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Introduction

Les processus de développement des projets de parcs éoliens en Suisse génèrent la plupart du temps des controverses portant sur la pertinence de ces nouvelles infrastructures et sur leurs modalités d’implantation sur les territoires. Les travaux de recherche axés sur la territorialisation de ces infrastructures énergétiques montrent particulièrement que la faisabilité des parcs éoliens repose en grande partie sur la capacité du cadre institutionnel à renouveler les pratiques de gouvernance territoriale (Fortin et al., 2010), à prendre en charge les confrontations venant de l’opposition locale (Wolsink, 1996 et 2000 ; Wüstenhagen et al., 2007) et à faire cohabiter la nouvelle activité avec la multiplicité des usages préexistants du territoire (Munday et al., 2011). La perspective analytique adoptée ici[1] propose d’enrichir ces approches en analysant ces dynamiques de conflictualité sous le prisme des cadrages cognitifs successifs qu’opèrent les différents acteurs impliqués dans la construction institutionnelle et sociale de ces projets énergétiques.

Les processus territoriaux d’élaboration des parcs éoliens s’inscrivent dans un ensemble de discours hétérogènes se référant à des conceptions diverses de la transition énergétique. A priori relativement consensuelle, cette notion renvoie en effet à un vaste champ de pratiques allant de la responsabilisation des consommateurs-citoyens à la substitution des énergies carbonées pour les producteurs (Bouillet, 2014). Son foisonnement sémantique permet l’élaboration de stratégies argumentatives extensibles, aptes à faire coexister simultanément et successivement différents énoncés de justification portant sur la pertinence et la nécessité d’un projet éolien. Dans ce contexte, cet article mobilise le concept de cadrage pour expliquer la manière dont s’opère la cristallisation progressive des discours sur la transition énergétique autour de projets éoliens. Le concept de cadrage permet en effet de saisir les modalités des discours que les acteurs emploient afin de justifier ou de dénoncer le bien-fondé de ces projets éoliens au regard d’une transition énergétique, qui est certes jugée par tous nécessaire, mais selon des conceptions très variées. En interrogeant les processus de cadrage des représentations sociales (Benford et Snow, 2000) ayant cours au sein des processus d’élaboration de deux projets éoliens vaudois, l’analyse met en évidence les mécanismes cognitifs stratégiquement mobilisés par les différentes parties prenantes impliquées.

La présentation succincte des principaux outils analytiques mobilisés autour du concept de processus de cadrage est complétée par celles de la méthode d’investigation et des données recueillies. Puis, les cadres cognitifs des différents types d’acteurs sont interrogés dans leurs interactions lors de l’élaboration localisée des deux projets de parcs étudiés. Enfin, une attention particulière est portée aux usages discursifs hybridés de la notion de transition énergétique par les opposants.

1. Cadre d’analyse et données

Pour saisir le rôle joué par la notion de transition énergétique dans les dynamiques sociales qui s’expriment autour des projets éoliens, l’approche retenue s’articule autour du concept de « processus de cadrage » (Benford et al., 2012). Elle est ensuite appliquée à deux études de cas au sein desquelles sont analysés les effets de la notion de transition énergétique sur les représentations et sur les pratiques des acteurs.

1.1 Cadre analytique

L’arrivée d’un projet éolien bouscule souvent les représentations sociales relatives au territoire d’implantation des futures turbines. Ces infras- tructures industrielles engendrent en effet rapidement une confrontation entre les représentations qu’elles véhiculent et les représentations dominantes traditionnellement rattachées aux espaces ruraux (Perrier-Cornet, 2002 ; Perrier-Cornet et Soulard, 2003). En particulier, la publicisation du projet éolien remet généralement en cause les valeurs de naturalité et de qualité du cadre de vie projetées sur ces territoires. À cause de la taille des turbines (les plus hautes constructions humaines en Suisse) et de la remise en question de certains usages préexistants du territoire d’implantation, les habitants et autres usagers du territoire concerné se voient imposer un recadrage de leurs représentations sociales de ce territoire : la future infrastructure énergétique donne ainsi à leurs schèmes de représentations territoriales un sens nouveau. En « cadrant » le projet éolien dans son environnement, ses promoteurs « attribuent du sens » à ce dernier (Benford et Snow, 2000 ; Snow, 2001). Ce processus de cadrage est entendu comme l’ensemble des « efforts stratégiques conscients déployés par des groupes de personnes pour façonner des compréhensions communes du monde et d’eux-mêmes qui légitiment et motivent l’action collective » (McAdam et al., 1996). Pour ces auteurs, la mise en lumière des cadres cognitifs des différents protagonistes d’un conflit social permet de rendre compte de la construction du sens que ces derniers donnent à leurs actions. Ces cadres cognitifs renouvelés doivent construire un sens interprétatif susceptible de s’hybrider avec les représentations sociales et territoriales des acteurs, et d’entrer ainsi en résonance avec elles.

Les représentations du territoire sous-jacentes aux représentations des projets éoliens sont plurielles, mais surtout antagonistes, opposant en particulier celles des partisans à celles des adversaires du projet (Tableau 1). Tout l’enjeu pour chaque groupe d’acteurs est ainsi de construire un enchâssement de cadres en adéquation avec ses représentations sociales du territoire et, surtout, adoptables par la population. La question de l’adhésion des acteurs passifs est d’autant plus importante que le système institutionnel suisse donne des droits de recours et d’expression populaires étendus (où l’usage du référendum est par exemple commun). Cette construction progressive et itérative des cadres cognitifs en jeu dans les projets éoliens traduit une démarche qui s’apparente à un travail de « conceptualisation idéologique » effectué par des militants (Fillieule et Péchu, 1993). En effet, pour générer une mobilisation sociale, les acteurs militants cherchent à capter les « formes de résistance passive » (Bourdieu, 1997) et à inciter les acteurs inactifs dans le projet à participer au débat public. On associe habituellement la mobilisation sociale à une forme de participation à la scène publique et à la vie politique qui vient des outsiders, c’est-à-dire des acteurs marginalisés par la procédure de mise en oeuvre de l’action publique. Néanmoins, les porteurs du projet éolien (les insiders) développent une dynamique similaire à celle des militants au moment de la publicisation du projet, en allant chercher, eux aussi, le soutien de la population (Dupuy et Halpern, 2009 ; Hayes, 2002). Pour ce faire, ces insiders, qui élaborent les projets éoliens et leurs instruments de planification, construisent et diffusent donc également un cadrage cognitif de cette nouvelle infrastructure énergétique adoptable par la population ; les élus locaux vont chercher un soutien à leur action politique, et les énergéticiens, un appui économique.

Les processus de cadrage dépendent des représentations sociales que les différents acteurs se font des changements induits par l’arrivée potentielle de cette nouvelle activité dans leur territoire. Or, ces représentations sociales et territoriales sont notamment tributaires des positions sociales qu’ils occupent (Halbwachs, 1912). Les acteurs impliqués dans les projets éoliens ont des niveaux d’institutionnalisation variés, ce qui influence de manière marquée les dynamiques de cadrage qu’ils produisent et les représentations sociales qui les fondent. Ainsi, les gestionnaires territoriaux (Confédération, cantons, communes, etc.) ont des représentations relativement plurielles de leur champ d’action, car leurs pratiques politiques et administratives sont largement cadrées par les dispositions légales multisectorielles (articulant conjointement développement territorial et protection de l’environnement) et les routines bureaucratiques.

Tableau 1

Caractérisation idéale typique des acteurs impliqués dans les deux projets éoliens étudiés

Caractérisation idéale typique des acteurs impliqués dans les deux projets éoliens étudiés

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Tout en développant des pratiques d’intervention professionnalisées, les organisations non gouvernementales environnementales (ONGE) nationales ont quant à elles une approche plus centrée sur la protection de l’environnement et du paysage contre les effets du développement des activités humaines. Enfin, les associations locales de lutte contre les projets éoliens ont des modes d’action plus militants et moins institutionnalisés, où les représentations du territoire vécu sont l’enjeu premier de protection. Les trajectoires militantes (principalement acquises au sein de mouvements antinucléaire et de protection de l’environnement) et/ou associatives (implication au sein d’une ou de plusieurs associations locales) de certains de ces opposants locaux ont doté ces acteurs de « réseaux de relation » (Lagroye et al., 2002 ; Duriez, 2004) et de pratiques militantes pouvant être mobilisés lors de cette nouvelle lutte contre le turbinage éolien.

Les conflits sociaux autour des projets éoliens traduisent ainsi la coexistence au sein des usagers du territoire de représentations antagonistes. Le travail de conceptualisation idéologique des acteurs meneurs du débat social révèle une vision stratégique de leurs actions et de leur cadrage cognitif du projet éolien. Ce cadrage cognitif s’appuie sur les représentations sociales du territoire qui se sont également structurées en réponse aux dynamiques sociohistoriques de l’espace communal.

1.2 Polysémie de la notion de transition énergétique

La transition énergétique est une notion polysémique, qui s’inscrit dans un champ sémantique étendu. Duruisseau (2014 : 25) montre que la diversité des acceptions dépend des échelles spatiales de référence à travers lesquelles elle se définit. En comparant les différents travaux sur cette notion, il souligne surtout le fait que les conceptions se différencient principalement selon leur degré de transformation anticipé de nos sociétés. Ainsi, il distingue deux postures dans ce passage d’un système énergétique utilisant des ressources non renouvelables vers un bouquet énergétique basé principalement sur des ressources renouvelables. Alors que les partisans de la transition faible (Safa, 2013) postulent une substitution du mix énergétique dominant grâce aux innovations technologiques, les adeptes de la transition forte anticipent de profonds changements sociotechniques, notamment dans les modèles de développement territorial (Rumpala, 2013).

Dans ces conceptions, la notion de transition énergétique s’exprime à l’intérieur d’un champ cognitif qui fait la part belle au local et qui donne au territoire une place majeure dans une production énergétique réputée décentralisée et endogène (Dunsky, 2004). Mais pour Duruisseau (2014 : 31), cette territorialisation supposée de la notion se heurte assez rapidement aux interdépendances techniques des réseaux électriques, aux effets de concurrence avec les activités déjà présentes sur les territoires et aux inégalités spatiales dans la répartition des gisements énergétiques exploitables. Il défend donc une nécessaire approche multiscalaire dans les conceptions territorialisées de la transition énergétique. Les cadrages cognitifs des acteurs autour de la transition énergétique apparaissent ainsi tributaires d’échelles d’influences multiples. La confrontation de ces enjeux pluriels produit des processus de cadrages spécifiques à chaque territoire du fait des particularités locales de chaque projet, mais elle présente aussi des convergences notables que nous pouvons relever en comparant nos deux études de cas.

1.3 Description des deux cas d’étude et méthodologie

Les deux projets de parcs éoliens étudiés, non réalisés à ce jour, se situent dans le massif jurassien suisse. Le projet A débute en 1997 et le projet B en 2005[2]. Les territoires d’implantation prévus se situent dans des communes accueillant ou ayant accueilli une industrie de pointe, notamment autour de la mécanique de précision et de l’horlogerie de luxe. Ces savoir-faire territorialisés ont façonné les représentations identitaires des acteurs locaux, conférant à ces espaces de vie un sens étroitement lié à la production et au savoir-faire manufacturiers. Si nos deux terrains d’étude présentent des convergences remarquables en matière de développement économique, le cas A a connu une désindustrialisation importante à partir des années 1980, désindustrialisation que les autorités locales cherchent activement à compenser. La démarche des acteurs politico-administratifs impliqués dans le projet B est différente. Malgré les fluctuations conjoncturelles, l’horlogerie de luxe demeure un secteur économique très actif sur ce territoire. Les autorités communales cherchent néanmoins une diversification de l’activité économique locale, afin de se prémunir contre les fluctuations d’un marché mondial de plus en plus concurrentiel. Ces deux trajectoires industrielles servent ainsi de points d’ancrage dans la lecture du territoire communal par les insiders, c’est-à-dire ici les élus communaux, les techniciens locaux et les promoteurs éoliens.

Aux yeux de ces insiders, les deux projets éoliens sont des infrastructures nouvelles ayant toute leur place dans ces espaces, car elles s’inscrivent dans une stratégie industrielle d’exploitation des ressources endogènes en accord avec les héritages locaux. Les élus locaux saisissent ainsi l’opportunité de développer un nouvel usage de leur territoire, qu’ils se représentent comme un bien collectif dont leurs concitoyens vont bénéficier. Les trajectoires sociohistoriques des deux territoires étudiés convergent également : on y retrouve une dichotomie similaire entre une perception productiviste du territoire et une seconde axée sur le cadre de vie. Le territoire communal est ainsi représenté, d’une part, comme un support à une exploitation économique[3] et, d’autre part, comme un lieu de refuge où l’usage récréatif de cet environnement est valorisé.

L’arrivée sur ces territoires des projets éoliens favorise ainsi la formalisation et la publicisation de représentations antagonistes de l’espace communal. Ces dernières étant le terreau des cadrages cognitifs de ces nouvelles infrastructures énergétiques, les projets d’exploitation de la ressource vent interrogent ainsi le développement du territoire communal entre les approches, d’une part, productiviste et gestionnaire et, d’autre part, centrée sur le cadre de vie et sur des usages plus récréatifs et résidentiels.

Nos deux projets de parcs éoliens se sont constitués en amont de l’institutionnalisation de politiques éoliennes, tant cantonale que fédérale. Ils ont cependant évolué au gré des nouveaux cadres institutionnels produits aux niveaux national et cantonal.

2. Dynamiques de convergence et de divergence des cadres interprétatifs

Dans ce cadrage cognitif multiéchelle de la notion de transition énergétique, l’analyse du contexte fédéral suisse[4] révèle cette imbrication scalaire de la diversité des représentations sociales, et des pratiques territoriales de conception et de mise en oeuvre de la transition énergétique. Pour les institutions fédérales, cette notion se traduit pour l’essentiel par deux éléments : la substitution de la production nucléaire par des énergies renouvelables et le maintien de l’indépendance énergétique du pays[5]. Ces discours dominants se traduisent institutionnellement par une législation fédérale essentiellement limitée aux principes, dans le sens où la mise en oeuvre des divers instruments de politiques publiques est laissée aux cantons et aux communes selon le principe du fédéralisme d’exécution[6] (Knoepfel et al., 2001). Parmi les instruments les plus structurants pour la mise en oeuvre locale des projets éoliens, deux sont pour l’essentiel utilisés par les promoteurs du turbinage.

En premier lieu, à compter de début 2009, la Rétribution à prix coûtant du courant injecté (RPC) garantit aux producteurs d’électricité issue de la filière renouvelable un prix qui couvre les coûts de production, gage de rentabilité de ces projets énergétiques. En deuxième lieu, le Concept énergie éolienne pour la Suisse de 2004 constitue un document de cadrage sans portée contraignante pour la prise en compte des enjeux fédéraux (paysagers, environnementaux, militaires, radiocommunications et grandes infrastructures) dans les planifications directrices des cantons et la territorialisation communale des projets éoliens. Au niveau cantonal vaudois, l’État vise à travers sa planification directrice à produire jusqu’à 35 % du courant éolien helvétique à l’horizon 2050. À cette fin, le Canton a inscrit en 2012 la réalisation de 19 projets éoliens représentant environ 170 éoliennes planifiées dans le massif montagneux du Jura et sur le Plateau. La compétence d’autorisation de ces projets échoit cependant aux communes. L’administration cantonale vérifie la légalité des actes produits tout en accompagnant techniquement et politiquement la mise en oeuvre de la politique énergétique cantonale. C’est donc au niveau local que se rencontrent et s’affrontent les représentations antagonistes de la transition énergétique et que se font les arbitrages politiques et administratifs permettant de réaliser ou non ces parcs éoliens.

Le cas helvétique présente ainsi un cadre institutionnel de réalisation des projets éoliens au sein duquel la notion de transition énergétique occupe une fonction d’argument de légitimation globale des politiques fédérales et cantonales.

2.1 Dynamiques des cadres interprétatifs relatifs aux projets

Alors même que les politiques éoliennes cantonale et fédérale mettront plus de vingt ans à se structurer, les projets éoliens de nos deux cas d’étude se sont constitués en amont de ces dispositifs institutionnels. L’antériorité de ces projets énergétiques permet aux insiders de disposer d’une marge de manoeuvre importante dans la mise en oeuvre des procédures d’autorisation de ces infrastructures. Cependant, elle les prive d’un cadrage cognitif de l’activité éolienne porté par les institutions cantonales et fédérales et susceptible de légitimer leur action localisée. Ce n’est qu’à partir de 2011, à la suite de l’accident nucléaire de Fukushima et de l’institutionnalisation progressive de la politique éolienne cantonale, que le développement des énergies renouvelables sera pleinement intégré aux cadres cognitifs nationaux et cantonaux. La notion même de transition énergétique n’est que peu mobilisée dans un premier temps par les acteurs du territoire. Comme le montrent les tableaux 2 et 3, les cadrages initiaux des projets éoliens sont ainsi principalement le reflet des représentations territoriales des différents acteurs en présence dans le débat public, bien plus que la traduction de représentations de la transition énergétique.

Tableau 2

Présentation synthétique des différents cadres cognitifs du projet éolien A en fonction de ses grandes phases de développement

Présentation synthétique des différents cadres cognitifs du projet éolien A en fonction de ses grandes phases de développement

Les chiffres (1,2,3, etc.) mettent en évidence la hiérarchie structurelle des cadres interprétatifs pour chaque type d’acteur.

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Tableau 3

Présentation synthétique des différents cadres cognitifs du projet éolien B en fonction de ses grandes phases de développement

Présentation synthétique des différents cadres cognitifs du projet éolien B en fonction de ses grandes phases de développement

Les chiffres (1,2,3, etc.) mettent en évidence la hiérarchie structurelle des cadres interprétatifs pour chaque type d’acteur.

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2.1.1 Des représentations territoriales convergentes sur nos deux cas d’étude

Les projets éoliens sont planifiés sur deux territoires ruraux où l’industrie est historiquement un élément moteur du développement. Ces trajectoires territoriales convergentes entre nos deux terrains d’étude jouent un rôle structurant dans les représentations de la spatialisation anticipée des projets éoliens. Les insiders de nos deux cas d’étude se représentent leur territoire communal comme un espace productif, caractérisé par l’exploitation industrielle et commerciale des ressources endogènes. Si la qualité du cadre de vie est identifiée comme une donnée structurante des représentations sociales, ces insiders l’interprètent principalement à travers le prisme de ce développement économique à maintenir (pour les communes du projet B), voire à relancer (pour celles du projet A).

Les outsiders locaux, essentiellement composés d’habitants opposés[7] au projet lors de sa phase d’émergence, ont des visions sociales de leur territoire de vie antagonistes à celles des insiders. Ils se représentent l’espace communal comme un lieu d’habitation où la qualité résidentielle est intimement et sensoriellement (Dechezelles et Olive, 2016) liée à l’environnement de leurs habitations. Ainsi, ce n’est pas le nombre d’emplois disponibles ou le dynamisme économique qui sont qualifiants dans leur identité territoriale, mais bien l’usage contemplatif, résidentiel et récréatif de leur environnement de proximité.

2.1.2 Des cadrages cognitifs antagonistes

Cette opposition entre les représentations territoriales des insiders et des outsiders structure le travail de conceptualisation idéologique de tous ces acteurs. Chacun, cherchant à faire adhérer la population non engagée au débat autour du projet éolien, construit un cadre interprétatif lui apparaissant adoptable par les individus désinvestis ou passifs (Bourdieu, 1997). Les différents cadres interprétatifs du projet éolien produits par les acteurs locaux (insiders comme outsiders) sont ainsi le fruit de la rencontre de deux registres principaux de représentations sociales : l’un sectoriel, plutôt technologique et économique est lié à l’énergie ; et le second, plurisectoriel, intègre la diversité des représentations et des affects rattachés au territoire. Or, c’est tout à la fois la priorisation des deux registres dans les cadrages cognitifs produits par les différents acteurs et leurs hybridations dans leurs discours qui engendrent des tensions entre les parties prenantes mobilisées autour du projet éolien.

C’est ainsi qu’au lancement du projet, les insiders de nos deux cas d’étude se représentent leur projet éolien comme énergétiquement innovant en raison de sa nouveauté technologique et comme performant dans le cadre de la transition énergétique, principalement pour les acteurs impliqués dans le projet B. En effet, le développement des éoliennes industrielles en est à ses balbutiements en Suisse au démarrage des projets A et B. Dès lors, les insiders conçoivent le turbinage éolien comme un projet financier qui permettra d’accroître les revenus de leurs communes et comme un vecteur de valorisation pour l’image du territoire. Lors de la phase de développement des projets éoliens, les insiders recentrent leur cadrage cognitif autour de l’intérêt financier de cette nouvelle activité. Ils y joignent également l’argument de la nécessité de participer à la transition énergétique, tant pour répondre aux dispositions des lois fédérales et cantonales dans le respect du principe de subsidiarité de l’action publique, que dans une approche plus idéologique en adéquation avec la notion de développement durable qui s’impose à ce moment-là dans le débat public. Pour leurs adversaires locaux, le travail de conceptualisation idéologique engendre également une modification de leur cadre interprétatif du projet au cours de son élaboration. Au moment du lancement du projet, le cadre cognitif porté par les outsiders reflète principalement leurs représentations du territoire (Tableau 2). Ils interprètent ces projets industriels à l’aune de leurs impacts anticipés sur leur environnement de proximité. Pour la commune A, l’un des éléments mis en exergue par les outsiders lors de leur constitution en association de lutte locale concerne ainsi le risque qu’un tel projet fait peser sur les finances locales[8]. Lors des premières soirées d’information organisées par la Municipalité, la nouvelle association de lutte interpelle ainsi les élus communaux sur deux enjeux majeurs selon eux : ce risque financier pour une commune dont les recettes sont déjà faibles, et la défense du paysage local, objet de contemplation et vecteur d’identification majeur pour les habitants et pour les usagers des lieux.

Ce dévoilement de deux éléments structurant le cadre interprétatif des outsiders permet l’engagement d’une partie de la population locale à leur côté ; dès lors, cette dernière prend part au débat public autour du futur parc éolien et appuie l’argument financier des outsiders. C’est ainsi que, près de deux ans après le lancement de l’élaboration du projet A de turbinage, les outsiders locaux organisent une votation populaire à la fin du mois d’août 1999, qui remet en question le projet éolien sur la commune[9]. À la suite des résultats défavorables, les autorités municipales font le choix de se retirer du projet éolien.

2.1.3 Changement de scènes et recadrage du projet éolien

À la suite du retrait de la Municipalité du projet éolien A, le Canton reprend le dossier et poursuit son développement, le considérant comme une démarche pilote pour l’État. Ce changement de scène décisionnelle entraîne un recadrage du projet éolien par les nouveaux insiders. Par effet d’entraînement, le périmètre d’influence des outsiders va également évoluer. En effet, pour pouvoir jouer le « tournoi » (Lascoumes et Le Bourhis, 1998), c’est-à-dire entrer en négociation ou, tout du moins, en interaction avec ces nouveaux porteurs du projet, les outsiders locaux s’allient aux grandes ONGE nationales dont les prérogatives concernent la défense tant de l’environnement et de la biodiversité, que du paysage. Celles-ci s’investissent alors dans ces controverses jusqu’à présent plutôt locales. En mobilisant ces acteurs environnementaux professionnalisés, les outsiders locaux réajustent leur cadrage interprétatif du projet et incorporent l’impact environnemental d’un tel turbinage dans leur conceptualisation idéologique du futur parc (Tableau 2).

Le cadrage cognitif du projet porté par les outsiders favorise une « montée en généralité » (Mormont, 2006) et tend à en diluer les impacts plus locaux. La dangerosité d’un tel projet énergétique sur le paysage comme support de biodiversité ou encore son impact sur l’avifaune deviennent des éléments structurants du cadre cognitif des adversaires au projet local. La légitimité des ONGE nationales à participer au débat public, mais également plus directement à la procédure d’autorisation de projet (elles possèdent un droit d’opposition et de recours selon les lois fédérales sur la protection de l’environnement), facilite cette hybridation du cadre cognitif du projet. Cette alliance stratégique incite les adversaires locaux à poursuivre leur travail de conceptualisation idéologique en faisant passer le projet local éolien pour un projet ayant un impact insupportable pour l’environnement plus global du canton, voire du territoire national. En mettant en avant l’impact des turbines sur l’avifaune et les oiseaux migrateurs, les adversaires locaux, en partenariat avec les ONGE, redéfinissent le périmètre même du projet. Cette « montée en généralité » transforme une lutte locale contre une infrastructure industrielle en un conflit environnemental où les enjeux deviennent nationaux, voire internationaux : elle inclut par exemple la défense d’espèces inscrites sur la Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), comme le grand tétras. Cette même « montée en généralité » se reproduira d’ailleurs quelques années plus tard dans le projet B (Tableau 3).

En retour, cette modalité d’intervention des ONGE nationales permet aux outsiders d’accroître l’efficacité de leurs actions institutionnelles, et notamment judiciaires, en incorporant la connaissance fine du territoire des outsiders locaux à leur propre savoir sur les espaces concernés.

Pour les nouveaux promoteurs du projet, le passage à un portage cantonal du projet A s’accompagne d’un renforcement de l’action de l’administration de l’État. Ce faisant, il engendre un travail de conceptualisation idéologique des insiders au sein duquel les enjeux les plus prégnants du cadre cognitif du projet se réfèrent à des représentations sociales moins locales. La transition énergétique se traduit alors par la nécessité de développer les énergies renouvelables pour accompagner la décision fédérale de ne pas renouveler le parc nucléaire.

Ce recadrage du parc éolien facilite également l’alliance des acteurs locaux avec les acteurs régionaux. Cette « montée en généralité » des deux camps se traduit par une cristallisation des cadres cognitifs du projet autour, non plus d’enjeux locaux, mais d’enjeux plus globaux que sont la transition énergétique pour les insiders et l’impact de cette exploitation énergétique industrielle sur la biodiversité et le paysage pour les outsiders.

2.2 Des cadres interprétatifs qui se rencontrent

Les lectures stratégiques des dynamiques de projet faites par les divers acteurs les incitent à transformer leurs cadres cognitifs afin de favoriser l’adhésion de la population. Parallèlement, ils saisissent le jeu social et politique qui se déploie à différents niveaux décisionnaires (autorités locales, mais également cantonales, voire fédérales). Cette lecture fine des stratégies des différents camps favorise l’émergence d’un « point de passage obligé » (Callon, 1986) : pour arriver à leurs fins propres, les différents protagonistes sont tenus de coopérer et de suivre une série de déplacements. Ils doivent s’entendre autour d’une représentation convergente, mais pas nécessairement commune, de la situation rencontrée.

2.2.1 L’étude d’impact cumulé sur l’avifaune comme moment de confrontation des cadres interprétatifs

Dans le cas des projets éoliens étudiés, les autorités cantonales accèdent ainsi à la demande des outsiders de prendre en considération l’impact de l’ensemble des 19 parcs éoliens projetés dans la planification directrice cantonale vaudoise et de mettre en place une étude cumulée des impacts environnementaux de ces infrastructures énergétiques sur ce périmètre. Cette étude d’impact cumulé sur l’avifaune est ainsi négociée entre les autorités cantonales et les ONGE nationales. Les insiders doivent ainsi répondre aux attentes des acteurs environnementaux, mais surtout fournir une expertise finalisée à l’autorité judiciaire afin de clore ce débat lors des procédures de recours.

En permettant la participation active des ONGE à la définition du protocole d’étude, les insiders reconnaissent à ces derniers un rôle d’expert dans le domaine. Cette reconnaissance de l’expertise se traduit notamment par l’élargissement de la définition de l’impact des éoliennes allant du risque de collision des volatiles avec les aérogénérateurs à la prise en considération de la perte d’habitat pour les espèces retenues. L’objectif des insiders est ainsi de construire les bases d’un processus de reconnaissance de la légitimité de leur politique éolienne par les acteurs environnementaux. À l’inverse, pour les ONGE, il s’agit de faire entériner, dans un dispositif d’action publique porté par les autorités cantonales, les dangers que constitue à leurs yeux une industrialisation énergétique des crêtes jurassiennes. En légitimant la présence des ONGE nationales à la table des négociations, ces autorités cantonales transforment partiellement leur cadre interprétatif des projets éoliens en consolidant l’aspect environnemental dans la sélection des sites d’implantation pertinents. À l’opposé, en participant, les ONGE réajustent leurs cadres interprétatifs des projets éoliens en reconnaissant leur légitimité dans le développement des énergies renouvelables et le besoin de participer à la transition énergétique. Pour autant, le cadre cognitif négocié entre les différents acteurs reste instable. Les insiders marginalisent les résultats de cette étude en ne reconnaissant pas sa plus-value par rapport aux études d’impact environnemental produites pour chaque parc éolien et ne modifient pas leur planification éolienne préexistante. Les ONGE, quant à elles, délégitiment dans les médias ladite étude et, principalement, sa méthodologie au motif qu’elle méconnaîtrait le comportement de certaines espèces d’oiseaux et de leur sensibilité aux perturbations de leur environnement.

2.2.2 La pratique de la « montée en généralité » marginalise les enjeux locaux

L’alliance entre les outsiders et les ONGE induit un « alignement » du cadre cognitif (Benford et Snow, 2000) des premiers avec celui des seconds. Cette « extension du cadrage » cognitif (Benford et Snow, 2000) des adversaires locaux oriente ce dernier vers une priorisation des enjeux environnementaux. Le « savoir d’usage » (Sintomer, 2008) des outsiders locaux est ainsi professionnalisé par leurs accointances avec ces acteurs environnementaux.

Cette protoprofessionnalisation (Trépos, 1996) des outsiders locaux se renforce également à travers l’organisation de fédérations régionales d’associations locales de lutte contre les projets éoliens. En se regroupant autour de plusieurs projets de parcs, les outsiders locaux mutualisent leurs ressources d’action et formalisent des cadres interprétatifs des projets qui entrent en résonnance avec ceux des insiders. En adoptant un cadre cognitif moins local, où la défense de l’environnement est un enjeu majeur, où la transition énergétique est une nécessité pour peu qu’elle se traduise par une diminution de la consommation et par un développement des énergies solaires ou hydrauliques, ces outsiders locaux se donnent les moyens d’institutionnaliser leurs registres discursifs et donc d’être audibles au sein des procédures d’autorisation toujours en cours actuellement[10].

Cette institutionnalisation des cadres d’opposition offre également aux outsiders un avantage stratégique dans la diffusion de leur argumentaire au niveau de la population communale et extracommunale. En effet, en raison de leur acculturation avec les ONGE nationales, les outsiders locaux modifient leur cadre interprétatif : ce dernier s’hybride en partie avec celui des insiders et incorpore, bien que secondairement, les enjeux nationaux de la transition énergétique. Cette hybridation permet aux outsiders de sortir de la stigmatisation de nimbystes pour apparaître comme des acteurs défendant l’environnement, bien commun supérieur et support de la biodiversité (Trom, 1999).

Conclusion

Quand la notion de transition énergétique s’inscrit dans des dynamiques de territorialisation, elle s’accompagne de la production d’une diversité de processus de cadrage ambivalents. Ces derniers se répondent et s’adaptent en s’appuyant notamment sur les héritages des trajectoires toujours singulières de ces espaces vécus, ainsi que sur les récits territoriaux et institutionnels que les acteurs construisent pour légitimer leurs actions et les stratégies qu’ils y projettent. En focalisant l’attention sur les cadrages cognitifs engendrés par les acteurs impliqués, ce travail met en évidence le fait que les conceptualisations idéologiques autour des projets éoliens dépassent la dimension stratégique pour revêtir une dimension symbolique et militante, encouragée par la cristallisation progressive des cadres cognitifs en cours de projet. Ainsi, afin de rendre acceptables par la population les effets territoriaux d’un parc éolien qui répond à un enjeu national, les insiders mettent initialement l’accent sur la sortie du nucléaire et abordent peu, voire pas du tout, les enjeux liés aux gaz à effet de serre et aux changements climatiques. Puis, notamment du fait de l’immixtion des grandes ONGE nationales qui redéfinissent les cadres cognitifs dominants, les différents acteurs locaux leur substituent les enjeux de la transition environnementale dans une approche territorialisée.

L’expression polysémique de transition énergétique permet ainsi un usage pluriel, utilisable au besoin comme argument de légitimation des différentes luttes. La transition énergétique est ainsi entendue par les insiders comme une traduction opérationnelle de la substitution de la production nucléaire et par le maintien d’une indépendance énergétique du pays, indépendance qui légitime les projets de parcs. À l’inverse, pour les ONGE nationales, la transition énergétique n’est qu’un volet de la transition environnementale, dont les impacts potentiels ne doivent pas remettre en question les impératifs de protection des paysages et de la biodiversité endogènes, qui sont aux fondements du rôle social des ONGE. Pour leur part, les outsiders locaux forment des collectifs associatifs plus hétérogènes qui, malgré la création de fédérations régionales, portent en eux des représentations sociales diversifiées, fruits du caractère multipositionné de leurs adhérents, de leur faible degré d’institutionnalisation et d’expériences militantes inégales. Leurs cadrages cognitifs évoluent depuis des considérations très localisées (équilibre des finances communales, etc.) vers des enjeux qui se superposent fortement à ceux portés par les ONGE nationales venues appuyer leur lutte en cours de procédure. Le paradoxe de la territorialisation de l’action collective apparaît alors prégnant : alors que les acteurs politico-administratifs chargés de la gestion du territoire légitiment leurs cadres d’action en se référant à des exigences extraterritoriales, nationales, voire mondiales, les acteurs associatifs nationaux de la protection de l’environnement construisent, pour l’essentiel, des discours qui traduisent une territorialisation de leurs cadres d’action. Une étude plus individualisée sur les outsiders locaux met également en évidence le fait que, pour ces acteurs, la transition énergétique passe souvent par les installations photovoltaïques perçues comme moins nuisibles au paysage, par la diminution de la consommation et par l’isolation thermique des bâtiments. Les outsiders locaux sont ainsi dans une approche souvent individuelle de transition plus forte, car elle modifie non seulement les outils de production, mais également les comportements des consommateurs et la maîtrise de la demande générale d’énergie.