle

Juridiquement, la frontière franco-britannique partage le détroit du Pas-de-Calais à équidistance des deux côtes selon l’image de la ligne, mais les contrôles se matérialisent en réalité dans un réseau de points de passage que sont les ports transmanche, le site d’Eurotunnel et les gares qui accueillent l’Eurostar[4]. Avec l’implication de nouveaux acteurs privés dans le « border work » (Johnson et al., 2011) — en l’occurrence les transporteurs — la géographie du contrôle se transforme et s’étend à de nouveaux espaces : au sein des navires, mais aussi dans les terres en amont du territoire anglais.

2.1 Des contrôles qui se matérialisent en amont des ports

Il suffit de déplier une carte de la région pour comprendre. Dans ce petit chapeau posé au sommet de la France, deux autoroutes parallèles mènent à la mer, d’est en ouest. L’une, de Lille à Dunkerque, traverse la Flandre discrète et agricole ; l’autre, de Cambrai à Calais, passe par l’ancien bassin minier ouvrier et sinistré. Au bout, le long du littoral, une troisième autoroute, perpendiculaire aux deux autres, de Boulogne-sur-Mer à Dunkerque. Le tout ressemble à la lettre grecque pi, couchée sur le flanc. Au sommet du pi : Calais. Sur les aires d’autoroutes qui y mènent, la nuit, des silhouettes se glissent dans les camions

Sabéran, 2012 : 46

Tout au long de ces trois autoroutes, des migrants ont établi des campements près des aires de repos et des parkings. La nuit, ils tentent de monter dans les camions à l’arrêt qui prendront le lendemain la direction de l’Angleterre. Les chauffeurs routiers sont en première ligne pour empêcher ces intrusions et ainsi éviter les amendes.

Suite à l’Immigration and Asylum Act de 1999, les organisations professionnelles du transport routier[5] ont négocié avec les autorités britanniques la mise en place d’une check-list qui répertorie les mesures de sécurité à appliquer au chargement, durant le transport et à l’embarquement (notamment la vérification des bâches, du toit, de l’état du cordon TIR[6], du cadenas, du plomb et du châssis). Cette check-list, si elle est complétée à ces différentes étapes, permet d’exonérer les transporteurs des amendes en cas de découvertes de personnes migrantes. Le président de la Fédération Nationale des Transports Routiers au niveau départemental commente ces négociations avec l’Angleterre :

Les Britanniques, nous les avons rencontrés pour leur dire : « parfois c’est à notre insu et donc est-ce qu’il n’y a pas des moyens pour vous prouver notre bonne foi ? » Et on a négocié un certain nombre de mesures pour tenter de sécuriser : c’est la check-list. Ça justifie la bonne foi de l’entreprise et on est exonéré. […] On a diffusé la check-list à toutes les entreprises du Pas-de-Calais qui effectuent des liaisons transmanche, puis au niveau national […]. Maintenant il y a peu d’amendes parmi les adhérents de la Fédération, même s’il y a encore quelques dossiers où il faut se battre, relever ses manches, et parfois même menacer[7].

Au-delà de la check-list, adoptée majoritairement par les transporteurs de la région habitués à l’Angleterre, certaines entreprises ont également pris des mesures de prévention supplémentaires (Carte 1). Il s’agit notamment d’imposer aux conducteurs routiers de ne pas dormir à moins de cent kilomètres de Calais. C’est le cas de l’entreprise Carpentier, implantée dans la région Nord-Pas-de-Calais : « Je peux vous dire qu’il est aujourd’hui interdit à nos conducteurs de dormir sur l’autoroute A26 depuis Arras. Et interdiction de dormir sur l’A16 et l’A26 à moins de 100 km de Calais ». Afin que leurs employés puissent quand même dormir à proximité du port et du tunnel, ces entreprises ont construit des parkings sécurisés dans leurs locaux. Des grilles de deux mètres de haut ont été montées autour du site de Carpentier à Calais et des caméras ont été installées. D’autres parkings sécurisés ont vu le jour, dont ceux de All4trucks et Polley Transports, prenant leur place dans le développement d’un marché florissant de la surveillance des frontières.

Ces mesures ont été renforcées de fait par des décisions préfectorales de fermeture de certaines aires d’autoroute : celle de Nortkerque en 2007, puis celles de Saint-Georges-sur-l’Aa, de Téteghem et de Moëres en 2009. Les camions sont donc obligés de stationner plus en amont de Calais ou dans des parkings sécurisés. Mais les personnes migrantes adaptent également les tentatives de passage, projetant la frontière d’autant plus en arrière. Jean-Jacques O., chauffeur routier, commente : « On dormait entre Arras et Cambrai sur une aire et puis en pleine nuit j’en ai surpris un qui essayait d’ouvrir mon coffre. Je l’ai signalé et on avait plus le droit de dormir là. Donc on recule. Moi je suis au péage de Marquions, maintenant[8] ».

Les interactions avec les personnes migrantes sur les aires d’autoroutes sont fréquentes et, malgré les mesures d’évitement mises en place par les entreprises, les chauffeurs routiers restent en première ligne pour empêcher l’intrusion dans leurs chargements.

Carte 1

Les contrôles des chauffeurs routiers en amont des ports

Les contrôles des chauffeurs routiers en amont des ports

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2.2 La frontière au sein des navires

Une fois le camion arrivé sur le port, les acteurs du transport maritime prennent le relais en matière de contrôle. Les ferries constituent des espaces de matérialisation de la frontière en fonction de leur pavillon, c’est-à-dire de leur nationalité. Le pavillon du navire détermine la loi qui s’y applique et c’est pourquoi la délégation du contrôle aux transporteurs maritimes a été, dans un premier temps, particulièrement contraignante pour la compagnie britannique P&O, une des deux compagnies qui effectuent les traversées entre Calais et Douvres. Après avoir dû régler de fortes pénalités au gouvernement anglais, P&O décide en 2000 de mettre en place un contrôle CO2 à l’entrée du bateau pour tous les camions, enjoignant dans un même temps au port de Calais — c’est-à-dire aux pouvoirs publics français, car le port est la propriété de la région Nord-Pas-de-Calais qui en accorde la concession à la Chambre de commerce et d’industrie — de réaliser lui-même des contrôles systématiques :

During the summer of 2000 […] whether by chance or not I honestly do not know, we were given permission to start our own checks within the port area of Calais. Since December last year we have carried out checks on every freight and tourist vehicule shortly before embarkation. […] We also urged that the CCIC [Chambre de Commerce et d’Industrie de Calais] checks should at least become compulsory[9].

P&O embauche quarante agents de la société privée de surveillance Sécur-Nord début décembre 2000 et met en oeuvre des contrôles CO2 obligatoires pour les camions, des contrôles visuels sur les véhicules particuliers ainsi que de la vidéosurveillance dans ses garages[10]. Cette surveillance diminue après le traité franco-britannique du Touquet de 2003, qui instaure un contrôle systématique des camions sur le port de Calais.

Du côté du pavillon français, la société Sea France, créée en 1996 et exploitée par la SNCF, est un des principaux acteurs du trafic transmanche jusqu’en 2012. Sur ses navires, des contrôles sont également réalisés sur toute la traversée : le personnel doit détecter les personnes migrantes afin de les maintenir à bord et de les reconduire en France. Tant que les migrants n’ont pas mis le pied sur le sol britannique, la compagnie n’encourt pas d’amendes. Les dispositifs de contrôle mis en place s’appuient sur les mesures de sécurité déjà existantes : interdiction de rester dans les véhicules pendant la traversée, présence d’un membre de l’équipage et de caméras dans les ponts-garages. Or, ces dispositifs impliquent un travail supplémentaire dans le contrôle, le confinement et le maintien à bord des personnes découvertes (Carte 2).

Sur les traversées de Sea France, contrairement à ce qui se fait dans le transport routier, « il n’y a pas de check-list très formelle[11] », comme le souligne le capitaine de navire Pierre V. Toutefois, il existe une série de mesures communes qui sont prises sur les différents navires. En premier lieu, il y a un contrôle des accès à quai qui est réalisé par la personne qui s’occupe du chargement des véhicules. Si cette personne repère des migrants, elle prévient la passerelle[12], qui appelle la Police aux frontières (PAF). Mais la PAF ne peut intervenir que lorsque le navire est à quai. Une fois les amarres larguées, c’est l’équipage qui est seul responsable de la gestion des personnes sans titre de voyage. En première ligne, il y a le service du pont, à qui il est demandé de réaliser des rondes en circulant dans les garages pendant toute la durée de la traversée, comme l’explique Hervé E., polyvalent service ponts et machines :

Pendant les rondes, on doit chercher dans les échappées, dans les postes incendies, voir s’il n’y a pas des migrants qui se planquent. Au départ, on était tout seul et puis après avec le danger on était à deux à faire la sécurité. Mais ça fait du boulot supplémentaire. Alors le travail qui devait être fait tous les jours pour l’entretien tout ça, il était pas fait. On faisait plus d’entretien, on faisait plus rien[13].

Le service du pont est un service responsable principalement du chargement et de la sécurité. Les matelots effectuent la maintenance du pont, le nettoyage, et participent aux manoeuvres d’appareillage ou d’accostage. Mais le transfert d’une partie des contrôles aux transporteurs maritimes est venu transformer leur métier en leur conférant un rôle nouveau : repérer les personnes sans titre de voyage dans le navire. Si du bruit est entendu dans un camion, si une bâche déchirée est repérée ou si des personnes sont vues en train de circuler dans les garages, les matelots préviennent la passerelle. Le service passager est aussi sollicité pour trouver le chauffeur concerné : Sandrine B., hôtesse d’accueil, explique que son poste est « le point névralgique qui reçoit les informations des différents services[14]. » À bord, il y a également eu, pendant plusieurs années, la présence d’agents d’une entreprise de sécurité privée anglaise pour surveiller l’espace commercial duty free et empêcher les vols. Paul D., capitaine de navire, explique comment ces agents ont été mis à contribution dans le contrôle des personnes migrantes :

Les agents de sécurité, ça nous servait de traducteurs quand il s’agissait de clandestins anglophones, des Afghans, des Kurdes. Ils arrivaient à les calmer. Et eux ça les motivait aussi, parce que c’était une fonction pas officielle, c’étaient des agents de sécurité comme dans les supermarchés, ils étaient pas assermentés[15].

Parmi ces différents acteurs qui prennent part au contrôle des personnes sans titre de transport à bord, c’est le capitaine qui décide de la marche à suivre. À partir du moment où les matelots du service du pont ont signalé la présence de personnes dans les garages à la passerelle, le capitaine prend les décisions. Parfois, les navires font demi-tour et reviennent sur les côtes françaises. Mais cette procédure est peu employée, car elle engendre une organisation complexe pour le port de Calais. La solution la plus courante est d’enfermer les personnes le temps de la traversée, de les maintenir à bord à Douvres et de les rapatrier en France.

La consignation de l’étranger dans un lieu fermé du navire est généralement ordonnée par le capitaine. La loi française précise que le maintien de la personne peut s’effectuer « pendant la durée strictement nécessaire » — une formulation suffisamment floue pour enfermer des personnes pendant toute la traversée, les autorités estimant qu’elles pourraient mettre « en péril » la cargaison du navire ou la sécurité des autres personnes à bord[16]

article 29 du CDPMM

Selon plusieurs anciens capitaines de Sea France, il n’existe pas, sur les bateaux de cette compagnie, de locaux aménagés à cette fin et chacun organise le confinement en fonction des possibilités, sans procédure officielle. Le capitaine Éric M. dit les « concentrer dans un salon passager[17] » jusqu’au retour à Calais, le capitaine Pierre V. essaye de les « coincer, enfin de les contenir dans un coin, dans une pièce avec une surveillance pour éviter qu’ils aillent partout ou qu’ils sautent à l’eau pour s’échapper[18] ». De son côté, le capitaine Paul D. explique « l’improvisation » dans les procédures de confinement qui l’a conduit parfois à enfermer des personnes dans le salon armateur, local pour accueillir les personnalités à bord, ou même une fois, « chose interdite, de les garder à la passerelle[19] ». À l’arrivée à Douvres, les personnes sont maintenues à bord.

L’Angleterre, comme de nombreux autres pays, refuse ainsi de laisser débarquer les passagers sans-papiers, et ceux-ci restent bloqués à bord du navire dans lequel ils sont montés, le temps d'être reconduits dans leur pays d’origine. Lorsque le débarquement est autorisé, c’est à condition de pénalités financières pour les compagnies maritimes, qui sont alors également responsables du rapatriement de ces personnes (Walters, 2008). Toutefois, en comparaison avec des lignes long-courriers, les transporteurs maritimes transmanche ont une pression moindre[20]. Ils restent en deuxième ligne après les contrôles déjà effectués à la fois par les transporteurs routiers et par les autorités françaises et britanniques. Progressivement, au début des années 2000, avec le renforcement et la systématisation des contrôles des camions sur le port, de moins en moins de personnes migrantes ont été découvertes à bord des navires, bien que les mesures de surveillance perdurent.

Ces contrôles des transporteurs routiers et maritimes sont la matérialisation de la délégation d’une fonction de police régalienne à des acteurs privés. Par ce transfert sous pression économique, le gouvernement anglais s’assure de la participation des transporteurs au contrôle et au maintien à distance des personnes migrantes du territoire anglais. Mais au-delà de l’établissement de ces mesures de surveillance, il s’agit d’examiner les modalités quotidiennes de leur mise en oeuvre.

Carte 2

Délégation des contrôles frontaliers aux transporteurs maritimes

Délégation des contrôles frontaliers aux transporteurs maritimes

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3. Les logiques du pouvoir discrétionnaire des agents de terrain

La prise en charge des contrôles par les transporteurs ne s’est pas matérialisée par une stricte exécution des règles de leur part ; elle s’est plutôt constituée par des pratiques d’appréciation, d’adaptation, d’interprétation et parfois de contournement de la mission de police qui leur a été déléguée. En particulier, les agents situés au bas de la hiérarchie, c’est-à-dire les chauffeurs routiers et les agents du service du pont, utilisent certaines marges de manoeuvre dans l’application des contrôles. Ce pouvoir discrétionnaire est lié à des enjeux moraux et politiques proches de la « discrétion » mise en oeuvre par les agents de guichets des administrations étatiques (Dubois, 2009 ; Spire, 2005), mais il dépend également de logiques professionnelles et économiques singulières liées au contexte de la délégation des contrôles à des acteurs privés.

3.1 Logiques professionnelles

À l’inverse des policiers, les employés des entreprises de transport routier et maritime ne sont pas des professionnels du contrôle migratoire. La délégation de la surveillance de la frontière qui leur a été imposée a transformé les contours de leurs métiers. Les résistances qu’ils opposent à la prise en charge de ce contrôle s’ancrent dans le refus de voir se dégrader leurs conditions de travail et de subir des charges de travail supplémentaires. Dans les entretiens, des capitaines qui se plient aux demandes britanniques racontent ainsi comment ils se heurtent aux protestations de ceux qui doivent les mettre en application :

Il fallait demander au personnel, aux matelots, aux membres de l’équipage d’être vigilants. Là, quelquefois, il y a eu des réticences de certains. Ils partaient du principe que ça ne fait pas partie de leur boulot, que c’est pas dans leur contrat de travail d’exercer une vigilance comme ça et d’être en première ligne vis-à-vis de gens qui sont peut-être malintentionnés ou dangereux. Et puis, certains syndicats aussi ont été dans ce sens-là en disant c’est pas le boulot du matelot, il est pas payé pour faire ça[21].

Les capitaines Pierre V. et Paul D. expliquent comment, à plusieurs reprises, des matelots ont refusé d’intervenir ou de maintenir enfermées des personnes. Hervé E., du service ponts, confirme ces réticences : « Quand on voyait que le mec était agressif, basta, on refusait d’intervenir. » Plus largement, ces réactions participent d’un refus d’endosser le rôle de garde-frontière. Éric M., capitaine de ferries, indique comment il a régulièrement laissé passer des migrants tout au long de sa carrière, car le contrôle ne fait pas partie de son métier :

Après les migrants… Je vous dis on en a laissé passer. Moi, les matelots me disaient « il y a deux migrants derrière » et je disais « allez à l’avant comme ça vous les verrez pas ». Qu’est-ce que vous voulez faire ? On n’est pas la police, c’est pas notre job. Nous, on fait du transport maritime Calais-Douvres, donc on va pas prendre le rôle des États pour endiguer ça, c’est pas notre problème.

À différents niveaux de la hiérarchie, les employés des entreprises de transport se saisissent ainsi parfois de marges de manoeuvre possibles dans l’application discrétionnaire de la surveillance, soit parce qu’ils refusent de prendre en charge une mission régalienne ou parce qu’ils s’opposent à la transformation de leurs conditions de travail. Mais ces pratiques de contournement du contrôle sont également conditionnées par des logiques économiques, liées aux propositions d’achat du passage et à une pression plus ou moins grande de la part des autorités britanniques et de leur hiérarchie.

3.2 Logiques économiques

Dans les compagnies maritimes, c’est l’affréteur qui règle les amendes et qui demande au capitaine de répercuter sur l’équipage les mesures de contrôle. Mais les employés ne subissent pas de pression économique directe, ce qui laisse place à un pouvoir de résistance et d’adaptation plus grand. Du côté des transporteurs routiers, cette pression s’exerce au plus près des employés puisque les amendes britanniques sont doubles : une pour le transporteur et une pour le chauffeur concerné de deux mille livres par personne trouvée. Les marges de manoeuvre des chauffeurs routiers sont donc moindres du fait d’un contrôle très individualisé. Si certaines entreprises prennent en charge les deux amendes, toutes ne le font pas. La pression sur les chauffeurs est donc d’autant plus grande lorsque les relations avec le patron sont mauvaises, lorsque l’entreprise n’a pas mis en place la check-list ou quand le chauffeur travaille en indépendant. Dans ces cas, la volonté de ne pas être bloqué aux contrôles et la peur des amendes peuvent pousser les conducteurs routiers à prendre en charge plus largement le rôle de police qui leur est transféré et à ouvrir les camions en amont du port et du tunnel. C’est ce que faisait Gilles S., ancien chauffeur routier :

Il fallait les virer nous-mêmes avant le port, c’était plus pratique. Il fallait les faire sortir avant le port pour pas avoir tous les papiers à remplir. Donc le matin, je vérifiais toujours. Même en route. Si je m’arrêtais pour un café, je partais, je revérifiais […]. J’étais avec ma barre de fer. On monte pas les mains vides, on monte avec une barre de fer. S’ils sortent un couteau, ils se prennent une barre de fer sur la tronche. Mais ça m’est jamais arrivé. On leur disait de partir et ils partaient[22].

Cette interaction directe entre les personnes migrantes présentes dans les camions et les chauffeurs routiers sur les aires d’autoroute est parfois l’objet de violences, comme l’illustre ici l’entretien avec Gilles S. Régulièrement, la presse témoigne de ces faits de violence. C’est le cas par exemple d’une affaire largement relayée en mars 2015 autour d’une vidéo publiée sur Facebook qui montre des chauffeurs routiers en train de frapper des personnes qu’ils font sortir d’un camion non loin de Calais[23]. Ce face-à-face entre migrants et chauffeurs routiers s’inscrit ainsi dans un cadre politique qui pousse ces derniers, par une pression économique individualisée, à endosser le rôle de garde-frontière.

Par ailleurs, au-delà de cette pression financière britannique, d’autres logiques économiques sont à l’oeuvre dans l’application discrétionnaire des contrôles par les employés des entreprises de transport. Plusieurs d’entre eux évoquent notamment le fait que les personnes migrantes leur proposent parfois de l’argent pour fermer les yeux sur leur présence. Sandrine B. explique qu’ils « enlevaient leurs bijoux et les donnaient[24] ». Michel I, agent portuaire, parle de « liasses de billets » qui lui ont été proposées, tout en signifiant qu’« on ne peut pas se permettre de faire des choses comme ça[25] ». Sans jamais parler de personnes qu’ils connaissent ou de leur propre expérience, certains chauffeurs routiers évoquent aussi « des chauffeurs qui en ont profité », avant de préciser : « Nous, enfin moi, j’ai jamais fait ça, c’est très risqué[26] ».

3.3 Enjeux moraux et politiques

Au-delà des logiques professionnelles et économiques qui encadrent, limitent ou encouragent une application discrétionnaire du contrôle, les entretiens effectués avec des transporteurs signalent la prégnance de considérations morales et politiques plus larges, que l’on retrouve également chez les agents publics. Ces enjeux entrent particulièrement en compte dans les interventions des employés maritimes qui sont en interaction directe avec les migrants et qui ont une pression moindre au contrôle. En effet, la combinaison de ces deux éléments conduit, au moment du face-à-face avec les personnes migrantes, à ce que des postures morales ou politiques influencent la sélection qu’ils opèrent entre ceux qu’ils laissent passer et ceux qu’ils arrêtent.

Sandrine B., hôtesse à bord des ferries et chargée de contrôler les passeports avant la mise en place des dispositifs de sûreté, témoigne de la liberté qu’elle prenait en fonction de la classe sociale des personnes : « Vous ne savez pas si vous tombez sur un chirurgien, un vétérinaire ou un médecin. Donc peut-être cette personne est très très bien, on ne sait pas. Je les ai pas tous laissés passer non plus, mais quelques-uns quand même[27] ». La question du genre peut également entrer en compte : Hervé E. évoque « des cris de femmes, des cris d’enfants même. Ça faisait mal au coeur. Personnellement, ben je disais rien[28] ». Le genre, l’âge et la classe reviennent de façon significative dans les entretiens comme critères qui guident l’utilisation d’un pouvoir discrétionnaire du passage. L’appartenance supposée aux classes supérieures ou à une famille nucléaire hétérosexuelle agit alors comme un argument dérogatoire au traitement qui est associé à la catégorie « migrants » (Scrinzi, 2008)[29].

D’autres critères entrent également en compte en fonction des positions politiques de chacun. Un matelot du service ponts, après avoir tenu de multiples propos racistes, explique qu’il préfère laisser passer les migrants en Angleterre pour qu’ils soient moins nombreux à Calais :

Ben là, disons qu’il y a certaines personnes comme moi, si vous préférez, on voyait rien, on n’entendait rien. Pas vu pas pris. Bon, le mec, il voulait partir en Angleterre, il partait en Angleterre. Nous au contraire, ça en faisait moins à Calais. Moi, je préférais que ces gens-là, ils quittent mon pays, vous voyez. Sans être méchant. Mais avec tout ce que je voyais sur Calais, les femmes qui se faisaient violer et c’est même pas marqué dans les journaux, les vols, on pisse n’importe où, on crache comme des chameaux. Moi, ça ne m’intéresse pas. Ici on est quand même en France, on est dans un pays civilisé [Je souligne].

Comme d’autres matelots employés sur les ferries, Marc F. vient de Calais et il agit en suivant son envie de voir partir les migrants de France. Il reprend ici des catégorisations racistes qui animalisent les hommes migrants et les associent à un hétérosexisme violent ; des catégorisations qui, plus largement, constituent des registres de légitimation utilisés aux échelles calaisienne et nationale pour mettre en oeuvre le refus d’accueil des personnes migrantes (Auteur, 2017 ; Fassin et al., 2014 ; Guénif-Souilamas et Macé, 2004 ; Renard et Marteu, 2014). Du fait d’un contrôle et d’une pression hiérarchique parfois moindres, certains employés des compagnies maritimes appliquent ainsi partiellement le contrôle qu’on leur délègue en suivant des convictions morales ou politiques qui relèvent des rapports sociaux de genre, de classe et de racialisation. Ces différents enjeux — professionnels, économiques, de posture morale et politique — conduisent ceux que l’on a constitués en auxiliaires de police à parfois utiliser des marges de manoeuvre afin de ne pas remplir, ou de remplir partiellement, le rôle qu’on leur a imposé.

Conclusion

Le 5 septembre 2016, lors du blocage de la rocade qui mène au port de Calais, différents acteurs sont engagés dans cette action pour demander la fermeture du bidonville Jules-Ferry, lieu où vivent plusieurs milliers de personnes migrantes. La mobilisation est portée au nom du « Grand rassemblement pour le Calaisis », un collectif qui met en lien des acteurs privés et des acteurs des contrôles migratoires : des entreprises et des syndicats du transport routier et maritime, des commerçants et des associations de commerçants, un collectif de riverains, des syndicats de police et des représentants municipaux. Cette implication d’acteurs privés — dont les transporteurs — dans la question migratoire signale la nécessité d’ouvrir un champ de réflexion sur les frontières plus large que celui construit par les approches centrées sur l’État.

S’intéresser aux processus de délégation et de transfert des contrôles migratoires questionne la matérialisation de la frontière, sa localisation et les modalités de mise en oeuvre des contrôles. À la frontière franco-britannique, l’engagement des transporteurs dans des mesures de police depuis près de 20 ans participe à étendre les contrôles à de nouveaux espaces — sur les navires et le long des autoroutes, notamment — et à renforcer ainsi un arsenal policier qui vise à maintenir les personnes migrantes à distance du territoire anglais.

En portant le regard sur la mise en oeuvre de ces contrôles, en particulier par les agents situés en bas de la hiérarchie, c’est la frontière en actes qui se dessine. Ces agents, en prenant des décisions qui ne relèvent pas d’une simple application des règles, mais qui ont trait à des formes de pouvoir discrétionnaire, participent ainsi à la production quotidienne des politiques publiques. Une analyse de ces pratiques permet de s’éloigner de l’image d’un spectacle de frontière fermée et hermétique (Brown, 2009 ; De Genova, 2013) pour entrer dans les logiques qui président à l’utilisation de ces marges de manoeuvre par les acteurs. Ces enjeux, qui relèvent de logiques professionnelles et économiques propres à ces acteurs privés, documentent, dans un même mouvement, des processus de frontiérisation et d’altérisation caractéristiques du contexte actuel de renforcement des frontières européennes (Van Houtum et Van Naerssen, 2002). Ce faisant, ils nous renseignent à la fois sur les modalités du redéploiement de l’État et sur la reproduction des frontières symboliques de la nation.